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Emily Dickinson, Correspondance complète

Traduite de l’américain par Françoise Delphy, Paris, Orizons, 2018, 1 512 p.

Jean BOREL

Considérée aujourd’hui comme l’un des plus grandes poétesses américaines, Emily Dickinson fait partie de ces rares écrivains dont l’importance et l’originalité ne se sont révélées en réalité qu’après leur mort. Et l’on peut dire d’elle ce que Saint John Perse disait de Jacques Rivière : « Il ne fallait pas moins que la mort pour révéler cette présence. Il suffisait de la vie pour mesurer ce sacrifice ». D’abord parce que seuls six poèmes, sur les 1 789 qu’elle a composés, ont été publiés de son vivant Ensuite, parce que sa correspondance, second volet de son œuvre auquel elle a donné une ampleur sans précédent depuis l’âge de douze ans, ne pouvait logiquement être connue que de manière posthume. Malheureusement, seules 1 046 lettres nous restent, les 9 400 autres ayant disparu, égarées ou brûlées par la famille. Leur traduction intégrale constitue donc un événement éditorial exceptionnel, et nous félicitons Françoise Delphy, à laquelle nous devons déjà la traduction des Poésies complètes (Paris, Flammarion, 2009, 1471 p.), d’avoir relevé un tel défi avec autant de soin et de précision. Totalement marginalisée par la vie de recluse qu’elle avait délibérément voulue et choisie dès sa trentième année, en 1860, Emily Dickinson (1830-1886) s’est donc livrée, exclusivement, de nuit comme de jour, à une écriture poétique que l’on ne peut comparer à aucune autre, ainsi qu’à une correspondance très régulière avec les membres de sa famille et quelques amis privilégiés. « Une lettre est toujours pour moi comme l’immortalité, car c’est l’esprit seul sans son ami le corps » (p. 627), écrit-elle en juin 1869 à l’écrivain Thomas W. Higginson, de qui elle se sentit très proche et qui défendit toute sa vie la liberté des Noirs et le droit à la culture des femmes. Ce mot donne bien le ton et la hauteur désirée de chacune de ses lettres, depuis les premières, plus longues et descriptives de son milieu natal, familial et ecclésial dans la petite ville d’Amherst, dans le Massachusetts, jusqu’aux dernières, qui deviennent plus brèves et denses, et dans lesquelles prose et poésie se promeuvent mutuellement dans un style de plus en plus elliptique et allusif. Ce qui frappe d’emblée dans l’écriture d’Emily Dickinson, c’est non seulement une sensibilité et une tension empathique à fleur de peau qui y transparaît à chaque ligne, mais aussi le caractère toujours extrêmement direct, et souvent abrupt, de la pensée qu’elle exprime à ses correspondants, exigeant d’eux de la comprendre avec la même intensité et au même niveau d’intentionnalité amicale et de pertinence spirituelle et métaphysique. Car l’intériorité de la poétesse ne s’embarrasse pas du superflu, l’Eden, le Paradis et l’immortalité sont les lieux de sa nostalgie, la pensée de la mort et la lucidité sa règle, l’absolu de l’amitié et de l’amour sa seule raison d’être. « Peut-être riez-vous de moi ! dit-elle à ses amis le Dr. et Mme Holland, peut-être que tous les États-Unis rient de moi aussi ! Cela ne peut m’arrêter ! Mon affaire est d’aimer » (p. 547). À un autre : « Mes amis sont ma “richesse”, pardonnez-moi l’avarice de les thésauriser » (p. 437). Mais ce qui frappe encore davantage dans l’écriture d’Emily Dickinson, c’est la puissance et la variété des métaphores, qu’elles soient puisées dans sa contemplation de la nature, faune et flore, depuis sa fenêtre, dans sa lecture de ses poètes préférés comme Shakespeare, Keats, Ruskin, mais surtout dans sa méditation des Écritures, dont elle est complètement imprégnée depuis son enfance. La Bible est en effet présente à chaque page, le plus souvent non pas de manière explicite, mais implicite et secrète, cachée et purement allusive. Un mot, une expression suffit à mettre le lecteur au diapason de la Parole. « Ce n’est pas la “Révélation” qui sursoit, mais la vacuité de nos yeux – » (p. 563). « Je ne passe jamais devant un Lys sans être attristée pour Salomon... » (p. 1188). « Comme elles sont fragiles, les Digues / Sur lesquelles pourtant notre Foi marche à grand pas – / Aucun Pont ici-bas n’est à ce point branlant – / Pourtant sur aucun ne se presse une telle Foule. / Il est aussi vieux que Dieu – / D’ailleurs c’est lui qui l’a construit – Il a envoyé son Fils pour tester la Planche – / Qu’il a déclarée solide » (p. 882). « Jusqu’à ce qu’il ait aimé nul homme ou femme ne peut devenir soi-même – De notre première Création nous sommes inconscients » (p. 912). « L’ange commence au matin de chaque vie humaine » (p. 1188). « Chéris la Puissance, écrit-elle à Susan Dickinson, Souviens-toi qu’elle se tient dans la Bible entre le Règne et la Gloire, car elle est plus sauvage que l’un et l’autre » (p. 920. Et enfin à la même amie : « Dans une vie qui aurait cessé de deviner, toi et moi ne nous sentirions pas chez nous » (p. 923). Dans quels contextes précis apparaissent alors ces mots, voilà ce qu’il faudra mettre en lumière pour tenter de comprendre l’herméneutique des textes que Dickinson met en œuvre et l’orientation de sa vie spirituelle qu’elle cherche à partager avec les autres. Celle qui a dit : « La vaillance dans l’ombre est le code de mon Créateur » et « J’habite le Possible, Maison plus belle que la prose » est loin d’avoir dit son dernier mot, et son œuvre ne fait que commencer de susciter, aux États-Unis comme partout où elle est traduite, des recherches approfondies pour en percer le secret et la force d’attraction. En annexe, la traduction de 124 fragments en prose, aphorismes et brouillons de lettres, une liste complète des correspondants avec pour chacun d’eux une notice biographique et, enfin, une bibliographie des différentes éditions publiées, traductions françaises partielles des Poèmes et des Lettres, biographies et études critiques font de cette édition complète un outil de travail indispensable et remarquable.