Érasme, Éloge de la folie, Illustré par les peintres de la Renaissance du Nord
Traduction du latin et du grec par Claude Blum, Notes sur l’Éloge de la folie par Claude Blum, revues et complétées par Jean-Christophe Saladin, Direction scientifique de l’iconographie et commentaires des œuvres par Yona Pinson, Diane de Selliers éditeur, Paris, 2018, 350 p.
Si la grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable, comme l’a dit Pascal, il a toujours été nécessaire et utile qu’on le lui rappelle, avant le XVIIe siècle déjà et depuis lors, jusqu’à nos jours, sous une forme ou sous une autre. Érasme de Rotterdam qu’on se plaît à appeler « le premier Européen conscient, le premier combattant pacifiste et prince des humanistes », fut de ceux-là, veilleur infatigable et infatigablement lucide sur les ressorts cachés de la nature humaine, qui n’a cessé de fustiger les mille et une bassesses dont les hommes se rendent capables avec tant d’ingéniosité. Publiée à Paris en 1511, l’Éloge de la Folie a fait le tour de l’Europe en quelques années. Traduite en plusieurs langues, constamment rééditée, elle est connue de tous, suscitant autant de rires que de fureurs. Connue de tous, mais guère entendue dans un siècle de violences politiques et religieuses inouïes, et encore moins comprise comme Dame Folie l’eût souhaité. Car Érasme savait mieux que personne que, pour dire certaines vérités, d’autant plus dures qu’elles sont vraies, il faut user d’un stratagème. Et cela évite de surcroît bien des ennuis ! Avec une devise comme la sienne : « Je ne fais de concession à personne », et pour étriller de manière égale, sur un ton tantôt narquois, tantôt moralisateur et sérieux, toutes les catégories de la société, hommes et femmes, jeunes et vieux, riches et pauvres, philosophes et théologiens, nobles et rois, évêques et cardinaux, jusqu’au souverain pontife et sans oublier l’auteur lui-même, il faut un maximum d’élégance et de prudence. L’astuce est aussi simple qu’efficace: « Puisque c’est la Folie qui parle, explique le préfacier Jean-Christophe Saladin, ce qu’elle dit n’est pas vrai. Or, les vices qu’elle dénonce sont vrais. Donc, la Folie n’est pas folle. Mais le lecteur comprend dès la première ligne que ce n’est pas la Folie qui parle, mais Érasme lui-même. Or, Érasme n’est pas fou, donc ce qu’il dit est vrai. Donc la Folie dit la vérité. Si c’était Érasme qui parlait directement, les victimes de ses sarcasmes pourraient se plaindre de sa partialité. Mais comme c’est la Folie qui parle – Érasme prend bien soin de l’annoncer en exergue –, ils ne peuvent s’en prendre qu’à elle, donc à eux-mêmes. Bien joué ! » (p. 20).Voilà qui est parfait. Et ce qui l’est encore davantage, et qui est encore moins bien compris, c’est qu’Érasme, progressivement, opère un retournement, adoptant un ton qui confine au sublime, citant la Bible et saint Paul, faisant de la « folie de la Croix » le comble même de la folie, et en même temps l’expression de la plus haute sagesse, d’une sagesse plus qu’humaine, puisqu’elle est celle du Christ, l’Homme-Dieu. C’est donc bien la « folie de la Croix » du Christ que les hommes doivent écouter pour revenir à la raison, et vivre de manière plus humaine. Cette édition de l’Éloge de la folie offre pour la première fois au lecteur un texte commenté proposant une vue d’ensemble sur les interprétations visuelles originales auxquelles elle a donné lieu, et qui furent transmises par les 82 dessins d’Holbein, d’une part, et les œuvres picturales inspirées par la pensée érasmienne conçues dans le milieu anversois, d’autre part. Puisse Dame Folie user de ce nouveau stratagème de la beauté de cet ouvrage, accompagné de notes éclairantes, pour se faire entendre, sinon de tous, du moins de ceux qui prendront le plaisir de l’écouter de manière nouvelle. L’Éloge de la Folie ne serait-elle pas devenue prophétiquement la partition de la musique du monde postmoderne ? Après une première édition en grand format de luxe parue en 2013, nous saluons cette nouvelle édition en petit format et accessible à tous. Dans leurs introductions, intitulées Le masque de la Folie et Le genre satirique au XVIe siècle, Jean-Christophe Saladin et Yona Pinson replacent tour à tour l’Éloge dans son contexte historique et politique, théologique et philosophique, littéraire et artistique. Ils montrent d’abord comment la notion de folie et la figure emblématique du fou, de marginales qu’elles étaient avant le XVe siècle, ont pris de plus en plus d’importance dans la culture de la Renaissance du Nord de l’Europe ; et ensuite comment « l’arsenal stylistique sophistiqué d’Érasme provoque depuis toujours l’étourdissement du lecteur qui rit de se voir entraîné dans ce tourbillon métaphorique comme dans un manège ou un labyrinthe. Mais il est une catégorie de lecteurs, ajoutent-ils, qui ne trouvent pas cela drôle du tout : ce sont les théologiens scolastiques pour qui la confusion volontaire du vrai avec le faux ne peut être que l’œuvre du diable ». En annexe, J.-C. Saladin propose, avec une table analytique et l’origine de toutes les illustrations, deux tableaux récapitulatifs pour visualiser, le premier, les grands événements historiques, les auteurs et les artistes du XIVe au XVIIe siècle, le second, les personnages marquants du temps de l’Éloge de la folie.