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Platon, Ion

Esquisse sur la tradition textuelle du dialogue, texte critique et notes textuelles par Lorenzo Ferroni. Introduction, traduction et commentaire par Arnaud Macé, (coll. « Commentario »), Paris, Les Belles Lettres, 2018, 187 p.

Stefan IMHOOF

Le corps central de ce livre est constitué du texte grec et de sa traduction française. Il est précédé d’une introduction et suivi d’un commentaire explicitant et développant les problématiques évoquées dans le texte. À la fin de l’ouvrage, le lecteur helléniste trouvera une section intitulée « Notes textuelles », dans laquelle L. Ferroni se propose de « justifier brièvement » les « choix éditoriaux concernant la constitution du texte critique de l’Ion » (p. 127). Dans l’introduction, A. Macé, après avoir retracé les éléments constitutifs des « dialogues socratiques », discute de l’authenticité du Ion en rappelant que le dialogue a fait « l’objet à l’époque moderne de sérieuses critiques » (p. XVIII), mais il finit par conclure à son authenticité, en s’appuyant, notamment, sur le commentaire d’Albert Rijksbaron qui « a effectué un travail considérable [...] pour éclairer les tournures de l’Ion par une comparaison avec le style des autres dialogues platoniciens » (p. XX). C’est avec ce même savant néerlandais que Ferroni se livre dans ses notes textuelles à un « dialogue [...] continu » (p. 127, n. 1). Macé estime que le Ion aurait été rédigé vers 390 (non 490 comme imprimé p. XXII !) à la même période environ que l’Apologie. Ion d’Éphèse est le nom d’un rhapsode, spécialisé dans la récitation de l’épopée homérique (le dialogue porte d’ailleurs comme sous-titre « De l’Iliade »), qui se présente en disant qu’il revient d’Épidaure, où il a remporté le prix à un « concours de rhapsodes » (530a, p. 7). La question centrale débattue par Socrate, qui soumet le rhapsode à l’ἔλεγχος, est celle de savoir s’il existe un art poétique universel et, si tel est le cas, quels sont ses critères généraux, ou s’il a raison de penser qu’il n’existe que des arts poétiques spécifiques à chaque poète (cf. 532a-b, p. 13), dont chaque rhapsode serait en quelque sorte le spécialiste exclusif. L’art de Ion consiste à déclamer les vers d’Homère, en étant capable de reprendre la récitation « à n’importe quel endroit du texte » (p. XXXVI) abandonné par son prédécesseur. Socrate veut comprendre les ressorts de sa τέχνη et c’est pourquoi il conduit son interrogatoire, en tentant d’une part, grâce à l’ironie, de rabattre la vantardise du rhapsode qui se complaît dans son rôle de connaisseur absolu d’Homère, qu’il présente comme l’auteur encyclopédique par excellence, source de tous les savoirs, dont il serait le magistral interprète. D’autre part, Socrate s’interroge sur l’existence d’une τέχνη générale sous-jacente à l’ensemble des disciplines poétiques et musicales – qui comportent la déclamation chantée, accompagnée de la cithare ou de l’aulos (flûte), du jeu de la cithare sans chant, du dithyrambe en l’honneur de Dionysos et du chant de parodie, propre à la comédie. Ion reste persuadé que son art se limite à la seule déclamation d’Homère et qu’il est d’une nature différente de celui qu’utilisent les autres « déclamateurs » de poésie. Un rhapsode est capable de « “coudre” ensemble les “chants” comme un grand tissu continu, où chacun reprend exactement le fil là où le précédent l’a laissé » (p. XXXVI). Il est probable que des récitations complètes des épopées homériques avaient été instaurées durant les Panathénées – ces grandes fêtes en l’honneur de la déesse éponyme d’Athènes – au cours desquelles avaient lieu des concours qui voyaient « se succéder les rhapsodes venant l’un après l’autre, “coudre” un morceau d’épopée à celui qui venait d’être récité, afin de restituer son unité à l’œuvre récitée dans son entier. La couture du tissu complet de l’épopée serait ainsi à l’image de la grande robe présentée à la déesse à l’issue de la procession » (p. XXXVII). Le rhapsode ne se contente pas de réciter, mais il est aussi capable de fournir un commentaire encyclopédique de l’épopée. Il se spécialise, notamment, dans l’interprétation allégorique et est prêt, en outre, à répondre à des questions portant sur le lexique ou la grammaire homériques. À ses yeux les poèmes apparaissent comme « des encyclopédies totales » dont seul le commentateur chevronné possède les clés : comme « la poésie est recueil de toutes choses », « savoir commenter le poème, ce serait donc disposer d’un savoir universel » (p. XXXIX). C’est précisément cette prétention à la possession d’un savoir universel par le rhapsode que Platon va s’efforcer, à travers Socrate, de battre en brèche. Socrate va pousser Ion dans une impasse : le rhapsode prétend en effet, d’un côté, être le détenteur, via Homère, d’un savoir universel, mais il affirme simultanément qu’il n’est pas capable d’être « habile (δεινός) [...] aussi sur Hésiode et Archiloque » (531a, p. 9). Or, il arrive que Homère et Hésiode parlent des mêmes choses, comme, p. ex., la cosmogonie, et qu’il faut donc bien admettre alors que c’est une même « habileté » qui est à l’œuvre chez les deux poètes. Ainsi, au fil du dialogue, Ion devra concéder à contrecœur que, s’il est habile sur Homère, il devra l’être également « sur les autres poètes » (532c, p. 13), et que même s’il prétend ne pas pouvoir « se concentrer » « et se met à somnoler [...] lorsque quelqu’un parle de quelque autre poète » (ibid.), il doit bien exister quelque chose comme « un art poétique en général » (ποιητική ἐστιν τὸ ὅλον, ibid.), de même qu’il existe un « art pictural » ou un « art musical » uniques. Cette faculté générale n’est pas, selon Socrate, propre aux rhapsodes et aux Homérides, mais relève d’une « puissance divine » (θεία δύναμις, 533d, p. 17) commune qui agit à la manière d’un aimant. Ainsi, « les bons poètes épiques disent tous ces beaux poèmes, non en vertu d’un art, mais parce qu’ils sont exaltés (ἔνθεοι) et possédés » (533e, p. 19), comme des corybantes ou des bacchantes. Ils ne parlent pas « en vertu d’un art » mais « par une faveur divine » (θείᾳ μοίρᾳ, 534c, p. 19) et cette faveur divine ne peut pas être différente en fonction de chaque poète, mais elle doit être unique et valoir pour tous. Les rhapsodes, « interprètes des interprètes » (ἑρμηνέων ἑρμηνῆς, 535a, p. 21) se trouvent pris dans la chaîne magnétique qui va des dieux, en passant par les poètes (« qui interprètes les choses qui viennent des dieux », ibid.), pour aboutir finalement aux spectateurs ou aux auditeurs des déclamations. S’esquisse ici la théorie de la double mimésis : si la poésie est imitation (de la réalité) la déclamation est imitation de cette première imitation. Cette définition de l’activité du rhapsode vient casser ses prétentions, affirmées avec une naïveté tonitruante au début du dialogue. Le rhapsode n’est, dès lors, plus celui qui transmet la vérité en récitant cette encyclopédie totale qu’est l’épopée homérique, mais il est, plus modestement, celui qui transmet l’ombre de l’œuvre du poète. Son activité est aussi mise en perspective par rapport à celle du poète, alors que Ion ne semblait pas vouloir faire de distinction nette entre l’activité créatrice du poète à proprement parler et la récitation des vers par les rhapsodes. Dans la fin du texte (536d-541d), Socrate va tenter de montrer les « principes fondamentaux de la τέχνη et de l’ἐπιστήμη. La seconde ne peut être science que d’un objet spécifique, tout comme les arts ont pour objet l’œuvre, l’ἔργον » (p. XLIII). Il s’agit donc de montrer que la science véritable, à laquelle on peut accéder grâce à la méthode dialectique, est déterminée par la spécificité de son objet (538b, p. 31), auquel elle doit à chaque fois s’adapter. Ainsi, par exemple, même si Homère parle de stratégie, le bon rhapsode qui déclame des vers dans lesquels il est question de stratégie, ne devient pas ipso facto un bon stratège, comme Ion le prétend, parce qu’il l’a « appris des poèmes d’Homère » (541b, p. 39). Comme le souligne Macé dans son commentaire « Ion refuse d’appliquer le principe d’unité ontologique : les choses militaires, il ne saurait dire s’il les connaît par l’un ou par l’autre art, car ceux-ci sont un seul et même art, dit-il, indiscernables » (p. 120). Socrate passe les propos du rhapsode « au crible d’une réfutation fondée sur le principe de spécification ontologique des sciences » (ibid.). Se dessine ici la revanche pour ainsi dire, par anticipation, de la philosophie sur la déclamation rhapsodique (et peut-être, derrière elle, de la rhétorique des Sophistes), Socrate ruinant l’illusion de Ion que le rhapsode pourrait être celui qui connaît les « choses du monde [...] mieux qu’un autre savant » (p. 124), en suggérant que c’est là le travail propre au « philosophe ». – Il est dommage que la facture matérielle de cet ouvrage, intéressant à bien des égards et qui remet en lumière un dialogue peu étudié de Platon, soit à ce point négligée. Une relecture aurait été indispensable. Voici les coquilles relevées : p. XVIII, n. 24 ne peut être (sans trait d’union) ; p. XIX : l’activité des poètes ne serait ; p. XXII : 390 (non 490) ; p. XLIII : une tout autre pratique ; l’une de ses (non « ces ») premières expressions ; n. 117 : Panathénaïque ; p. 55 : trois ou quatre ; p. 56 dans lequel ; p. 58 : telle est la voie ; p. 65 : et finalement au plus original ; p. 80, n. 112 : effluves émis ; p. 83 : cette inclination à la spécification ; p. 109 et 110 πράγματα.