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Héraclite, Fragments recomposés, présentés dans un ordre rationnel

Texte établi, traduit, commenté par Marcel Conche, Paris, Presses universitaires de France, 2017, 155 p.

Stefan IMHOOF

En 1986, Marcel Conche avait édité, déjà aux PUF, un livre intitulé Héraclite, Fragments (dont j’avais fait la présentation dans la RThPh120 [1988], p. 225-226), comportant 136 fragments, jugés « authentiques », en grec, avec leur traduction française, accompagnés d’un commentaire substantiel. En était résulté un ouvrage imposant de 496 pages. Dans cet ouvrage, l’A. s’était fixé les règles suivantes : renoncer à « reproduire plus ou moins exactement la disposition originelle des fragments » et suivre un ordre d’exposition « phénoménologique », dans lequel « l’entendement suit le chemin par lequel entrer le plus sûrement, prudemment, et progressivement, dans les profondeurs du système » (p. 13). Contrairement à d’autres interprètes d’Héraclite (p. ex. Bollack-Wismann dans leur Héraclite ou la séparation, Paris, Minuit, 1972), l’A. était déjà persuadé en 1986 que, loin d’être une collection d’aphorismes, et bien qu’il nous soit parvenu sous forme fragmentaire, le livre d’Héraclite devait, au départ, former un système : « il est clair », écrivait-il, « que les fragments ont entre eux une unité d’une tout autre nature : ils forment système » (ibid.). Rappelons que Diels-Kranz, qui dans les Fragmente der Vorsokratiker, Weidmann, 19516 (cités DK par la suite) ne retiennent, pour Héraclite, que 126 fragments « authentiques », classent les textes de manière arbitraire, selon l’ordre alphabétique des sources ; pour Héraclite, elles vont d’Aëtius à Tzétzès, avec une exception : les fragments B1 et B2, cités par Sextus dans un même texte (Adv. Math. VII, 132-133), que les éditeurs placent en tête de leur liste. Ils s’appuient, pour ce faire, sur un passage de la Rhétorique d’Aristote (III 5, 1407b), dans lequel le Stagirite indique explicitement, après avoir constaté la difficulté de ponctuer les phrases d’Héraclite, que le texte dont il cite la première ligne se trouve « au début de son ouvrage ». – Dans ce nouveau livre, Conche veut reprendre ce qu’il avait laissé en plan dans le premier, à savoir, exposer cette fois le « système » (je souligne) héraclitéen, en se basant sur un « ordre rationnel » (p. 11). Par rapport à l’ouvrage de 1986, il y a des nouveautés : l’adjonction de dix fragments supplémentaires, portant le nombre total de textes à 146 ; des retouches dans la traduction de certains mots, pouvant aller parfois au-delà d’une simple nuance, et un commentaire synthétique des fragments qui mène l’A. « sur d’autres chemins » que ceux empruntés dans le premier ouvrage. Par ailleurs, les fragments ne sont cités que dans leur traduction française, malgré ce que suggère le titre ; pour le texte grec, il faut se reporter à l’édition de 1986. Mais la nouveauté essentielle consiste en la volonté de « mise en ordre des fragments d’Héraclite qui permet d’entrer de façon rationnelle dans le système » (p. 13). L’A. estime donc que les deux livres se complètent : le premier, plus classique dans sa facture, rassemble et discute les interprétations successives des fragments, alors que le second est davantage conçu comme ramassant « l’essentiel de ce qu’il faut avoir à l’esprit pour saisir la pensée d’Héraclite » (p. 12). Il est donc plus personnel et plus audacieux aussi que le premier. Le livre est divisé en deux parties intitulées : I. « Avant Héraclite » et II. « La vérité ». Dans la première sont rassemblés les textes critiques à l’égard des prédécesseurs, notamment Homère, Hésiode, Pythagore – raillé pour sa « polymathie » (DK 129), que l’A. traduit par « compilation érudite » (p. 24) – Xénophane ou Hécatée. Il y a cependant des sages, tels que Bias, dont « le logos dépasse celui des autres » (DK 39, p. 30), qui semble donc jouir d’une plus haute estime que d’autres penseurs. Malgré tout, « ce ne sont pas des philosophes. Car il n’y a pas plusieurs philosophes : il n’y en a qu’un, Héraclite » (p. 32). Héraclite critique également « les croyances traditionnelles », les dieux comme Dionysos (DK 15), tel qu’il est conçu dans la croyance populaire, ou les bacchants et les bacchantes qui accompagnent son cortège, fustigés dans l’expression d’« errants dans la nuit » (DK 14a, p. 43). « Il est naturel qu’Héraclite ait de l’animadversion pour les rites et les pratiques où règnent la passion, la frénésie, le délire ou le secret : dans la nuit des sens, symbole de la nuit de l’intelligence, le discours de vérité, le logos n’a pas sa place » (p. 44). Pour l’Éphésien, qui adopte une position rationaliste, « Apollon n’est qu’un être mythique », et les sacrifices sanglants « purifient en vain » (DK 5, cité p. 47), car « le sang n’a aucune vertu symbolique ou mystique » (p. 47). Dans la seconde partie, l’A. regroupe les textes dans lesquels Héraclite nous livre sa propre pensée. Ici, nous nous trouvons « dans l’élément du vrai » et « le mouvement va de l’abstrait au concret » (p. 12 ; curieusement, la quatrième de couverture indique le mouvement contraire) ; Héraclite parle du logos toujours vrai que les hommes n’arrivent pas à comprendre, de la compréhension des lois fondamentales de la nature (loi du devenir, loi de l’unité des contraires), « enfin des choses concrètes : l’Englobant (le monde), l’âme, la cité » (p. 13). Héraclite est le premier, avant Socrate, à affirmer : « je me suis cherché moi-même » (DK 101, p. 54). L’A. commente : « Héraclite eut à inventer la philosophie. Il est, à ses yeux le premier philosophe, sans d’ailleurs employer encore le mot » (p. 54). Il existe pourtant une occurrence de philosophos (employé sous forme d’adjectif) dans le fragment DK 35, mais le terme n’est pas repris dans la traduction du texte : « Il faut, oui tout à fait que les hommes épris de sagesse (φιλοσόφους ἄνδρας) soient juges dans les affaires de la cité » (p. 144). Il est en effet probable que philosophos ne désigne pas encore le philosophe (au sens technique du mot), mais plutôt « celui qui aime le savoir ou la sagesse ». L’A. commente le fragment, en montrant que le texte ne peut pas vouloir dire que le philosophe doit être instruit en de nombreuses matières, car ailleurs Héraclite affirme spécifiquement le contraire (p. ex. DK 40). L’Éphésien veut dire que s’ils « sont “philosophes” (φιλοσόφους) » cela « signifie que non seulement ils connaissent les lois de la cité, mais qu’ils les comprennent à partir de la loi fondamentale de la nature » (p. 145). Être philosophe veut encore dire comprendre que « la sagesse-savoir (ἓν τὸ σοφόν) consiste en une seule chose : savoir que la droite raison (γνώμην) gouverne toutes choses à travers toutes choses » (DK 41, p. 62). Un autre fragment où l’on trouve l’expression ἓν τὸ σοφόν est le fragment DK 32, traduit ainsi : « L’Un, le Sage (τὸ σοφόν), seul, ne veut pas et veut être appelé du nom de Zeus » (p. 155). On voit ainsi que le même syntagme grec est traduit de deux façons. Le fragment DK 32 a été placé non pas avec le DK 41, ce qui eût paru naturel, mais dans la section intitulée « le philosophe » avec les fragments DK 78 : « Le caractère humain ne détient pas le savoir, que le divin [non le “devin”] a », et le fragment DK 83 : « Le plus savant des hommes par rapport au dieu : un singe pour la science ». Par ailleurs, la section intitulée « le philosophe » ne contient pas le seul fragment où le mot existe en toutes lettres (DK 35). Le fragment DK 1, qui se situait au début du livre d’Héraclite, comme Aristote l’indique, se trouve dans la section « la leçon » avec les fragments DK 17, 72, 122, A 9, 34, 19 et 87, alors que si l’on en croit Sextus, le DK 2 devrait en tout cas faire partie de la série, et les deux textes devraient être placés en tête d’une « reconstitution rationnelle ». Ces quelques exemples me semblent montrer le caractère assez arbitraire du regroupement des fragments par thématiques, ce qui rend quelque peu aléatoire le résultat de cette reconstitution du « système » d’Héraclite, si tant est, qu’un tel système ait jamais existé. J’ai relevé quelques coquilles : p. 24 : « Millet » pour Milet ; p. 32 : qu’[à] Héraclite ; p. 33 : l’épigramme suivant[e] ; p. 42 : entheos ; p. 99 : vivant[,] il touche au mort [;] ; p. 101 (bas) : sèches (non « sèchent ») ; p. 120 : on [n’]aura ; p. 129 et 138, le texte du fragment n’est pas imprimé en gras ; p. 142 : f[e]licitas ; p. 153 : d[i]vin, au lieu de « devin », déjà signalé. Quant aux mots grecs, on corrigera, en laissant de côté les coquilles concernant les accents et les esprits : p. 38 : πρὸς δαίμονα ; p. 41 : ἐξηγηταί ; p. 42 : μίσει ; p. 93 : πάλης ; p. 118 : ἀσώματον ; p. 137 : ἡ κόπρος (fém.).