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Maurizio Bettini, Superflu et indispensable - À quoi servent les Grecs et les Romains ?

Traduit de l’italien par Pierre Vesperini, Paris, Flammarion, 2018, 209 p.

Madeleine ROUSSET GRENON

Voilà un titre qui annonce une thématique certes souvent traitée, tant en France qu’en Italie, mais qui n’en est pas moins toujours aussi urgente aujourd’hui. L’A. ouvre la réflexion sur l’utilitarisme croissant de notre culture, que révèlent en particulier toutes les métaphores économico-financières qui envahissent le discours médiatique et politique contemporain : « Face à ce réseau d’images économiques qui cernent désormais la représentation de la culture [il faut se rappeler que] notre histoire plurimillénaire nous présente une image de la création intellectuelle à l’opposé de celle qui s’affirme de plus en plus dans les sociétés contemporaines. » (p. 39). Or, pour ne pas céder à son tour à ce champ métaphorique, l’A. se propose de reformuler son titre : « Que favorisent les Grecs et les Romains ? » (p. 41). L’Italie constitue certes un cas particulier – privilégié – de la mémoire culturelle de l’Antiquité, par les monuments (étymologiquement : ce qui fait se souvenir, p. 59) gréco-romains et ceux de la Renaissance, partout visibles, par sa tradition continue de la lecture des Classiques et de l’enseignement du grec et du latin, par la présence constante de ce que l’A. appelle le « patrimoine intérieur » : « Notre encyclopédie culturelle est donc marquée par une très forte contiguïté, et même continuité, avec la culture romaine. » (p. 73). Mais c’est aussi toute la civilisation européenne qui a été et continue d’être nourrie par cette « culture seconde » (p. 75) qu’est l’Antiquité, et qui, pour ne pas se perdre, exige « la pratique, la transmission et l’enseignement de ses contenus » (p. 81). L’A. met toutefois en garde contre une conception mémorielle qui n’irait que du passé vers le présent : « elle va aussi du présent vers le passé. La mémoire culturelle [...] a en effet une nature nécessairement reconstructive [...] ; chaque étape reformule les contenus culturels selon des formes contemporaines. » (p. 85). Loin de chercher à rendre les Grecs et les Romains « dangereusement familiers, semblables à nous » (p. 124) – ce que l’école actuelle a souvent tendance à faire –, il s’agit plutôt de croiser notre héritage culturel avec une lecture anthropologique qui mette en évidence l’« Altérité des Anciens » (titre de l’un des chapitres, p. 121) et vienne enrichir leur étude, selon une vision qu’on peut faire remonter à la Renaissance (p. 174), et qui a été largement développée par C. Lévi-Strauss et l’école anthropologique : « S’il y un aspect de la culture antique qui la rend fascinante et digne d’intérêt, c’est bien sa différence radicale avec la nôtre » (p. 94-95). Le lecteur francophone retrouve là des thèmes mis en avant de longue date par les travaux des Vernant, Detienne et Vidal-Naquet en particulier. Il faut donc éviter de tomber dans le piège de « l’actualisation des Classiques », « qui finit par les rendre superflus » (p. 94) : ce serait « les supprimer en les privant de leur spécificité et altérité » (p. 94-95). En revanche, ce qu’il faut actualiser et renouveler, c’est leur enseignement dans les lycées, en suscitant l’intérêt et l’étonnement des élèves pour cette différence et altérité, au lieu de rabâcher toujours les mêmes textes grecs ou latins, avec pour seul objectif de tester la capacité de l’élève à traduire laborieusement un texte dont on ne lui demandera pas de réfléchir à son contenu ; à ce propos, on lira le chapitre « L’évaluation finale » (p. 195) sur l’examen qui couronne les années d’étude de grec et latin en Italie, du moins dans la majorité des lycées : navrant, et hypocrite quant à l’évaluation des compétences réelles des élèves ! Sur ce point, je signalerai que le contexte suisse-romand, pour des raisons historiques, n’est le plus souvent pas concerné par les critiques que l’A. adresse, à juste titre, à l’école italienne et française, du moins dans leurs lignes majoritaires imposées par les ministres de l’Éducation ; mais il relève toutefois de nombreuses belles initiatives (souvent proches de ce qui se pratique en Suisse romande) et propose des « ἀφορμαί » (p. 113), c’est-à-dire des points de départ nouveaux, des ressources nouvelles pour relancer l’intérêt de l’étude des Anciens auprès des élèves, par des ouvertures vers la sociologie, le politique, le religieux, la psychologie, la valeur poétique des textes, etc. À propos d’un enjeu traditionnellement attribué à l’étude du latin, l’A. réfute quelque peu la valeur singulière qu’elle aurait dans l’apprentissage de « la logique » : beaucoup d’autres disciplines l’apprennent tout autant, et toute grammaire est une logique. En revanche, « si l’on étudie des langues “closes” comme telles (c’est-à-dire qui ne sont accessibles qu’à travers des textes écrits), l’attention se concentre sur la pratique herméneutique d’une médiation culturelle continue : c’est là que réside la valeur de perfectionnement cognitif, de terrain d’exercice intellectuel, qui caractérise l’étude des classes classiques » (p. 162). « Elles développent la capacité cognitive de réarticuler, à travers des outils linguistiques et culturels contemporains, des sens et des formes issues d’un contexte qui se perd dans un passé lointain. » (p. 164). C’est enfin un plaidoyer politique que propose l’A. à travers sa vision de la culture antique, déjà développée dans un livre précédent, Contre les racines (Flammarion, 2017) : réfutant la notion de « racines » ou d’« identité culturelle », trompeuse en ce qu’elle exclut « tous ceux qui ne “plongent” pas leurs “racines” dans le terrain de la culture dominante » (p. 206), il conclut ainsi son ouvrage : « J’ai toujours préféré parler de mémoire culturelle. Ni identité ni racines : seulement le choix, et même la décision, de maintenir vivant un patrimoine qui mérite de le rester encore longtemps. » (p. 208).