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Andrea Marcolongo, La langue géniale. 9 bonnes raisons d’aimer le grec

traduit de l’italien par Béatrice Robert-Boissier, Paris, Les Belles Lettres, 2018, 197 p.

Madeleine ROUSSET GRENON

À l’origine de ce livre, un coup de foudre, un amour pour le grec et pour ceux qui l’étudient : cet essai « prétend à la passion et au défi. Il raconte de façon littéraire (et non littérale) certaines caractéristiques de la langue magnifique et élégante qu’est le grec ancien ». (p. 5) On le comprend d’emblée : c’est un texte empreint d’enthousiasme, d’élan communicatif et d’engagement personnel, visant à ce que tout un chacun ait envie de s’intéresser à la langue grecque. « Peu importe que vous connaissiez le grec ou non, ce livre est dédié à tout être humain qui cherche les mots pour pouvoir se dire en sa propre contemporanéité. La langue géniale n’est pas un manuel traditionnel ni un essai académique [...]) ; c’est une syntaxe de l’âme au travers de cette langue si ancienne et pourtant plus moderne que jamais : le grec. » (Avant-propos à l’édition française, p. XIII) Parmi ces 9 bonnes raisons d’aimer le grec, on trouve des spécificités essentielles de cette langue, auxquelles l’A. consacre des analyses explicitant leur richesse conceptuelle. Ainsi l’ouvrage s’ouvre sur un chapitre qui traite de l’aspect verbal, une caractéristique particulièrement intéressante et subtile de la conjugaison, sur le plan morphologique et sémantique. L’A. le définit ainsi : « L’aspect est une catégorie de la langue grecque antique qui se rapporte à la qualité de l’action, sans la placer, ni dans le passé, ni dans le présent, ni dans le futur » (p. 12), et « la qualité de l’action, la façon dont elle se passait et ce que ressentait le locuteur à son égard » dans la Grèce ancienne (p. 20). S’il est donc bienvenu d’insister sur l’aspect, on souhaiterait que soit évitée toute inexactitude ou imprécision à ce propos, en signalant clairement, par exemple, que la valeur temporelle existe en grec à l’indicatif (ceci est certes relevé au passage [p. 22-23], mais n’est ensuite plus pris en compte dans l’exposé, où certains exemples sont même traduits de manière fautive). Et s’il est tout à fait juste de souligner que le système verbal grec ne s’intéresse pas prioritairement – voire peu – au moment dans lequel l’action a lieu, est-ce vraiment parce que les Grecs « étaient libres », alors que « nous sommes prisonniers » du temps (p. 11) ? et faut-il référer à « cette façon pure et antique de voir le monde, sans considérer le temps » (p. 15) héritée de l’indo-européen ? On retrouve ainsi çà ou là une vision idéalisante de l’indo-européen, davantage empreinte d’un certain romantisme que de rigueur scientifique. Dans le chapitre intitulé Le silence du grec, on lit de bonnes pages sur le peu d’accès – hélas – à la prononciation du grec et à son évolution : « Ses mots ne font plus de bruit : La prononciation d’origine est un autre fragment du monde de cette langue qui s’est perdu » (p. 43). L’A. relève à juste titre le mérite des Alexandrins, qui ont codifié dans l’écriture les accents, esprits et signes diacritiques et qui nous ont ainsi permis, « même si nos oreilles n’entendront jamais le grec ancien [...] de balbutier le grec, en nous évitant le silence éternel ». De même dans le chapitre Trois genres, trois nombres, le lecteur francophone (ou italophone) sera intéressé à découvrir les concepts que peuvent exprimer les trois genres, dont le « neutre », à partir de l’opposition, héritée de l’indo-européen, entre les catégories de l’animé (le masculin et le féminin) et de l’inanimé (le neutre), même si un certain arbitraire, au fil de l’évolution de la langue, a pu déterminer les genres ; ainsi, contrairement à ce qui est affirmé (p. 65), « les concepts abstraits » ne sont pas caractérisés systématiquement par le neutre. Le nombre « duel », en grec, est abordé de manière approfondie, justifiée par la valeur sémantique très particulière de ce nombre, « qui arrive au grec ancien des greniers du sens linguistique indo-européen. Il s’agit par conséquent d’un nombre antique, pur » ; en grec, s’il est certes allé vers la disparition, l’attique classique le conserve. L’essai de le définir conceptuellement est intéressant : « Le duel exprimait [...] une entité double, un plus un égale un, formé de deux choses ou de deux personnes liées entre elles par une connexion intime. » Son usage est un choix expressif et non seulement le fait de certains dialectes ou évolutions historiques : « Le duel existe là où il est utile au sens, là où le locuteur en ressent la nécessité. » (p. 75). À propos du traitement des cas – un bon chapitre mettant bien en relation morphologie, syntaxe et sémantique –, l’A. écrit de manière pertinente : « Une connaissance inexpugnable de la grammaire, de l’analyse logique et de la phrase en italien ou en français est fondamentale pour apprendre non seulement le grec, mais n’importe quelle autre langue » et « L’étude d’une langue aussi synthétique que le grec [...] demande une connaissance de la morphologie, de la grammaire et de la syntaxe de sa propre langue. » (p. 99-100). Dans le chapitre consacré à l’optatif, l’A. souligne l’importance des modes verbaux dans la langue grecque, qui en a maintenu quatre (cinq si l’on compte l’infinitif, qui n’est pas à proprement parler un mode). Elle montre ainsi comment se distinguent avec finesse les degrés de réalité de l’action énoncée, selon des nuances que le français et l’italien conçoivent, certes, mais que leurs modes verbaux ne suffisent pas à rendre : le grec distingue ainsi clairement la possibilité de l’éventualité, par l’usage du mode optatif (possibilité) ou subjonctif (éventualité ou expectative). À noter que le mode verbal grec s’accompagne alors d’une particule ἄν indispensable à en préciser ces nuances de sens, ce que l’A. néglige d’abord de dire et que ne mentionne pas le tableau p. 111, même si elle y revient plus loin, p. 118-119. On citera encore un chapitre sur la traduction et ses difficultés, ainsi qu’un autre sur l’évolution de la langue grecque, pages à la fois informatives et émaillées d’anecdotes personnelles (sur la traduction et ses affres !), qui concluent ce « récit non conformiste de la grammaire grecque » (p. 62). Un ouvrage foisonnant qu’on lira avec plaisir et aisance, au fil de pages vivantes et pleines de saveur. Si ce livre s’est profilé comme un best-seller en Italie et semble en passe de le devenir en France et en Suisse romande, grâce à sa traduction chez Les Belles Lettres, on ne saurait que s’en réjouir. Mais il faut toutefois avouer que sa lecture est quelque peu décevante, après l’enthousiasme de découvrir un ouvrage qui vise à faire partager largement l’intérêt pour la grammaire grecque : des inexactitudes ou des approximations lui font perdre de sa valeur linguistique ; quel que soit le public visé, le non-spécialiste mérite la même précision que le spécialiste, ce d’autant que la précision ne peut être que plus éclairante que l’approximation.