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Écouter et faire entendre, ou le théologien face à la philosophie

Réponse à Ruedi Imbach

Marc VIAL

Faculté de Théologie Protestante, Université de Strasbourg

Bien que le texte de Ruedi Imbach s’avance comme celui d’un historien de la philosophie médiévale, les perspectives qu’il ouvre au sujet des relations qu’entretiennent théologie et philosophe excèdent, et de beaucoup, les strictes limites du médiévisme, qu’il soit philosophique ou théologique. Les historiens des idées apprécieront certes les développements relatifs à l’influence que chacune des deux disciplines a exercée sur l’autre au cours du Moyen Âge, influence dont on apprend, à lire Ruedi Imbach, qu’elle est allée se nicher jusque dans des domaines où on ne l’attendait pas spontanément. L’historien de la théologie, et plus particulièrement celui de cette branche de la théologie qu’est l’exégèse biblique, prendra la mesure des profondeurs à laquelle l’interprétation de Ct 1,7 est parvenue, à partir du moment où, à la suite d’Origène, certains interprètes médiévaux, issus des milieux monastiques surtout, ont eu recours au thème du gnôthi seauton, originairement exploité dans le cadre de la philosophie païenne. L’historien de la philosophie ne sera pas en reste. Il découvrira, grâce à Ruedi Imbach, que, par le biais d’un Pétrarque, la lecture de Ct 1,7 susmentionnée a contribué à définir jusqu’à l’exercice même de la philosophie, cette dernière étant d’abord conçue comme « une activité qui concerne le sujet philosophant lui-même et qui le transforme, non seulement dans sa façon de penser, mais encore dans sa manière d’être un homme » (cfsupra, p. 102). Nul doute également qu’il ne fasse son miel des pages que Ruedi Imbach consacre à l’influence que la lecture de la Bible a exercée sur l’appréhension par la philosophie de cet « objet » spécifique qu’est Dieu. Il est absolument fascinant de suivre l’itinéraire qui, partant de la Bible, et plus précisément des passages du Psautier relatifs à l’insipiens affirmant que Dieu n’est pas, mène jusqu’à la thèse selon laquelle la question de Dieu se pose à la raison elle-même ; dans les pages consacrées à cette question, Ruedi Imbach montre de manière éclatante comment Dieu est entré en philosophie et, si je vois bien, pourquoi il n’est visiblement pas près d’en sortir. L’historien de la philosophie appréciera pour finir le traitement, alternatif à celui proposé par Étienne Gilson, auquel notre auteur a soumis la question de la « métaphysique de l’Exode »1, c’est-à-dire, ici, de la spéculation philosophique sur Dieu développée à partir de Ex 3,14.

Mais, ainsi qu’on l’a dit d’entrée de jeu, le texte de Ruedi Imbach donne également à penser à d’autres qu’aux seuls historiens de la pensée occidentale. Il intéresse notamment celui qui s’adonne à cette discipline théologique particulière qu’est la théologie systématique ou (pour ceux que, comme le soussigné, le mot n’effraie pas) la dogmatique. C’est précisément sur ce terrain-là que je me placerai dorénavant. Ruedi Imbach a montré comment, dans les faits, chacune des deux disciplines (la théologie, en l’espèce ici de l’exégèse biblique, et la philosophie) avait décisivement été influencée par l’autre. N’étant pas philosophe, je m’en tiendrai ici à la relation que la théologie (dogmatique ou systématique) est appelée, en droit, à entretenir avec la philosophie. Pour ne pas en rester à des généralités, j’envisagerai plus particulièrement le domaine de la philosophie qu’on appelle communément « philosophie de la religion » et, plus spécifiquement encore, la spéculation philosophique sur Dieu. Je tâcherai plus précisément de montrer que le rapport de la théologie systématique à la détermination philosophique d’un concept de Dieu est constitutif de l’exercice de la théologie en question et ce, en prolongeant quelques-unes des remarques auxquelles Ruedi Imbach a procédé dans son texte.

En premier lieu, ce dernier a clairement mis en évidence le fait que la Bible elle-même, qui n’est certes pas une bibliothèque de textes philosophiques, cautionne ou, pour mieux dire, encourage la discussion avec la philosophie. Allusion est bien entendu faite à Ac 17, chapitre dans lequel il est question du discours de Paul à l’Aréopage d’Athènes. Au cours de l’exégèse passionnante qu’il en propose, Ruedi Imbach fait valoir que, si « la dernière phrase du sermon (v. 31) affirme clairement en quoi consiste la nouveauté du kérygme paulinien selon Luc, la partie centrale, en revanche, vise un enseignement que les destinataires athéniens doivent pouvoir saisir » (cfsupra, p. 91). Je retire de cette affirmation deux éléments. Il est tout d’abord question de « la nouveauté du kérygme paulinien ». Sans doute pourrait-on parler de cette nouveauté en faisant valoir le caractère inouï du kérygme paulinien et, par suite, son irréductibilité à tout concept philosophique de Dieu. Le Dieu de Paul n’est pas le « Dieu des philosophes » avec qui il s’entretient. La chose est claire dans l’esprit de l’Apôtre (qu’il s’agisse de celui de Luc ou de celui qui s’exprime directement dans ses lettres, par exemple en 1 Co 1, où il est question de la folie du logos de la croix par rapport à la sagesse de ce monde). La chose est également claire dans l’esprit des philosophes auxquels le Paul du récit des Actes s’adresse, si l’on en croit le sort qu’ils font au motif de la résurrection. Il n’en demeure pas moins – et c’est là le second élément du texte d’Ac 17 que Ruedi Imbach a mis en évidence – que, tout irréductible que le discours paulinien soit au traitement philosophique de Dieu, c’est bien à des philosophes que Paul adresse un discours sur Dieu. Bien que revêtu par Luc de traits socratiques, le prédicateur qu’est Paul n’est assurément pas un philosophe, même quand il prend la parole à l’Aréopage. Reste qu’il ne juge pas déplacé de proposer à la méditation des philosophes le contenu même de sa prédication. Cette dernière remarque gagnerait, me semble-t-il, à être étendue au théologien. Il faudra y revenir.

Pour l’heure, le mouvement par lequel le théologien est appelé à se rapporter à la philosophie n’a été considéré que sous un seul rapport : celui de l’adresse. La réflexion que Ruedi Imbach a conduite dans son texte suggère cependant que le mouvement en question ne saurait être à sens unique. Référence est ici faite à sa « conception ouverte de la raison, une raison qui non seulement dicte, critique et prescrit mais qui sait aussi écouter » (cfsupra, p. 120). M’intéresse tout particulièrement le motif d’une raison qui écoute. Dans l’article de Ruedi Imbach, cette écoute est plus particulièrement référée à la raison philosophique, appelée à être ouverte aux critiques que les religions, et par extension sans doute aussi la théologie, lui adressent. Il me semble qu’une telle écoute vaut également pour la théologie et que l’écoute de la philosophie par la théologie est constitutive de l’exercice de cette dernière, notamment lorsqu’il s’agit d’élaborer un discours sur Dieu, c’est-à-dire un discours sur le Dieu auquel la Bible rend témoignage : celui qui a dit son dernier mot sur lui-même dans l’histoire et le destin de Jésus de Nazareth. Audiens sapiens sapientior erit : le mot s’applique aussi au théologien. Il faut développer.

Écouter les philosophes dès lors qu’ils discourent sur Dieu ne revient en rien, pour le théologien, à enclore le Dieu qu’il pense dans les limites de la simple raison, c’est-à-dire à réduire l’idée chrétienne de Dieu à un concept philosophique de Dieu. Quand bien même il se montrerait particulièrement accueillant à l’endroit de la théologie naturelle, quand bien même il créditerait la raison philosophique de la capacité d’élaborer des prédicats qui conviennent au Dieu qu’il s’efforce de penser, aucun théologien digne de ce nom ne prétendra que les perfections du Dieu auquel la Bible rend témoignage sont réductibles aux propriétés de l’être divin que les philosophes dégagent de leur analyse rationnelle de l’idée de Dieu. Ce que fait valoir Étienne Gilson pour Thomas d’Aquin peut dans une large part être étendu à tout théologien : « Il est vrai que, si le Dieu de la révélation existe, il est le premier moteur, le premier efficient, le premier nécessaire et tout ce que la raison peut établir touchant la cause première de l’univers, mais si Yahvé est le Premier Moteur, le Premier Moteur n’est pas Yahvé. [...] Le Dieu dont le fidèle croit qu’il existe, transcende infiniment celui dont le philosophe prouve l’existence. [...] Toutes les démonstrations philosophiques peuvent se déployer à l’aise en-dessous de cette révélation divine, aucune d’elles ne saurait en atteindre ni seulement en concevoir l’objet. »2 Si Yahvé est le Premier Moteur, le Premier Moteur n’est pas Yahvé. Peu importe, ici, que l’on accorde la pertinence des catégories employées : premier moteur, premier efficient, premier nécessaire, etc. Retenons simplement l’idée directrice : à supposer qu’il reconnaisse le bien-fondé possible d’une approche philosophique de Dieu, qu’il ne repousse pas d’un revers de main tout concept philosophique de Dieu au motif qu’il faut nécessairement choisir entre Yahvé et Baal, le théologien ne saurait se contenter du discours sur Dieu élaboré par son collègue philosophe, car même s’il reconnaît que les traits prêtés par ce dernier au Dieu de la révélation lui conviennent, il ne pourra s’empêcher de lui en prêter d’autres et, pour commencer, de donner aux attributs que le philosophe prédique de Dieu une extension autrement vaste que celle que le philosophe en question leur assigne.

Écouter ne revient donc pas à prendre sous la dictée le discours d’un autre. Écouter revient bien plutôt à accueillir la force d’interpellation du discours de l’autre en vue de développer le sien propre. Concrètement, on soutient ici qu’une telle écoute de la philosophie par la théologie est constitutive de son exercice même. Un prédicat particulier est susceptible de donner corps à une telle affirmation : celui de la toute-puissance. Le discours théologique gagne à se mettre à l’écoute du traitement de la toute-puissance divine par les philosophes, que ces derniers admettent qu’un tel prédicat convient à Dieu ou qu’ils le nient.

Envisageons tout d’abord le premier cas de figure. Dans un article important3, Peter Geach soutient que l’on ne saurait renoncer à confesser Dieu sous les traits du tout-puissant sous peine de renoncer à confesser la foi chrétienne elle-même. Il ajoute qu’il y a loin de la toute-puissance (almightiness) à l’omnipotence (omnipotence). Cependant que l’omnipotence consiste en la capacité de tout faire, la toute-puissance est le fait de celui qui a « pouvoir sur toutes choses » (power over all things). Affirmer que Dieu est tout-puissant est une chose, affirmer qu’il est omnipotent en est une autre. L’entreprise de Geach consiste à montrer que, si le chrétien est tenu d’affirmer la toute-puissance de Dieu, il n’est pas tenu d’affirmer son omnipotence, et il est d’autant moins tenu de le faire que l’affirmation selon laquelle Dieu peut tout faire est philosophiquement problématique. Le théologien chrétien a d’autant plus intérêt à se mettre à l’écoute d’un philosophe tel que Geach, que le traitement auquel ce dernier soumet la notion de toute-puissance l’invite à se mettre en quête d’une conception de la toute-puissance qui convienne en propre au Dieu auquel la Bible rend témoignage. Car le philosophe fournit à tout le moins au théologien de bonnes raisons pour dépouiller le concept de traits définitionnels (ceux de l’omnipotence) qui, non contents d’être logiquement inconsistants, le parasitent, et le conduit à s’enquérir d’une idée de toute-puissance qui, en plus d’être consistante, corresponde au Dieu que Jésus Christ a ultimement manifesté.

Il n’est pas jusqu’aux entreprises philosophiques s’avançant comme une remise en cause de l’affirmation de la toute-puissance divine qui ne profitent au travail du théologien. Le représentant le plus célèbre d’une telle démarche est sans doute Hans Jonas qui, au terme d’un exercice que lui-même a rangé sous le chef d’une « théologie franchement spéculative »4, a plaidé pour que la toute-puissance soit retirée de la liste des prédicats divins. Plus récemment, John D. Caputo est parvenu à la même conclusion, en adoptant pour sa part une démarche par lui qualifiée de phénoménologique, en ceci que, pratiquant une épochè à propos du statut ontologique de Dieu, il s’est efforcé de libérer la force de provocation incluse dans ce nom5. Il me semble que le théologien chrétien aura tout intérêt à prendre au sérieux et à évaluer cette critique de la toute-puissance, en se demandant certes si elle porte, mais aussi et avant tout sur quoi elle porte. Il sera alors amené à constater qu’elle nie que Dieu soit tout-puissant, au sens où elle nie qu’il puisse exercer sa puissance en faisant advenir des états de choses ou en en empêchant l’advenue. Il se demandera ensuite si, à supposer qu’une telle négation s’impose, elle équivaut à la négation de la toute-puissance de Dieu telle que la Bible l’envisage. Pour peu qu’il prenne en considération l’événement que la foi chrétienne tient pour central, à savoir la résurrection du Crucifié, il sera, me semble-t-il, conduit à faire valoir, sur cette base, que la puissance divine se caractérise non par le fait de pouvoir disposer de tout événement a priori, mais par la capacité, effectivement réalisée dans l’événement pascal, de mener à la plénitude de leur être ceux que l’histoire a broyés et dont le Crucifié constitue la figure emblématique6. On dira peut-être que, sur le plan logique, le recours à la théologie philosophique constitue une opération nulle puisque le théologien aura montré que la négation de l’omnipotence telle qu’un Jonas ou un Caputo l’entendent n’équivaut pas à la négation de la toute-puissance divine à laquelle les Écritures rendent témoignage. Il n'en demeure pas moins que la prise en compte de la théologie philosophique est, même dans ce cas, tout sauf inutile, dans la mesure où c’est précisément la critique philosophique de l’omnipotence qui, ici comme dans le cas de Geach, aura conduit le théologien à élaborer un concept spécifiquement chrétien de la toute-puissance divine.

Au total, la philosophie rend service à la théologie, non en lui fournissant des concepts clés en main, mais en la stimulant à forger des concepts qui correspondent à son objet propre. Plus généralement, il me semble que le théologien désireux de penser les perfections du Dieu que la foi chrétienne est appelée à confesser a tout intérêt à se confronter aux élaborations conceptuelles auxquelles les tenants de la théologie philosophique se livrent à propos des attributs divins pour évaluer la mesure dans laquelle ils sont susceptibles d’éclairer l’interprétation responsable qu’il revient à la théologie de faire du témoignage scripturaire.

Si ce qui vient d’être dit est vrai, alors la philosophie permet à la théologie d’être elle-même, en ceci qu’elle la conduit à s’interroger sur son contenu propre. Mais peut-être permet-elle à la théologie d’être elle-même en un second sens encore, au sens où elle l’interpelle quant à la destination et à la finalité même de son discours – en clair : à qui s’adresse la théologie et en vue de quoi ? Pour peu qu’elle ne répugne pas à la tâche dogmatique, la théologie est intellectus fidei. La foi dont elle cherche l’intelligence n’est pas n’importe laquelle : il s’agit de celle que l’Église confesse. S’accomplissant « sous le toit de l’Église »7, la théologie est foncièrement un service rendu à l’Église, un service visant à parfaire la confession de cette dernière. Mais de ce que la théologie soit une fonction de l’Église ne s’ensuit pas qu’elle est ordonnée à la seule édification de ses membres. Elle cesserait même d’être une fonction de l’Église si elle se complaisait dans un communautarisme ou un confessionnalisme quelconque. Selon la doctrine chrétienne, l’Église n’a d’autre fonction que d’incarner, dans le monde, une manière particulière d’être au monde. C’est ainsi, me semble-t-il, qu’il est possible de faire droit à la conception, défendue par Dietrich Bonhoeffer, de l’Église « pour le monde »8. Mais si tel est bien le cas, alors le service que la théologie rend à l’Église n’est autre que le service intellectuel que l’Église est appelée à rendre au monde. Le discours théologique est certes élaboré « sous le toit de l’Église », mais il n’accomplit son office jusqu’au bout qu’à partir du moment où il en franchit les portes à destination du « monde de tous » et où il s’efforce d’alimenter l’expérience commune du monde, que la philosophie a précisément pour mission principale de porter au langage. Et c’est bien pourquoi la philosophie constitue une interlocutrice obligée de la théologie, non seulement au sens où la théologie est invitée à se mettre à son écoute, mais également dans la mesure où la théologie est appelée à se faire entendre d’elle. On l’a fait valoir plus haut : il n’est pas ici question pour la théologie de « rationaliser » son discours, au sens où elle tâcherait de le ramener à ce que la philosophie affirme déjà par elle-même. C’est bien la spécificité de la foi chrétienne que la théologie est appelée à mettre en évidence, mais cela, en en dégageant la rationalité, c’est-à-dire en tâchant de montrer que ce qu’elle affirme à partir du témoignage que la Bible rend à la révélation de Dieu peut aussi faire sens et avoir de la pertinence, jusques et y compris pour une rationalité qui, comme la rationalité philosophique, s’abstient par méthode de tenir ce témoignage pour normatif. La chose vaut en particulier, me semble-t-il, pour la doctrine de Dieu. L’idée que la foi chrétienne se fait de Dieu est assurément différente du « Dieu des philosophes ». En particulier, et pour reprendre l’exemple allégué tout à l’heure, il y a loin de la toute-puissance de Dieu telle que son contenu est élaboré à partir d’une considération de l’événement pascal à l’omnipotence telle que la conçoit une certaine raison philosophique, soit pour l’attribuer à Dieu, soit au contraire pour nier qu’un tel attribut puisse lui convenir. Il ne saurait être question de demander aux philosophes de découvrir le contenu de la notion chrétienne de toute-puissance. Mais sans doute y a-t-il lieu de demander aux théologiens de montrer que la toute-puissance telle qu’elle est envisagée à partir de l’événement pascal fait sens, même d’un point de vue philosophique9. Si je vois bien, la notion de toute-puissance qui a été esquissée ici n’est pas seulement compatible avec la brève caractérisation que Geach en donne (« le pouvoir de Dieu sur toutes choses »). Elle est également propre à donner quelque relief à cette caractérisation philosophique, précisant notamment le contenu des notions de « pouvoir » et de « tout » : c’est bien sur le tout que la puissance de Dieu s’exerce, non seulement au sens où elle est à l’origine de tout ce qui est – la notion chrétienne de création, c’est-à-dire de causation de l’être à partir de rien (d’autre que de Dieu) suppose celle de toute-puissance –, mais également au sens où elle s’exerce sur tout ce qui s’oppose au projet créateur de Dieu (le mal, le péché et la mort) ; il s’agit bien d’un pouvoir, à ceci près que ce pouvoir consiste, non à faire advenir immédiatement des états de choses historiques ou à empêcher immédiatement leur advenue, mais à mener à la plénitude de son être toute créature, humaine en particulier, par-delà le mal, le péché et la mort. Si la caractérisation de la toute-puissance divine comme « pouvoir de Dieu sur toutes choses » est philosophiquement tenable, ce que certains philosophes admettent, celle qui vient d’être donnée devrait l’être également, même si elle a été élaborée dans le cadre d’une réflexion appuyée sur le témoignage que la Bible rend à la révélation.

Il revient en tout état de cause au théologien d’avoir le philosophe en vue lorsqu’il élabore son discours propre, non pour réaffirmer sur d’autres bases ce que le philosophe peut déjà dire par lui-même, mais bien pour étendre pour tous le domaine du pensable, et notamment du pensable à propos de Dieu.

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1Étienne Gilson, L’esprit de la philosophie médiévale. Gifford Lectures (Université d’Aberdeen), Paris, Vrin, 19442, p. 50 n. 1 : « Il ne s’agit naturellement pas de soutenir que le texte de l’Exode apportait aux hommes une définition métaphysique de Dieu ; mais s’il n’y a pas de métaphysique dans l’Exode, il y a une métaphysique de l’Exode et on la voit se constituer de très bonne heure chez les Pères de l’Église, dont les philosophes du moyen âge n’ont fait que suivre et exploiter les directives sur ce point. »

2Étienne Gilson, Introduction à la philosophie chrétienne, Paris, Vrin, 20072, p. 40.

3Peter T. Geach, « L’omnipotence », dans Cyrille Michon et Roger Pouivet (éd.), Philosophie de la religion. Approches contemporaines, Paris, Vrin, 2010, p. 93-117 (ici, p. 94).

4Hans Jonas, Le concept de Dieu après Auschwitz. Une voix juive, trad. Philippe Ivernel. Suivi d’un essai de Catherine Chalier, Paris, Rivages, 1994, p. 8.

5Voir John D. Caputo, La faiblesse de Dieu Une théologie de l’événement, trad. John E. Jackson, Genève, Labor et Fides, 2016, p. 167.

6Pour un développement plus ample et des arguments en faveur de la thèse soutenue, voir Marc Vial, « God’s Almightiness and the Limits of Theological Discourse », dans Christophe Chalamet, Mariel Mazzocco et Marc Vial (éd.), Naming God Today : Contemporary Approaches to the Divine Attributes [= Modern Theology 34/4 (2018)], p. 444-456.

7C’est ainsi que Karl Barth caractérise la démarche d’Anselme dans le Proslogion ; voir Fides quaerens intellectum. Anselms Beweis der Existenz Gottes im Zusammenhang seines theologischen Programms 1931, éd. Eberhard Jüngel et Ingolf U. Dalferth, Zürich, TVZ, 1981, p. 61 : « So ist der Boden und das Dach der Kirche auch hier keinen Augenblick verlassen. » L’expression « sous le toit de l’Église » (absente de la traduction française de l’ouvrage de Barth, La preuve de l’existence de Dieu, trad. Jean Carrère, Neuchâtel-Paris, Delachaux & Niestlé, 1958) a souvent été reprise par Paul Vignaux ; voir, entre autres, Philosophie au Moyen Âge. Précédé d’une Introduction autobiographique et suivi de Histoire de la pensée médiévale et problèmes contemporains, éd. Ruedi Imbach, Paris, Vrin, 2004, p. 120 ; 286.

8Voir Dietrich Bonhoeffer, Éthique, éd. Eberhard Bethge, trad. Lore Jeanneret, Genève, Labor et Fides, 19893, p. 248.

9On fait ici chorus à l’affirmation de Wolfhart Pannenberg, selon laquelle « la théologie ne peut contester les affirmations de la philosophie que sur la base d’une argumentation philosophique, même dans la perspective de la révélation biblique de Dieu. » Théologie systématique I, trad. sous la dir. d’Olivier Riaudel, Paris, Cerf, 2008, p. 508.