Brenno Bernardi, Jean-Paul Sartre e la Svizzera
(Dibattiti & Documenti, Serie Major, 11), Lugano/Milano, Giampiero Casagrande, 2014, 348 p.
Les interventions de Sartre chez les Helvètes, de 1946 à 1967, ne sont pas très nombreuses, mais significatives. On ne retiendra ici que deux séries d’événements. Au sortir de la guerre, la revue genevoise éphémère Labyrinthe, fondée en 1944 par A. Skira avec la collaboration de Balthus et Giacometti, organise une tournée de conférence de Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir. En mai-juin 1946, dans des conférences, à Genève, Zurich, Lausanne et La Chaux-de-Fonds, le philosophe répondra à la question « Qu’est-ce que l’Existentialisme ? ». Il s’agissait pour Sartre de diffuser les thèses qu’il avait présentées devant un large public parisien dans la célèbre conférence du 29 octobre 1945 intitulée « L’Existentialisme est un humanisme » (le texte sera publié en mars 1946). Treize ans plus tard, le 10 décembre 1959, le philosophe reviendra en Suisse pour donner le même jour trois conférences, à Neuchâtel et La Chaux-de-Fonds. Le matin, il parlera à l’Université de Neuchâtel de dialectique, annonçant la parution imminente de la Critique de la raison dialectique ; l’après-midi, il tiendra dans la même Université une conférence adressée aux lycéens sous le titre « Pourquoi des philosophes ? », sur le rapport entre le philosophe et la cité ; le soir, il reprendra cette conférence au Club 44 à La Chaux-de-Fonds (on peut en écouter un enregistrement sur la page Médiathèque du site www.club-44.ch). La première partie de l’ouvrage de Bernardi (p. 11-231), de nature plutôt historique, rend compte dans le détail de ces deux visites du philosophe et de leur réception, en particulier dans les journaux, la radio et la télévision. On trouvera de nombreux documents, y compris les interventions de Sartre à la radio et à la télévision, dans la langue originale. L’enquête de l’A. est précise, richement documentée et annotée, et accompagnée d’analyses approfondies. La seconde partie de l’ouvrage (p. 235-336) nous donne trois conférences sur la philosophie de Sartre tenues à Lugano en 2005, à l’occasion du centième anniversaire de la naissance du philosophe : sur la question de l’athéisme et la morale (G. Invitto) ; Sur la liberté (P. Verstraeten, en français) ; sur l’expérience théâtrale (G. Farina). Cette section est précédée d’une longue introduction de l’A. centrée sur le concept sartrien de philosophie. On se limitera ici à relever quelques points saillants de la conférence d’Invitto (« Sartre : Dio, fede, morale », p. 295-309). Si la question de Dieu a été résolue par Sartre dès l’adolescence – par une sorte d’illumination ou d’évidence –, celle-ci reste présente dans toute l’œuvre du philosophe, dans la mesure où la question centrale de la morale lui demeure liée. L’athéisme revendiqué ne repose pas pour Sartre sur une démonstration impossible de la non-existence de Dieu, mais plutôt sur une intuition adolescente ou un vécu – il faudrait parler peut-être d’agnosticisme. On peut même parfois avoir l’impression que son « athéisme » est méthodologique ou programmatique : la morale nouvelle sera celle de sujets chez qui les valeurs naîtront dans la contingence et s’inscrirons dans l’histoire, dans la praxis. En effet, selon l’A. « l’athéisme crée un vide qui demande à être rempli » (p. 308). Reste que la morale espérée n’a jamais trouvé son achèvement et qu’il revient à nous d’en analyser les tentatives et les obstacles, principalement à partir des Cahiers pour une morale posthumes (écrits en 1947-1948). Pour finir, nous retiendrons seulement la remarque conclusive de Verstraeten sur la liberté, parce qu’elle peut toujours être méditée : « Que nous dit [Sartre] : qu’il y aura toujours une morale dominante, que cette morale est positive tant qu’elle est l’expression d’un mouvement de libération historique, mais qu’elle devient négative dès l’instant où, instituée, elle devient une arme oppressive et répressive à l’égard de nouvelles contestations, et cela incessamment dans le cours de l’histoire pour toute nouvelle émergence de liberté » (p. 321). On ne peut que recommander l’ouvrage de Bernardi, pour la richesse de son information, sur Sartre, ses projets, son activisme philosophique évidemment, mais aussi sur sa réception en Suisse dans les milieux intellectuels, politiques et culturels. On se demande seulement s’il n’aurait pas été judicieux de publier séparément les deux parties de l’ouvrage.