Book Title

Shelli M. Poe, Essential Trinitarianisme : Schleiermacher as a Trinitarian Theologian

London – New York, Bloomsbury T&T Clark, 2017, 201 p.

Elio JAILLET

L’A. est assistant professor of Religious Studies du Millsaps College (Jackson, MS), une institution d’enseignement supérieur liée à l’église méthodiste. Cet ouvrage vise à reconsidérer une lecture commune du théologien réformé prussien Friedrich Daniel Ernst Schleiermacher (1768-1834) : les dogmes traditionnels seraient délaissés – incommunicables et source de conflits infinis – à la faveur d’une notion anthropologique et expérientielle plus générale, celle du sentiment religieux et du sentiment absolu de dépendance. Ainsi, la brièveté et le ton critique des quelques remarques sur la trinité qui viennent clore l’opus magnum du théologien, Der christliche Glaube (1821/22 & 1830/31) §§ 170-172 confirmeraient ce rejet du dogme traditionnel chez le théologien berlinois. À l’encontre de cette lecture habituelle de la dogmatique de Schleiermacher, l’A. propose une lecture à rebours de la somme dogmatique : en effet, si la doctrine sur la trinité n’est pas encore développée à fond dans Der christliche Glaube, l’ensemble du texte annonce le renouvellement de la doctrine trinitaire plutôt que son rejet. L’A. trouve confirmation de cette thèse notamment dans le fameux échange épistolaire avec Friedrich Lücke, Dr. en Nouveau Testament, (1791-1855). Dans ces lettres, Schleiermacher répond aux critiques qui ont été émises à l’encontre du texte de la première édition de Der christliche Glaube. Mais il le fera également dans un article publié dans la Theologische Zeitschrift (1822) intitulé Über den Gegensatz zwischen der Sabellianischen und der Athanasianischen Vorstellung von der Trinität. La proposition de Schleiermacher viserait à dépasser l’opposition entre les deux types de théologie trinitaire, l’une à tendance « modaliste » l’autre à tendance « trithéiste » (cf. pp. 75-9). La structuration de Der christliche Glaube, entre une première partie aux traits apophatique (affirmation par voie de négation) et une seconde aux traits kataphatique (affirmation par voie positive) ne serait pas contradictoire, mais au contraire impliquerait de les lire en réponds l’une de l’autre. Pour Schleiermacher, la dogmatique n’est pas une branche spéculative, mais une branche historique : elle se construit à partir du donné actuel de la foi chrétienne. Dans ce sens, l’héritage dogmatique n’est pas rejeté, mais relu et repris à l’aune de la vie religieuse dans l’état dans lequel elle se trouve à l’heure où le théologien écrit. Ce que Schleiermacher rejetterait alors, selon l’A., c’est l’utilisation en dogmatique chrétienne d’une notion de trinité immanente, c’est à dire d’une compréhension de l’être trinitaire de Dieu indépendamment de sa création – une compréhension de Dieu « dans l’éternité » et « sans le monde ». Une telle énonciation dogmatique serait spéculative et raterait son but. En revanche, une notion de la trinité économique est envisageable, dans la mesure où elle ne traite de l’être de Dieu que dans la mesure où il s’est lié au monde dans la création et la rédemption. Par ailleurs, ainsi comprise, on remarquera qu’il n’y a, chez Schleiermacher, pas de connaissance dogmatique possible sans la révélation christologique et que celle-ci devient alors un élément transversal à tout le texte de Der christliche Glaube. Là où l’A. va cependant plus loin, c’est en affirmant la trace chez Schleiermacher d’une forme intermédiaire de compréhension trinitaire : celle d’une trinité essentielle (essential trinity). Si l’on suit la méthode d’une lecture à rebours de Der Christliche Glaube, on verrait apparaître que les trois notions de causalité, d’amour et de sagesse sont placées par Schleiermacher dans un rapport périchorétique et que ce ne serait que dans cette relation périchorétique des trois notions que l’on accéderait, selon Schleiermacher, à la bonne compréhension de l’être de Dieu, sans pour autant rentrer dans le domaine de la spéculation. Dieu est sagesse, amour et causalité et l’une de ces notions n’est pas compréhensible indépendamment du rapport qu’elle a avec les deux autres, suivant une pensée où l’on circule au-travers des notions pour donner voix à ce pour quoi elles tiennent lieu : l’essence divine. Tous les autres attributs (omnipotence, omniscience, etc.) découlent de ces trois expressions premières de l’être de Dieu et de leur relation périchorétique. À partir de cette thèse centrale, l’A. amène tout du long de son ouvrage à relire les différentes propositions dogmatiques de Schleiermacher, notamment celles qui tendent à vouloir renoncer à la notion de « personne » pour traiter de l’être trinitaire. Plutôt que d’en rester au geste critique auquel s’en tient Der christliche Glaube, elle relève des indices sur une compréhension de l’être personnel de Dieu infusé des données d’une trinité essentielle (cf. pp. 104-114). L’ouvrage se termine sur quelques « pistes » d’utilisation des intuitions de Schleiermacher en se concentrant sur l’opposition entre apophase et kataphase, la théologie féministe et l’éco-théologie. Cette partie est malheureusement très brève, ce qui la rend un peu faible par rapport au reste de l’ouvrage. À l’heure où une traduction en Français de la première édition de Der christliche Glaube (La cohérence de la foi chrétienne, trad. B. Reymond, Labor et Fides, 2018) va voir le jour, une telle lecture se révèle salutaire pour quiconque s’intéresserait à la dogmatique du maître de la théologie moderne. Elle permet d’une part de remettre en perspective la lecture de cette œuvre. La signification des énoncés de la somme doctrinale de Schleiermacher n’est pas déterminée par le sens « chronologique » de la lecture, mais par la mise en relation de l’ensemble des énoncés qu’elle contient – ce que l’Allemand appelle Zusammenhang. Il s’agit de faire répondre les différentes parties les unes avec les autres, plutôt que de lire le texte comme une démonstration linéaire et donc de soumettre l’articulation d’ensemble de la fresque dogmatique au seul sens de la lecture ou de l’énonciation. Mais d’autre part, il permet de resituer également l’œuvre du théologien Schleiermacher au sein de la tradition réformée, aux côtés de Jean Calvin, par-delà toute captation « libérale » ou exclusion « orthodoxe ». Pour conclure, nous relèverons que si le texte de l’A. montre son intérêt par sa brièveté, sa clarté et la concentration de son argumentaire, il en reste cependant encore à un niveau très formel. L’ouvrage ne développe que très brièvement – bien que de manière synthétique et claire – ce que sont causalité, amour et sagesse comprises comme l’expression périchorétique de l’être de Dieu dans le texte de Schleiermacher (cf. pp. 82-91). Il faudra donc aller lire soi-même le texte de Der christliche Glaube pour accéder à la matière, aux expériences, aux images et aux récits, qui diraient Dieu comme causalité, amour et sagesse.