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Pierre Pellegrin, L’Excellence menacée. Sur la philosophie politique d’Aristote

(Les Anciens et les modernes – Études de philosophie, 32), Paris, Classiques Garnier, 2017, 448 p.

Maria Elena de LUNA

« Le domaine pour lequel notre rapport aux Grecs nous semble en quelque sorte direct (...), c’est celui de la politique, au sens le plus large du terme » (p. 10). L’A. – qui, rappelons-le, a traduit la Politique d’Aristote (sous le titre Les Politiques, Paris, GF, nouvelle éd., 2015) – tisse, page après page, un discours stimulant autour de la pensée du philosophe sur la polis : la clarté de sa formulation permet de rendre compte des principes fondamentaux de la doctrine aristotélicienne et accompagne des interrogations auxquelles sont apportées progressivement des réponses ou sur lesquelles sont avancées, en tout état de cause, des hypothèses probables. Soulignons, en premier lieu, l’intérêt de l’Introduction, divisée en deux parties (« Nos ancêtres les Grecs » et « Les Grecs, c’est-à-dire Aristote »), dans laquelle l’A., en évoquant Jean-Pierre Vernant et son École, met en exergue le rôle central de la question politique chez les Grecs, et notamment celle de l’organisation de la cité (polis) en tant qu’instrument identitaire incontournable dans son opposition aux institutions des peuples étrangers à l’Hellènikon. Toutefois, on devra nuancer cette affirmation en rappelant au moins le long examen, attentif et critique, que le philosophe déploie sur la constitution de Carthage (II 11, 1272b 24-1273b 26), introduite dans la triade comprenant les politeiai de Sparte et de Crète ; mais on évoquera aussi la présence de « fragments » d’histoire carthaginoise dans les livres V et VI : la mention d’Hannon à côté de celle de Pausanias (V 7, 1307a 1-5), et encore l’éloge du mélange particulièrement positif chez les Carthaginois d’éléments diversifiés tels que la richesse, le peuple, et la vertu (cf. IV 7, 1294b 14-15 et aussi VI 5, 1320b 7, mais l’origine du discours est dans 1320a 32). On ajoutera à cela que d’autres peuples non grecs ne sont pas, eux aussi, négligés dans l’économie complexe de la Politique (dans le seul livre V, outre les Carthaginois, il est fait mention des Égyptiens, des Perses, des Iapyges) : même réduits à un rôle sûrement marginal, ces mentions s’avèrent utiles et fonctionnelles – et non sous la forme d’exemples négatifs ou complètement opposés au modèle de la polis – destinées qu’elles sont par Aristote exclusivement aux Grecs, et notamment aux hommes politiques grecs. L’A. procède ensuite en analysant les références aux doctrines antérieures et contemporaines utiles pour appréhender la spéculation politique d’Aristote, et éclaire le caractère tout à fait spécifique de la politique comme science pratique. Suivent des pages d’une grande utilité – surtout pour qui aborde la philosophie du Stagirite sans en être un spécialiste –, dans lesquelles se trouve amplement développé le concept, ou plutôt les concepts, de vertu ainsi que la relation circulaire entre éthique et politique, selon un principe qui, d’un côté, entrelace la connaissance de la vertu et le respect des bonnes lois, tout en associant la conformité aux bonnes lois au renforcement de ces mêmes vertus. Sont ensuite analysés les prolongements logiques afférents à la science de la cité – l’origine de la famille et de la cité, les conditions de la citoyenneté, la distinction (mais aussi les connexions) entre vertus éthiques et vertus politiques, l’enquête sur les constitutions droites et déviées et sur les mélanges constitutionnels possibles –, jusqu’à aboutir à l’examen des livres « réalistes » par excellence : le V et le VI. Le premier d’entre eux fait l’objet d’une attention toute particulière : la dissertation d’Aristote sur les constitutions en ruine et en transformation s’affirme lucide et plurielle, s’appuyant sur des exemples concrets tirés de l’histoire concernant spécifiquement les causes qui engendrent une opposition entre des groupes diversement connotés sur le plan social, et par conséquent politique, et la manière dont une telle opposition prend forme. Les pages que l’A. consacre à la « dialectique » des classes réussissent à rendre de manière exhaustive les différents aspects d’une thématique cruciale : la conception du juste et de l’égal qui se manifestent dans les démocraties et les oligarchies. Sur cette question, l’A. examine non seulement les passages de la Politique, mais aussi les loci pertinents de l’Éthique à Nicomaque, élargissant son analyse aux nombreux éléments qui sont conceptuellement liés à la conception unilatérale et partisane du juste (propre aux démocrates, d’un côté, et aux oligarques de l’autre), à savoir : – la priorité de la constitution sur les lois, autrement dit la qualité et l’utilité des lois dans le contexte de la constitution dans laquelle elles sont en vigueur ; – le rôle des minorités vertueuses dans les régimes politiques déviés et, inversement, le germe de la corruption dans les constitutions droites ; – la définition de la vertu politique, qui est nécessairement une vertu circonscrite et contingente. À cet ensemble de centres d’intérêt s’ajoutent l’étude sur les moyens de sauvegarder les constitutions ainsi qu’un raisonnement minutieux sur le rôle diversifié du législateur et du magistrat. Dans cet excellent guide de la pensée politique d’Aristote, l’A. interprète lucidement les positions du philosophe, qui reste toujours réaliste face aux nécessités concrètes des cités grecques, physiologiquement affectées qu’elles sont par le déséquilibre interne. Nous ne faisons qu’effleurer ici la question importante de la stasis, qui fait l’objet du livre V d’Aristote et dont l’A. discute longuement (p. 358-377). Le rappel de la nécessité d’une interprétation correcte du terme de stasis (pl. staseis), qui ne se limite pas au sens exclusif de « sédition », se justifie pleinement dans la mesure où sa sphère sémantique doit être évaluée en relation avec le contexte. Nous suivons pleinement l’A. à propos de la relation très étroite, « quasi essentielle », entre la stasis et les dynamiques constitutionnelles, qui rend compte des metabolai tôn politeiôn (les mouvements de transformations des constitutions) : en effet, d’après l’analyse du livre V, la stasis retrouve sa signification la plus authentique quand la querelle entre les fortunés (dans les différentes déclinaisons concrètes du terme) et ceux qui ont peu ou pas de ressources débouche sur un changement de constitution ou, du moins, sur une tentative de prise de contrôle (p. 361). Les deux premiers chapitres du livre V sont de ce point de vue si manifestement programmatiques que l’A., après avoir examiné chacun des éléments indiqués par Aristote comme cause ou origine des staseis et des metabolai, tire des conclusions et propose une sorte de schéma permettant d’identifier les mécanismes d’opposition, de sédition, de transformation des régimes : la présence, dans une polis, d’un certain nombre de conditions et des réactions qui en découlent déterminerait le déclenchement d’une stasis (p. 372). À l’issue de la lecture de ce beau volume (dans le répertoire bibliographique duquel on regrette néanmoins que les études italiennes sur la pensée politique d’Aristote soient limitées à un seul titre), on ajoutera une remarque : le recours à l’histoire dans la dissertation aristotélicienne sur la cité, et en particulier sur les oppositions qui y prennent place, ne doit assurément pas être minimisé. La technè politikè, conjuguant nécessairement theôria et praxis, ne peut pas faire abstraction de l’observation de la réalité et par conséquent de la connaissance et de l’interprétation des faits passés et contemporains. Il n’est pas hasardeux d’affirmer que le recueil d’un grand nombre d’éléments historiques, présents dans le livre V sous la forme extrêmement synthétique d’exempla, a influencé la théorie d’Aristote tant en ce qui concerne l’identification des causes des staseis que les modalités et les résultats des changements constitutionnels : ceux-ci aboutissent parfois au bouleversement de la constitution en vigueur (1, 1301b 6-10) ; dans certains cas, au maintien de l’ordre constitutionnel, quand bien même le pouvoir passe entre les mains des opposants au régime (1, 1301b 10-13) ; il arrive aussi que des variations se réalisent en termes d’accentuation ou d’assouplissement du caractère de la constitution ; in fine, le changement peut s’avérer partiel (1, 1301b 17-26), c’est-à-dire impliquant des modifications peu étendues. Dans le livre V se profile ainsi la perspective méthodologique d’une histoire qui devient instrument pour la philosophie : en tant que réservoir de données utiles à l’élaboration d’une théorie, mais aussi (a posteriori) comme pierre de touche efficace pour mesurer la qualité et la vraisemblance de cette dernière, quand elle découle du seul raisonnement ou s’appuie sur des endoxa (opinions réputées). Le soutien de l’histoire dans la dissertation sur la polis correspond, dès lors, aux principes du réalisme politique du philosophe, que l’A. de ce volume met opportunément en évidence ; et cet aspect revêt encore plus d’importance lorsqu’on sait qu’Aristote (ainsi que son École) est souvent notre seule source pour un grand nombre de références historiques intégrées dans l’argumentation de la Politique. On signalera, enfin, l’existence d’une édition italienne commentée de la Politique, en six volumes (2011-2018), parue aux éditions L’Erma di Bretschneider (l’édition critique, la traduction et le commentaire des livres V et VI, édités par M. E. de Luna, C. Zizza, M. Curnis, a paru en 2016).