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La mystique au prisme du genre : identité et différence

Mariel MAZZOCCO

Faculté de théologie, Université de Genève

En 1995, dans son ouvrage Power, Gender and Christian Mysticism, Grace Jantzen estimait qu’il était temps de reconnaître que l’essence du mysticisme est une construction sociale patriarcale dont il faut se méfier1. D’après Jantzen le sujet mystique, homme ou femme, est le produit de circonstances historiques liées aux rapports de genre et de pouvoir ; une élaboration culturelle qui doit être démontée une pièce après l’autre afin de pouvoir reconstruire de manière critique et consciente les divers passages qui ont amené à une situation donnée. Si l’essence du « mysticisme » est une invention sociale, il s’ensuit que la déconstruction de la mystique et de la spiritualité est « la tâche mystique » par excellence à laquelle les chercheurs sont confrontés aujourd’hui2.

Ce cadre théorique comporte le dépassement d’une approche différentialiste visant à élaborer une spécificité de l’identité féminine par rapport à l’identité masculine pour ce qui concerne la mystique3. Cependant une telle lecture de la mystique chrétienne, abordée uniquement sous l’angle culturel, historique et social, ne tient pas compte du fait que la mystique est un objet inclassable : comme le remarque Jacques Le Brun, est mystique « ce qui tombe des différentes disciplines », ou encore « ce qui dévoile de la négativité dans tous les discours »4. En effet cette méthode déconstructive, qui a gagné du terrain dans les études sur la mystique, notamment en milieu anglo-américain, me semble esquiver un problème crucial, à savoir la réalité ultime du sujet de l’expérience mystique. Car avant de devenir une construction sociale, le sujet mystique est d’abord le produit d’une expérience intérieure. Questionner cette expérience ineffable du divin revendiquée par des hommes et des femmes d’époques et de lieux différents n’implique pas faire de l’apologie ou enfermer la mystique dans un cadre confessionnel. Comme le soulignait le philosophe Jean Baruzi, « interroger la mystique ne veut pas dire accepter ses conclusions »5. Il ne sera donc pas question ici de donner une définition théologique de l’individu mystique, mais de voir de quelle manière le discours mystique suscité par cette expérience radicale de la relation à Dieu est traversé par les notions d’identité et de différence qui sont au cœur de la construction de l’individu.

1. Une mystique de la déconstruction

Aborder la question de la mystique féminine au prisme des études de genre nous permet de mettre en évidence, comme l’avait souligné Luce Irigaray dans le chapitre « La Mystérique » de son ouvrage célèbre Speculum, que la mystique est « le lieu, le seul où dans l’histoire de l’Occident la femme parle, agit, aussi publiquement »6. L’historienne Linda Timmermans a d’ailleurs bien démontré que la mystique, terrain où les femmes pouvaient s’engager dans une activité apostolique d’ordre intellectuelle, a comporté pendant des siècles « une promotion féminine paradoxale »7. Néanmoins, une lecture sexuée de la mystique, mettant uniquement l’accent sur la polarité masculin-féminin ou sur l’impact de l’action et de la pensée d’une femme dite mystique dans un contexte donné, peut avoir des limites importantes que je voudrais souligner. Il s’avère en effet que les protagonistes de cette forme de l’expérience religieuse surmontent les catégorisations « homme »/« femme » : pour eux, dans leur union ineffable avec Dieu, il n’existe plus que le lieu indifférencié (qu’ils appellent le « fond de l’âme »8, le « centre de l’âme » ou encore la « cime et la suprême pointe de l’esprit »9), où s’opère une transformation spirituelle qui aboutit au renouvellement du sujet. L’union mystique, ou plutôt « l’intimité sans différence », comme la définissait une béguine anonyme du XIIIe siècle, est le lieu spirituel où l’âme expérimente sa nature au-delà de toute distinction :

Que tout m’est étroit :
je me sens si vaste !
C’est une Réalité incréée
que j’ai voulu saisir éternellement :

Je l’ai comprise, elle m’a déprise
de toute limite ;
toute chose m’est trop petite,
vous le savez aussi, vous qui vivez là.

L’âme est libre
dans l’intimité sans différence :
aussi Dieu veut-il
qu’elle soit notre partage10.

Bien qu’elles mettent en évidence le rôle et la spécificité du féminin dans l’histoire religieuse, les études de genre glissent parfois, de manière tout à fait paradoxale, dans des stéréotypes majeurs, en oubliant que l’anéantissement mystique, en tant qu’expérience et irruption de l’altérité, est déjà le lieu de la différence par excellence qui comporte « toujours la perte irrémédiable du moi, le point de catastrophe de l’identité »11.

En insistant sur la spécificité de la mystique féminine par rapport à la mystique masculine, force est de constater que l’on risque de caricaturer l’expérience spirituelle ainsi que l’action et la pensée des femmes mystiques. Les points problématiques susceptibles d’aboutir à des stéréotypes, ou à une lecture purement psychanalytique, concernent notamment la manière dont on interprète l’écriture et l’expérience des femmes mystiques. Loin de se réduire à une écriture féminine ou à un parler-femme12, le langage mystique relève, pour ainsi dire, d’une forme de « parler angélique »13. Pareillement opposer une mystique sponsale (ou nuptiale), qui serait spécifique aux femmes, à une mystique intellectuelle abstraite, prérogative des hommes, signifierait sous-estimer l’importance spéculative et théorique des écrits des femmes mystiques et ignorer le corps littéraire spirituel en sa totalité. On retrouve en effet une mystique affective autant dans le Château intérieur de Thérèse d’Avila que dans la Vive Flamme d’amour de Jean de la Croix, autant dans les écrits des béguines que dans les écrits de Jan van Ruusbroec. Et encore, il s’avère que l’écriture mystique affective d’une écrivaine peut être en réalité un expédient stylistique pour cacher une ambition spéculative, comme dans le cas d’Hadewijch d’Anvers et de Marguerite Porete, ces béguines du XIIIe siècle s’étant appropriées des thèmes de la lyrique courtoise des troubadours : en opérant une sorte de transmutation spirituelle au sein de ce genre littéraire, elles avaient abouti non seulement à la création d’un nouveau langage, à savoir celui de la « mystique courtoise »14, mais aussi à une nouvelle élaboration conceptuelle.

L’insistance sur la mystique sponsale-affective comme étant une caractéristique de l’écriture féminine a d’ailleurs une conséquence importante sur notre interprétation de cette expérience du divin. On focalise l’attention sur les « anatomies fantastiques » et sur toute sorte de « végétation physiologique » – comme les appelait Michel de Certeau15 – souvent associées au mysticisme féminin, en oubliant que les écrivains mystiques s’intéressaient uniquement à l’« anatomie de l’âme »16. D’ailleurs les mystiques eux-mêmes ont souvent critiqué l’aspect charismatique de l’expérience mystique, le jugeant inessentiel. Au XVIIe siècle, dans sa Vie par elle-même, Madame Guyon avait insisté sur le fait que les expériences extraordinaires sont plutôt des obstacles et qu’il faut empêcher aux âmes « de s’arrêter aux visions et aux extases, parce que cela les arrête presque toute leur vie »17. Un épisode relaté par Dorothy Day, fondatrice en 1933 du Catholic Worker, éclaire bien cette position. Dans un passage de son livre The Long Loneliness (1952), elle raconte qu’une lectrice de son journal frappa un jour à sa porte et lui demanda : « “Avez-vous des extases et des visions ?” La pauvre ! Si affamée d’expériences mystiques, même de seconde main, après une longue vie de foi ! J’en fus abasourdie. “Des visions de factures impayées !” répondis-je brutalement »18.

Or, je crois qu’un certain nombre de stéréotypes et d’erreurs grossières qui se glissent dans l’interprétation des textes mystiques sont dus à une mauvaise compréhension du langage et de la littérature spirituels. Le langage mystique est souvent difficile, pour en atteindre l’essence il faut se dépouiller de toute idée préconçue et surtout ne pas appliquer nos catégories conceptuelles à un langage métaphorique dont la nature intime est rebelle. Sinon, de même que le théologien Jean Chéron au XVIIe siècle, on jugera le langage mystique comme un « assemblage de paroles métaphoriques, impropres, affectées, recherchées », « de phrases inintelligibles » n’ayant pour objet que des « extases, des révélations, des unions déiformes »19. D’où l’exigence de revenir aux sources, car une meilleure connaissance à la fois philologique et historique des textes mystiques (rédigés autant par les hommes que par les femmes) nous éviterait de lire cette forme de l’expérience religieuse au prisme de la corporéité.

En questionnant l’expérience mystique à partir d’une approche différentialiste, le danger est de construire une identité artificielle, celle du sujet mystique féminin qui à vrai dire n’existe pas, ou, plus précisément, qui n’intervient que dans un second temps, lors de son inscription dans le corps social, en tant que produit de l’histoire de la dissidence religieuse. Cependant une lecture déconstructiviste ne doit pas nous faire oublier que la première forme de déconstruction est celle qui a été opérée en amont par les mystiques eux-mêmes, indépendamment de leur sexe. D’un point de vue méthodologique, il serait souhaitable d’associer deux moments distincts mais complémentaires : une « déconstruction de la mystique »20, qui implique d’aborder la différence sous l’angle culturel et socio-historique, et une « mystique de la déconstruction » visant à interroger une expérience de l’Altérité qui dépasse toute frontière et catégorie, demeurant, en dernière analyse, inclassable. Force est de constater que selon les mystiques l’âme en Dieu, arrachée à elle-même, ne s’identifie ni au genre masculin ni à celui féminin, car elle n’est plus qu’Amour. C’est ce que Ruusbroec appelait « l’unité sans différence » ou « union sans distinction », c’est-à-dire la perte amoureuse ou « l’écoulement » de l’âme dans l’essence de Dieu :

Ensuite vient l’unité sans différence. En effet, l’amour de Dieu ne doit pas seulement être considéré comme un amour qui s’écoule au-dehors avec tous les biens, ou comme un amour qui attire au-dedans vers l’unité, mais encore comme un amour au-delà de toute distinction, dans la fruition essentielle, selon la nue-essence de la divinité. [...] Voici que la béatitude y est à tel point simple, à tel point dégagée de tout mode, que tout regard fixe de l’essence, tout penchant et distinction des créatures disparaissent en elle. Car tous les esprits surélevés se liquéfient et sont anéantis, par fruition, dans l’essence de Dieu, qui est la sur-essence de toute essence21.

L’anéantissement spirituel n’ouvre pas un espace de négativité où l’être humain se confond avec celui divin. Bien qu’elle comporte une dissolution identitaire, l’union mystique est toujours traversée par une différence infranchissable, celle de Dieu. Les mystiques ne se laissent pas glisser dans le « non plus être », ils aspirent au contraire à ce qui excède l’être. La perte de l’âme en Dieu doit être lue comme une forme de créativité spirituelle qui ouvre de nouveaux chemins de signification. Comme le chantait Marguerite Porete, « maintenant cette âme est sans nom, et c’est pourquoi elle reçoit celui de la transformation en laquelle Amour l’a transformée »22. Cette spécificité de l’expérience mystique se reflète aussi dans le langage. Sous la plume des écrivains spirituels, le terme « âme » devient un mot invariable, sans nombre, sans genre, dont la vocation universelle est soulignée dans l’écriture par de brusques passages du masculin au féminin. Dans le fil du discours narratif, les auteurs bouleversent la syntaxe et les règles grammaticales : « Il », l’homme, se transforme en « elle », l’âme ; ou encore, « elles », les âmes, se confondent avec « ils », les hommes. Le sujet du récit, le « Je » disparaît progressivement, les noms propres s’évanouissent, et il ne reste qu’une seule âme immortelle. Néanmoins le fait que l’âme (« elle ») soit souvent la protagoniste des textes mystiques ne doit pas donner lieu à une surinterprétation, car au cœur de ce langage nous assistons au dépassement des identités sexuelles. Il suffit d’évoquer Madame Guyon, qui, en 1693, s’adressait au duc de Chevreuse en disant que nos âmes « n’ont point de sexe différent, et c’est ce qui fait l’unité des âmes en Dieu sans retours ni réflexions »23. Dans la communion spirituelle, au sein de l’union essentielle avec Dieu, « l’âme perd son nom »24 : le sujet mystique devient anonyme, transcendant le genre.

2. Repenser la différence

Dans Becoming Divine, Grace Jantzen mettait en évidence à quel point la construction identitaire féminine a été conditionnée par l’idée d’un Dieu conçu comme Un, au-dessus de tout, masculin, étroitement lié à des structures sociales patriarcales25. Bien sûr, cette conception de Dieu valorisant « puissance » et « pouvoir » a eu un impact sur l’action des femmes mystiques dans le contexte historique au sein duquel elles opéraient, mais si on revient aux textes on verra que depuis des siècles plusieurs mystiques ont dépassé cette vision masculine de Dieu.

Le langage spirituel est plastique, il permet aux auteurs non seulement de réinventer l’idée du sujet mystique en dépassant un certain nombre de stéréotypes, mais aussi de réinventer leur idée de Dieu au-delà de tout dogmatisme. Par exemple, à l’époque baroque, dans l’imaginaire symbolique des hommes mystiques, Dieu a souvent été pensé comme principe double, masculin et féminin. Cela est évident dans la doctrine théosophique du luthérien Jakob Böhme : pour insister sur le caractère non distinct du féminin et du masculin au sein de l’essence divine, il avait introduit un élément féminin dans la Divinité, à savoir ce qu’il appelait la Sophia, « vierge de la Sagesse de Dieu »26, identifiée à la Parole, au Verbe. En milieu catholique, c’est vers Jean-Jacques Olier qu’il faut se tourner : acteur majeur de la Contre-Réforme, loin de faire de Dieu un miroir ne reflétant que l’imaginaire masculin, ce prêtre et fondateur de séminaires en France soutenait qu’en Dieu la beauté était un attribut féminin. Il s’ensuivait à ses yeux que « les femmes ont en soi un certain fond de charme imperceptible et caché qui ne se trouve pas dans les hommes, qui est une certaine chose secrète que Dieu a mise en elles pour cet effet, qui répond aux attraits que Dieu trouve dedans Lui-même et qui L’oblige à S’aimer »27. Le féminin habite ce que Jean-Jacques Olier appelait la « suprême région de l’essence divine »28.

D’autres auteurs, comme les écrivains mystiques rhénans du Moyen Âge, ont quant à eux tenté de remonter à l’« abîme suressentiel » (überwesenliche abgrunde)29 de la Divinité, conçue comme étant Un au-dessus de l’être30, Simplicité indistincte qui, n’ayant aucune propriété, est source de toute distinction à actualiser. Ici l’expérience mystique s’exprime dans la rencontre du Néant de Dieu avec le néant de l’âme, comme écrivait la béguine anonyme du XVe siècle, auteure de La Perle évangélique31. Cette union dans le vide, au fond de l’âme, n’est pas le « vide d’un corps féminin avide », comme l’écrit Julia Kristeva dans son livre Thérèse mon amour32. Dans cet abîme ineffable, au cœur de l’union mystique, l’âme perd quelque chose, soi-même, mais pour trouver quelque chose d’Autre, pour être différente, pour vivre avec, pour et dans l’Autre. Il faut se perdre pour se retrouver, et l’âme qui s’est perdue elle-même, qui a perdu son nom en Dieu, renaît dans l’Autre, pour devenir « un autre lui-même »33. « Je suis l’Autre moi de Dieu » (Ich bin Gotts ander-Er), chantait Angelus Silesius34.

Il est erroné de penser que l’union mystique aboutit à une forme de solipsisme spirituel. Loin de demeurer confiné dans un espace intérieur, le sujet mystique transformé par l’Autre rayonne à l’extérieur. L’âme n’est pas appelée à s’évaporer dans la solitude du « vide mystique », mais à s’enraciner dans la société pour la nourrir. Et c’est justement lorsqu’il participe de manière active à la vie sociale et culturelle de son temps que le sujet mystique est perçu par les autres comme étant différent. Mais de quelle différence parle-t-on au juste ? En 1682, Madame Guyon l’expliquait clairement dans ses Torrents :

Ces âmes paraissent des plus communes, parce qu’elles n’ont rien à l’extérieur qui les différencie, qu’une liberté infinie, qui scandalise souvent les âmes rétrécies et resserrées en elles-mêmes comme elles ne voient rien de meilleur que ce qu’elles ont, c’est ce qui fait que tout ce qui n’est pas ce qu’elles possèdent leur paraît mauvais35.

La différence substantielle ne concerne donc ni le corps ni le genre, mais l’essence même de l’âme transformée par l’amour divin dont la matière spirituelle est tissée avec les fils d’une liberté infinie. Donc a priori peu importe qu’il s’agisse d’un homme ou d’une femme, car ici il n’est pas question d’une polarité entre homme et femme mystiques, mais d’une distinction entre les « âmes intérieures » et les « âmes rétrécies ». En revanche l’impact qu’a cette « liberté infinie » sur la société s’avère différent selon qu’elle est incarnée par une femme ou un homme. Car lorsque cette liberté spirituelle est revendiquée par une femme laïque, elle peut être perçue comme étant transgressive et subversive dans un contexte social et politique où les rôles sociaux et sexuels sont figés. L’exemple de la vie de Marguerite Porete au Moyen-Âge et de Madame Guyon au Grand Siècle en témoigne amplement. La première, brûlée vive en 1310 avec son livre, représente l’émergence d’une nouvelle identité féminine, laïque, autonome, qui revendique pour elle-même une liberté non seulement spirituelle, mais aussi intellectuelle, dans la mesure où son ouvrage Le Miroir des simples âmes anéanties, composé en langue vernaculaire, avait une ambition spéculative qui la mettait directement en concurrence avec les théologiens scolastiques de la Faculté de Paris. Elle incarna jusqu’à son dernier souffle les paroles de son livre, à savoir que la « parfaite liberté ne connaît pas de pourquoi »36.

De manière analogue, Madame Guyon, engagée dans une démarche spirituelle personnelle, indépendante de tout ordre religieux, est une femme qui constitue un danger, car elle représente l’affirmation d’une identité féminine transgressive de nombreux codes ou interdits imposés par l’époque. Restée veuve très jeune, elle entreprend une vie aventureuse et propage ses idées mystiques d’abord à Thonon, en Savoie, puis en Italie et à Grenoble. Introduite à Versailles en 1689, elle réunit autour d’elle un groupe d’aristocrates dissidents ainsi que Fénelon, précepteur du petit-fils de Louis XIV, et crée la Confrérie secrète des Michelins, mouvement politique et religieux utopique qui propulsera Madame Guyon au cœur d’une violente querelle.

Mais est-ce que ces femmes étaient des féministes ante litteram ? Je ne le crois pas, car ce n’est pas en tant que femmes qu’elles ont lutté pour faire entendre leur voix, c’est en tant que personnes qu’elles ont agi, afin de faire résonner (personare) la voix de l’autre : elles voulaient faire entendre non seulement leur propre voix, mais aussi et surtout celle de Dieu. Ici ce n’est plus un « parler-femme »37 qui importe, mais un « Parler du Verbe dans l’âme » et un « parler de l’âme par le Verbe »38.

Conclusion

Explorer le sujet dit mystique signifie questionner l’Altérité, une différence radicale qui excède le langage. Le sujet mystique est en effet le produit d’une expérience du divin profondément inclusive, qui transcende la polarité féminin-masculin. Loin d’être liée à un phénomène extraordinaire, l’extase est une sortie de soi-même et l’acquisition d’une nouvelle identité, ancrée en Dieu, indépendamment des différences sexuelles. Ce n’est qu’au moment où il quitte les chemins ineffables de la contemplation pour prendre une part active à la vie sociale que l’individu mystique donne lieu à une lecture sexuée. Et c’est donc à ce stade qu’entrent en jeu les études de genre afin de nous aider à mesurer l’impact des relations de pouvoir et à déconstruire l’idée de la mystique en tant qu’invention sociale liée à des structures patriarcales dans un contexte donné. Toutefois, en conclusion de même qu’en amont de cette opération déconstructive, on revient toujours et encore à la même question, celle de l’essence de la mystique. À cette question, seule la foi peut peut-être répondre, en suggérant que l’essence de la mystique est fondée sur l’amour de Dieu qui dessine et transforme l’âme, renouvelant en permanence son identité. Car la vraie source de la liberté qui transcende l’identité et la différence vient d’Ailleurs.

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1Grace M. Jantzen, Power, Gender and Christian Mysticism, Cambridge, Cambridge University Press, 1995.

2Ibid., p. 353. Jantzen se sert de la théorie de la déconstruction de Jacques Derrida pour repenser la philosophie de la religion dans le cadre d’une réflexion féministe. Sur ce point voir ce qu’elle dit dans Becoming Divine. Towards a Feminist Philosophy of Religion, Manchester, Manchester University Press, 1998, p. 61-64.

3Voir par exemple les travaux de Luisa Muraro (Le amiche di Dio. Margherita e le altre, Milan, Orthotes, 2014 et Il Dio delle donne, Milan, Mondadori, 2003), influencés par le courant différentialiste du féminisme français incarné par Luce Irigaray, Hélène Cixous et Julia Kristeva.

4Jacques Le Brun, « La mystique, ce qui reste des disciplines du savoir, négativité et phénomène historique », in Dominique de Courcelles (éd.), Les enjeux philosophiques de la mystique, Grenoble, J. Millon, 2007, p. 238.

5Jean Baruzi, L’Intelligence mystique, éd. J.-L. Vieillard-Baron, Paris, Berg International, 1985, p. 79.

6Luce Irigaray, Speculum. De l’autre femme, Paris, Éditions de Minuit, 1974, p. 238. Sur le chapitre « La Mystérique », voir l’étude fournie par Amy Hollywood dans son ouvrage Sensible Ecstasy: Mysticism, Sexual Difference, and the Demands of History, Chicago, University of Chicago Press, 2002, p. 187-210.

7Linda Timmermans, L’accès des femmes à la culture sous l’ancien Régime, Paris, H. Champion, 2005, p. 502.

8Sur cette expression, voir en particulier Maître Eckhart, sermon 15, in Sermons, éd. J. Ancelet-Hustache, Paris, Seuil, 1974, vol. 1, p. 143.

9Voir par exemple les formules employées par François de Sales dans le Traité de l’amour de Dieu (in Œuvres, éd. André Ravier, Paris, Gallimard (Pléiade), 1969, p. 667 et 766).

10Écrits mystiques des béguines (trad. fr. par J.-B. Porion), Paris, Seuil, 1954 (rééd. 2008), p. 184, poème XXI. Pour l’édition en moyen-néerlandais, voir Mengeldichten (éd. J. Van Mierlo), Anvers, Standaard-Boekhandel, 1952. Rappelons que les Mengeldichten XVII-XXIX sont par convention attribués à une béguine dite « Hadewijch II », ou Pseudo-Hadewijch, qui se situerait dans le prolongement direct d’Hadewijch d’Anvers.

11Mino Bergamo, La Science des saints. Le discours mystique au XVIIe siècle en France, Grenoble, J. Millon, 1992, p. 18.

12Luce Irigaray, Ce sexe qui n’en est pas un, Paris, Éditions de Minuit, 1977, p. 134-135.

13Michel de Certeau, « Le parler angélique. Figures pour une poétique de la langue », Actes sémiotiques 54 (1984), p. 43-75.

14D’après la formule employée par Barbara Newman, « La mystique courtoise : Thirteenth-Century Beguines and the Art of Love », in From Virile Woman to Woman Christ. Studies in Medieval Religion and Literature, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1995, p. 137-167.

15Michel de Certeau, « Historicités mystiques », La Fable mystique (XVIe-XVIIe siècle). II, Paris, Gallimard, 2013, p. 26.

16D’après le titre du traité spirituel, paru en 1635, du capucin Constantin de Barbanson, qu’a repris Mino Bergamo dans L’Anatomie de l’âme. De François de Sales à Fénelon (1991), Grenoble, J. Millon, 1994.

17Jeanne-Marie Guyon, La Vie par elle-même, éd. Dominique Tronc, Paris, H. Champion, 2014, vol. 1, p. 201. Voir aussi Jean-Jacques Olier, qui critiquait les « visions, révélations et autres semblables accidents grossiers hors de la foi pure, simple et naïve » (« De la possession divine », in Tentations diaboliques et Possession divine, éd. M. Mazzocco, Paris, H. Champion, 2012, p. 127).

18Dorothy Day, La longue solitude, trad. F. Roret, Paris, Cerf, 1955, p. 243.

19Jean Chéron, Examen de la théologie mystique, Paris, E. Couterot, 1657, p. 51-54.

20J’utilise cette expression dans le même sens que Grace Jantzen, car Jacques Derrida avait abordé ce thème dans un cadre épistémologique différent, pour poser le problème du rapport entre déconstruction et apophatisme (à ce propos je renvoie à Frédéric Nef, La connaissance mystique. Émergences et frontières, Paris, Cerf, 2018, en particulier le chapitre « Effacement et déconstruction de la mystique », p. 158-190).

21Jan van Ruusbroec, Livre des éclaircissements, in : Écrits, trad. A. Louf, Bégrolles-en-Mauge, Abbaye de Bellefontaine, 1990, t. 1, p. 262-263.

22Marguerite Porete, Le Miroir des âmes simples et anéanties, éd. M. Huot de Longchamp, Paris, Albin Michel, 1997, p. 155.

23Madame Guyon, Correspondance, éd. D. Tronc, t. 2, Paris, H. Champion, 2003, p. 110.

24Marguerite Porete, op. cit., p. 154.

25G. Jantzen, Becoming Divine. Towards a Feminist Philosophy of Religion, op. cit., p. 59-76.

26Jakob Böhme, Sex puncta theosophica (1620) ; De la base sublime et profonde des six points théosophiques, I, 22-23, in Cahiers de l’Hermétisme : Jacob Böhme, Paris, Albin Michel, 1977. Voir aussi Id., Mysterium Magnum (1623), XXV, 10, trad. fr. S. Jankelevitch, Paris, Aubier, 1945.

27Id., De la création du monde à La Vie divine, éd. M. Mazzocco, Paris, Seuil 2009, p. 78 (rappelons que le traité La Création du monde, composé vers 1644, est resté inédit jusqu’en 2009).

28Cf. Jean-Jacques Olier, Tentations diaboliques et Possession divine, op. cit., p. 138.

29Jean Tauler, Die Predigten Taulers, éd. Ferdinand Vetter, Berlin, Deutsche Texte des Mittelalters, XI, 1910 (Dublin-Zurich, Weidmann, 1968), sermon 32, p. 120.

30Maître Eckhart, Deutsche Predigten und Traktate, éd. Josef Quint, Munich, Hanser Verlag, 1995, sermon 42 : « Sage ich ferner: Gott ist ein Sein – es ist nicht wahr ; er ist (vielmehr) ein überseiendes Sein und eine überseiende Nichtheit ! » Voir Sermons, op. cit., t. 3, p. 152 : « Si j’ajoute : Dieu est un être, ce n’est pas vrai. Il est un être suréminent et un néant suressentiel ».

31La Perle évangélique (1602), Grenoble, J. Millon, 1999, p. 388.

32Julia Kristeva, Thérèse mon amour, Paris, Fayard, 2008, p. 110.

33Sur cette expression, très répandue dans les écrits des mystiques, voir Jean-Jacques Olier, Tentations diaboliques et Possession divine, op. cit., p. 262-264.

34Angelus Silesius, Pèlerin chérubinique (Cherubinischer Wandersmann), I, 278, trad. H. Plard, Paris, Aubier, 1946, p. 105.

35Madame Guyon, Les Torrents, Grenoble, J. Millon, 2004, p. 154.

36Marguerite Porete, op. cit., p. 230.

37L. Irigaray, loc. cit.

38Madame Guyon, La Vie par elle-même, op. cit., t. I, p. 246.