Eunape de Sardes, Vies de philosophes et de sophistes
Texte établi, traduit et annoté par Richard Goulet, Paris, Les Belles Lettres, 2014, t. I : Introduction et prosopographie, 595 p. ; t. II : Édition critique, traduction française, notes et index, 381 p.
Eunape de Sardes « a dû naître en 349 », est arrivé à Athènes en 364 pour y apprendre la rhétorique et est mort à une date inconnue dans sa ville natale, mais après 414/416, puisque dans son Histoire il mentionne le règne de Pulchérie (impératrice entre 414 et 416). L’ouvrage d’Eunape qu’édite, traduit et commente R. Goulet – qui coordonne par ailleurs cet opus magnum qu’est le Dictionnaire des philosophes antiques –, est un recueil d’anecdotes sur la vie et la pensée de philosophes, sophistes (rhéteurs) et de médecins, qui vont de Plotin à Épigone et Béronicianus, couvrant les troisième et quatrième siècles de notre ère. Épigone et Béronicianus sont les successeurs de Chrysanthe de Sardes, le maître d’Eunape et l’instigateur de son ouvrage. Chrysanthe lui-même fut le disciple d’Aidésios de Cappadoce et le maître à Éphèse de l’empereur Julien. Dans son livre, Eunape dresse les portraits de vingt-trois sophistes et philosophes, auxquels il consacre de 1 à 118 paragraphes. Les Vies ont été rédigées après 396, car « Eunape y mentionne l’invasion d’Alaric et la destruction du sanctuaire d’Éleusis » ; l’ouvrage pourrait donc dater des toutes « dernières années du IVe siècle ou du tout début du Ve siècle ». En VII, 66, Eunape décrit « la confusion et le désordre » qui règnent en Asie à ce moment, ce que Banchich (t. I, p. 96-97) met en relation avec « la rébellion en 399 du Goth Tribigild », dont les effets sont ainsi décrits par Zosime (qui écrit son Histoire vers 500) : « La Lydie fut en effet remplie d’un affreux désordre, vu que tous pour ainsi dire s’enfuyaient vers les zones proches de la mer et s’embarquaient avec tous leurs biens pour les îles. » (p. 97, n. 1) – L’ouvrage se divise en deux épais volumes : le premier qui porte le modeste sous-titre d’« introduction », est le résultat d’un travail « de près de quarante ans » et constitue une somme érudite sans équivalent sur les figures intellectuelles marquantes du IVe siècle, de leur « milieu » social, intellectuel, géographique et historique. L’A. commence par tracer le portrait détaillé d’Eunape lui-même et s’interroge sur la datation de son œuvre, ses sources et, plus généralement, sur son « entreprise historiographique ». Puis il reconstitue de nombreux aspects de la société hellénisée d’Orient, prise entre le triomphe inéluctable du christianisme qui devient religion impériale avec Constantin (306-337) et le déclin progressif, non moins inéluctable, du paganisme, malgré son bref sursaut lors du règne de Julien (361-363). Il s’agit là d’une période de crise, marquée par des remous incessants, de la violence et qui, comme le montrent les citations ci-dessus, évoque à bien des égards les soubresauts meurtriers que la même région moyen-orientale connaît à notre époque. L’A. dessine « la “micro-société” des intellectuels païens », subdivisée dans les trois groupes principaux qu’Eunape traite dans ses Vies : les philosophes (ch. V), les sophistes (VI) et les médecins (ou « iatrosophistes », VII). Il élargit ensuite le tableau en décrivant l’espace géographique qui s’étend d’Alexandrie à Rome, en passant par Pergame, Smyrne, Éphèse, Constantinople et Athènes, en évoquant l’importance toujours plus grande que prend cet Orient hellénisé, intégré à l’Empire romain, qui deviendra bientôt byzantin. Il s’intéresse ensuite à l’origine sociale des penseurs (IX), à leur formation intellectuelle (X), à leur engagement politique (XI) et aux rapports qu’Eunape entretient avec l’empire chrétien. L’A. évoque enfin les « croyances et les pratiques religieuses » du paganisme finissant (XIII) et dresse le portrait du « sage idéal » (XIV) inspiré par le modèle de Socrate. Puis il consacre de longues pages à l’analyse de la langue et du style d’Eunape. On mentionnera en particulier un usage très fréquent de parenthèses qui sont parfois « des notes adventices qui rompent complètement la continuité syntaxiques » et apparaissent « comme des réflexions complémentaires » issues d’une relecture ultérieure, imprimées ici en retrait. L’A. établit enfin une prosopographie complète (c’est-à-dire des notices biographiques qui sont autant de brefs portraits) de tous les personnages nommés par Eunape, éclairant parfois des propos trop concis, partiaux ou incomplets, et mentionnant les autres sources, lorsqu’elles existent. – Il n’est pas possible de rendre compte ici de toute la richesse de cette véritable somme ; aussi nous contenterons-nous d’en pointer quelques éléments essentiels. On peut tout d’abord mentionner la nature des sources d’information d’Eunape : celles-ci sont à la fois directes et orales (Chrysanthe), indirectes (lorsqu’il retranscrit des anecdotes qu’il a entendues raconter par d’autres), mais aussi tirées des événements auxquels il a personnellement assisté, (comme « par exemple la mort mystérieuse de Festus responsable de l’exécution du philosophe Maxime (p. 58,8-9), ou encore l’entretien entre le préfet d’Asie, Justus, et le philosophe Chrysanthe (p. 103,9) »). Quand Eunape écrit dans le prologue des Vies que son intention est d’entreprendre « une histoire continue et circonscrite avec exactitude de la vie des hommes les meilleurs en philosophie et en rhétorique » il ne s’agit pas tant dans ses biographies de « retracer les péripéties d’une existence individuelle qu’à faire connaître l’ἀρετή de ses personnages, telle qu’elle s’exprime dans l’activité philosophique ou rhétorique ». Eunape cherche ainsi à dégager le portrait d’un sage idéal païen fondé sur le modèle socratique, dont Chrysanthe fut, à ses yeux, « une véritable réincarnation » (XXIII, § 20-35). À côté de Socrate (cette « statue ambulante de la sagesse » (VI, § 10) se dressent d’autres figures : « Pythagore, Platon, Aristote, mais aussi Archytas ou Apollonius de Tyane [qui] apparaissent ici et là dans les Vies comme des représentants d’un idéal philosophique dont le terme, au-delà d’un savoir scientifique, culmine dans une imitation du divin ». Ainsi, Eunape écrit par exemple au sujet du médecin Oribase dont il était l’ami : « Il imita le dieu de sa patrie (Asclépios), pour autant qu’il est possible à un homme de se rapprocher de l’imitation du divin » (XXI, § 3). À côté des informations biographiques, Eunape formule donc également « des jugements de valeur ... en louant, condamnant ou justifiant les comportements individuels » et dégage « toute une série de normes et de modèles de comportement. L’ensemble de ces biographies est comme le reflet diffracté d’un même intellectuel idéal ». Lorsque cet idéal s’incarne dans des penseurs particuliers, ces derniers se caractérisent par la beauté, la grande taille, le beau timbre de voix, la santé, la résistance physique, la longévité, la faculté de s’adapter à son interlocuteur, l’improvisation aisée ou l’élégance de style. La noblesse des origines est également un trait qu’Eunape se plaît à relever, mais « la richesse est une valeur moins nécessaire lorsqu’elle est compensée par les qualités intellectuelles » et « il a le plus grand mépris envers les intellectuels qui ne vivent que pour l’argent ». Parfois « la richesse est (...) compatible avec un idéal de simplicité philosophique » et le mépris aristocratique qu’exprime Eunape envers ceux « qui ne vivent que pour l’argent » s’adresse exclusivement aux activités commerciales, alors que « la richesse foncière n’est jamais remise en cause ». « Les intellectuels d’Eunape occupent une place bien déterminée dans la société du IVe siècle : c’est le monde de la noblesse des grandes villes d’Orient, le monde des familles de curiales, plus ou moins riches certes du fait de la crise sociale, mais conscientes de cette position privilégiée et du rôle qui leur était dévolu dans la vie municipale ». L’A. montre que « derrière ces biographies distinctes » de philosophes et de sophistes qui décrivent toute une palette de personnalités, se dessine « un archétype idéal de l’intellectuel païen, incarnation des valeurs sociales, intellectuelles, professionnelles et religieuses d’Eunape ». Le sage qui a atteint le degré suprême de la connaissance est présenté comme un être divin, « une pure manifestation de la transcendance », « une épiphanie divine ». Le « telos de la philosophie religieuse de cette époque » apparaît ainsi comme étant « l’assimilation à la divinité dans la mesure où elle est possible à l’homme », selon la formule platonicienne. Plus généralement, la religion « apparaît comme le sommet de la philosophie, elle-même conçue comme le terme de la paideia traditionnelle ». C’est le terme de θειασμός qui désigne à la fois cette divinisation de l’homme et la connaissance surnaturelle à laquelle il accède (p. 367-376). Les philosophes « ont obtenu, grâce à une initiation ou à des pratiques relevant de la théurgie, un pouvoir divin ». On constate également « l’omniprésence de la divination sous toutes ses formes » et donc une forme de connaissance qui laisse une grande place à la magie, la télépathie, la clairvoyance, tout ce que nous condamnerions aujourd’hui, mais également dans la tradition rationaliste de l’Antiquité elle-même, sous le terme de superstition. L’A. signale à ce propos un changement significatif par rapport aux sophistes de Philostrate (170-250), auteur, lui aussi, de Vies de Sophistes : « Les personnages d’Eunape sont dans l’ensemble beaucoup plus religieux que les sophistes de Philostrate, mais leurs convictions ne s’expriment pas dans le cadre officiel de la cité et le lieu d’exercice de leur culte s’est déplacé vers un espace beaucoup plus privé » (p. 343). Ce déplacement s’explique par l’extension du christianisme et par le danger toujours plus grand que représentent pour le païen les manifestations publiques du culte des dieux, accompagné de ses sacrifices sanglants, de la divination. Ce danger n’a pas disparu pendant le bref règne de Julien, durant lequel la pression du peuple christianisé continuait de s’exercer. Sosipatra, l’épouse d’Eustathe de Cappadoce, disciple de Jamblique, constitue pour Eunape un exemple particulièrement frappant de ces personnages à cheval entre la philosophie et la religion, témoignant d’une époque durant laquelle les troubles politiques et sociaux trouvent un relai puissant dans une forme de trouble intérieur. Il la décrit comme ayant des dons supérieurs, qui se manifestent dès son enfance et qui conduisent le père de la petite à la considérer comme une divinité. Sosipatra possède un don prophétique : elle prédit notamment la destruction du Sérapéion d’Alexandrie par des hommes « qu’on appelle des moines » mais qui, bien que ce soient « des hommes quant à l’apparence », « mènent une vie de porcs » (VI, § 112). « À cette époque en effet exerçait un pouvoir tyrannique tout homme qui portait un habit noir et voulait se comporter de façon inconvenante en public. C’est à ce degré de vertu que parvint la race humaine » (VI, § 113). D’après Eunape les soldats chrétiens sont responsables de la destruction complète du temple, car « ils luttèrent si vaillamment contre les statues et les objets consacrés que non seulement ils en triomphèrent, mais que même ils les dérobèrent (...). Du Sérapéion, il n’y a guère que les fondations qu’ils ne purent enlever à cause de la lourdeur des pierres (...). Ayant semé partout confusion et désordre, ces grands et valeureux guerriers, qui tendaient leurs mains certes immaculées de sang mais nullement dédaigneuses des richesses, prétendirent avoir vaincu les dieux et comptaient leur sacrilège et leur impiété comme motifs de leur auto-célébration » (VI, § 111). Nous sommes ici au cœur de la critique, souvent ironique, qu’Eunape adresse au christianisme qu’il ressent comme une religion grossière, exclusivement populaire et marquée par l’ignorance et l’irrespect envers les divinités traditionnelles du monde gréco-romain. – Pour finir je donnerai la liste des quelques coquilles que j’ai relevées dans un texte d’une excellente facture d’ensemble : t. I, p. 369, n. 1 : » à la place de ) ; p. 564 et 583 : Prohérésios est mort en 369 (non en 269) ; p. 584 : quant (non quand) et une joute ; t. II, p. 80, § 74 : Et c’est toute sa vie qu’il mena... ; p. 89, n. 2 : supprimer :-206) ; à la p. 98, la n. 12 après Platon devrait figurer p. 97. Par ailleurs, « extispicine » (t. I, p. 354) et « haruspicine » (p. 360) méritaient d’être brièvement définis ; φίλαυτον (p. 78, § 64), traduit par « narcissique », me semble anachronique : « égoïste » conviendrait mieux. Ces deux volumes occuperont désormais une place de choix dans la bibliothèque de celui qui veut connaître les personnages et les problématiques de la dernière sophistique.