À la résurrection près
Sur Ressources du christianisme, mais sans y entrer par la foi de François Jullien1
τὰ ῥήματα ἃ ἐγὼ λαλῶ ὑμῖν, πνεῦμά ἐστιν καὶ ζωή ἐστιν.2
Jn 6,63.
À reprendre un stéréotype de colloque, il faudrait dire : « on ne présente plus... » François Jullien ; peut-être, surtout, ne l’a-t-on pas vraiment présenté lorsque, pour le caractériser, on a dit de lui : « philosophe, helléniste et sinologue » ; car ces « étiquettes » – certes commodes –, ainsi juxtaposées, risquent de masquer un rapport plus profond entre les domaines qu’elles recouvrent. C’est en l’écart entre la Chine et la Grèce, en effet, inaugurant une pensée de l’entre, que les « chantiers » de sa réflexion ont vu le jour. Parce que philosophe, François Jullien décida de devenir sinologue, c’est-à-dire d’en passer – stratégiquement – par la Chine, en quelque sorte pour s’entendre autrement : entendre depuis cet Ailleurs, ce tout autre d’une culture durant des siècles sans contact avec la nôtre, ce que la Grèce, et la pensée européenne en sa dépendance étroite de « choix » théoriques, proprement onto-logiques, qui s’y imposèrent – des choix inscrits dans la structure des langues selon qu’induits ou inspirés par elles, – n’ont pas pensé à penser, leur « impensé ». Partant peut se découvrir ce que la « langue-pensée » grecque et celles qui héritent de ses cadres conceptuels n’étaient pas faites pour penser, « cela » – rien d’objectivable, au reste – qu’en l’un de ses ouvrages François Jullien reconnut sous le nom de « transformations silencieuses » ; à y prêter attention, s’éprouve un écart, qui n’est pas à combler – comment pourrait-il l’être ? –, mais à investir, celui « de l’être au vivre ». Processuellement, par transformation, transition, silencieuses – autrement dit, en un mot : de l’inouï, – émerge, ex-istant, ce dont nous ne retenons que l’événement. Cet inouï – lui seul, en un sens –, François Jullien cherche à l’« entendre », en engageant une réflexion sur le christianisme d’un point de vue ni dogmatique, ni culturel ou social, mais dans le prolongement de celle qu’il mena sur l’intime, pour autant que, m’arrachant en l’Autre à moi-même, le christianisme ouvre l’existence à l’infini.
Mais que reste-t-il du christianisme, une fois évacué le dogme de la résurrection ? À suivre Paul : rien3. Des ressources, selon François Jullien, qui se tourne vers le plus métaphysicien des disciples de Jésus : Jean. Un nouvel in Johannem, donc.
S’appuyant sur la parole de l’apôtre, ce livre doit donner accès à la pensée du christianisme, mais en dispensant d’y entrer par la foi, comme précisé dans le sous-titre. Certes Jean, témoin de première main, fait entendre cette parole décisive : « Ἐγώ εἰμι ἡ ἀνάστασις καὶ ἡ ζωή: ὁ πιστεύων εἰς ἐμέ, κἂν ἀποθάνῃ, ζήσεται » (Jn 11,25)4, mais c’est ζωή que retient François Jullien, à titre de ressources. C’est d’ailleurs à la condition de ne chercher rien d’autre – seulement des « possibles de l’esprit » (p. 7) –, que peut être écartée, ou seulement négligée, la pierre d’angle qu’est pour le chrétien l’ἀνάστασις. En retour, il semble bien que la précision « mais sans y entrer par la foi » énonce moins le refus – optionnel, somme toute – d’un certain mode d’accès au christianisme que la condition nécessaire d’un accès effectif à la pensée qui s’y livre, d’une rencontre avec l’esprit qui le vivifie, tout se passant, donc, comme si la fécondité du christianisme dépendait de ce « pas de côté » par rapport à la foi, ou plutôt comme si ce rapport même était – paradoxalement – « irrelation ».
L’objet éclairant la méthode, en sondant les sols du christianisme, après ceux de la Grèce et de la Chine, François Jullien revient sur ce qu’il entend par ressources (ch. 2), explorant, exploitant (p. 25) celles que lui fournit le texte évangélique pour se demander « ce que le christianisme a fait à la pensée » (p. 11).
François Jullien entend n’aborder le christianisme en termes ni de valeurs, ni de richesses, ni de racines ; il ne s’agira pas de le ramener dans le giron de la raison (Spinoza), de le penser contre la raison (Chateaubriand), de s’en tenir à une explication démystifiante (Feuerbach, Freud et ses épigones) (cf. p. 20) ; non plus – ou par là même – de le livrer aux sciences humaines (cf. p. 10ss). Comment dès lors approcher, concrètement, l’expérience à laquelle répond ce qu’il appelle « ressources » ? Nous l’entendons, quant à nous, en résonance avec cette Pensée de Pascal : « Ce n’est pas dans Montaigne mais dans moi que je trouve tout ce que j’y vois » (Br. 64/Laf. 689). Si le propre de la ressource est d’être « disponible », « ouverte à tous », sans « frontière » ; si on l’explore « jusqu’où on y voit “ressource” » (cf. p. 30-31), c’est qu’il n’y a pas de ressource en soi, déjà là, hors de nous, mais en qui – par qui – en révèle la disponibilité à partir de son propre fonds, du souci qui l’anime ; nul ne dispose d’une ressource qu’à y chercher son bien propre, plus radicalement – selon qu’est reconnu comme ressource ce dont on peut tirer un « profit existentiel » – qu’à s’y chercher, qu’à s’y re-trouver. « Ressource » : re-surgere ; la res-source, notait Littré à la fin de l’article qu’il consacre à ce mot, « est proprement une seconde [...] source »5. Le christianisme l’est sans doute à plus d’un titre pour François Jullien. Proche, d’abord, de ce que la tradition6 enseigne est la conception d’un christianisme qui, faisant « entendre le singulier [...] de son message [...] du sein même de l’hébraïsme dont il reconnaît relever, [...] laisse d’autant mieux apparaître sa ressource qu’on la voit se dégager par correction et promotion de ce passé »7. S’en dégager, c’est aussi bien, dans Ressources, « désenraciner le judaïsme : [...] le détacher de son marquage ethnique » (p. 30).
Mais c’est plus singulièrement, nous semble-t-il, que l’auteur d’Une seconde vie détecte dans le christianisme un « seconde source » ; seconde, elle l’est pour autant qu’elle s’offre à une réflexion qui éprouve la nécessité de donner suite à des propositions de pensée aussi nécessaires à son cours, en son second moment – celui d’une philosophie du vivre –, que le furent – ou le sont – celles de la philosophie grecque et de la pensée chinoise, dont elle suscita le vis-à-vis. Ressources du christianisme : aussi bien, résurgences, selon une autre cohérence, des thématiques à partir desquelles on a pu voir opérer la logique d’immanence dans les écrits antérieurs, à travers les polarités qui l’animent, et notre vie y éprouver sa participation à celle du monde.
1. Équivoque de la « foi »
Peut se comprendre dès lors le choix de François Jullien de demeurer « en amont de la question de la foi » (p. 43), « dans l’en deçà de la Résurrection » (p. 70). Le maître mot de la démarche paraît justement « en-deçà ». Si le christianisme l’intéresse « à la Résurrection près », c’est non pas qu’il faudrait nécessairement en écarter la perspective, mais au sens où toute ressource est en deçà de ce qui est figé ou menace de se figer dans le dogme ; donc en deçà de ce que la foi prononce. Quelque chose comme une ἐποχή de la foi se trouverait ainsi pratiquée : mise hors-circuit des « articles » en lesquels elle se confesse ; aucun usage ne devant être fait de la validité dogmatique des propositions qu’elle pose – selon la guise qui lui est propre –, et dont dépend sa consistance.
De la sorte il ne serait pas pertinent d’opposer aux vues exposées dans Ressources la distinction classique entre fides qua creditur (foi par laquelle on croit) et fides quae creditur (foi que l’on croit), quoi qu’il en soit de sa source et à s’en tenir à l’interprétation traditionnelle qui en est donnée, la seconde consistant en un ensemble de contenus objectifs, tels que consignés dans un credo, auxquels viendrait se joindre le croyant par un mouvement du cœur (assensus), signe de la présence opérante du Verbe en lui (fides qua)8. Il semble que, pour François Jullien, la foi, si l’on passait par elle, effacerait le dehors sans lequel il n’y aurait plus à entrer dans la pensée du christianisme. Y entrer – effectivement –, c’est l’aborder justement en termes de ressources, par-là existentiellement, pour autant, comme il l’écrivait dans De l’intime, que ressource « signifie qu’une possibilité se trouve impartie [...] qu’on peut soit faire valoir soit négliger »9 ; qu’il dépend donc de chacun d’« essayer » en quelque sorte – ou non ; or on n’essaye pas – ou plus – ce qu’on pratique (sans y penser). La foi aurait en ce sens comme l’évidence de la langue que nous parlons et des catégories qu’elle véhicule, qui vont pour nous de soi ; elle menace la pensée de perdre en fécondité pour autant qu’elle neutralise l’étrangeté, étouffe l’inouï, qui se laissent au contraire entendre à qui aborde l’évangile de Jean sans tropisme dogmatique, sans y chercher et y reconnaître seulement ce qu’il lui a été appris à y trouver. François Jullien n’« essaiera » pas la résurrection.
Le dogme en effet est résultatif. La foi y trouve où s’assurer d’elle-même, où se vérifier. Or, demande François Jullien, « la Vérité, avec sa facture disjonctive, vrai ou faux, elle sur laquelle se sont braquées la théologie comme la philosophie, n’a-t-elle pas aussi stérilisé la pensée ? » (p. 24). « C’est en voulant convaincre de sa vérité », écrit-il plus loin, « que le christianisme me paraît le plus malhabile ou, disons, le plus dépourvu de ressource » (p. 31).
Où il y a prétention à une vérité dogmatique, solution, il ne peut (plus) y avoir ressource. Voilà qui s’entend. Mais la foi est-elle réductible à ce qui d’elle se sédimente comme dogme ? N’est-elle pensable que toujours déjà gagnée par l’objectivité suspecte de celui-ci ? Au-delà de son concept, soit existentiellement, est-il aussi certain que paraît l’entendre François Jullien, qu’elle soit pourvoyeuse de vérités ?
La question se pose de savoir s’il ne demeure pas un écart irréductible, en chacun singulier, entre ce que la foi – ou plutôt le croire – est censée poser, ce en quoi l’on a foi, en quoi l’on croit, qu’on appelle pour cette raison « dogme », et ce croire même, en ce qu’il a de fragile, en ce qu’il peut avoir d’aventureux, voire de fluctuent, de vacillant, bref de vivant. Dans cette perspective, il n’y aurait rien de moins dogmatique que ce sur quoi repose en principe le dogme, qu’on appelle, l’objectivant, l’hypostasiant, « la foi ». Si le dogme tend à « pétrifier » (cf. p. 31) ce que la foi, vivante, inaugure et qu’il lui faut continûment inaugurer, il ne doit sa consistance et sa sauvegarde qu’au renouvellement de celle-ci. La foi exige justement pour être – pour n’être que croire – d’être « continuée », de se continuer, de se re-prendre. C’est en son essor qu’il s’agit de la penser, en deçà de la définition qui la tire du côté d’une « adhésion profonde de l’esprit et du cœur qui emporte la certitude »10, en amont de la parfaite coïncidence supposée d’un homme avec sa croyance, d’une foi étale, si l’on peut reprendre ainsi une distinction chère à François Jullien11. C’est aussi bien – l’idée de « ressource » y autorise – considérer la foi au miroir du tao, nous défiant du carcan de l’identité, soit du concept que la Raison occidentale cherche à fixer dans une définition ; restituer à partir du dehors ainsi ouvert, par recul, ou suspension des évidences de la langue, un commun d’expérience existentielle12. Or, comme l’enseigne le Laozi, « la source de l’essor [...] est toujours en retrait »13. Si la pensée chinoise est passée à côté de Dieu, ce serait une ressource insoupçonnable du christianisme que de trouver en elle une voie qui y (re)conduit. Il en va de la foi comme de la vertu, ou (l’exemple serait éminemment topique, pour le coup) de cette vertu particulière qu’est la piété. C’est par dé-coïncidence d’avec elle-même, en retrait par rapport à sa déterminité, que la foi, comme la piété, accède à elle-même, peut s’épanouir, se vivre en son effectivité, résister au dessèchement, à l’étiolement, à la routine de l’évidence.
Certes la dimension subjective – donc existentielle – de la foi n’est pas absente du propos de François Jullien, mais l’existence – on le verra – relève pour lui d’un autre régime de manifestation. Partant n’est pas retenu comme essentiel à sa détermination ce que la foi a de vivant, mais plutôt son caractère clivant, tranchant. Elle prête (comme la morale) au soupçon, « toujours menacée [...] de relever, subjectivement, d’un phénomène d’autosuggestion (je crois parce que je veux croire) » (p. 31). Sans doute ne serait-il pas faux, en paraphrasant le propos de La Rochefoucauld sur l’amour, de dire qu’il y a des gens qui n’auraient jamais eu la foi s’ils n’avaient jamais entendu parler d’elle. Mais la fausseté – voire le mensonge à soi-même – dont l’illusion témoigne en ce « phénomène d’autosuggestion » n’en demeure pas moins un fait vrai, dont il faut bien rendre compte. En poussant, au besoin, le soupçon jusqu’au bout. Et, ce faisant, on risque bien de « retomber » sur la foi. Si la volonté de croire en effet est une raison de douter, selon une formule demeurée scolairement célèbre, il n’en va pas du croire de la foi comme de celui de la simple croyance ou de l’opinion. Sans même recourir à la tradition biblique qui rattache la volonté au cœur (par là à la foi), peut-on se débarrasser tout à fait de la « suspicion » à rebours qui décèlerait en ce « vouloir croire » quelque authentique inclination à croire plutôt que non ; un soupçon de foi, au moins d’espérance, en celui qui éprouve ne pas « arriver à croire » : leur trace, ou leur reste.
Dans cette perspective, peut-être, l’effort pour accéder à la pensée du christianisme ne dépendrait-il pas nécessairement, plutôt que de l’évacuation de la foi en elle-même, de l’évitement de celle-ci entendue comme préalable, comme condition nécessaire d’accès au christianisme ? Glosons donc le titre ainsi : Ressources du christianisme à condition que ne soit pas fait de la foi le préalable nécessaire pour y entrer. Encore faut-il préciser, comme y incitent les belles pages consacrées à la distinction entre croire à et croire en (p. 100ss), que c’est la foi entendue comme un croire à que François Jullien a en vue, à laquelle il entend demeurer indifférent, la foi assimilée aux croyances, une « foi constituée » pour ainsi dire, dont il distingue justement la foi comme croire en. D’où, plus loin dans l’ouvrage, cette interrogation en guise de diagnostic : « l’Église, dans son dogme, n’a-t-elle pas été portée à passer du croire en (de l’ipséité) au croire à (de l’identité) – ce dont elle a fait la “foi” solidifiant son armature ? » (p. 102) ; se trouverait par-là soulignée ou accusée la distance qui sépare la « foi », celle des « articles de foi », ou encore la doctrine de la foi, d’un côté, laquelle fonde une religion, de la foi comme ce que Kierkegaard appelait communication existentielle, de l’autre, rapport à Dieu dans – ou selon – lequel une singularité est absolument celle qu’elle est, ipséité –, qui définirait « le religieux », une foi constituante dirions-nous pour la distinguer de l’autre.
Ainsi considérée, elle n’est plus croyance mais confiance, espoir, maintenant au cœur de l’intime – sauvegardant comme l’intime même, plutôt – l’écart de l’altérité, et inaugurant l’ipséité de chacun de part et d’autre ; la foi en ce sens n’a d’autre raison qu’elle-même ; aussi bien : que l’ipséité de chacun. « Sans limite » en cela, infinie ou absolue. Cet infini trouverait par excellence son expression en la formule inouïe que nous trouvons, non plus chez Jean, mais chez Marc (Mc 11,22), qui neutralise la distinction commode entre fides qua et fides quae, renvoyant en un sens à l’emounah (אֱמוּנָה) originaire de l’alliance : έχετε πίστιν θεού. Non pas « ayez foi en Dieu », comme on le traduirait platement, mais : ayez (plus précisément : tenez-vous, et fermement !, à – ou en) la foi (de fait, πίστις traduit אֱמוּנָה dans la Septante) de Dieu, en sa confiance, en sa fidélité, qui, elles-mêmes, tiennent à vous, non sans l’harmonique de « tenir à » en français. Nul besoin de supposer – d’inventer – là quelque « génitif mystique » pour rendre raison de la formule « la foi de Dieu » ; seul un préjugé dogmatique incite à en altérer l’inouï. L’« Ἀμὴν γὰρ λέγω ὑμῖν [...] » au verset suivant (Mc 11,23)14, couramment traduit par « en vérité je vous le dis », est dans toute sa force entendu comme la résonance de sa racine aman (אָמַן), mot-ressource par excellence si l’on songe que s’y rencontrent précisément la vérité (en hébreu emet, אמת) et la confiance, de sorte que (songeons seulement à ce que nous appelons « bonne foi ») cet « en vérité » est aussi bien « croyez-moi » : moi qui suis la vérité, « je n’ai pas parlé de moi-même, mais le Père qui m’a envoyé m’a prescrit ce que j’ai à dire et à déclarer. » Nous voilà ainsi renvoyés à l’évangile de Jean (12,49).
2. Pourquoi Jean ?
Pourquoi privilégier, des quatre « démarches parallèles » (p. 36), celle de Jean ? Parce qu’il pose, selon François Jullien, « une seule question », radicale : « qu’est-ce qu’être effectivement vivant ? » (p. 37). Il « s’attache à penser ce qui fait la possibilité même d’un événement qui, comme tel, est nécessairement inouï ; et que c’est ce pur événementiel qui est la vie » (p. 39). Jean pense en grec – dans la langue de l’ontologie, celle qui vise l’être pleinement, effectivement, « étantement » (όντως, dit Platon) étant – « la capacité du devenir comme événement » (p. 40). Ἐγένετο est introduit par Jean comme un coin dans la souche ontologique grecque : le « devenir » n’est plus à penser comme « en déperdition d’être » (ibid.), mais accède à la consistance propre que lui confère le Λόγος, non pas en devenant, non pas en se faisant, mais en advenant – chair (cf. p. 44) (καὶ ὁ λόγος σὰρξ ἐγένετο ; Jn 1,14) : « Le Christ », écrit François Jullien, « est celui qui, dans l’Être, ouvre la voie de l’événementialité » (p. 46).
À une événementialité de la coupure (avant/après), Jean permettrait d’opposer une événementialité de l’inouï. François Jullien en détecte les signes dans l’épisode de la guérison du paralytique où il est dit « non pas : “Veux-tu guérir ?” [...], mais : “Veux-tu devenir (advenir) sain ?” (ὑγιὴς γενέσθαι). Ensuite, non pas : “L’homme fut guéri”, mais : “devint (advint) sain” » (ἐγένετο ὑγιὴς) (p. 44 ; cf. Jn 5,6.9). « Écart apparemment minimal de formulation, mais décisif » (p. 45). Pourquoi ? Car de l’événement Jean retient le surgissement, l’advenir comme promotion du nouveau. L’événement « échappant à la logique de la causation », le miracle est appréhendé comme en deçà du miracle ; désamorcée ainsi la défiance qu’il suscite, aussi bien celle de Spinoza que celle de Feuerbach. Il n’est pas moins vain en effet dans cette perspective de le « naturaliser de force » que de « le dénonce[r] comme une fiction » (cf. p. 44). Décisif, cet écart du devenir à l’advenir l’est surtout pour François Jullien, en ce que dans la continuité de ses ouvrages consacrés à une philosophie du vivre, il le voit s’inscrire dans le vivre lui-même : advenir d’un vivre au cœur du vivre, ou plutôt à partir de lui, comme hors de lui, cependant qu’en lui, exigeant qu’on s’exhausse jusqu’à lui, un vivre qui est mieux nommé « exister ». L’évangéliste offrirait ainsi cette ressource de nous ouvrir à la – à une certaine – cohérence du christianisme selon qu’il donne à penser un vivre en deçà du sens que la foi chrétienne lui donne (y trouve) pour s’y fonder en affirmant le Christ ressuscité. Ainsi, selon qu’il s’attache, d’après François Jullien, à penser ce qui fait la possibilité d’un événement, « Jean donne-t-il un nouveau statut au possible. Il n’est plus le possible logique [...] ; ni non plus le possible ontologique [...]. Mais il est un possible existentiel, tel qu’on puisse s’arracher à soi-même comme à son passé et se “tenir hors” de sa condition, antérieure ou normée – ex-sistere ; et qu’il fait lever dans la vie de l’inouï » (p. 50).
Voilà donc ce qui, « dans l’en-deçà de la Résurrection », se laisse découvrir et explorer à titre de ressources.
3. Ψυχή et ζωή
Si la vie est l’inouï, comment entrer dans une pensée de la vie ? C’est aussi bien, selon François Jullien, demander « comment la vie peut être vivante » (p. 51).
En l’écart entre le devenir grec, défaut d’être, et l’advenir chrétien s’en décèle un autre, ouvert entre être en vie et avoir en soi la vie (p. 54), entre la vie comme condition – le vital – et la vie comme vocation ; entre ce vivant – ou ce mortel – que je suis et cet existant que je suis appelé à être. Le christianisme m’offrirait ainsi cette ressource d’indiquer par quelle voie ma vie peut advenir en vérité ; ou encore, pour reprendre le titre d’un précédent ouvrage, comment vivre en existant.
Cet écart est aperçu par François Jullien en l’usage distinct fait par Jean des termes ψυχή et ζωή (p. 55ss) dans la parabole du bon berger : « moi, je suis venu pour que les hommes aient la vie (ζωὴν) et qu’ils l’aient en abondance (περισσὸν). Je suis le bon berger : le bon berger se déssaisit (τίθησιν) de sa vie (τὴν ψυχὴν) pour ses brebis » (Jn 10,10-11). En cette distinction capitale, véritable centre de l’ouvrage, François Jullien retrouve celles sur lesquelles il nous a offert de riches variations, entre l’étal et l’essor, entre l’enlisement dans le vital et la désadhérence existentielle : « qui reste dans l’adhérence à son être-en-vie, et s’enlise en lui, perd sa capacité d’être pleinement, c’est-à-dire surabondamment vivant. Mais qui sait se libérer de cette dépendance à l’égard du seul souci de sa vie peut déployer celle-ci en vie effectivement vivante et telle qu’elle ne pourra mourir » (p. 57). Vaine est la τεχνή περὶ τὸν βίον (l’art de vivre) dont la sagesse païenne s’appliqua à décliner les principes, si c’est à une vie absolument vivante, une ζωή surabondante, une plénitude de vie, que nous sommes appelés. Ainsi l’eau qui étanche la soif, « spiritualisée » par Jean, devient-elle source de vie, τὸ ὕδωρ τὸ ζῶν, l’eau la vivante15 : « source d’eau jaillissant pour la vie qui ne meurt pas ». Αἰώνιον : « qui ne meurt pas », traduit François Jullien, au lieu d’« éternelle », retenant peut-être, en cela, d’αἰών, le sens premier de « force vitale »16, une force qui, se déployant pleinement, surabondamment, se renouvelant sans cesse, résisterait à la mort, sauvegarderait, entretiendrait, nourrirait, une vie – infiniment – durable, libérant par là même la durée « de l’ombre que [fait] peser sur elle, la discréditant, [le] surplomb de l’éternité »17, et lui donnant ainsi une consistance ignorée des Grecs. À lire dans cette perspective l’épisode de la Samaritaine (Jn 4), l’eau est bien eau ; l’eau est ainsi vivante d’être autrement eau que ne l’est cette eau qu’elle demeure pourtant. Paul dira en ce sens que dans le Christ « tout est renouvelé » (littéralement : toutes choses sont devenues – advenues – nouvelles) : « ἐν χριστῷ [...] γέγονεν καινὰ τὰ πάντα » (2 Co 5,17).
Cette « vie vivante », cette vie que l’esprit – au sens non pas noétique mais pneumatique qu’il trouve chez Jean – « fait vivre » (Τὸ πνεῦμά ἐστιν τὸ ζῳοποιοῦν ; Jn 6,63), cette ζωή se dégageant spirituellement de la ψυχή, donne à penser, dans la perspective de François Jullien, deux modalités distinctes – encore qu’inséparables – du vivre, deux modes de ce qu’un précédent ouvrage a théorisé sous le nom de « dé-coïncidence », l’un intensif, célébré par le romantisme, correspondant à son déploiement seulement vital, l’autre expansif qui trouve dans le christianisme son expression la plus profonde – ou la plus intime – en l’ἀγάπη.
4. Dé-coïncidence
En quoi consiste la « logique de la dé-coïncidence » – « la logique de la vie » –, François Jullien le rappelle au chap. 5, à partir de l’opposition décisive exprimée par Jean entre aimer et haïr sa vie en ce monde (Jn 12,25), où se laisse éprouver l’écart entre ψυχή et ζωή, entre le vital et l’absolument vivant. Les analyses de François Jullien, confrontées surtout aux thèses de Dé-coïncidence, ne paraissent pas toutefois sans ambiguïté. « On pourrait [...] penser », y écrivait François Jullien, « que vivre, en soi, c’est coïncider ; que c’est même là la définition de vivre : qu’être en vie, c’est être en coïncidence ininterrompue avec le monde comme avec soi- même » (p. 37). On pourrait d’autant mieux le penser qu’on entendrait ce vivre au sens de l’être-en-vie, signifié par ψυχή, de ce vivre auquel nous nous attachons, nous accrochons, en lequel nous nous enfermons ou enferrons, opposé à l’effectivité vivante de la ζωή. Mais si cette assimilation est légitime, en quoi vivre serait-ce – déjà – décoïncider : « décoïncider sans discontinuer de l’état précédent pour continuer de vivre » (p. 38) ?
Cette décoïncidence vitale n’est-elle pas, jusqu’à un certain point, oblitérée dans Ressources ? S’y trouve, semble-t-il, privilégié plutôt son résultat : l’adaptation, jusqu’à la sclérose – l’« adéquation-adaptation positive avec son être-en-vie comme avec ce monde où l’on vit est perte, par sa positivité même, de la capacité de vie qui s’y étale et qui s’y fige » (p. 72). À moins qu’il ne faille distinguer en quelque sorte entre une décoïncidence faible, comprise en la ψυχή, et une décoïncidence forte, celle de la ζωή. Faible, la première, en ce que par elle la vie ne décolle d’elle-même que pour retomber en elle-même, se répéter inlassablement ; forte, la seconde, en ce que du dedans de la vie, se prenant à vivre pour ainsi dire, un sujet émerge, possibilité nouvelle de lui-même, reprise de soi en cela, inaugurant ce même, le qualifiant, l’arrachant à la lassitude du soi, à une morne identité.
Parce qu’en s’attachant à elle-même la vie se perd, en vertu du négatif immanent à la vie telle qu’elle est pensée par Jean, tout se passe comme s’il ne pouvait y avoir de promotion de la vie que par renversement de ce négatif. Le salut en ce sens, ou, pour le coup, la « vraie vie », la « vie vivante » (ζωή), exigent que soit haïe la vie en ce monde (ψυχή). La vie serait haïssable autant – et pour la même raison – que le moi l’était selon Pascal : selon qu’il se fait centre de tout, veut être tout à tous, au lieu que Dieu doit être, suivant la parole de Paul, « tout en tous » (1 Co 6,28). D’où l’interprétation de Jn 10,17 : « Le Père m’aime parce que je me dessaisis de ma vie pour la reprendre ensuite ». « Je “dépose” ma vie, c’est-à-dire que je dé-coïncide de mon être-en-vie, adapté (adopté) qu’il est en sa vie comme en son monde, pour pouvoir porter [...] plus amplement (la déployant pour les autres) ma capacité de vie » (p. 74-76). Si la leçon du Christ dans Jean est, selon François Jullien, une leçon de décoïncidence, c’est que sa parole introduit un hiatus en la vie pour autant que celle-ci implique enfermement en moi-même comme en le monde, coïncidence avec soi en la jouissance du monde – au lieu de son simple usage18 –, régime ou « ordre de la chair ». En ce sens, Jésus peut dire, en Jn 6,63, que la chair ne sert de rien (ἡ σὰρξ οὐκ ὠφελεῖ οὐδέν), que l’esprit est « le vivifiant », que ses paroles sont esprit et vie.
La décoïncidence signifiée par la ζωή se peut comprendre, si l’on suit François Jullien, à partir du prologue de Jean. La « logique de la dé-coïncidence promouvant la vie, Jean l’a fondée au départ en Dieu même » (p. 73). Car la révélation exige la décoïncidence sans laquelle, en un sens, Dieu ne pourrait dire qu’il est, qui il est, qu’il est celui qui est. Dire qu’« au commencement était la décoïncidence »19, c’est dire que Dieu n’est que d’advenir lui-même en lui-même, et cet advenir – son auto-révélation – est Parole, Verbe. Il faut « que Dieu s’écarte de soi pour advenir effectivement en soi vivant [...] pour se promouvoir en Dieu [...] pour exercer sa capacité de Dieu et advenir éternellement en Dieu vivant [...]. L’intelligence de Jean – d’où vient une ressource essentielle au christianisme – est de comprendre que Dieu coïncidant avec lui-même serait un Dieu mort » (p. 73-75).
De là que François Jullien revient (p. 75-77)20 sur la parole de Jésus Ὑπάγω καὶ ἔρχομαι [au lieu d’ἐλεύσομαι] πρὸς ὑμᾶς (Jn 14,8) : « je me retire et viens vers vous », ainsi glosée dans Ressources : « C’est en me retirant, en dé-coïncidant de la relation que j’entretiens avec vous, que je peux venir à vous » (p. 75). En termes de ressources, en effet, c’est un présent de tension que François Jullien entend là, qui éclipserait le présent prophétique dans lequel ordinairement, traditionnellement, l’on voit – (ou veut voir ?) – la syntaxe grecque répondre à l’attente eschatologique21. La parole rappelle le πάλιν ἔρχομαι du verset 3 – au πάλιν près, toutefois, qui, pour le coup, investissait le présent de la dimension d’avenir22. Par cette disparition, la promesse du « retour » qu’il dénotait se trouverait « désormais dépassée. » En tout cas, tranchait François Jullien, dans Près d’elle, « on peut s’en passer »23 et, à la gloire qui, dans le Credo, doit accompagner ce retour (« et iterum venturus est cum gloria »), préférer sonder en la radicalité de ce présent l’écart signifié par « je me retire et viens vers vous » : retrait et accès conjoints, le retrait donnant accès, se sauvegardant en ce don comme condition d’un entre intensif, aussi irréductible que l’altérité qui l’ouvre, selon que l’écart est reconnu comme la condition du rapport vivant avec l’autre, de ce qu’il faudrait appeler : être à l’égard de l’autre (cf. p. 76).
Si ce que Jésus enseigne « est toujours de se détacher de la cohérence (adhérence) de l’obvie (et d’abord de celui de l’être-en-vie) [...], pour que s’y entende, en s’en écartant, une dimension d’absolu (l’absolument vivant) » (p. 79), c’est pour une raison dont François Jullien s’approchait plus directement, semble-t-il, dans Dé-coïncidence :
De ce que Dieu se pense comme décoïncidence, celle qu’introduit son Fils allant jusqu’à mourir de la mort de l’homme, il s’ensuit que tout l’enseignement du Christ, dans Jean, consiste à activer en retour la coïncidence avec le Père, appelée qu’elle est par cette décoïncidence initiale : « Celui qui croit en moi ne croit pas en moi, mais en celui qui m’a envoyé... »24.
De l’obvie à l’inouï il y a le paradoxe absolu de l’Homme-Dieu. La décoïncidence naît de ce que, incarné, se manifestant aux hommes, leur parlant, le Verbe coïncide avec ce Dieu qui décoïncide par lui ; celui qui dit : Ἐγώ εἰμι ἡ ὁδὸς καὶ ἡ ἀλήθεια καὶ ἡ ζωή avec celui qui dit à Moïse : אֶֽהְיֶה אֲשֶׁר אֶֽהְיֶה (ehyeh asher ehyeh) « je suis celui qui suis » (Ex 3,14) ; le paradoxe de l’incarnation, de la kénose, est, pour demeurer dans l’horizon terminologique de François Jullien, celui d’une coïncidence décoïncidante et d’une décoïncidence coïncidante. De sorte que Jésus désarçonne ceux qui l’entendent par une parole proprement insaisissable, non qu’elle ne se puisse comprendre, mais elle ne le peut en ce monde que comme n’en étant pas ; inouïe, elle paraît rendre sans cesse un autre son que celui par lequel elle est humainement entendue25 ; elle fait « lever, non pas un sens nouveau, mais une nouvelle possibilité de sens (“spirituelle”), inaperçue et même inintelligible dans la perspective précédente » (p. 81) ; et la manne du désert, est, tout en ne l’étant plus, celle de Moïse : d’elle lève le pain de vie (cf. Jn 6,35)26, la lumière éclairant le monde, non plus celle de l’astre du jour, mais la lumière de la vie (Jn 8,12), « le bon pasteur [...] non plus celui qui passe par la porte, mais celui qui se fait porte » (p. 83)27.
Fondamental, à cet égard, le texte de Jn 8,17-19 : « Dans votre propre Loi il est d’ailleurs écrit que le témoignage de deux hommes est recevable28. Je me rends témoignage à moi-même, et le Père qui m’a envoyé me rend témoignage lui aussi. Ils lui dirent alors : “Ton Père, où est-il ?” Jésus répondit : “Vous ne connaissez pas et vous ne connaissez pas mon Père ; si vous m’aviez connu, vous auriez aussi connu mon Père” »29.
Jésus part donc de l’irrécusable, sur quoi s’appuient ses interlocuteurs – la loi (v. 17) : la manifestation de la vérité nécessite au moins deux témoins. Or, justement, il peut, lui, en appeler à un autre témoignage que le sien, celui du Père, car, pour parler avec Augustin : « Le Père est le Père, le Fils est le Fils ; l’un n’est pas l’autre, mais ils ne sont pas autre chose. Parce que, dit le Christ, “moi et mon Père, nous sommes un (Jn 10,30)” »30. Et s’ils ne sont pas autre chose, il n’y a pas de sens alors à demander : « Où est ton Père ? », ou à dire, comme l’apôtre Philippe, « Seigneur, montre-nous le Père, et cela nous suffit » (Jn 14,8-9). La réponse se trouve en la personne singulière d’un certain Jésus de Nazareth, de celui qui n’a rien d’autre à dire de la voie, de la vérité, de la vie, que lui-même (cf. Jn 14,6), selon qu’il n’est rien d’autre qu’elles, médiation concrète, Médiateur : οὐδεὶς ἔρχεται πρὸς τὸν πατέρα, εἰ μὴ δι’ ἐμοῦ, « Nul ne vient au Père que par moi », donc, dans la perspective de Ressources, par la vérité que je suis par décoïncidence du Père.
À la fin du chap. 5, « Logique de la décoïncidence », François Jullien soulève ce problème – à moins qu’il ne s’agisse plutôt d’une énigme : d’où vient « que cette pensée de la décoïncidence habitant et portant le christianisme, au moins dans Jean, ait pu se transformer en idéologie dominante » (p. 85) ? C’est demander, en d’autres termes, comment l’inouï peut s’exténuer et se perdre dans le dogme, ou, pour reprendre la distinction plus haut examinée, le croire en dans le croire à. D’où cette interrogation dont le contenu paraît dans Ressources devoir demeurer un simple constat : « La dé-coïncidence ne porterait-elle pas à son revers l’intolérance ? » (p. 87). Ce constat engage – nous l’avons déjà aperçu – le sens de la vérité. Si la parole « tous ceux qui sont venus avant moi sont des voleurs et des brigands » est entendue comme celle d’un fondateur de religion, alors l’intolérance est inévitablement comme ce « revers » ; mais si le Christ est, comme le dirait Kierkegaard, « infiniment plus important que sa doctrine »31, le « christianisme », pris en son sens éminent, ne peut se résoudre en quelque donné objectif. Certes il est ou se présente dans des textes, donc objectivement ; nous le connaissons historiquement à partir d’eux ; mais ce qui y est dit est celui même qui parle et agit. Rien d’autre, mais quelqu’un. Dans l’orbe du paradoxe absolu – François Jullien dit, quant à lui, de la « dé-coïncidence » –, il n’y a pas, en toute rigueur, de vérité chrétienne ; seulement la vérité, qui est Jésus, le Christ ; et chacun de ceux qui peuvent l’entendre, capable en cela de témoigner. Il n’est de vérité que subjectivée. La vérité n’est voie d’accès à la vie vivante qu’à la condition que je me rapporte à elle comme à une ipséité.
5. La vérité est quelqu’un
Arrêtons-nous à Jn 14,6 : Qu’en est-il « de Jésus disant qu’il est la vérité avant de dire qu’il est la vie » (p. 87) ? Cette question conduit François Jullien à considérer au chap. 6 de Ressources la « reconfiguration de la vérité » opérée par le christianisme, laquelle par là-même ne va pas sans une reconfiguration de la foi. Pour le dire simplement, le christianisme enseignant que la vérité est quelqu’un – Jésus de Nazareth, le Christ, l’oint du Seigneur –, que « la subjectivité est la vérité ; la subjectivité est la réalité »32, il enseigne qu’il appartient à chacun d’être vérité, de vivre en vérité, ou, selon l’heureuse formule de François Jullien, que « la vérité est ce dont il faut s’originer pour vivre » (p. 92).
Déposée de son socle théorique (proprement, épistémique), la vérité est exaltée comme ipséité, laquelle « nomme précisément l’absolue singularité du sujet tel qu’en lui-même et que le monde ne peut l’aborder » (p. 94). L’évangile de Jean, écrit François Jullien, est « l’auto-révélation progressive de l’ipséité de Jésus en tant que Christ. Car il n’y a que soi qui puisse dire de soi-même qui il est en tant que “soi” (αὐτός, ipse) » (p. 95). Ou peut-être ceux qui, l’ayant rencontré, se tiennent auprès de lui ; c’est vers les synoptiques, nous semble-t-il, qu’il faudrait se tourner, pour écouter les paroles échangées entre Jésus et ses disciples sur la route de Césarée de Philippe : Καὶ αὐτὸς λέγει αὐτοῖς, Ὑμεῖς δὲ τίνα με λέγετε εἶναι; Ἀποκριθεὶς δὲ ὁ Πέτρος λέγει αὐτῷ, Σὺ εἶ ὁ χριστός ; « Et vous, leur demanda-t-il, qui dites-vous que je suis ? Pierre lui répondit : Tu es le Christ. » Un vous – ὑμεῖς – ici en contrepoint avec le on – οἱ ἄνθρωποι (Τίνα με λέγουσιν οἱ ἄνθρωποι εἶναι, « qui dit-on que je suis ? » ; ou, que disent les « foules » – οἱ ὄχλοι ?, en Lc 9,18), prononcé plus haut (Mc 8,27) ; le « vous » de ceux qui ne prennent le fils de l’homme (cf. Mt 16,13) ni pour Jean Baptiste, ni pour Élie, ni pour Jérémie, ou l’un des prophètes eschatologiques, mais, pour ὁ υἱὸς τοῦ θεοῦ τοῦ ζῶντος, « le Fils du Dieu vivant » (Mt 16,16), τὸν χριστὸν τοῦ θεοῦ, « le Christ de Dieu » (Lc 9,20). Notons que Jésus dit toujours indirectement – en réponse à la Samaritaine (Jn 4,26) ou à Pilate (Mt 26,64 ; Mc 14,62) – qu’il est le Christ, comme si, justement, il ne pouvait être connu que d’être reconnu, connu selon que révélé (découvert, dévoilé, ἀποκαλύπτειν) par le Père (Mt 16,17) ; d’où, en retour, la parole plus haut rencontrée dans Jean (8,19) : « si vous m’aviez connu, vous auriez aussi connu mon Père ». Connaissance absolue, rapport absolu à l’absolu : « Par rapport à l’absolu, écrivait Kierkegaard, il n’y a qu’un seul temps, le présent. L’absolu n’est absolument pas pour qui n’en est pas contemporain »33 : « contemporain » au sens qu’il donnait à ce mot, lorsqu’il opposait le christianisme à sa version officielle, la chrétienté : il est probable que le Christ a eu, a, aura, peu de contemporains, si la contemporanéité, indifférente à l’époque, est, en vérité, seulement d’esprit, ne consistant qu’en la reconnaissance de Jésus pour ce qu’il est, c’est-à-dire pour qui il est.
6. Identité – ipséité
D’identité, en effet, il n’a que son ipséité ; c’est ce que le christianisme a enseigné : non pas, écrit François Jullien, la « valeur supérieure, voire suprême, voire absolue [de] l’“Homme” », mais, « dans la figure du Christ, [il a posé] l’ipséité absolue du sujet » (p. 98). Le Christ en effet « lève, par son ipséité, l’opposition entre ces contraires [homme et Dieu ; « fils de l’homme » et « Fils de Dieu »] qui l’identifieraient. Non pas il les confond, mais il les désexclut » (p. 96)34. En ce dernier propos, c’est au fond la ressource dialectique du christianisme qui paraît approchée. « Sans confusion, sans changement, sans division et sans séparation » : ainsi s’entend l’union des deux natures d’après le Symbole de Chalcédoine (451). Sans qu’il y soit fait référence, le terme « désexclure » semble comme entretenir la tension qui marque ou habite cette « union » ; ce, dans l’exacte mesure où la compréhension commune du mot « union » tendrait à masquer cette tension. « Union – en tension – hypostatique », donc, faudrait-il dire, renforcée par l’accentuation « vraiment homme » et « vraiment Dieu » ; « vraiment », selon la vérité – qu’il est. Qu’enseigne la logique ? Que la confusion exclut la séparation ; la séparation la confusion. L’ipséité du Christ les libérant du principe de contradiction, d’un logos assigné au σημαίνειν τι aristotélicien, « première pierre de la raison européenne »35, à l’identité d’un sens, à la condition nécessaire – aussi bien onto-logique que noétique – du vrai, ne livre pas l’une à la négation de l’autre, mais sauvegarde en l’une et l’autre un négatif d’un autre ordre, désavouant ainsi et même « convainquant de folie » le régime logique de la négation.
Négatif de la désexclusion, « nég-actif » dit ailleurs François Jullien36, qui maintient et sauvegarde l’écart sans lequel, au reste, une théo-logie chrétienne ne serait pas possible, pour autant qu’elle s’élabore comme un discours dont la vérité dépend de l’unicité existentielle de celui qui l’assume comme celui-là même qu’il est ; non seulement « dépend » mais n’est rien d’autre, car il ne peut être ici question proprement d’adaequatio ad rem mais seulement de ce qui est appelé « communication des idiomes ». L’union hypostatique ne peut se donner vraiment à entendre que par la distance – ou l’inadéquation – ultime de la parole humaine à son « objet » : si le Christ est ce qu’il dit – la vérité, vrai homme, vrai Dieu –, partant que toute propriété (idioma) attribuée à l’homme Jésus peut l’être vraiment au Père et réciproquement, le dogme ne peut « enfermer » l’infini que ses termes doivent pourtant dénoter, mais seulement le livrer – débordant leurs frontières – à l’inouï. S’en tenant à lui, François Jullien demeure en deçà du mystère. « Je me garderai », prévenait-il, « de penser le christianisme contre la raison, faisant de l’aura du mystère sa justification – même si cela a servi à l’affranchissement de la subjectivité [...] » (p. 20).
Il semble bien en effet que François Jullien ne prononce jamais sans une méfiance de principe le mot « mystère ». Or le mystère n’est pas sans ambiguïté ; il ne devrait donc pas être sans ressource, dès là que la pensée, au lieu de s’y complaire, éprouve ce que signifie de ne pouvoir, par définition – ou plutôt étymologie (μυστήριον étant à rattacher à μύειν, « fermer » ou « être fermé ») –, ni le percer pour y pénétrer ni en sortir, affrontant en lui comme un mur qui ne séparerait ni dehors ni dedans. De sorte que, quoiqu’elle fasse pour s’en affranchir, la réflexion ne peut éviter, fût-ce à son insu, de le longer. Il ne s’agit pas pour la pensée de chercher refuge dans le mystère – alors elle moralise, elle prêche, elle édifie, elle célèbre l’incompréhensible, bref, elle se perd, ne pense pas –, mais de procéder selon lui. N’est-ce pas à problématiser selon le mystère qu’une philosophie du christianisme – que François Jullien appelle de ses vœux et à laquelle Ressources apporte sa contribution (cf. p. 11) – peut se développer ? Plus largement peut-être le travail philosophique lui-même. Car le mystère n’est pas seulement la manifestation du secret, sans lequel la révélation n’exigerait pas pour être ce qu’elle est ce qu’on appelle justement la « foi », il fonde une parole du phénomène – proprement une phénoménologie. Il n’est enveloppant qu’à s’imposer à une visée qui trouve en elle-même – est à elle-même – sa limite. Immanence d’un regard invisible à soi-même, conférant à ce « même » le sens d’« unicité », vrai nom de l’ipséité. Sans quoi celle-ci est seulement structurelle, pseudonyme d’une identité abstraite, donc interchangeable.
Nous ne saurions dire si « Celui qui croyait au ciel / celui qui n’y croyait pas » est ou non, comme le pense François Jullien, « un clivage quelque peu périmé » (p. 10). Il paraît surtout un peu simpliste et, pour les besoins de la cause résistante – cela dit par là même à sa décharge –, à dessein, édifiant. À se passer du mystère l’union n’en sera pas moins « sacrée » : qu’importe qu’on croie au ciel ou non lorsqu’il est seulement question d’en finir avec l’envahisseur ? Restaurons le mystère avec Pascal : « Incompréhensible que Dieu soit et incompréhensible qu’il ne soit pas », sans retenir pour autant la « solution » apologétique de ce dilemme (elle-même en mystère : celui du péché originel), mais en en sauvegardant au contraire la tension irréductible. Alors, c’est ce qui est appelé le « mystère de l’incarnation », source du principe de la communication des idiomes, que la pensée du christianisme nous impose de longer ; pour autant que l’ipséité du Christ paraît ultimement assumer cet « incompréhensible ». Car en dernière instance, le mystère est-il autre chose que le Christ comme ipséité ? « Dieu, [...] devenant pleinement homme – ou plutôt naissant en homme (l’« incarnation »). [...] Jésus assume complètement le pathos humain – dans sa Passion », « mais en même temps, Jésus, dans son ipséité de Christ, procède complètement de l’absolu et de l’éternité de Dieu » (p. 96-97). Le soi-même (soi... même) de l’ipséité ne dit-il pas l’écart minimal, poursuivi par François Jullien sous le nom de « dé-coïncidence », la déhiscence qui neutralise l’identité – donc la différence – en inaugurant une altérité d’engendrement, celle que suppose ou appelle l’Esprit, pour autant qu’il fait vivre (τὸ ζῳοποιοῦν ; Jn 6,63) en vérité, aussi bien, pour ainsi dire : en ἀγάπη ?
7. Témoigner
On comprendra par-là que de cette ipséité dépend le sens de croire et de témoigner. Nul ne croit ni ne témoigne « à moitié », car dans « soi-même », pris à la rigueur, au sens de l’« identité-ipse », comme dirait Ricœur37, « même » a la consistance de l’incomparable, de ce qui ne peut être subsumé sous aucune catégorie ; pas même sous celle d’identité : de sorte que « croire en, c’est-à-dire en un soi, en une ipséité, est, non pas indéfini, mais infini » (p. 100), en cela est expérience de l’intime, de plus intérieur à soi que soi. Quant à témoigner, de son « sens strictement juridique [...] se dégage – justement du fait que c’est tout le soi du sujet qui s’y trouve engagé, dans son ipséité – un sens qui se découvre existentiel » (p. 104) : « Or je possède un témoignage qui est plus grand que celui de Jean : ce sont les œuvres que le Père m’a données à accomplir ; je les fais et ce sont elles qui portent à mon sujet témoignage que le Père m’a envoyé » (Jn 5,36). Témoigner, en ce sens, c’est être la vérité, et être la vérité, la faire : « celui qui fait la vérité vient à la lumière » (Jn 3,21)38. La vérité n’est plus tel un donné transcendant auquel s’ouvrir en s’y soumettant, mais le sujet la « fait », c’est-à-dire la fait advenir ; « vous connaîtrez la vérité et la vérité fera de vous des hommes libres » (Jn 8,32). François Jullien commente : « non seulement elle libère de la servitude du péché, formulation traditionnelle de la morale, mais “libérer” y prend un sens nouveau, en rapport à la vie, en signifiant positivement que la vérité s’offrira en “demeure” où vivre » (p. 92) ; ce, pour autant que « qui sait se libérer de cette dépendance à l’égard du seul souci de sa vie peut déployer celle-ci en vie effectivement vivante » (p. 57). Le christianisme serait ainsi l’événement – l’avènement – existentiel de la vérité ; « existentiel », soit, pour autant que cet événement est un homme, qu’un homme totalement homme advient totalement Dieu, l’événement de ce qui, selon qu’absolument sujet, dans le monde se tient hors de lui.
« Qu’est-ce que “ne pas être de ce monde” ? Ou qu’est-ce que se tenir hors de lui ? Est-ce pour autant rejeter et condamner le monde ? » (p. 112) : ces interrogations dominent le sixième et dernier chapitre de Ressources. François Jullien y a partiellement répondu dans le précédent. Car, au fond, comprendre ex dans « ex-ister », c’est y entendre ipse ; c’est cet ipse qui ne se résout pas au simple être-en-vie de la ψυχή, en sort, en décroche, s’en dégage, selon qu’il a vocation, par son ipséité, son humanité au sens éminent et concret, à la ζωή, la vie vivante, surabondante ; selon que cette vocation est appel à sortir non du monde, mais plutôt, dirait François Jullien, de « l’enfermement en un monde »39.
8. Ἀγάπη
Jésus-Christ « ne revendique pas tant un autre monde qu’il n’ouvre en ce monde une autre dimension ou, pour mieux dire, la dimension de l’Autre »40. Cette dimension n’est pas celle de la morale : la « vraie morale » se dispense de la morale ; « le Christ ne moralise pas », car « Dieu parle bien de Dieu », comme « le riche parle bien des richesses », comme « le Roy parle froidement d’un grand don qu’il vient de faire », dirait Pascal41. Trivialement : « ils sont au-dessus de ça ». Jésus le dit à sa manière : « Ma royauté n’est pas de ce monde » (Ἡ βασιλεία ἡ ἐμὴ οὐκ ἔστιν ἐκ τοῦ κόσμου τούτου ; Jn 18,3642). Ne serait-ce pas, commente François Jullien, à travers une telle souveraineté du Christ, celle de tout sujet s’extrayant du monde en tant seulement qu’il s’y révèle dans son ipséité de sujet ? » (p. 114).
Au fond (François Jullien le dit moins lapidairement), non plus que de vérité chrétienne, comme nous l’avons vu, et pour la même raison, il n’y a de morale chrétienne, au sens où l’on parle de morale aristotélicienne, stoïcienne, épicurienne etc., le Christ disqualifiant par son absolue singularité tout usage adjectival de sa personne, fût-ce pour qualifier ce qui peut se réclamer de lui. « Chrétien », à plus forte raison « christique », sont termes étranger à sa personne. Jésus n’est pas un Sage ni le christianisme une doctrine du « Souverain Bien » et des moyens pour y atteindre. L’amour chrétien n’est pas non plus l’altruisme vulgaire, comme Anders Nygren le soulignait, critiquant les thèses de Nietzsche dans la Généalogie de la morale43. La « dimension de l’Autre » trouve dans le christianisme son nom : ἀγάπη, à laquelle François Jullien conserve la traduction par « amour » ; « charité », selon lui, faisant « retomber dans la vertu » (p. 118). Le mot « charité », surtout, notons-le, est riche – ou pâtit, comme on voudra dire – d’une ambiguïté étymologique qui fait hésiter entre carus, « cher », et χάρις, la « grâce »44, menaçant l’amour de se perdre sur des chemins cahoteux de la sotériologie.
Ce n’est pas proprement la médiation du Christ qui occupe la réflexion de François Jullien, captive qu’elle serait alors des rets du dogme, en particulier de celui du salut. En sauver les ressources suppose de penser la vie, de penser l’amour « à travers la médiation du Christ » (p. 53 ; p. 98 ; nous soulignons), ce qui dispense de le faire à partir d’elle, soit à partir de la foi ou plutôt de ce qui est conçu dogmatiquement comme « le Médiateur ». À cette condition seulement il est possible d’entrer dans la pensée du christianisme, c’est-à-dire de « passer par elle pour s’interroger »45. François Jullien approche l’ἀγάπη comme amour expansif selon qu’il s’épand comme au dehors du vital, qu’il advient en et par la rencontre de l’autre, qu’il fait tenir l’un à l’autre un moi et un toi ; condition de l’événement qu’est cette rencontre, comme hors monde, selon qu’en son ipséité chacun à travers l’autre accède à cet « entre partagé » – l’intime – qui dispense de la morale ; en quoi l’impératif « Aimez-vous les uns les autres » trouverait sa juste portée : non pas, en dernière instance, celle d’un commandement (l’intime en effet ne peut être prescrit) mais d’un rappel à ce que vivre – dès lors qu’il est pensé non comme repli vital, mais comme essor et promotion du sujet – attend de chacun : qu’il existe, et même qu’il n’ex-siste que de rencontrer effectivement l’autre46.
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1Paris, Éditions de l’Herne, 2018.
2« Les paroles que je vous ai dites sont esprit et vie. »
3« Et si Christ n’est pas ressuscité, notre prédication est vide, et vide aussi votre foi » (1 Cor. 15:14).
4« Je suis la résurrection et la vie : celui qui croit en moi, même s’il meurt, vivra. »
5Dictionnaire de la langue française, t. 6, Paris, Gallimard/Hachette, 1958, p. 1459.
6« N’allez pas croire que je sois venu abroger la Loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu abroger, mais accomplir » (Mt 5,17). « Enlevons-nous par la foi toute valeur à la loi ? Bien au contraire, nous confirmons la loi ! » (Rm 3,31).
7Une seconde vie, Paris, Grasset, 2017, p. 41-42.
8Sur cette question, cf. l’article d’Olivier Riaudel, « Fides qua creditur et Fides quæ creditur. Retour sur une distinction qui n’est pas chez Augustin », in : Revue théologique de Louvain 43 (2012), p. 169-194.
9Paris, Grasset, 2013, p. 128.
10Nous empruntons cette définition au Dictionnaire Robert, 1976, t. 3, art. « foi », 3o, p. 53.
11Si l’essor est « la capacité de s’élancer hors de l’établi », de « l’en-place », l’étale en est au contraire la « retombée » (Vivre en existant, Paris, Gallimard, 2016, p. 64), la dégradation de l’élan dans la plate évidence.
12Cf. Si parler va sans dire, Paris, Seuil, 2006, p. 13.
13Cf. ibid., p. 76.
14« En vérité, je vous dis que quiconque dira à cette montagne : Ôte-toi de là, et te jette dans la mer, et qui n’aura point douté en son cœur, mais qui croit que ce qu’il dit arrivera, cela se fera pour lui. » Cf. Ressources, p. 100.
15« L’eau la vivante », au lieu de « l’eau vive » ou même « l’eau vivante », traduit François Jullien, trouvant ressource, semble-t-il, dans le décalque d’une des formes de l’épithète en grec (par répétition de l’article devant l’adjectif).
16Cf. Pierre Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, t. 1-2, Paris, Éditions Klincksieck, 1990, art. « αἰών », p. 42.
17Cf. Vivre en existant, p. 127.
18Cf. Augustin, Sermo 177 : « Aliud est uti, aliud frui. »
19Cf. Dé-coïncidence. D’où viennent l’art et l’existence, Paris, Grasset, 2017, p. 49ss.
20Cf. Près d’elle, Paris, Éditions Galilée, 2016, p. 81ss.
21Il n’est pas rare en effet, avec les verbes de mouvement en particulier, que le présent se trouve employé pour le futur. Pendant longtemps ils eurent même désinence. Cf. Stanley E. Porter, Verbal Aspect in the Greek of the New Testament, with Reference to Tense and Mood, New York [etc.], Peter Lang, 2003, p. 230ss ; cf. Sánchez Ruipérez Martín, « Structure du système des aspects et des temps du verbe en grec ancien. Analyse fonctionnelle synchronique », Besançon, Université de Franche-Comté, 1982, p. 3-285 (Annales littéraires de l’Université de Besançon, 263), p. 107 et 113 (http://www.persee.fr) ; cf. Jean-Christophe Pitavy, « No Future. L’expression du futur sans le futur en grec ancien » (http://futgrec.hypotheses.org).
22« Lorsque je serai allé vous le préparer, je reviendrai [littéralement : de nouveau je viens] et je vous prendrai avec moi, si bien que là où je suis, vous serez vous aussi » (Jn 14,3).
23Cf. p. 83-84.
24Op. cit., p. 58. Cf. Jn 12,44.
25D’où la parole irritée de Jésus à Pierre en Mc 8,33 : « tes vues ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes ».
26« Jésus leur dit : C’est moi qui suis le pain de vie ; celui qui vient à moi n’aura pas faim ; celui qui croit en moi jamais n’aura soif. » Jn 6,35.
27« Je suis la porte : si quelqu’un entre par moi, il sera sauvé, il ira et viendra et trouvera de quoi se nourrir. » Jn 10,9.
28Cf. Dt 17,6 ; 19,15.
29Voir aussi Jn 14,7 : « Si vous me connaissiez, vous connaîtriez aussi mon Père. Dès à présent vous le connaissez et vous l’avez vu. »
30In Evangelium Joannis, Tractatus XXXVII (nous soulignons).
31L’École du christianisme, XII, 145, O. C. t. 17, p. 114.
32Pour reprendre la formule de Kierkegaard, in : Post-scriptum aux Miettes philosophiques, VII 322, O. C., t. 11, p. 43.
33L’École du christianisme, XII 83, O. C., t. 17, p. 63.
34« Penser [...] ce sera désexclure : c’est seulement quand on a perçu (si l’on a perçu) que les opposés ne peuvent aller l’un sans l’autre, ou que l’autre n’est com-pris que pris avec son opposé que la vie peut se libérer. » Si près, tout autre, Paris, Grasset, 2018, p. 55.
35De l’Être au Vivre, Lexique euro-chinois de la pensée, Paris, Gallimard, 2015, p. 155 ; cf. ibid., chap. 9, « Cohérence (vs) sens », p. 95-105.
36Cf. Décoïncidence, p. 92.
37Cf. Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990 ; Ressources, p. 93.
38« Fac veritatem et videbis eam », dit un adage augustinien.
39D’où la critique adressée par François Jullien à la phénoménologie de Michel Henry (cf. p. 60-63), soit à une conception de l’immanence qui, par sa disqualification du monde, reconduirait sur le mode d’une coupure irréductible un « vieux dualisme » métaphysique. Michel Henry, selon François Jullien, ne pourrait « comprendre l’“ex-sistence” comme capacité existentielle de “se tenir hors” de soi aussi bien que du monde pour se déborder de soi et rencontrer l’Autre » (p. 62). Or cette conception est confortée précisément par le rapport singulier de Ψυχή et ζωή auquel Michel Henry ne s’est pas arrêté en sa lecture de Jean. Pour une confrontation critique des conceptions de l’immanence défendues respectivement par F. Jullien et M. Henry, nous nous permettons de renvoyer à notre article « Penser l’immanence », in : Cahier de l’Herne – François Jullien, Paris, Éditions de l’Herne, 2018, p. 208-216.
40Vivre en existant, p. 203ss. Cf. Ressources, p. 108.
41Cf. Pascal, Pensées, Br. 799 / Laf. 303.
42οὐκ εἰσὶν ἐκ τοῦ κόσμου, καθὼς ἐγὼ οὐκ εἰμὶ ἐκ τοῦ κόσμου ; « ils ne sont pas du monde, comme je ne suis pas du monde. » Jn 17,14.
43Cf. Anders Nygren, Éros et Agapè, Paris, Aubier, 1944 (1re éd.), rééd. Paris, Cerf, 2009, p. 61-62. Fr. Nietzsche dénonçait dans une page d’un antisémitisme sans équivoque (Zur Genealogie der Moral, I, 8) « la séduction sous sa forme la plus sinistre et la plus irrésistible » (die Verführung in ihrer unheimlichsten und unwiderstelichsten Form) d’un Jésus de Nazareth auquel il reprochait en somme d’être plus juif que juif, le plus juif des juifs, selon que par lui fut portée à son terme la transmutation des valeurs opérée par l’esprit de vengeance et « la haine juive » (judische Hass), dont sortit « un amour nouveau, la plus sublime et la plus profonde de toutes les formes de l’amour » (eine neue Liebe, die tiefste und sublimste aller Arten Liebe).
44« Ces termes aujourd’hui nous rebutent (la “grâce”, le “spirituel”...), mais il faut les entendre en ce qu’ils détachent la vérité du spéculatif [...] [et] cherchent à dire [...] une vérité qui fait vivre » (p. 92).
45Entrer dans une pensée, Paris, Gallimard, 2012, p. 8.
46« Il faut donc articuler, pour comprendre Jean, la capacité existentielle à se tenir hors du monde et la capacité éthique à se tenir près de l’Autre ou, comme le dit encore plus radicalement Jean, à se tenir en l’Autre » (p. 118).