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« L’Église existe à cause de la mission, de même que le feu existe en brûlant »

La mission de Dieu pour l’Église

Ralph KUNZ

Theologische Fakultät, Universität Zurich

Je commencerai cet exposé avec une phrase d’Emil Brunner qui éclaire ce à partir de quoi j’argumente et dans quelle direction je souhaite aller. Dans une deuxième et troisième partie, je tiendrai compte de l’Église réformée concrète, telle que nous la connaissons, pour nous demander ce que peut nous apporter une approche qui relève de la théologie de la mission pour une Église multitudiniste (Volkskirche), et quels chemins s’ouvrent alors.

L’œuvre missionnaire ne provient pas d’une arrogance de l’Église chrétienne ; la mission est sa raison d’être et sa vie. L’Église existe à cause de la mission, de même que le feu existe en brûlant. Là où il n’y a pas de mission, il n’y a pas d’Église, et là où il n’y a ni Église ni mission, il n’y a pas de foi1.

1. Fondements

1.1. Le soupçon d’arrogance

Il est intéressant de relever que le rappel pressant, par Brunner, de la mission commence avec la remarque suivante : « L’œuvre missionnaire ne provient pas d’une arrogance ». On pourrait ajouter : a) la mission n’est pas l’expression d’une supériorité culturelle ; b) elle n’est pas motivée par une visée coloniale ; c) elle n’a rien à voir avec la violence ; d) elle ne doit donc pas être liée à des baptêmes forcés, à une christianisation et une guerre de religion.

Il n’est pas nécessaire d’argumenter en faveur de ces thèses. Brunner commence à parler de la mission avec une sorte de défense ou d’apologie, car le terme de « mission » est chargé, il est entaché par l’histoire de l’Église et l’histoire de la mission. Chaque personne qui envisage la question de la mission doit le reconnaître : la mission a été instrumentalisée et mal utilisée par l’Église2.

Naturellement, la question des causes et des effets se pose. Brunner se positionne en défenseur de la mission. Mais d’autres considèrent cette idée (ici on invoque tout particulièrement le « commandement missionnaire » de Mt 28)3 comme le mal propre à l’Église. Cette critique est mise en avant par des spécialistes de la religion qui voient dans le monothéisme une tendance totalitaire4.

Pour ma part, je me situe aux côtés de Brunner. Dans ce qui suit, je suis moins intéressé par une interprétation de la pensée de Brunner que par la dialectique à laquelle nous ne pouvons échapper. Si nous soulevons la question du témoignage de l’Église, l’arrière-fond de cette histoire plus qu’ambiguë est toujours présent : la mission est un terme chargé, sali5. Il fait problème. Mais la mission est, en même temps, l’appel, adressé à l’Église, l’appelant à se réveiller et à se retourner ou se convertir ! C’est pourquoi la critique de la mission accompagne l’ecclésiologie du XXe siècle et la critique de l’Église demeure un élément important de la théologie de la mission.

1.2. L’Église existe de par la mission

Est-il utile de compliquer le dialogue à propos de la forme à venir de l’Église avec ce type de réflexions ? Ne serait-il pas plus simple d’en venir directement à la question elle-même ? Non ! Nous ne pouvons pas prendre de raccourcis. Je n’ai pas d’inclination aux conclusions postmodernes rapides selon lesquelles la théologie doit se contenter de déconstruire et de critiquer ! Au contraire, il s’agit de distinguer correctement, afin que la communauté soit édifiée (1 Cor. 14,1ss). Autrement dit : la mission diffère de quelque arrogance théologique que ce soit...

La compréhension théologique de la mission commence au lieu même où la compréhension théologique de l’Église trouve son point de départ, à savoir : en Jésus-Christ. Personne ne peut poser un autre fondement (1 Co 3,11). Quand Brunner affirme que « l’Église existe de par la mission », on peut y entendre la thèse fondamentale selon laquelle l’Église est creatura verbi divini (« créature de la Parole de Dieu »)6. Le concept de « mission » est plus large que celui de la « parole ». Il s’agit de ceci : Jésus proclame, prie, guérit, pardonne, libère et bénit. Et ses disciples doivent faire la même chose, en mémoire de lui ! Le discours d’envoi prononcé par Jésus n’est pas une prédication du dimanche matin : « Allez et proclamez : le Royaume des cieux s’est approché. Il guérit les malades, relève les morts, purifie les pestiférés et expulse les démons ! Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement » (Mt 10,7).

Cette parole est robuste. Que nous dit ce discours, par rapport à la mission ? Il nous dit que l’interprétation théologique de la mission recèle une fonction critique ! La prédication la plus abrupte qui ait jamais été prononcée à propos de la mission oriente notre attention vers la mission de Dieu, vers ce que le Christ seul peut accomplir. Comme les Béatitudes, le discours d’envoi appelle une attitude d’humilité. C’est lui qui précède la mission de l’Église, lui qui vient vers elle dans sa grâce. Lui, qui est l’origine de l’Église, est également le critère de son existence. Ce qui lui confère son fondement (Grund) devient son abîme (Abgrund) lorsqu’elle renonce ou oublie l’appel (Anspruch) et l’invitation (Zuspruch) à la mission. Tout cela est d’abord dit aux disciples. Suivre le Christ débouche sur un envoi, et l’envoi vise à réunir les brebis égarées d’Israël (Mt 10,6). La mission de l’Église se mesure à l’accomplissement de cet appel, l’Église se reconnaît à ceci : se laisse-t-elle envoyer, ou reste-t-elle assise ? Transmet-elle « Jésus » ou préfère-t-elle demeurer simplement en tant qu’« Église » ? Désenvenime-t-elle la communauté, ou la divise-t-elle ? La réunit-elle, ou la détruit-elle ? Pour le dire très simplement : « Là où il n’y a pas de mission, il n’y a pas d’Église. »

1.3. Évangéliser à la manière protestante

Dans Matthieu, on trouve exprimée une certaine menace ! Mais on ne doit pas interpréter de manière légaliste le fait que la mission de Dieu est la mesure critique pour la mission de l’Église. Vivre de la mission ne signifie rien d’autre que vivre du pardon, de la prière et de la bénédiction de Dieu – ou, pour parler avec Luc, Paul et Jean : vivre de la promesse de la présence de l’Esprit dans la communauté (Jn 16,4s ; Ac 2,1s ; Rm 8,1ss) ! Pour sa mission, l’Église se fonde tant sur le don de la justification que sur la revendication de la sanctification. Si elle se contentait du don de la justification, elle ferait de la grâce un bric-à-brac religieux à bon marché. À l’autre extrême, une sanctification légaliste serait tout aussi problématique. On passerait à côté de la théologie matthéenne si à partir de cette tension on cherchait un compromis (entre la justification et la sanctification). Que l’on pense au livre de Dietrich Bonhoeffer de 1937 sur ce que signifie suivre Jésus (Nachfolge ; titre français : Vivre en disciple)7.

Concevoir la mission dans la tension toujours présente entre la justification et la sanctification, c’est se retrouver proche de ce que propose le document programmatique de la Communion des Églises protestantes d’Europe (CEPE) intitulé « Évangéliser dans une perspective protestante » (« Evangelisch evangelisieren »)8. Ce document indique une direction. Il recourt à l’expression missio Dei. Cette formule, qui recèle une critique de l’Église, pose un fondement qui permet de distinguer, en théologie de la mission, entre la missio de Dieu et la missio de l’Église. La séquence entre ces deux indique : a) que l’Église vit de l’envoi qui vient de Dieu, un envoi qui lui échappe ; b) que l’Église croit (fides quae) sur la base de la mission de Dieu – la mission de l’Église n’est autre qu’une réponse de la foi – ou alors elle n’est pas (véritablement la mission ecclésiale) ! ; c) que l’Église est une communauté orientée vers le témoignage ; elle cesse d’être Église si elle ne témoigne pas de l’Évangile de la grâce ; d) que l’Église qui a cessé d’évangéliser n’a plus le carburant qui alimente le feu de la foi.

2. Le défi

2.1. Un déficit criant

Je veux parler franchement. J’ai commencé avec une sorte de confession (Bekenntnis). Mais ce que j’ai présenté comme les « fondements » apparaît comme très étrange à de larges segments de l’Église. Cela leur est tout à fait étranger. Sur ce point, les choses sont assez claires : le témoignage rendu à l’Évangile, mais aussi sa transmission, s’en trouvent affaiblis dans nos Églises. Comme le disait Luther : « La parole de Dieu ne peut pas exister sans le peuple de Dieu, et le peuple de Dieu ne peut pas exister sans la parole de Dieu »9.

Je dis qu’il y a un déficit à propos de la compréhension d’une « marque » (nota ecclesiae) fondamentale de l’Église, mais cela vaut aussi pour une majorité de nos pasteurs, de nos diacres et de nos directions d’Église. Cela ne sert à rien ici d’évoquer les raisons d’un déficit aussi criant. Et se lamenter ne sert pas à grand-chose. Il est plus utile d’examiner attentivement, dans un contexte multitudiniste (volkskirchlich), le point de départ d’une ecclésiologie basée dans la mission, de considérer les chances et le défi d’une modification courageuse. Ou pour le dire autrement : nous devons faire bouger les choses sur le terrain ecclésial, mais nous devons rester critiques. Il y a des théologies de la mission qui n’évangélisent pas.

2.2. « Missionshaped Church » : une « Église en état de mission »

J’ai évoqué le document de la Communion d’Églises protestantes d’Europe (CEPE). Il y a un autre texte, beaucoup plus concret et incisif que l’Église anglicane a publié en 2004, intitulé Missionshaped Church : Church Planting and Fresh Expressions of Church in a Changing Context (« Une Église en état de mission : naissance de nouvelles communautés et expressions nouvelles de l’Église dans un contexte en évolution »)10. C’est le document le plus souvent cité et le plus souvent lu que je connais sur ces questions (en Allemagne, Michael Herbst et l’« Institut de recherche sur l’évangélisation et le développement communautaire » sont parmi celles et ceux qui ont tenté de traduire et de réaliser ce document dans les Églises régionales). En voici les points les plus importants : a) les Églises multitudinistes sont notre premier champ de mission : pour ce faire il faut un renouvellement constant des communautés (renouveau de la paroisse) ; b) mais le système paroissial a ses limites : il doit être complété par d’autres formes communautaires, qui donnent de l’espace à une vie de foi différenciée selon les contextes, à une vie de foi spirituellement forte (konzentriert).

Un élément central d’une « mission-shaped Church » consiste en cinq principes théologiques : « les cinq marques de la mission ». Ces marques ont été élaborées depuis 1984 au fil d’un long processus œcuménique11. La mission consiste en : a) la proclamation de la bonne nouvelle du Royaume ; b) enseigner, baptiser et soutenir les nouveaux fidèles ; c) répondre aux besoins de l’être humain au travers d’un service ; d) chercher à transformer les structures injustes de la société, combattre la violence, rechercher la paix et la réconciliation ; e) viser la préservation de la création, protéger et renouveler la vie sur notre planète12.

L’Église d’Angleterre est l’une des rares grandes Églises d’Europe qui, en tout cas dans certains diocèses, croît à nouveau. Cela est remarquable. Mais on ne doit pas oublier que le processus de renouveau a commencé il y a plus de trente ans.

Michael Herbst, parmi d’autres, s’est penché là-dessus. Il considère l’Église de multitude (Volkskirche) non pas comme une Église de la multitude (des Volkes), mais comme une Église pour la multitude (für das Volk). Ceci est clair, à ses yeux : « L’Église multitudiniste, en ce sens, [...] est une Église missionnaire »13. Il exclut tout à fait une simple orientation par rapport aux « membres » de l’Église. Une Église qui se limite à servir les « pratiquants » et qui laisse les autres tranquille est une institution religieuse, sans doute, mais pas une Église. En ex-Allemagne de l’Est, les Églises, qui se réduisent et se déplument fortement, ne peuvent tout simplement plus en rester à une telle ecclésiologie. Le risque de « burn-out » devient plus important lorsqu’il y a toujours moins de ministres travaillant dans des communautés toujours plus grandes. En Poméranie occidentale, environ un tiers des pasteurs est concerné par cette situation. C’est le signe d’une Église qui se meurt. Et donc l’Église multitudiniste doit oser passer à une pratique missionnaire. Mais qu’est-ce que cela signifie au juste, selon Michael Herbst ?

Il argumente sur un plan sociologique – exactement comme le fait l’approche de la « Missionshaped Church ». L’Église doit se présenter en lien avec des publics cibles et orientée vers des styles de groupes. Elle doit proposer des choses pour autant de groupes différents que possible : « La situation missionnaire dans une société fortement individualiste et pluraliste requiert une pluralité d’approches. » Un éventail trop limité de propositions ecclésiales réduirait la vie communautaire à seulement quelques segments, milieux, cultures et groupes sociaux. La thèse de la diversification trouve une confirmation dans la notion, importante en perspective de théologie missionnaire, d’inculturation.

En matière de cybernétique aussi, le modèle anglais a eu une influence impressionnante. L’« économie mixte » transpose en direction de la contribution ecclésiastique ce qui était déjà mis en avant en théorie dès les années 1980, à savoir : un accroissement et une multiplication des lieux d’églises. Le but est de dépasser ce que, dans les premiers mouvements de réforme de l’Église, on dénonçait comme du « fondamentalisme morphologique »14. La structure figée conduisit à un rétrécissement de l’Église en direction d’un milieu communautaire petit-bourgeois ; voilà le point décisif.

2.3. « FreshX » et l’Église émergente

J’ai affirmé qu’il y a un déficit missionnaire et théologique massif par rapport à la base et à la direction de l’Église. Cette affirmation entre en tension avec l’observation, qui est faite lors de communiqués d’Églises, lors de journées d’étude et de formation continue et qui a eu passablement d’échos, à savoir l’appel à un travail dans la communauté qui soit sensible au milieu. Cela vaut aussi pour ce qu’on appelle les communauté « fresh X ». Ces cinq dernières années, environ trois cents pasteurs et vicaires de la Suisse-allemande ont effectué un voyage d’étude en Angleterre, afin d’étudier le modèle anglais. La mise en œuvre concrète d’une théologie contextuelle de la mission est fascinante. J’ai moi-même participé à un petit-déjeuner cultuel à Saint Andrews. Il s’agit d’une sorte de culte familial avant le culte principal de 11 h 00. Ce n’est pas très spectaculaire, mais il s’agit d’une pratique bien établie parmi de nombreuses Églises affiliées avec les « fresh expressions ».

La variante propre aux Églises libres, c’est le « Church-planting. » En termes de chiffres, ce mouvement a plus de succès. En voici le principe de base : on établit des communautés, avant de laisser ces communautés grandir. Le noyau communautaire, comparable à une bouture ou à une pousse, est un groupe de vingt à trente personnes, idéalement, qui comprend un(e) théologien/enne, un(e) musicien/enne, un(e) travailleur social. La mission se déploie à travers une communauté qui vit et qui témoigne de l’Évangile. Il y a des exemples spectaculaires de croissance communautaire, des récits impressionnants de fidélité : des communautés qui ont attendu dix ans dans des endroits clé ou difficiles avant que la communauté ne commence à croître.

Et puis il y a la variante plus « sauvage », l’Église émergente (emergent/emerging church). Ce sont des communautés en quelque sorte excentriques pour des gens ex-centrés, qui préfèrent se retrouver dans un bar, en plein air ou dans une chambre pour prier ensemble. Ces dernières années, une branche de l’Église émergente s’est développée sous la forme d’une sorte de « start-ups ». Cette branche est internationale, digitale et mobile, elle aime les expressions anglaises, travaille dans des espaces de travail communs (coworking spaces), est incroyablement créative, « hip », « cool » et urbaine. Il y a des points de contact avec le « church-planting ». Les tendances théologiques, les styles de piété se mélangent. L’Église émergente tend à proposer une « religion liquide » (liquid religion)15. Cela la relie à la scène évangélique-charismatique. La liquéfaction de la tradition et de l’identité confessionnelle est très avancée dans ces mouvements, au point où on ne ressent pas le manque d’un espace sacré ou des rites ecclésiastiques.

2.4. Inculturation

Dans un article de 1934, Emil Brunner écrivait déjà que l’Église doit être plus souple, qu’elle doit ressembler dans sa forme missionnaire à une sorte de tabernacle transportable.

La vraie Église et le vrai christianisme sont seulement là où la puissance de promotion (werbende) de l’Église et des chrétiens et leur volonté missionnaire se communiquent à l’ensemble du peuple. [...] L’Église qui se promeut (die werbende Kirche) doit être le tabernacle transportable, différent de l’Église conservatrice et tutélaire qui a pour le modèle le temple stable16.

Dans son ouvrage sur Le malentendu de l’Église, Brunner parle de l’ekklesia comme d’un principe formateur (Gestaltprinzip) de la communauté. Le fondement de l’ekklesia, c’est le rapport entre Dieu et l’être humain en Jésus-Christ17. C’est là la relation qui constitue et qui affermit la communauté chrétienne. L’ecclésiologie de Brunner comprend une forte dimension de critique de l’institution. Dans les années 1930, il a lui-même perçu dans le mouvement de jeunesse et dans les Unions chrétiennes de jeunes gens (UCJG) un aspect de l’Église missionnaire. Pendant et après la Guerre, le mouvement Jeune Église incarnait une forme ouverte de communauté qui ressemblait un peu à ce tabernacle mobile.

La force de ces mouvements est en même temps leur faiblesse : l’adaptation aux rythmes de l’époque, au style de vie et à diverses préférences esthétiques divise et détruit l’ekklesia. Des questions de goût prennent une telle importance qu’elles en deviennent quasiment des questions de foi ! Des styles de communautés deviennent une variante postmoderne des ecclesiola in ecclesia piétistes. La sensation esthétique remplace le sentiment religieux. Il y a un vrai danger ici ! Mais en même, c’est la réalité. Quiconque aime Bach ne se sentira pas forcément très bien dans l’Église « hard-rock »... et donc il cherchera à vivre sa foi ailleurs.

Il faut signaler, en lien avec ce point, la tension fondamentale que nos réalités d’Église provoque. L’Église multitudiniste est et demeure, structurellement mais aussi culturellement, un lieu de tradition. Le problème, évoqué au début de mon exposé, de l’arrogance ecclésiastique en matière de mission, ce problème reste d’actualité, même s’il se trouve en quelque sorte reconfiguré sous la forme de l’arrogance d’une certaine culture ecclésiastique – ou plutôt son ignorance par rapport à de nouveaux types d’inculturation : on doit aimer l’orgue, si l’on veut développer un lien avec Jésus dans l’une des Églises cantonales...

2.5. Inclusion

La nécessité de l’inculturation va à l’encontre de la nécessité non moins légitime de l’inclusion18. C’est la force et la faiblesse des paroisses locales (Ortsgemeinde). La logique territoriale aiguise la conscience que l’on a du quartier ou de la commune. Ce serait une chance que de réunir des générations, des classes sociales, des amis et des étrangers. Mais de nombreuses personnes ne participent pas localement ou ne trouvent plus le chemin vers une telle participation. La communauté cultuelle du dimanche est un reflet d’une communauté exclusive. Le culte est :

  • trop calme pour des enfants en bas âge et trop compliqué pour des enfants plus âgés ;
  • trop long, trop ennuyeux et ordonné pour des adolescents ;
  • trop cadré pour des personnes souffrant de la maladie d’Alzheimer ;
  • etc.

La liste n’est pas exhaustive. Je veux dire ceci : nous ratons le potentiel d’une communauté inclusive. Mais miser sur les goûts de certains groupes et de certains styles ne fait qu’accroître le problème de l’exclusion sociale et culturelle ! Voici le dilemme. Si nous argumentons seulement au niveau sociologique et économique, nous voyons deux risques et deux opportunités en matière d’édification communautaire. Devons-nous distinguer divers groupes qui ont des besoins spécifiques ? Ou est-ce que ces groupes ne devraient pas plutôt se confronter les uns aux autres dans leur diversité ?

Sur ce plan, je plaide pour une coexistence de deux modèles : nous avons besoin de ces deux types de communautés. Une stratégie de l’économie mixte est un apport, ici. Elle propose le compromis. L’Église doit chercher son chemin entre l’écueil du marché et l’écueil d’un idéal inclusif radical.

Mon impression, c’est que jusqu’à présent le principe de l’inclusion n’est pas suffisamment mis en valeur. On le conçoit de manière trop moralisante et trop peu théologique. Une parole de Jésus éclaire ce que je veux dire : « Venez à moi, vous tous qui peinez sous le poids du fardeau, et moi je vous donnerai le repos. » (Mt 11,28). Qui sont ceux qui peinent sous le poids du fardeau ? Où sont-ils ? Si nous les cherchons, nous aurons probablement au bout une communauté où personne ne paie d’impôt ecclésiastique.

L’appel du Seigneur dérange la mission et son efficacité. Quiconque persiste à demander où sont les pécheurs, les aveugles, les persécutés, les blessés, les étrangers ou les prisonniers ; quiconque fait un tour d’horizon des amis de Jésus qui ne sont pas encore là, se laisse déranger, accepte que l’entreprise soit interrompue et freine notre mission à succès. Voilà pourquoi l’idée de l’inclusion est si importante ! Elle nous rappelle à la mission de Jésus ! Une évangélisation de type protestante ne connaît pas de « publics cibles » ou de « styles » propres à tel ou tel groupe. Elle s’adresse à des pécheurs ! L’Église n’est pas une agence de communication qui, par des offres alléchantes, trouve un public pour se refermer rapidement sur lui, lorsqu’il est pris au piège. L’Église est une communauté d’êtres humains qui s’aident mutuellement à entretenir une communauté ou une communion (Gemeinschaft) avec Dieu.

3. Chemins

3.1. Le caractère hybride de l’Église : mouvement, institution et organisation

Il ne fait pas de doute que nous sommes invités à aller dans le sens d’une tradition plus fluide et plus souple. Plusieurs Églises régionales (Landeskirchen) d’Allemagne ont fait des pas dans ce sens. L’Église protestante de Rhénanie et l’Église protestante d’Allemagne centrale ont ouvert des « lieux d’expérimentation » (Erprobungsräume)19. En Suisse, à Zurich, l’Église constitue de plus grandes paroisses, dans l’espoir que des équipes plus étoffées seront plus créatives, et donc pour sortir des cadres établis, connus et prétendument normatifs pour tous les lieux. On verra si de tels nouveaux espaces sont utilisés dans les faits. Ce qui devient possible grâce aux restructurations doit ensuite être réalisé concrètement. L’expérience suggère que l’application de telles réformes est tout sauf évidente et qu’elle ne conduit pas aux effets escomptés. Une étude empirique de trois processus de réforme (ou de restructuration) a montré les choses suivantes20 :

  • Les directions d’Église tendent à préserver ou à promouvoir la visibilité publique de l’Église – par peur d’une perte de signification ou d’influence.
  • Une direction ne peut avoir qu’une influence limitée sur les attitudes (Einstellungen) des personnes – c’est la base qui effectue le travail.
  • Et donc elle modifie ce qu’elle peut modifier, à savoir l’organisation et les recrutements – on appelle cela « réforme ».
  • De cela découlent des réformes sans théologie, qui le plus souvent réarrangent les moyens et agencent différemment les régions et les champs d’activité.

Il n’y a pas de polémique dans tout ça, ce sont les résultats d’une étude sérieuse. Pour analyser cela, un peu de sociologie ne fait pas de mal.

Des structures ne peuvent pas faire de la mission ! Elles peuvent organiser la mission, mais pas la produire. Une structure peut au mieux encourager, bloquer, permettre... Mais l’Église est une réalité hybride. Elle est une structure. Une structure qui ne doit pas se limiter à cette dimension. Elle est en premier lieu une institution, et en tant que telle elle a une mission. En christianisme, du moins dans la tradition du christianisme où la société s’était identifiée à l’Église, nous avons oublié que l’institution a aussi une mission. Elle a préservé la mémoire seulement en tant que mouvement : vivre en disciple en vint à désigner une forme de vie (monastique) ; la réunion de ceux « qui veulent sérieusement devenir chrétiens » (Luther21) devint le programme du piétisme. Je résumerai ainsi ce que nous devons accomplir dans la situation présente :

Nous devons comprendre l’impulsion théologique du mouvement comme l’occasion de transformer les structures de l’institution. Cela signifie : une Église formée par/pour la mission (missionshaped Church). Une mission qui ne vise que le succès, une mission qui a avant tout pour but de servir le maintien de la puissance, s’oriente vers une réforme des structures ; elle produit au mieux un mission formée par/pour l’Église (churchshaped Mission).

3.2. La beauté de la théologie et l’unité de la foi

Comment y arriver ? Comment mettons-nous les gens en mouvement ? D’où vient l’énergie qui fait que le feu brûlera dans la durée ?

Je crois que nous sommes déjà sur le chemin d’une Église renouvelée lorsque nous réalisons que la réforme de l’Église renvoie à des sources que nous ne faisons pas surgir nous-même. Il s’agit de la spiritualité du Dieu trine. C’est l’Esprit Saint qui nous envoie – et non pas l’esprit du temps.

Nous avons besoin d’une théologie qui crée à partir de la foi et qui ne s’imagine pas, de manière arrogante, pouvoir la susciter ou la remplacer. Là où il n’y a pas de mission, il n’y a pas d’Église ; et là où il n’y a ni Église ni mission, il n’y a pas de foi. Et là où il n’y a pas de foi, il n’y a pas de théologie.

La théologie de la mission et l’ecclésiologie ne sont pas des thèmes isolés. Ils appellent une théologie qui est proche de l’Église, qui se pose la question de la vie spirituelle et qui se laisse inspirer par la foi vécue. Elle consent au risque de la pluralité et accueille la richesse de la vie spirituelle. Plutôt que de demander « quel lieu (d’Église) vous plaît ? », elle se demande : quel type de communauté correspond à quelles circonstances de vie ? Et aussi : où puis-je me reposer sur un réseau qui est porteur ? Où pouvons-nous, nous qui chutons, commencer ? Où suis-je requis ? Où est-ce que j’appartiens ? Qui peut compter sur moi, et sur qui puis-je compter ?

Il est bon qu’il y ait des cellules d’Église, des communautés de maisons, des tribus et des clans, et il est nécessaire de cultiver des modèles communautaires concentriques, polycentriques et excentriques. Une théologie qui se trouve sur le chemin, et qui appartient à une communauté en chemin, a besoin de tout cela. Je suis convaincu que l’Église redécouvrira la dimension sacramentelle de la vie spirituelle. Elle apprendra que la productivité et la créativité religieuses viennent de la réceptivité qui conduit à l’unité : il y a en effet « un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême, un seul Dieu et Père de tous, qui règne sur tous, agit par tous, et demeure en tous » (Ep 4,5-6).

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1Emil Brunner, La parole de Dieu et la raison humaine, trad. fr. Charles Béguin et Émile-Albert Niklaus, Lausanne, La Concorde, 1937, p. 136.

2Ralph Kunz, « Kritische Evangelistik », in Walter Dürr et Ralph Kunz (éd), Gottes Kirche re-imaginieren. Reflexionen über die Kirche und ihre Sendung im 21. Jahrhundert, Münster, Aschendorff, 2016, p. 145-159.

3Un publiciste allemand considère l’envoie en mission comme une « malédiction de la chrétienté ». Son texte provoqua une polémique en son temps. Herbert Schnädelbach, « Der Fluch des Christentums », in : Die Zeit (11 mai 2000).

4Jan Assmann, Le monothéisme et le langage de la violence, trad. fr. Jean-Marc Tétaz, Montrouge, Bayard, 2018.

5Michael Welker, « Missionarische Existenz », in : Evangelische Theologie 58 (1998), p. 413.

6Martin Luther, Weimarer Ausgabe (WA) 6, 560, 33ss.

7Dietrich Bonhoeffer, Vivre en disciple, trad. fr. Bernard Lauret et Henry Mottu, Genève, Labor et Fides, 2009.

8Communion des Églises protestantes en Europe (CEPE), Évangéliser. Perspectives protestantes pour les Églises en Europe, Vienne, CEPE, 2007.

9Martin Luther, « Von den Konziliis und Kirchen » (« Les conciles et l’Église ») (1539), in : WA 50, 629, 34s. ; traduction française partielle in : Œuvres, Marc Lienhard et Matthieu Arnold éd., Paris, Gallimard (Pléiade), 2017, t. 2.

10The Archbishop’s Council, Mission-shaped Church, Londres, Church House Publishing, 2004.

11https://www.churchofengland.org

12www.anglicancommunion.org

13Michael Herbst, « Eine Perspektive der Gemeindeentwicklung in nach-volkskirchlicher Zeit », in Matthias Bartels et Martin Reppenhagen, éd., Gemeindepflanzung. Ein Modell für die Kirche der Zukunft, Neukirchen-Vluyn, Neukirchener Verlag, 2006, p. 38.

14Ce concept est issu des discussions sur les réformes effectuées dans les années 60. L’on avait déjà perçu à ce moment le rétrécissement du milieu ecclésial et engagé une réfome structurelle. Cf. Hans Schmidt, « Morphologischer Fundamentalismus », in Hans Jochen Margull (éd), Mission als Strukturprinzip. Eine Arbeitsbuch zur Frage missionarischer Gemeinden, Genève, Conseil œcuménique des Églises, 1965, p. 127-130.

15Cf. le dossier thématique « Liquid Church », Pastoraltheologische Informationen 34/2 (2014).

16E. Brunner, Le renouveau de l’Église, trad. fr. J.-E. Siordet, Genève, Labor et Fides, [1934], p. 35-36 (trad. mod.).

17E. Brunner, Le malentendu de l’Église, trad. fr. François Jequier, Neuchâtel, H. Messelier, 1956.

18Ralph Kunz, « Inklusive Gemeinde. Die christliche Gemeinde im Horizont ihrer gesellschaftlichen Verortung », in Ralph Kunz et Ulf Liedke (éd), Handbuch Inklusion in der Kirchengemeinde, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2013, p. 53-85.

19https://www.erprobungsraeume-ekm.de/ (dernière consultation le 12 septembre 2018).

20Stefanie Brauer-Noss, Unter Druck, Leipzig, Evangelische Verlagsanstalt, 2017.

21Martin Luther, Préface à « De la messe allemande et de l’ordonnance du service divin » (1526), in : WA 19, 73 ; Œuvres, Marc Lienhard et Matthieu Arnold éd., Paris, Gallimard (Pléiade), 2017, t. 2.