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La construction de la notion de personne chez Pierre de Jean Olivi (1248-1298)

Stève BOBILLIER

La plupart des historiographies traitant la notion de personne – de celle de Deman à celle de Renaut, en passant par Taylor1 –, utilisent la définition boécienne de « substance individuelle de nature rationnelle »2 pour souligner l’importance de Descartes et surtout de Kant dans l’évolution de ce concept. Le philosophe allemand aurait particulièrement favorisé le passage à la modernité de la notion de personne, en faisant émerger pour la première fois le « Je » dans ses écrits, tout en utilisant le terme de personne, comme nous pouvons le lire dans son Anthropologie du point de vue pragmatique :

Posséder le « Je » dans sa représentation : ce pouvoir élève l’homme infiniment au-dessus de tous les êtres vivants sur la terre. Par-là, il est une personne ; et grâce à l’unité de sa conscience dans tous les changements qui peuvent lui survenir, il est une seule et même personne, c’est-à-dire un être entièrement différent, par le rang et la dignité, de choses comme le sont les animaux sans raison dont on peut disposer à sa guise ; et ceci, même lorsqu’il ne peut pas dire « Je », car il l’a dans sa pensée3.

Ces historiographies soulignent également l’impact de John Locke pour ce qui concerne l’introduction de la conscience dans la définition de la personne. Dans son Essai sur l’entendement humain, Locke définit effectivement la conscience comme un retour de la pensée sur elle-même, qui permet à la personne de se reconnaître comme sujet propre :

[Le mot personne signifie] un être pensant, intelligent, qui a raison et réflexion et qui peut se regarder soi-même comme soi-même, comme la même chose qui pense en différents temps et lieux ; ce qu’il fait uniquement par la conscience (consciousness) qui est inséparable de la pensée, et qui lui est à mon sens essentielle, car il est impossible à quiconque de percevoir sans percevoir qu’il perçoit4.

Ces conceptions de l’histoire de la personne soulignent ainsi que le passage à la modernité de la notion de personne s’accompagne d’une perception de soi en tant que sujet propre de ses actes et en tant que sujet conscient. Cette saisie du sujet semble s’opposer à la vision boécienne et à sa lecture thomasienne de la personne en tant que substance avant tout caractérisée par la rationalité. Ne voulant pas ici débattre de ce qui fonde le passage à la modernité du sujet, nous pouvons toutefois affirmer qu’il est erroné de prétendre que la définition de la personne n’a connu aucune réélaboration depuis la proposition de Boèce, ni reçu diverses acceptions jusqu’à parvenir à cette « acception moderne ». Une telle vision de l’histoire de la notion de personne serait par trop réductrice. Aussi, Theo Kobush souligne-t-il avec raison que

la conception moderne de la personne [...] plonge ses racines dans la pensée médiévale, et plus précisément dans la pensée des Franciscains. [...] À partir de là, la personne fera toujours partie du champ d’investigation de la philosophie pratique, même si plus tard, ce sera une forme particulière de métaphysique qui étudiera cet objet de la philosophie pratique. [...] Le lien conceptuel entre personne et dignité comme valeur infinie, qui constitue l’élixir de vie de l’anthropologie moderne dans la mesure où celle-ci adopte le concept kantien de personne, trouve son origine dans des textes oubliés de la christologie du XIIIe siècle5.

Quels peuvent bien être ces textes oubliés du XIIIe siècle mentionnés par Kobusch ? Reprenant la proposition d’Olivier Boulnois, Alain de Libera osa risquer l’hypothèse suivante : « Un des tout premiers témoins de la mutation “subjective” de la sub-jectité est, précisément, l’auteur de la formule “certitudo infallibilis sui esse” [certitude infaillible de son Soi] : Pierre Jean Olieu »6.

Pierre de Jean Olivi est un Franciscain né à Sérignan vers 1248. Après des études à l’Université de Paris – où il entend les conférences de Bonaventure de 1267 et sans doute ses Collationes in hexameron en 1273 –, Olivi enseigne comme lecteur dans les couvents de Narbonne et de Montpellier. Accusé par un de ses confrères, Arnaud Gaillard, de répandre des idées dangereuses, voire hérétiques, ses écrits sont confiés en 1283 à l’examen de sept théologiens. Sans possibilité de s’expliquer, Olivi est sommé de signer la Lettre des sept sceaux, qui l’accuse de vingt-deux propositions erronées. Il est interdit d’enseignement pendant quatre ans et incarcéré à partir du printemps 1283. Mais les partisans d’Olivi sont nombreux et en 1287, Matthieu d’Aquasparta, récemment nommé ministre général de l’ordre, approuve ses positions théologiques et son opinion en matière de pauvreté. Olivi est nommé lecteur de théologie au couvent de Santa-Croce à Florence. Deux ans plus tard, il est promu à la chaire de théologie du Studium generale de Montpellier. Cette nomination ravive les querelles, notamment à cause de la position d’Olivi concernant l’usus pauper. Olivi se retire dans un couvent à Narbonne, où il meurt le 14 mars 1298. Les pèlerins se rendent en masse sur sa tombe afin de le vénérer comme un « saint non canonisé »7. Les Spirituels du Midi de la France et de Toscane le proclament plus grand docteur de l’Église et les Béguins et Béguines de ces régions reconnaissent en lui un guide et un maître. Michel de Césène et le pape Jean XXII, face à l’importance de cette dévotion, retirent aux Spirituels le couvent de Narbonne, détruisent la tombe d’Olivi et dispersent ses cendres. Ce n’est qu’au XVe siècle que le pape Sixte IV décide de lever l’interdiction de la lecture des œuvres d’Olivi, recommandant de choisir « la rose après l’avoir débarrassée de ses épines »8.

Plus que la biographie d’Olivi, c’est son originalité et son importance dans la construction de l’histoire de la personne qui sont remarquables. Pour l’expliquer, nous proposons de premièrement montrer comment Olivi considère qu’un individu peut se connaître lui-même en tant que sujet et comment il définit la conscience. Nous montrerons ainsi, au travers de la définition de la personnalité, comment Olivi intègre la notion de conscience au sein même de la définition de la personne.

1. Les deux connaissances de soi selon Olivi

À la question 76 de la Summa – qui se veut avant tout une réfutation de la position aristotélicienne selon laquelle la connaissance de soi requiert la connaissance des réalités extérieures –, Olivi distingue deux modes d’appréhension de soi : l’âme peut se connaître en tant qu’individuelle et particulière soit de manière expérientielle, soit par raisonnement. Olivi reste succinct sur le second mode qui fait appel à l’intellect qui, par raisonnement et abstraction, peut enquêter sur les états mentaux et les qualités du sujet9. Son but n’est en effet pas de montrer comment l’intellect procède, mais de prouver, à l’encontre de la position d’Aristote et de ses adeptes (sectatores), que l’individu ne requiert pas la connaissance des réalités extérieures pour parvenir à une connaissance de soi10. En effet, le savoir qu’engendre ce second mode est trop enclin à l’erreur et à la production de fictions imaginatives, comme l’avait déjà relevé Augustin dans son De trinitate11. Il faut dès lors conclure que la substance de l’âme est appréhendée avant ses prédicats ou ses attributs et ce par un premier mode de connaissance :

L’âme se connaît ou peut se connaître selon deux modes. Le premier mode est celui du sens expérientiel et s’apparente au toucher. Par ce mode, l’âme sent indubitablement qu’elle est, qu’elle vit, qu’elle pense, qu’elle veut, qu’elle voit, qu’elle entend, qu’elle meut le corps et ainsi de tous ses autres actes dont elle sait et sent qu’elle est le principe et le sujet12.

Par ce premier mode de connaissance, l’âme se considère directement comme sujet propre de tous ses actes13. Il faut ainsi souligner d’emblée qu’Olivi n’attribue pas au sujet le sens aristotélicien de suppôt des accidents, mais qu’il le conçoit comme un principe actif à l’origine de toute connaissance. Le terme de « sujet actif » (subjectum activum) utilisé par Olivi pour parler de quelqu’un qui ressent sa propre identité est en ce sens représentatif14. L’analogie avec le toucher permet de saisir comment se déroule cette appréhension expérientielle : de même que l’immédiateté avec l’objet perçu par le toucher fournit la certitude de son existence, il existe une immédiateté de la connaissance de l’âme par elle-même qui permet de répondre à l’objection d’Augustin sur la production d’images fictives. L’esprit possède une appréhension directe de soi qui ne nécessite aucunement l’intermédiaire des espèce intelligibles. Soulignant l’autorité d’Augustin, Olivi démontre que cette connaissance immédiate en tant que présence intérieure rend la connaissance de soi indubitable : l’âme (mens) sait et sent qu’elle est principe et sujet.

Comment se déroule ce processus de conversion sur soi ? Olivi l’explicite dans la suite de la question 76. En dirigeant son intention sur sa propre existence, la mens engendre une image d’elle-même (imago mentis) qui lui permet de devenir à la fois sujet et objet de sa connaissance15 :

Trois conditions sont nécessaires au premier mode de connaissance. La première est la présence de l’objet, qui est l’esprit lui-même. La seconde est la visée de son intellect qui revient ou qui se retourne sur l’esprit lui-même. La troisième est l’acte de connaissance même qui, selon Augustin, est l’image de l’esprit16.

Olivi use du vocabulaire augustinien, montrant que la mens est à la fois verbe et image17. Il veut signifier par cette expression que c’est l’âme elle-même qui engendre sa propre connaissance. Ainsi, la mens, lorsqu’elle produit cette conversion sur soi, opère dans un premier temps une distance nécessaire à toute connaissance objective. Cette distanciation pourrait ainsi être décrite en termes d’aliénation, la mens se pensant elle-même comme un objet d’étude différente d’elle-même. Toutefois, dans un second moment, au travers de cette prise de distance, la mens se reconnaît comme étant identique à cet objet de connaissance18. C’est alors qu’intervient un processus d’identification. Pour éviter de parler en termes hégéliens, il y a dans la mens une identité entre le connaissant et le connu, entre le sujet connaissant et l’objet connu. Ce mouvement de conversion et de reconnaissance de soi est ce qu’Olivi appelle l’exposition (intimatio) ou l’adhésion intime (intima adhaesio) : « En effet, l’intimité ou l’adhésion intime de soi à soi n’est pas la même chose que l’identité de soi à soi ; en effet, cette dernière ne dit pas une relation ou une conversion réelle, que l’intimité dont nous avons parlé exprime surtout »19.

L’adhésion intime définit donc une réflexivité de la mens, ainsi qu’une reconnaissance d’elle-même en tant que sujet. Elle se distingue de la simple identité par une relation réelle, qui est celle de la réflexivité. Olivi refuse ainsi l’idée d’une conscience préréflexive de l’âme que propose Thomas d’Aquin, arguant que celle-ci ne contient pas de contenu objectif20. La relation qui existe dans l’identité absolue, A = A, n’est que fictive et purement imaginée. Pour qu’une relation soit réelle, elle doit impliquer un troisième terme, A = B = A, pour qu’il y ait une reconnaissance réelle du sujet. Après avoir souligné la nécessité de ce mouvement réflexif, Olivi formule par une expression des plus modernes, que c’est la saisie interne directe de l’expérience de soi qui fournit une preuve indubitable que nous sommes une chose vivante et pensante : « Il en est de même de l’expérience interne de notre être par lequel nous ne pouvons douter que nous sommes une chose (res) vivante, qui pense (cogitans) et qui peut beaucoup penser »21. L’âme possède ainsi une évidence interne d’être le propre sujet de ses actes, de sorte qu’elle peut affirmer son existence en tant que « Je » :

L’âme ne peut connaître ou considérer actuellement aucun objet ni aucun acte, sans qu’alors elle sache et sente toujours par là qu’elle est le suppôt de cet acte par lequel elle connaît et considère ces derniers. Et c’est pourquoi elle forme toujours dans sa pensée la force de cette proposition : « moi, je sais ou pense ceci », ou « moi, je doute de cela ». Or, l’âme possède cette connaissance de soi par une conversion immédiate de sa visée intellectuelle sur elle-même et sur ses actes. En effet, tant que quelqu’un est dans un usage vigilant de son libre arbitre, il se tient toujours et de manière continue tourné vers celle-ci22.

Le redoublement du sujet grammatical par l’utilisation du ego (moi, je) n’est évidemment pas nécessaire à la syntaxe latine. Cette insistance sur le sujet grammatical indique clairement l’existence d’un individu qui se perçoit lui-même en tant que sujet, comme une entité consciente et comme unique source de connaissance de ses actes. Cette perception de soi n’est pas toujours présente à l’esprit. Elle requiert un usage vigilant pour s’actualiser. Mais si l’âme se concentre sur elle-même, elle se sent être le sujet propre de ses actes d’appréhension et de volonté et peut par conséquent s’affirmer en tant que « Je » :

Jamais en effet je n’appréhende mes actes, à savoir l’acte de voir, de parler et de même pour d’autres actes, à moins que par cela je n’appréhende que je vois, que j’entends, que je pense et ainsi de même pour les autres actes. Et dans cette appréhension, l’appréhension de son propre sujet semble être première dans l’ordre naturel. Ainsi, lorsque nous voulons énoncer ces actes, nous plaçons premièrement le suppôt en disant : moi, je pense cela ou je vois cela et ainsi de même pour les autres actes. Et de façon certaine dans l’ordre naturel, le sujet est appréhendé avant le prédicat qui lui est attribué en tant que tel23.

Il importe donc de saisir que, pour Olivi, la connaissance de soi ne résulte ni d’une connaissance discursive (cogitare), ni d’un jugement sur la sensation, mais d’une connaissance intuitive immédiate (nosse) que le sujet possède de lui-même. Ainsi, la notitia que l’âme possède d’elle-même est la plus certaine et la plus adéquate pour l’homme24.

La spécificité de l’homme réside par conséquent dans ce retour sur soi quasi sensitif. Olivi fournit de cette façon une réponse au problème de la certitude de soi dans la connaissance : d’une part la réflexivité directe que le sujet possède de lui-même rend la connaissance de soi indubitable, d’autre part la connaissance de soi est la connaissance la plus appropriée et la plus certaine que peut établir l’être humain. Elle ne peut être l’objet de tromperie. C’est pour cette raison que cette connaissance de soi permet d’exprimer avec certitude l’existence d’un sujet capable de s’affirmer au travers de ses actes intellectifs ou sensitifs – je comprends, je vois, je mange, je sais, je pense, je doute et j’entends, pour reprendre les exemples fournis par Olivi – en tant que « Je ».

2. La notion de conscience chez Olivi

À l’instar de la plupart des auteurs de son époque, lorsqu’Olivi utilise le terme conscientia dans ses ouvrages, il se réfère généralement à la notion morale. Toutefois, la question 81 de sa Summa définit quatre occurrences de la conscience qui portent sur des faits proprement gnoséologiques25. En opposition à Thomas d’Aquin, Olivi affirme que, de même que l’intellect ou que la volonté définit parfois une puissance de l’esprit, parfois une disposition et parfois un acte, il en va de même pour la conscience26. Il détaille ces différentes possibilités, offrant alors des exemples pour le moins intéressants :

1. Premièrement, la conscience peut définir un acte, comme par exemple lorsqu’un homme affirme qu’il est conscient de faire quelque chose, par exemple de parler ou non : « moi, j’ai maintenant conscience (conscientia) de ne pas parler »27. Olivi parle d’un état mental actuel (nunc) qui suppose la connaissance du suppôt de cet acte. L’insistance sur l’ego est explicite en ce sens. Il s’agit d’une connaissance de soi selon le second mode définit à la question 76 de la Summa qu’Olivi exprime ici en termes de conscience28.

2. La seconde occurrence du terme conscientia définit une disposition, comme « lorsque nous disons de celui qui dort qu’il a conscience de mentir »29. Comment interpréter cet exemple ? Il semble en effet compliqué de saisir avec précision comment quelqu’un en état de sommeil peut avoir conscience de mentir. Olivi se réfère sans doute aux Confessions d’Augustin, lorsque l’évêque avoue que d’anciennes dispositions à la volupté le pourchassent parfois dans ses rêves. Dans ce passage, Augustin souligne que ce n’est qu’au moment du réveil qu’il prend conscience de la tromperie des songes et qu’il ne s’agit par conséquent pas d’un cas moral, puisqu’il n’y a pas à avoir de remords pour la volonté qui dort30. Au contraire, la distance qui se crée entre soi et soi-même, comme l’exprime l’évêque, indique qu’Augustin entend parler d’une conscience gnoséologique. L’exemple d’Olivi pourrait être interprété dans le même sens : un individu dans l’état de sommeil ne ment pas réellement, mais conserve une disposition qui peut l’affecter. Autrement dit, un individu peut imaginer qu’il ment dans son rêve et en prendre conscience au moment de son réveil. L’exemple d’Olivi ne porte donc pas sur une disposition morale, mais à nouveau sur un cas gnoséologique.

3. Troisièmement, la conscience peut être une puissance, « comme lorsque quelqu’un dit “ceci est ou n’est pas dans ma conscience (in conscientia mea)”. »31 Le cas semble ici évident puisqu’il est le pendant de la conscience en acte telle qu’Olivi la définit au premier point. Un individu possède la puissance d’avoir des états mentaux en sorte qu’il puisse dire qu’il a conscience d’un fait ou non. Le cas du dormeur évoqué par Olivi montre avec évidence que la conscience est également une puissance. À ce propos, Alain Boureau a montré avec raison qu’Olivi qualifie le somnambule de « semidormiens », le préférant au terme traditionnellement utilisé de dormiens32. Cette précision est d’importance, puisque le Franciscain signifie ainsi que le somnambule continue de percevoir les sensations extérieures par l’intermédiaire des sens, – raison pour laquelle il peut, par exemple, se réveiller lorsqu’un bruit trop fort parvient à ses oreilles –, mais qu’il n’est pas conscient de ses actes33. Il existe une différence entre le fait de percevoir et le fait d’être conscient de cette perception. C’est ce qui explique que sa responsabilité dans les cas juridiques doit être limitée34. Mais nous pouvons également montrer que la conscience est une puissance en prenant le cas de n’importe quel individu en état de sommeil. En effet, bien qu’il perçoive certaines informations des sens, celui-ci n’en est pas conscient – raison pour laquelle il ne peut se souvenir des sensations qu’il a eues durant son sommeil :

On constate que [dans le cas du] dormeur, ayant les oreilles et les narines ouvertes et touchant actuellement les vêtements qui lui sont proches, les espèces se seront écoulées des objets présents dans les organes des sens ouverts : et cependant, cela ne suffit pas pour voir ou entendre ni pour la sensation de l’odorat et du toucher, sauf si l’intention actuelle des sens les vise ici de manière éveillée35.

Le terme aspectus est important dans cet extrait, puisqu’il signifie qu’il n’y a pas d’intentionnalité de la part du dormeur, qui ne peut par conséquent pas être conscient actuellement de la perception qui provient des sens externes. La conscience est en ce cas seulement à l’état de puissance.

4. Quatrièmement, Olivi affirme que le terme de conscience peut également se référer à la mémoire ou à la connaissance des actes qui se sont produits :

Parfois, plus rarement, nous le comprenons comme acte de réminiscence ou de connaissance de ses actes ou de ceux d’autrui, comme dans la Genèse, où il est dit au chapitre 43 « nous n’avons pas conscience de qui a fait cela », c’est-à-dire nous ignorons ou nous ne savons pas qui a fait cela36.

Ainsi, si les trois premières définitions de la conscience propre du sujet se référaient à un état actuel (« ego nunc habeo conscientiam »), cette quatrième occurrence se rapporte au passé. Relevons que Thomas d’Aquin utilise la même référence biblique dans son De veritate pour montrer que la conscience peut être comprise en tant que réminiscence d’un acte passé37. Les deux auteurs semblent ainsi s’accorder sur cette signification, à la différence toutefois que Thomas juge qu’il est d’usage courant de se référer à cette occurrence, tandis qu’Olivi affirme qu’elle n’est utilisée qu’en de rares cas.

Parmi toutes les définitions évoquées, Olivi présente la conscience comme la connaissance gnoséologique que le sujet peut avoir de ses actes mentaux. Il insiste d’ailleurs sur la nécessité de la perception propre du sujet. La conscience, quel qu’en soit le sens, est considérée comme l’attestation des actes propres du sujet :

La conscience ne signifie pas communément une puissance, si ce n’est par rapport à l’acte ou à la disposition de celui qui est conscient ou qui atteste de ses propres actes passés ou à venir. Dans un seul cas, toutefois, nous la considérons comme un acte conscient et approuvé du fait d’un autre, pour autant qu’il dépende en quelque sorte de celui qui est conscient, c’est-à-dire lorsque nous disons que le sujet fait quelque chose sous la direction de conscience de son prélat ou de son confesseur38.

Le seul cas qui puisse ainsi être défini comme un acte n’engageant pas la totalité de la volonté est celui qui est accompli sur l’injonction d’un prélat ou d’un confesseur. Selon le principe d’obéissance, il peut arriver qu’un supérieur exige une action qu’un religieux n’aurait pas souhaitée de lui-même. Bien que l’individu y consente, on ne peut pas dire alors qu’il le fasse en toute âme et conscience. Deux conséquences peuvent être tirées de cette dernière remarque : premièrement, si Olivi se situe clairement à un niveau gnoséologique, c’est la perception propre du sujet qui semble être au cœur de cette appréhension. La conscience n’est plus seulement la connaissance appliquée à un acte particulier, comme le soutenait Thomas d’Aquin, mais elle est la connaissance de ses propres actes. En ce sens, la conscience correspond au retour sur soi immédiat que nous avions défini dans la première partie de cet article. Deuxièmement, la conscience gnoséologique que propose Olivi ne repose pas principalement sur l’intellect, mais sur la volonté. En effet, seule cette faculté est capable de ce retour sur soi ou sur ses actes qu’est la conscience et elle seule possède un rôle délibératif, l’intellect étant seulement considéré comme un conseiller39. Toutefois, si la volonté offre les conditions de possibilité de ce retour sur soi, il convient de voir à présent que cette réflexivité immédiate définit en réalité la personne selon Olivi.

3. La personnalité selon Olivi

Après avoir déterminé comment le sujet peut se connaître et défini les différentes occurrences de la conscience, nous pouvons à présent parler de la notion de personnalité (personalitas). Olivi use fréquemment de ce terme pour désigner le fait d’être une personne – il ne faut pas en effet le comprendre en son acception psychologique contemporaine40. Par exemple, à la question 54 de la Summa, qui demande si les facultés de l’âme correspondent à sa substance, Olivi relève que les puissances supérieures, bien qu’elles ne suffisent pas à épuiser toute la substance de l’âme, lui sont pourtant essentielles. Une des raisons invoquées pour le démontrer trouve son fondement dans la notion de personnalité : « [Affirmer que les puissances de l’âme sont totalement différentes de sa substance] ne semble pas consonant avec la vérité. Cela est évident du fait des plus hautes raisons de vie, d’intellectualité, de liberté, de personnalité ou de perfection d’existence par soi et d’actualité »41.

Il est impossible, selon Olivi, que les puissances de l’âme soient totalement différentes de sa substance du fait même de la personnalité. Cette dernière est définie comme une existence par soi, qui s’associe à l’intellect et à la volonté pour former une substance totale. Ce lien avec la substance spirituelle est confirmé quelques lignes plus loin : « La forme de l’âme ou de la substance spirituelle est par soi vie, par soi intellectuelle et libre et capable de donner à son sujet la raison d’existence par soi ou de personnalité »42.

Ces deux extraits fournissent une même définition : la personnalité consiste en une existence par soi. Si seul Dieu réalise parfaitement cette définition, celle-ci est également valable pour l’homme et pour l’ange. Pour les créatures rationnelles, l’existence par soi ne signifie pas une indépendance ontologique, mais une existence particulière et incommunicable.

Olivi précise de plus que si la mens n’est pas accidentelle, elle n’est pas pour autant substantielle à l’homme. Il résout cette apparente contradiction en affirmant que la mens appartient à un ordre encore plus intime ; elle est personnelle. Pour prouver son propos, Olivi cite largement le De gratia contemplationis de Richard de Saint-Victor43 :

« [L’esprit] », dit-il, « est sa puissance générale, ainsi il se connaît et s’aime naturellement et cette science est telle que cet amour procède de cette puissance de se savoir et de s’aimer ». Et peu après il dit que « cet amour n’est pas la science, ni la puissance, mais elle provient des deux, et cette science n’est pas la puissance même, puisqu’elle provient de celle-ci. Elles diffèrent en effet l’une de l’autre non pas de manière accidentelle, puisqu’elles appartiennent à la nature intime de l’esprit, ni de manière substantielle, comme il apparaît, mais de manière personnelle. »44

Selon Richard, la connaissance et l’amour de soi sont intimes à l’esprit et ne peuvent pas être accidentelles. Toutefois, ces facultés ne constituent pas l’entier de la substance de l’esprit. Augustin déjà remarquait que l’âme, bien qu’elle ne se connaisse pas totalement (totum), se connaît toutefois par tout son être (tota)45. Richard en conclut que cette connaissance et cet amour de soi sont personnels. Si Richard de Saint-Victor parlait du cas des personnes trinitaires, c’est bien l’originalité d’Olivi que d’avoir appliqué cette théorie à la personne humaine. La notion de personne n’est ainsi pour Olivi ni accidentelle, puisqu’elle est intime à l’esprit, ni substantielle, dans la mesure où elle ne recouvre pas la totalité de l’essence de l’âme. Elle signifie un mode d’existence qui lui est propre.

Si la notion Olivi d’incommunicabilité et d’existence par soi que propose Richard (intellectualis naturae incommunicabilis existentia) est nécessaire à la définition de la personne, elle n’est pas pour autant suffisante. Olivi intègre également la définition de Boèce de la personne comme rationalis naturae individua substantia. En effet, cette dernière ne souligne pas seulement la nécessité de l’intellect, mais de l’entier de l’âme rationnelle. Pour Olivi, la personnalité suppose ainsi l’appui de l’intellect et de la volonté pour se développer : « Si donc la personnalité ne peut pas être comprise sans l’intellect et la volonté, il convient nécessairement qu’ils soient les principes les plus substantiels du suppôt auquel ils appartiennent »46.

Ces deux facultés sont essentielles car elles fournissent à la personnalité cette pleine existence en soi et cette possibilité de conversion sur soi qui la caractérise :

Aucune conversion ou capacité de conversion de soi sur soi-même, ni cette pleine consistance de soi et, en bref, aucun pouvoir (dominium) qu’il porte sur soi ou sur les autres, ne peut être compris sans ces puissances [que sont l’intellect et la volonté]. Et cette conversion sur soi n’est pas autre chose que la puissance de la pleine possession de soi et des autres, sans laquelle il n’est pas possible de comprendre la raison de personne47.

Toutefois, la volonté est plus essentielle, car c’est elle qui fondamentalement permet le mouvement réflexif de l’âme sur elle-même. Olivi parvient à conclure que c’est notre humanité même qui est en jeu dans la notion de liberté de volonté. En effet, sans la volonté, nous ne serions que des bêtes certes douées d’un raisonnement supérieur, mais qui ne permettrait pas de nous distinguer réellement de l’animal48 : « Il n’y a rien d’étonnant, car, pour ainsi dire, [supprimer la volonté] nous enlève ce que nous sommes en propre, c’est-à-dire notre personnalité, et ne nous donne rien de plus sinon que d’être des bêtes intellectuelles ou possédant un intellect »49.

Les propos d’Olivi sont forts. L’utilisation même de la notion de personalitas indique que le fait que la volonté soit libre est une condition déterminante pour remplir la condition d’être humain, de ce que nous sommes en propre50. Reprenant la définition aristotélicienne de l’homme, Olivi montre que l’essence de l’homme ne saurait résider seulement dans le fait d’être un animal rationnel51. Pour Olivi, l’être humain se caractérise par le fait d’être une personne libre, volontaire et qui se perçoit comme le sujet propre de ses actes52.

Cela dit, malgré l’importance de ces facultés supérieures, Olivi réaffirme la valeur primordiale de la personnalité dans la connaissance de l’âme par elle-même. En effet, comme nous l’avons indiqué plus haut, si l’intellect n’est pas capable de connaître la substance de l’âme et de produire ce qu’Olivi nomme une « expérience de son Soi » (experimentum suae suitatis), il semble que la volonté ne le peut également :

Le comprendre de l’intellect qui comprend ou le vouloir de la volonté qui aime la substance de l’âme ou le sujet de ces facultés, n’a pas à proprement parler en sa raison une expérience de son Soi, comme je l’ai ainsi appelé. Autrement dit, l’âme ne comprend pas sa substance par l’intellect, puisqu’il n’y a ici en aucune manière la raison de principe productif. Et on pourrait en déduire que l’âme sent véritablement que ce qui est appréhendé est identique à elle-même. Et je dis la même chose de l’amour53.

Ainsi, ces facultés supérieures ne peuvent parvenir par elles-mêmes à une appréhension du quod est de la mens, ou plus exactement du qui, quis. L’intellect exige en effet la médiation d’images qui rend la connaissance fictionnelle. La volonté, par sa disposition qui est l’amour, ne le peut également, quoiqu’elle en fournisse les conditions de réflexivité nécessaires. Par conséquent, parmi les caractéristiques inséparables de l’âme humaine qu’Olivi avait précédemment désignées, il ne subsiste que la personnalité. Ainsi, seule la personne, par la capacité de réflexion qu’elle porte sur elle-même, peut parvenir à une appréhension de son essence propre. Seule la personnalité peut appréhender ce que c’est d’être cette personne particulière. Elle est ainsi la réalité la plus intime de chaque individu :

Il est certain que la personnalité et que l’existence par soi ne peut provenir d’un quelconque accident, puisque lui-même reçoit plus l’existence du sujet qu’il ne le donne, et puisqu’être par soi est une condition substantielle du suppôt ou de la substance et une des plus nobles et des plus radicales conditions de l’être, et ce, au plus haut point lorsqu’elle est personnelle54.

C’est enfin le rapport au corps qui doit être éclairci, surtout dans le débat sur la pluralité des formes. De toute évidence pour Olivi, le corps ne peut donner cette liberté, encore moins cette réflexivité nécessaire à la constitution de la personne55. La relation à la matière doit ainsi trouver son fondement dans la partie intellective de l’âme. Olivi précise son rapport à la personnalité : « La part sensitive et le corps ne pourraient participer à la raison de personnalité, de sorte qu’elles soient les parties du suppôt personnel ou de la personne, à moins qu’elles ne s’enracinent dans la partie intellective »56.

Olivi parvient ainsi à cette conclusion : soit le composé de matière et de forme est plus libre et plus réflexif par soi que la part intellective, comme l’affirme le syllogisme posé précédemment, soit la part intellective n’est ni libre, ni réflexive57. C’est évidemment la première proposition qu’il faut retenir. Les analyses portant sur la colligantia potentiarum, à savoir la structure d’interdépendance qui permet à l’âme sensitive de se réaliser à travers le corps, montrent que la part intellective se réalise et se parfait ainsi dans le composé de matière et de forme58. Cette réalisation consiste en la partie la plus élevée du suppôt que nous disons être la personne : « Puisque la part intellective ne serait pas consistante en soi, mais plutôt en son suppôt, alors consister en soi et se porter sur soi est la raison la plus élevée du suppôt que nous appelons la personne »59.

Nous parvenons ainsi à une définition complète de la personne, comme une existence par soi, incommunicable, douée d’intellect et de volonté et capable de retour sur soi, qui se parfait dans son rapport au corps et qui désigne ce qu’est en propre une personne singulière : « La personnalité est identique à une existence par soi, maîtresse, libre, réfléchie et capable d’un retour sur elle-même selon un mode possessif, c’est-à-dire se possédant elle-même au moyen d’une certaine réflexion libre »60.

Si nous rappelons à présent qu’Olivi définit la conscience comme un retour de la mens sur elle-même, nous devons remarquer qu’il introduit cette notion au sein même de la personnalité61. La personnalité exprime le rapport qu’éprouve le sujet à lui-même, et ce par un mouvement qui n’est autre que celui de la conscience. Reprenant l’exacte définition de la conscience, Olivi la transpose pour décrire la personnalité, qui consiste dans le fait de se comprendre comme étant le sujet propre de ses actes : « La personnalité ou la personne est par soi une existence effectuant et consistant pleinement en un retour sur soi ou se retournant parfaitement sur elle-même »62.

Soulignons la modernité du propos : quatre siècles avant John Locke, à qui l’histoire de la pensée attribue cette définition, Olivi introduit la notion de conscience dans la définition de la personne63. L’âme comprend par ce moyen, sur le mode de l’évidence du sens expérientiel ou du toucher, qu’elle est, qu’elle vit, qu’elle pense, qu’elle veut, et qu’elle est le principe et le sujet de toutes ses actions. Elle peut ainsi s’affirmer en tant qu’ego ou que subjectum activum.

Conclusion

Olivi use fréquemment, au travers de l’ensemble de son œuvre, des termes de personne et de personnalité, cherchant à populariser ce vocable. Voulant unifier le vocabulaire de son temps qui tendait à complexifier à outrance cette notion64, Olivi conserve toutefois la richesse sémiotique de ce terme, proposant une définition valable tant pour Dieu que pour les anges ou les hommes et tenant compte des divers contextes d’énonciation. Olivi parvient ainsi à une nouvelle définition de la personne. Celle-ci n’est plus spécifiée par sa seule rationalité, comme le soulignait Boèce, ou par sa dignité intrinsèque, comme le pensait Richard de Saint Victor. La personne se caractérise essentiellement par la capacité de retour immédiat de l’âme sur elle-même qui définit la conscience. Cette réflexivité offre une adhésion intime au sujet, une évidence de l’ego, qui permet à la personne de s’affirmer comme le sujet actif et primordial de tous ses actes de pensée et de connaissance. Olivi fournit par conséquent non seulement une anthropologie et une théorie de la connaissance absolument opposées à la pensée aristotélicienne et thomasienne, mais il est sans doute l’un des premiers auteurs à envisager une telle primauté gnoséologique du sujet. Bien que l’impact de l’œuvre d’Olivi fût limité du fait de la censure, l’introduction de la notion de conscience dans la définition de la personne et l’accession du sujet au rang de principe premier de toute connaissance a sans doute ouvert la voie à une pensée que les historiens définiront comme celle de la modernité.

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1Cf. Thomas Deman, « Sur l’usage de la notion de personne en philosophie morale », Studia Philosophica 7 (1947), p. 41-57 ; Charles Taylor, Sources of the Self, Cambridge, Harvard University Press, 1989 ; Alain Renaut, L’individu. Réflexions sur la philosophie du sujet, Paris, Hatier, 1995.

2Cf. Boèce, Cours traités de théologie, Contre Eutychès et Nestor, 3.

3Emmanuel Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, trad. Michel Foucault, Paris, Vrin, 1984, p. 17.

4John Locke, Essai sur l’entendement humain, I, c. 27, 9, trad. Jean-Michel Vienne, Paris, Vrin, 2001, p. 521-522.

5Theo Kobusch, « L’être moral de la personne, la philosophie moderne et la doctrine de la liberté », in : François-Xavier Putallaz et Bernard Schumacher (éds), L’humain et la personne, Paris, Cerf, 2008, p. 239-240.

6Étienne Balibar, Barbara Cassin et Alain De Libera, « Sujet », in : Barbara Cassin, Vocabulaire européen des philosophies, dictionnaire des intraduisibles, Paris, Seuil, 2004, p. 1240. Cf. Olivier Boulnois, Être et représentation, une généalogie de la métaphysique moderne à l’époque de Duns Scot, Paris, PUF, 1999.

7Fredegando Callaey, « Olieu », in : Alfred Vacant, Eugène Mangenot, Émile Amann (éd.), Dictionnaire de théologie catholique, Paris, Letouzey et Ané, 1931, p. 982.

8« Sixtus tamen concessit opera dicti Petri Ioannis legi et ex illis rosam exerpi, spinis obmissis », cité par Livarius Oliger, « Petri Iohannis Olivi de renuntiatione papae Coelestini V quaestio et epistola », Archivum Franciscanum Historicum 11 (1918), p. 319-320.

9Cf. Susan Brower-Toland, « Olivi on Consciousness and Self-Knowledge: The Phenomenology, Metaphysics, and Epistemology of Mind’s Reflexivity », Oxford Studies in Medieval Philosophy 1 (2013), p. 136-171.

10Cf. Aristote, De l’âme, III, 430 a et sq ; Thomas d’Aquin, De veritate, q. 10, art. 8.

11« Ista autem ratiocinatio nequaquam incipit a speciebus imaginariis, nisi cum est falsa et bestialis, ita quod potius est imaginaria aestimatio quam intellectualis ratiocinatio. Incipit ergo primo ab iis quae per primum modum sciendi tanquam prima et infallibilia ac indubitabilia principia de se novit et tenet, puta, quod ipsa est res viva et principium et subiectum omnium actuum praedictorum. » Petrus Johannis Olivi, Quaestiones in secundum librum Sententiarum (désormais cité Summa), 3, B. Jansen (ed.), Quaracchi, S. Bonaventurae, 1926, q. 76, p. 147 (sauf mention contraire, les traductions sont de l’auteur). Cf. Augustin, De trinitate, XV, 12, 21, cité par Petrus Johannis Olivi, Summa, q. 79, p. 163.

12« Sciendum quod anima scit se vel potest scire duplici modo. Primus est per modum sensus experimentalis et quasi tactualis. Et hoc modo indubitabiliter sentit se esse et vivere et cogitare et velle et videre et audire et se movere corpus et sic de aliis actibus suis quorum scit et sentit se esse principium et subiectum. » Petrus Johannis Olivi, Summa, q. 76, p. 146.

13Nous retrouvons la même idée plus loin : « Per primum enim modum scio de mea [anima] quod est et quod praedictorum actuum est principium et subiectum. » Petrus Johannis Olivi, op. cit., p. 147.

14« Cum quis sentit se scire et videre et amare, ipse sentit tunc identitatem et, ut sic loquar, suitatem sui ipsius, in quantum cognitum et in quantum suppositum activum, ad se ipsum hoc advertentem et sentientem ». Petrus Johannis Olivi, Summa, q. 74, p. 126.

15Précisons à toute fin utile qu’Olivi entend parler de la mens au sens augustinien et inclut ainsi en elle la memoria (sui) et principalement la voluntas.

16« In primo autem modo sciendi exiguntur tria. Primum est praesentia objecti, quod est ipsa mens. Secundum est aspectus sui intellectus super se ipsam reflexus seu conversus. Tertium est ipse actus sciendi, qui secundum Augustinum est imago mentis. » Petrus Johannis Olivi, Summa, q. 76, p. 148.

17La source de ce passage d’Augustin se trouve dans le De trinitate, IX, 12, 18, BA 16, trad. Paul Agaësse et Joseph Moingt, 1997, p. 109. Cf. également, De trinitate, X, 8, 11 ; 9, 12 ; XIV, 5, 7 ; 6, 9.

18Cette présence de l’objet est nécessaire, mais seulement en tant qu’elle procure un terme au processus de connaissance : « Quamvis enim cognitio non sit ab objecto sicut ab agente proprie sumpto, est tamen ab ipso ut terminativo aspectus activi et sui actus ; et pro tanto est ab objecto tanquam ab agente large sumpto, et ideo exiguitur ibi praesentia objecti et ultra hoc defixio aspectus in ipsum. » Petrus Johannis Olivi, op. cit., p. 146.

19« Intimatio enim seu intima adhaesio sui ad se non est idem quod identitas sui ad se ; haec enim non dicit relationem et reflexionem realem, quam utique praedicta intimatio dicit. » Petrus Johannis Olivi, Summa, q. 74, p. 129.

20Concernant la conscience préréflexive chez Thomas d’Aquin, cf. François-Xavier Putallaz, Conscience et connaissance de soi, de Thomas d’Aquin à Thierry de Freiberg, Thèse, Université de Fribourg, 1990, p. 136-148.

21« Et idem est interna experientia nostri esse de quo non possumus dubitare, quin nos simus quaedam res vivens, et multa cogitans et cogitare potens. » Petrus Johannis Olivi, Quaestiones Logicales, Stephen Brown (éd), Traditio 42 (1986), q. 18, p. 382. Pour comparaison, nous pouvons citer le texte de Descartes : « Sum igitur praecise tantum res cogitans, id est, mens, sive animus, sive intellectus, sive ratio, voces mihi prius significationis ignotae. Sum autem res vera, et vere existens ; sed qualis res ? Dixi, cogitans. [...] Sed quid igitur sum ? Res cogitans. Quid est hoc ? Nempe dubitans, intelligens, affirmans, negans, volens, nolens, imaginans quoque, et sentiens. » René Descartes, Meditationes de prima philosophia, II, trad. duc de Luynes, Paris, Vrin, 1970, p. 28-29.

22« Nullum obiectum nullumque actum potest actualiter scire vel considerare, quin semper ibi sciat et sentiat se esse suppositum illius actus quo scit et considerat illa. Unde et semper in suo cogitatu format vim huius propositionis, scilicet, “ego scio vel opinor hoc vel ego dubito de hoc.” Hanc autem scientiam sui habet anima per immediatam conversionem sui intellectualis aspectus super se et super suos actus. Qui quidem, quamdiu est in pervigili usu liberi arbitrii, semper et continue stat super eam conversus. » Petrus Johannis Olivi, Summa, q. 76, p. 146.

23« Nunquam enim apprehendo actus meos, actus scilicet videndi et loquendi et sic de aliis, nisi per hoc quod apprehendo me videre, audire, cogitare et sic de aliis. Et in hac apprehensione videtur naturali ordine preire apprehensio ipsius suppositi. Unde et quando volumus hoc aliis annunciare, premittimus ipsum suppositum dicentes : ego hoc cogito vel hoc video, et sic de aliis. Et certe naturali ordine prius apprehenditur subiectum quam predicatum ei attributum in quantum tale. » Petrus Johannis Olivi, Impugnatio quorundam articulorum Arnaldi Galliardi, art. 19 (désormais cité Impugnatio), Sylvain Piron (éd.), in Pierre de Jean Olivi, philosophe et théologien. Actes du colloque de philosophie médiévale, 24-25 octobre 2008, Université de Fribourg, Berlin/New-York, W. de Gruyter, 2010, p. 457-458.

24« Cum se mens novit, sic est eadem notitia verbum eius ut ei sit omnino par et aequale, quia non est notitia inferioris essentiae sicut corporis, nec superioris sicut Dei. Et cum notitia habeat similitudinem ad eam rem quam novit, hoc est, ad illud cuius notitia est : haec, qua mens ipsa quae novit est nota, habet perfectam similitudinem et aequalem. Et ideo imago et verbum est, quia de illa exprimitur, cum cognoscendo eidem coaequatur et est gignenti aequale quod genitum est. » Petrus Johannis Olivi, Summa, q. 76, p. 148.

25Il convient de remarquer qu’Olivi glissera ensuite vers une définition de la conscience morale comme retour du sujet sur la valeur de ses actes propres, mais nous ne traiterons pas ici de ce point.

26« Quod sicut per nomen intellectus vel per nomen voluntatis aliquando significatur potentia mentis, aliquando habitus, aliquando actus : sic et per nomen conscientiae. » Petrus Johannis Olivi, Summa, q. 81, p. 174. Cf. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia, q. 79, art. 13.

27« Ego nunc habeo conscientiam non loquendi. » Idem.

28Le français étant pauvre pour définir les différentes occurrences du terme de conscience, nous pouvons nous référer au terme anglais de consciousness pour définir ce retour immédiat de la mens sur elle-même qui permet à l’individu de se comprendre comme étant le sujet propre de ses actes, telle que le définit Hannah Arendt dans les Considérations morales, trad. Marc Ducassou et Didier Maes, Paris, Rivages, 1996, p. 64-66.

29« Cum de dormiente dicitur quod habet conscientiam mentiendi », Petrus Johannis Olivi, Summa, q. 82, p. 174.

30Augustin, Confessions, livre X, 30, 41, trad. Aimé Solignac, Eugène Tréhorel et André Bouissou, Paris, Desclée de Brouwer, 1962 (BA 14), p. 213-215.

31« Potentia vero, ut, cum quis dicit “hoc est vel non est in conscientia mea”. » Petrus Johannis Olivi, ibid.

32Cf. Alain Boureau, « Pierre de Jean Olivi et le semi-dormeur. Une élaboration médiévale de l’activité inconsciente », Nouvelle Revue de psychanalyse 48 (1993), p. 231-238 ; Id., Satan hérétique, p. 214 ; Id., « Satan et le dormeur », Chimères 14 (1991), p. 41-61 ; Id., « Un sujet agité. Le statut nouveau des passions de l’âme au XIIIe siècle », in : Piroska Nagy et Damien Boquet (éds), Le sujet des émotions au Moyen Âge, Paris, Beauchesne, 2009, p. 187-200.

33« Et etiam ipse actus sic fortis et intensus ita se ingeret aspectui sensus communis quod fortissime apprehenduntur ab ispo. Quae apprehensio sic fortis totum aspectum sensus communis ad exteriora deducet, et sic totus homo evigilabit. » Petrus Johannis Olivi, Summa, q. 58, p. 500.

34Cf. Alain Boureau, « Satan et le dormeur ».

35« Constat enim quod dormiens, auribus apertis et naribus et tactu praesente vestibus sibi iunctis, habebunt fluere species a praesentibus obiectis in aperta organa sensuum ; et tamen non sufficit ad videndum et audiendum vel ad sensum odoratus et tactus, nisi actualis aspectus sensuum pervigiliter ibi intedat. » Petrus Johannis Olivi, Summa, q. 73, p. 89.

36« Aut aliquando, licet rarius, pro actu reminiscentiae vel scientiae facti proprii vel alieni, ut, cum Genesis capitulo 43 dicitur non est in conscientiis nostris quis hoc fecerit, id est, nescimus nec scivimus quis hoc fecerit. » Petrus Johannis Olivi, Summa, op. cit., p. 175. Cf. Gn 43,22.

37Cf. Thomas d’Aquin, De veritate, q. 17, art. 1.

38« Sciendum tamen quod communiter non significat potentiam nisi sub respectu ad actum vel habitum consciendi seu contestificandi de propriis actibus factis vel fiendis, quamvis in uno solo casu sumatur pro actu conscitivo et approbativo facti alieni, pro quanta aliqualiter dependet a consciente, ut, cum dicitur quod subditus non faciat hoc vel illud nisi de conscientia sui praelati vel sui confessoris. » Petrus Johannis Olivi, Summa, q. 82, p. 174-175.

39« Ratio etiam non regulat nisi solum ostendendo et quasi per modum consiliarii ; voluntas vero regulat movendo et causando, et quasi per modum regis et ducis ». Petrus Johannis Olivi, Quaestiones de incarnatione et redemptione, q. 4, Aquilinus Emmen et Ernst Stadter (éd.), Grottaferrata, S. Bonaventurae, 1981, p. 232.

40Cf. Sylvain Piron, « L’expérience subjective selon Pierre de Jean Olivi », dans Olivier Boulnois (éd.), Généalogies du sujet. De saint Anselme à Malebranche, Paris, Vrin, 2007, p. 49.

41« Sed hoc etiam non videtur consonum veritati. Quod patet ex altissimis rationibus vitae, intellectualitatis, libertatis, et personalitatis seu ex perfectio per se existentiae et actualitatis. » Petrus Johannis Olivi, Summa, q. 54, p. 248.

42« Oportet enim ponere necessario quod forma animae seu spiritualis substantiae sit per se vita, per se intellectualis et libera et potens dare suo supposito rationem per se existendi seu personalitatis. » Petrus Johannis Olivi, Summa, q. 54, op. cit., p. 249.

43Cf. Richard de Saint Victor, De gratia contemplationis, IV, 20, 21, PL 196, 162C.

44« “Ipsa [mens] ergo” inquit, “est potentia sua generalis, item naturaliter scit se et amat se et tam scientia ista quam amor iste ab ista potentia sciendi et amandi”. Et paulo post dicit quod “hic amor non est scientia nec potentia, sed exit ab utraque, nec haec scientia est ipsa potentia, cum sit ab ea. Differunt ergo ab invicem non accidendaliter, quia sunt de intima mentis natura, nec substantialiter, ut patebit, ergo personaliter.” » Petrus Johannis Olivi, op. cit., p. 273. Bonaventure reprend la même formule pour parler des personnes divines dans l’Itinéraire de l’esprit vers Dieu, c. III, 5 : « Si igitur Deus perfectus est spiritus, habet memoriam, intelligentiam et voluntatem, habet et Verbum genitum et Amorem spiratum, qui necessario distinguuntur, cum unus ab altero producatur, non essentialiter, non accidentaliter, ergo personaliter. »

45« Il est absurde de dire qu’elle n’est pas toute entière à connaître qu’elle connaît. Je ne dis pas qu’elle connaît tout [d’elle-même], mais que ce qu’elle connaît, elle le connaît toute entière. » Augustin, De trinitate, X, 4, 6, op. cit., p. 131.

46« Si igitur personalitas non potest esse nec intelligi sine intellectu et voluntate : oportet necessario quod sint substantialissima supposito illius cuius sunt. » Petrus Johannis Olivi, Summa, q. 54, p. 250.

47« Nulla autem reflexio nec reflexibilitas sui ipsius super se potest intelligi sine istis potentiis nec plena consistentia sui ipsius in se nec breviter aliquod dominium sive in se sive in aliis. Quod non est aliud quam potestas plenarie possessiva sui et aliorum sine qua non est intelligere rationem personae. » Petrus Johannis Olivi, ibid.

48Duns Scot reprendra l’expression, arguant que l’absence de volonté réduirait l’homme à une bonum brutum : « Ergo intellectio non est in potestate nostra, sed prima indifferentia, quia potest quis se determinare ad volendum vel non volendum, hoc est, a voluntate, non ab intellectu : quia intellectus ab objecto naturaliter movetur et ideo si voluntas naturaliter moveretur ab intellectu naturaliter moto, voluntas naturaliter movetur et sic homo esset unum bonum brutum. » Questions quodlibetales, q. 21, 14, Opera omnia, t. 26, Paris, Vivès, 1895.

49« Nec mirum, quia, ut ita dicam, id quod proprie sumus, personalitatem scilicet nostram, a nobis tollit nihilque amplius nobis dat nisi quod simus quaedam bestiae intellectuales seu intellectum habentes. » Petrus Johannis Olivi, Summa, q. 57, p. 338, trad. Sylvain Piron, « L’expérience subjective selon Pierre de Jean Olivi », art. cit., p. 49.

50Piron rappelle que ce terme personalitas est attesté dès le Ve siècle pour parler de la Trinité, mais que ce n’est qu’au XIIIe que le terme endosse une acception plus large, notamment pour traiter du problème de la personne en laquelle le Verbe pouvait s’incarner. Cette notion de « personne », comprise dans ce contexte, revêt évidemment encore plus d’importance. Cf. Sylvain Piron, « L’expérience subjective selon Pierre de Jean Olivi », art. cit., p. 48-51.

51Cf. Aristote, Politiques, I, 2, 1253 a 9-10 ; VII, 13, 1332 b 5.

52Pierre de Trabibus reprendra les propos d’Olivi en y ajoutant les notions de noblesse et de dignité afin d’en souligner leur importance. Cette dignité de l’homme réside pour lui dans ces deux principes complémentaires que sont la liberté et la réflexivité : « Constat autem quod potentiae per se non sunt passivae, tum quia in ipsis consistit tota animae nobilitas et dignitas, quae non potest accipi a parte alicuius passivi, tum quia nulla potentia passiva est vere libera nec reflexibilis supra se ipsam [...] ergo potentiae istae sunt vere potentiae activae. » Petrus de Trabibus, Quaest. in II Sent., dist. 24, art. 2, q. 3, cité in Feliciano Simoncioli, Il problema della libertà umana, Milan, Vita e Pensiero, 1956, p. 204, note 19.

53« Et tunc intelligere intellectus intelligentis seu velle voluntatis amantis substantiam animae seu subiectum ipsarum non habebunt proprie in sui ratione experimentum suae, ut ita dixerim, suitatis, hoc est, anima per intellectum intelligens substantiam suam, cum non habeat ibi rationem principii productivi aliquo modo, ex ea non poterit sortiri hanc rationem quod vere anima sentiat ipsum apprehensum esse idem sibi. Et idem dico de amore. » Petrus Johannis Olivi, Summa, q. 54, p. 251.

54« Certum est autem quod personalitas et per se existentia non potest esse ab aliquo accidente, cum ipsum potius suscipiat existere a subiecto quam det, et cum per se esse sit conditio substantialis suppositi vel substantiae et una de nobilissimis et radicalissimis conditionibus entis, maxime quando est personale. » Petrus Johannis Olivi, Summa, q. 54, op. cit., p. 250.

55« Talis reflexio et conversio non potest esse in materia corporali. » Petrus Johannis Olivi, Summa, q. 51, p. 115.

56« Nec etiam ipsa [pars sensitiva] et corpus possent participare rationem personalitatis, ita quod essente partes suppositi personalis seu personae, nisi radicarentur in intellectiva. » Petrus Johannis Olivi, Summa, q. 59, p. 541.

57« Aut igitur compositum constitutum ex forma intellectiva et materia corporali erit magis liberum et magis in se ipso rediens et consistens directe et per se quam pars intellectiva, aut ipsa pars intellectiva non erit libera nec in se ipsam rediens et consistens. » Petrus Johannis Olivi, Summa, q. 51, p. 121.

58« Anima rationalis non habet perfectam subsistentiam nec perfectum modum essendi sine corpore. [...] Radix subsistentiae hominis est in intellectiva parte. » Petrus Johannis Olivi, Summa, q. 59, p. 542. Cf. Jean-Pierre Muller, « Colligantia naturalis, La psychologie humaine d’après saint Bonaventure et son école », in : L’homme et son destin d’après les penseurs du Moyen Âge. Actes du premier Congrès international de philosophie médiévale,Louvain-Paris, Nauwelaerts,1960, p. 495-503 ; Alain Boureau, « Les cinq sens dans l’anthropologie cognitive franciscaine », in: Micrologus 10 (2002), p. 291.

59« Tum quia ipsa [pars intellectiva] non erit tunc consistens in se, sed potius in suo supposito, cum consistere et reflecti in se sit ratio altissimi suppositi quod personam dicimus. » Petrus Johannis Olivi, Summa, q. 51, p. 121.

60« Quod etiam fortius probatur per eius personalitatem quae est idem quod per se existentia dominativa et libera et in se ipsam possessive reflexa et reflexibilis, id est, se ipsam cum quadam libera reflexione possidens. » Petrus Johannis Olivi, Summa, q. 52, p. 199-200, trad. Sylvain Piron, « L’expérience subjective selon Pierre de Jean Olivi », p. 48-49.

61Cf. Petrus Johannis Olivi, Summa, q. 54, p. 249-250 : « Ratio etiam personalitatis sine intellectu et voluntate non videtur posse poni nec intelligi, quoniam persona videtur dicere existentiam super se reflexam seu reflexibilem et existentiam seu suppositum in se ipso plene consistens. »

62« Item, personalitas seu persona est per se existentia in se ipsam plene rediens et consistens seu in se ipsam perfecte reflexa. » Petrus Johannis Olivi, Summa, q. 59, p. 526.

63Cf. note 4.

64Richard de Saint-Victor se plaignait déjà de la complexité des significations du concept de personne qui obscurcissaient le discours plutôt que de le préciser. Cf. De trinitate, IV, 3, 4, PL 196, 137B.