Pierre Gisel, Qu’est-ce qu’une tradition ? Ce dont elle répond, son usage, sa pertinence
Paris, Hermann, 2017, 162 p.
Nous avons affaire ici à un essai qui se situe dans la suite des recherches de Pierre Gisel sur les rapports et interactions entre « religieux », « société » et « théologique » – on se référera à la collection de textes parus en 2012 au Cerf sous l’intitulé Du religieux, du théologique et du social. Le but de la présente publication est de jeter un éclairage sur la situation actuelle de la société au-travers de la notion de tradition, sans « se lancer dans une défense de la tradition pour la tradition, en posture de remobilisation militante » (p. 7), fidèle au travail sur les frontières auquel l’A. se dévoue depuis un certain temps déjà. Au cœur du texte, c’est le rapport entre identité et vivre-ensemble qui appel à être réinvesti par une tentative de définition de ce qu’est une tradition, ici vu sous un angle qui la relie profondément au religieux, à son histoire occidentale telle qu’elle se prolonge dans la sécularisation et ce que l’on dit de la situation sociale et politique contemporaine, faîte de replis et d’éclatements. Ainsi, l’essai se structure en 5 chapitres et une reprise finale. Chacun des chapitres éclaire une facette de la notion de tradition tout en suivant un déploiement pédagogique : (I) le premier chapitre s’attaque à une définition générale de la tradition, suivant des intuitions données par la lecture de l’égyptologue allemand J. Assman et du philosophe écossais A. Macyntire. Le trait marquant de la tentative définition de l’A., est l’historicité de la tradition, dans un double sens de mémoire instauratrice et de narration créative : « Une tradition s’instaure au présent, se donne un passé et ouvre un avenir » (p. 28). Il n’y a donc pas d’absolutisation de la tradition, et en même temps l’A. insiste sur la pertinence tant interne qu’externe de la tradition : les traditions jouent un rôle non-seulement pour elle-même, mais aussi pour la société humaine qu’elles mettent en perspective. Les trois prochains chapitres s’attaquent à définir les interactions de la tradition avec la société générale : (II) la définition de la rationalité propre à la tradition dans son lien avec une rationalité plus générale ; (III) la définition de la rationalité commune dans laquelle s’insère la tradition, et qui lui donne sa pertinence publique ; (IV) la définition des limites de cette interaction, par une critique du théologico-politique, non pas comme une critique de la tradition, mais du tout-surplombant et totalisant. Le dernier chapitre donne la clef de lecture de l’ensemble de l’essai : (V) ce qu’il s’agit de penser, depuis le départ, c’est le différent, à la suite de Jean-Luc Nancy. Il n’y a de commun que dans le jeu des différences et des différends : « il y a, d’abord, à reconnaître une différence foncière entre toute référence ou visée qu’on voudrait idéale et quelque réalisation que ce soit, politique ou autre : c’est là une différence constitutive, donc de droit, non de fait seulement » (p. 128), et c’est sous cette condition générale que peut être pensé le rôle de la tradition, dans toute sa fécondité : « Le symbolique est ce qui permet et à quoi donnent forme les cultures et les traditions, offrant au travers de ce qu’elles mettent en place un espace de médiations entre l’humain et le monde, entre humains différents, entre soi et soi. [...] Le symbolique est ainsi affaire de tiers, justement en grave défaut dans nos sociétés de modernité tardive, qui ne connaissent que des entités simples et leur juxtaposition, heureuse ou non » (p. 126). C’est ici que l’on peut identifier la force de cet essai, qui est le résultat d’une maturation progressive de la problématique théologique du rapport entre différence et identité. C’est un jeu qui se joue en l’homme, face au monde, traversé de transcendance. Le questionnement remontre aux premiers travaux de l’A., depuis sa thèse Vérité et histoire (1977), les publications notables comme La Création (1981) et L’excès du croire (1990) jusqu’à la Théologie (2007). Dans un langage à la dominante philosophique, c’est donc aussi, voir principalement, une réflexion théologique de fond qui s’exprime dans cet essai. On tente ici de maintenir active la tension entre particularité et universalité, sans jamais la résorber dans une synthèse totalisante, mais en invitant à une fécondation mutuelle des réalités données et concrètes face à un hétérogène (certains pourront y voir un autre mot pour Dieu) qui les excède et en même temps les relance toujours à nouveau. C’est peut-être là que l’essai marque aussi sa limite : bien que la littérature convoquée soit abondante, et que la reprise – malheureusement souvent implicite – des efforts passés de l’A. offre une définition dynamique de la notion de tradition, les nombreux et rapides changements de registres (théologique, philosophique, selon différentes écoles, toujours historique, sociologique, politique, etc.) rendent la corrélation entre pensée et réalité difficile. L’essai pousse son travail sur les frontières jusqu’à un point où des concepts comme « l’humain », « l’excès » ou le « tiers » dominent plus la définition en cours que les réalités concrètes dont ces termes tentent de rendre compte : on jongle avec des évocations rapides du contenu des traditions (ainsi, seuls le judaïsme et le christianisme sont nommés dans les titres [pp. 12-17 et pp. 17-24]) et la référence à la rationalité effective de la vie sociale et politique n’est pas suffisamment développée, ou trop rapidement – après on concédera aussi les limites de la tâche face au format (162 p.). L’exercice peut être, au mieux, programmatique. Dans ce sens, un ouvrage tel Democracy and Tradition (2004) du philosophe-éthicien Jeffrey Stout, plus orienté par la pragmatique de la réalité démocratique, serait un complément nécessaire à cet essai qui reste, à notre sens, dans des considérations encore trop générales et surplombantes. Cela ne retire cependant rien à l’importance de l’essai qui montre bien en quoi la tradition est un élément nécessaire à la vitalité du vivre-ensemble. Le potentiel de la tradition ne doit pas être sous-évalué, et son effectivité concrète mérite une attention régulatrice, afin de maintenir active la tension entre identité et différence à la faveur du vivre-ensemble.