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Mogens Laerke, Les Lumières de Leibniz. Controverses avec Huet, Bayle, Regis et More

(Les Anciens et les Modernes : études de philosophie 20), Paris, Classiques Garnier, 2015, 439 p.

Claire SCHWARTZ

Cet ouvrage, dont la méthode est amplement discutée dans les cent premières pages, propose une entrée assez originale dans les études leibniziennes. En effet, il ne s’agit pas d’offrir de nouveaux éclairages ou une nouvelle interprétation d’un texte leibnizien particulier, et encore moins d’aborder l’ensemble de l’œuvre du philosophe selon un point de vue synthétique, mais d’examiner certains de ses écrits dans le contexte des configurations du monde intellectuel auquel il appartient et dont il est un élément toujours actif et engagé. L’auteur estime que la prise en compte de ce cadre de discussion est nécessaire à la véritable compréhension du sens des textes leibniziens, et tout particulièrement de ceux qu’il se propose d’étudier dans cet ouvrage. Nous comprenons alors mieux son titre : les Lumières de Leibniz. Controverses avec Huet, Bayle, Regis et More ; ces Lumières ne renvoient pas ici à la philosophie des Lumières, en laquelle on chercherait à retrouver la présence de la pensée et des écrits leibniziens, mais expriment la « perspective immanente de Leibniz sur son propre monde intellectuel », selon la définition qu’en donne l’auteur (p. 13). Ce dernier s’emploie donc à faire apparaître dans cet ouvrage la fécondité d’une telle catégorie dans l’interprétation des textes leibniziens : c’est ainsi qu’il justifie dans un deuxième temps leur lecture au sein de controverses précises dans lesquelles ils se situent. Il ne s’agit pas en effet d’en faire une catégorie abstraite qui poserait l’existence d’une communauté d’hommes éclairés et éduqués de son époque auxquels Leibniz s’adresserait, mais d’identifier des configurations précises, exigeant le déploiement de stratégies d’écriture circonstanciées, révélant cependant les invariants d’un certain ethos leibnizien : souci de la modération, refus de l’audace intellectuelle, de l’esprit sectaire, ouverture à l’érudition et à la tradition. Ces configurations, l’auteur les nomme donc des controverses, dont il fournit une définition étroite : « tout échange discursif, ou dispositif d’énonciation, qui implique plusieurs interlocuteurs et qui tourne autour de l’interprétation d’un texte » (p. 23-24). L’auteur s’oppose ici à une conception purement sociologique ou institutionnelle de la controverse où les agents seraient identifiés en premier lieu par leur position sociale ; dans cette étude, il s’agit d’examiner la constitution de conflits philosophiques liés à l’interprétation de textes et dont la considération permet à son tour une juste interprétation des textes auxquels ils donnent lieu. Cette méthode de lecture, que l’auteur qualifie par ailleurs de « perspectivisme historique », est déployée dans quatre chapitres portant chacun sur une controverse particulière, chapitres dont il faut souligner la grande érudition mais également l’élégance de l’écriture qui en rend la lecture particulièrement agréable. L’auteur met donc une première fois à l’épreuve sa méthode à propos des échanges entre Leibniz et Pierre-Daniel Huet sur l’interprétation et l’authenticité des textes bibliques, objets de vifs débats aux Pays-Bas, relancés notamment par l’écriture du Traité théologico-politique de Spinoza. Leibniz estime qu’on ne peut se contenter de condamner les mises en doute de la vérité et de l’authenticité des textes sacrés : il faut y répondre. Il se tourne alors vers l’érudit français qui publiera à cet effet un étrange texte, la Demonstratio evangelica (1679), qui se présente comme une démonstration more geometrico de la vérité et de l’authenticité de la Bible. Ce texte a généralement été considéré comme médiocre et inutile ; il s’emploie notamment à relativiser la certitude géométrique, dont les axiomes relèveraient d’une forme de consensus psychologique, pour élever la certitude morale qui aurait autant, sinon plus, de fondement. Leibniz remarque les faiblesses des différents arguments de Huet, et ne peut souscrire à cette conception de la connaissance : pour lui, la certitude géométrique est logique, la certitude morale est psychologique. Comment se fait-il alors que Leibniz se soit intéressé à Huet et l’ait défendu contre ses critiques ? L’auteur reconstruit finement la position de Leibniz dans ce débat : ce qu’il loue chez Huet, et qu’il encourage chez ses pairs, c’est le souci de convaincre les autres, ce à quoi le more geometrico sert de moyen s’il est bien employé – ce que Huet n’a pas toujours su faire –, au lieu de poursuivre une certitude toute individuelle. Ce qui dessine alors, c’est l’opposition au sectarisme de certains cartésiens nullement soucieux d’établir une forme de certitude commune qui mettrait fin aux disputes. Ce qui guide alors l’écriture leibnizienne, c’est la défense d’une certaine attitude intellectuelle bien plus qu’une convergence de fond sur les thèses échangées. L’auteur entend montrer que ces questions d’éthique intellectuelle travaillent également les échanges entre Leibniz et Bayle à l’occasion de la publication du Dictionnaire historique et critique de ce dernier. L’auteur analyse en ces termes la différence entre ce Dictionnaire et les projets encyclopédiques de Leibniz qui s’exprime dans les remarques qu’il adresse à Bayle. Il loue en ce dernier l’impartialité théologique qu’il revendique mais s’inquiète de l’effet produit par son œuvre qui, en s’amusant à établir la liste des erreurs des hommes en quête de connaissance, tend à humilier et décourager la raison, et irait jusqu’à mettre en péril la foi qui ne pourrait plus elle-même revendiquer quelque prétention à cette vérité apparaissant alors inaccessible aux hommes. Une encyclopédie doit au contraire être un outil permettant de cultiver la raison. L’auteur analyse ainsi la sympathie mêlée de crainte qu’éprouve Leibniz à l’égard de l’ouvrage de Bayle qu’il juge à l’aune de ses vertus et vices intellectuels : sincérité, impartialité, mais également humilité pernicieuse. Les configurations analysées dans les deux derniers chapitres sont encore plus complexes. La controverse avec Regis sur l’interprétation d’un article des Principes de la philosophie de Descartes met au jour des revirements leibniziens à l’égard des cartésiens français dont Regis est un des principaux chefs de file : d’abord conciliant, Leibniz s’engage ensuite dans une polémique publique avec ce dernier sans la mener cependant jusqu’au bout. Pour l’auteur, Leibniz suit toujours en cela son éthique intellectuelle de modération qui le conduit à ne pas faire inutilement étalage de sa supériorité ; en revanche, il combat avec une certaine intensité quelques cartésiens allemands assez médiocres, dans la mesure où, par leur mépris des Anciens, ils représentaient un danger pour la jeunesse du pays, en favorisant la constitution de mauvaises habitudes intellectuelles. Une profonde cohérence lierait ainsi ces attitudes apparemment contradictoires, renforçant ainsi les conclusions établies par l’auteur aux chapitres précédents. Enfin, la situation la plus complexe analysée au dernier chapitre réunit Leibniz, Henry More et Johann Georg Wachter autour de l’interprétation de la cabale, situation médiatisée, qui plus est, par l’interprétation faite de la métaphysique de Spinoza par chacun de ces acteurs. Plutôt que de servir à analyser le regard que porte Leibniz sur la philosophie de More, cette controverse contribue à révéler le sens leibnizien de l’interprétation des textes. C’est en tout cas l’approche assez stimulante de l’auteur qui s’appuie sur les deux interprétations différentes de la cabale publiées par More : dans les Conjectura cabbalistica (1653) et dans les Fundamenta philosophiae écrits plusieurs années plus tard, texte lui-même critiqué par Wachter. Leibniz rejoint les conclusions de More qui, dans les Fundamenta, rejette le panthéisme de la cabale authentique tandis que les Conjectura en avait proposé une version amendée et en réalité déformée, conforme à l’orthodoxie chrétienne. Pourquoi Leibniz choisit-il alors d’associer More aux cabalistes ? C’est qu’il entend sauver More de son propre sectarisme qui dans un même mouvement d’exclusion le conduisait à s’opposer à la vraie cabale comme aux mécanistes. Il s’agit alors de transformer l’apport négatif de More au débat intellectuel en contribution positive, pour autant que c’est une fausse, mais plus généreuse, interprétation de la cabale à laquelle il se trouve associé par Leibniz, celle des Conjectura. C’est à nouveau une certaine éthique de la discussion savante qui nourrit l’engagement et l’écriture du philosophe allemand. En conclusion, la méthode suivie par l’auteur convient parfaitement aux écrits assez circonstanciels de Leibniz isolés dans cet ouvrage, et ne peut constituer la seule perspective sur son œuvre, comme il le reconnaît volontiers. Ces études de cas éclairent toutefois de manière décisive un certain principe d’écriture et une certaine ambition à l’égard du débat intellectuel propres à Leibniz qu’il s’agit en effet d’avoir toujours à l’esprit à la lecture de l’ensemble de ses textes.