Emmanuel Falque, Le livre de l’expérience. D’Anselme de Cantorbéry à Bernard de Clairvaux
Paris, Cerf, 2017, 455 p.
L’ouvrage du phénoménologue, professeur à l’Institut catholique de Paris, vient non seulement clore un triptyque portant sur la période patristique et médiévale (cf. Saint Bonaventure et l’entrée de Dieu en théologie, Vrin, 2000 ; Dieu, la chair et l’autre, PUF, 2008), mais se situe également en conclusion d’un plus long parcours où viennent se placer encore deux autres triptyques – l’un portant sur la philosophie de l’expérience religieuse (Triduum philosophique, Cerf, 2015) et l’autre sur « phénoménologique et méthodologique » (Passer le Rubicon, Lessius, 2013 ; Le combat amoureux, Hermann, 2014 ; Parcours d’embûches, Éd. franciscaines, 2016). La spécificité de cet ouvrage est de se concentrer sur un contexte d’écriture particulier : celui des monastères, entre le XIe et le XIIe siècle. L’hypothèse sous-jacente à l’exploration que nous fait faire l’A. est que c’est dans le contexte du cloître que l’expérience (experire) développe son intelligibilité première en philosophie/théologie occidentale et que la relecture de ce liber experientiae éclaire le travail contemporain de la phénoménologie, redonne sens à bon nombres de ses intuitions originales, voire lui ouvre des pistes de renouvellement face aux apories qui la caractérisent. L’A. trouve l’élan de son ouvrage avec le travail de Philippe Nouzille (Expérience de Dieu et théologie monastique au XIIe siècle, Cerf, 1999) et le prolonge en faisant résonner l’une avec l’autre l’écriture monastique et celle des grandes figures de la phénoménologie du XXe s. Le texte est structuré en trois grandes parties, dévolues à chaque fois à des textes propres à des auteurs membres d’ordres monastiques distincts : (I) bénédictins – Anselme de Cantorbéry ; (II) victorins – Hugues et Richard de Saint-Victor ; (III) cisterciens – Aelred de Rievaulx et Bernard de Clairvaux. Cette structuration est elle-même reconduite à trois mouvements distincts : (i) « Dieu qui vient à l’idée » ; (ii) « Lire Dieu dans le monde » ; (iii) « Retour sur soi dans/par l’affect ». L’ensemble permet de traverser plusieurs des zones d’investigation de la phénoménologie : (a) herméneutique – Gadamer, Ricoeur ; (b) corps vivant – Merleau-Ponty, Husserl ; (c) affectivité – Heidegger, Lévinas, Henry. Chaque partie est structurée de façon équivalente, commençant par une exposition du contexte expérientiel des auteurs ainsi que de quelques « expériences » marquantes, passant par une analyse des descriptions de l’expérience (manifestation et compréhension ; lire et vivre ; geste et parole ; affect et empathie), terminant sur un développement à la teneur « éthique » (dette ; tiers ; liberté/apérité). À chaque fois, c’est donc bien une « expérience » qui donne l’impulsion de l’écriture : l’expérience du Val d’Aoste et de la liturgie pour Anselme, la direction de l’ordre canonial pour Hugues, l’expérience de l’infirmerie et de la mort de son frère pour Bernard. Le texte de l’expérience monastique, tel que l’A. nous le propose, est toujours dépendant du contexte expérientiel qu’il réfléchit. L’A. produit dans son ouvrage une véritable texture : de nombreuses références à de multiples écrits sont tissés dans le texte, avec souvent l’appui du latin pour mieux suivre la construction du sens exposé par les médiévaux. L’A. lie constamment à ses textes d’étude les références aux textes des phénoménologues (avec souvent l’appui de l’allemand), tout en restant rigoureusement proche de son matériau premier. C’est là que jaillit une des difficultés principales pour la lecture : beaucoup de parenthèses, de crochets et de guillemets, ainsi qu’une pratique de la citation qui intègre toujours celle-ci dans le flux du propos. Ajouté à cela un style un peu redondant, on se retrouve avec un texte dont l’expérience pourrait rebuter certains. Cependant, cela ne devrait pas effrayer le lecteur : l’ouvrage est une mine de découvertes, tant sur le plan des textes médiévaux que des intuitions en phénoménologie et théologie. La résonance entre textes médiévaux et textes phénoménologiques traverse le mur des époques sans faire violence à l’une ou à l’autre, mais découvrant une communauté de réflexion dans et par l’expérience. L’investigation des textes permet à l’A. de rentrer en discussion – parfois explicite, bien souvent sourdement implicite – avec Jean-Luc Marion. En effet, là où l’établissement de la donation comme nom du phénomène comme tel a permis une avancée certaine en phénoménologie dans l’orientation de son enquête, une certaine densité a été perdue, à la faveur d’une forme excessive du phénomène (cf. Étant donné, PUF, 1997 – mais aussi de Jacques Derrida, Donner le temps, Galilée, 1991, Donner la mort, Galilée 1992 et Pardonner, Galilée, 2012). L’existence dans sa densité, c’est-à-dire dans l’expérience comme épreuve, comme traversée, comme condition de l’homme, est comme oubliée par ce qui prend les traits d’une condition sans condition : « Si le don en effet était tel qu’il pouvait se donner où il veut et quand il veut, à partir du phénomène lui-même et tel que lui-même, dans une pure abstraction “du donateur et du donataire” [Derrida] voire du “don lui-même” [Marion], et indépendamment de toutes ses conditions d’émission et de réception et même contre elles, qu’en est-il alors du poids de la dette et de notre humanité “tout court” ? » (p. 123). C’est-à-dire que la limite recherchée dans la quête de la donation semble oublier la relation effective qui se tient dans la traversée de la densité, la traversée christologique de l’incarnation en tant que traversée de la dette. Si le don et l’amour ne sont manifestes que dans la mesure où ils échappent à la logique de l’échange structurée par la réciprocité, cela ne veut pas pour autant dire que la relation entre les partenaires doive être signalée comme perdue. L’A., en lisant les écrits des moines, retrouve le témoin de cette densité dans le nom de la « reconnaissance » (p. 353). C’est pour cela que la partie centrale sur les victorins est sans doute la plus importante : elle montre comment l’habitation du monde par la lecture et le geste atteste de cette densité, lieu de création du monde et de la fraternité, comment elle donne ses traits à cette « reconnaissance », permettant à ce qui est reconnu (l’amour, Dieu, la révélation) de se donner dans la densité. Il vaut la peine en conclusion de mentionner les différents textes abordés par l’auteur, dans la mesure où ils constituent le matériau de base de son étude et que l’éventuel lecteur pourrait être intéressé de savoir ce dont il va lire l’analyse : pour Anselme de Cantorbéry, le Proslogion et le Cur Deus homo ; pour Hugues de Saint-Victor, le Didascalion, le De tribus diebus, le De verbo Dei et le De institutione novitiorum ; pour Richard de Saint-Victor, le De trinitate, ; pour Aelred de Rievaulx, le Dialogus de anima, le De spirituali amicitia, le De speculo caritatis et divers sermons ; pour Bernard de Clairvaux, les sermons sur le Cantique des Cantiques, le De diligendo Deo et le De gratia et libero arbitrio. Le corpus de textes explorés est important, sans mentionner les textes issus de la tradition phénoménologique que l’A. met en dialogue avec ces textes médiévaux. On relèvera ici le manque malheureux d’une bibliographie générale à la fin de l’ouvrage. Seul un index des noms et la table des matières permet de se repérer dans celui-ci.