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Pourquoi des noms ne sont pas des attributs1

Janet SOSKICE

Faculty of Divinity, University of Cambridge

Introduction

Il y a depuis un certain temps une méfiance considérable des théologiens à l’égard du Dieu des philosophes. Ce thème n’est pas nouveau, bien-sûr, mais il s’est récemment concentré sur les soi-disant « attributs classiques » – l’éternité, l’immutabilité, l’omnipotence, l’unicité, la simplicité (et ainsi de suite) de Dieu. Les théologiens soutiennent que les philosophes de la religion perdent leur temps en défendant la cohérence de ces attributs, dans la mesure où il ne s’agit pas là d’un Dieu que quiconque voudrait adorer – et qu’il ne s’agirait là certainement pas du Dieu de la Bible.

Ce n’est pas seulement la position des théologiens anglophones. Jürgen Moltmann a suggéré que les premiers Pères chrétiens n’avaient pas une doctrine homogène de Dieu, mais ont simplement baptisé le Dieu d’Aristote.

Si l’on s’interroge à la manière de la philosophie grecque sur ce qui est « conforme à Dieu », on doit exclure de l’essence divine la différence, la multiplicité, le mouvement et la passivité. [...] Impassible, immobile, unique et autosuffisante, ainsi la divinité s’oppose à un mode mobile, passif, distrait, ne se suffisant jamais à lui-même2.

Cette critique repose en bonne part sur le rejet de longue date de la « théologie naturelle » dans le milieu protestant, mais elle a été reprise, de manière surprenante pour certains, par la figure catholique éminente du pape François, dans son récent ouvrage Le nom de Dieu est Miséricorde (2016)3. François s’appuie ici sur l’ouvrage du cardinal Walter Kasper : La miséricorde, notion fondamentale de l’Évangile, clé de la vie chrétienne (2012)4. Kasper y soutient, selon une perspective pastorale explicite, que la miséricorde est le premier attribut de Dieu et le nom même de Dieu. Il s’attaque ici aux « manuels de théologie », où les attributs « proviennent de l’être métaphysique de Dieu, défini comme l’essence, le principe même de l’être (ipsum esse subsistens) : simplicité, immensité, éternité, omniprésence, omniscience, toute-puissance. » Il signale également que « dans le cadre des attributs métaphysiques de Dieu, il n’y a quasiment pas de place pour la miséricorde, puisqu’elle ne découle pas de l’être métaphysique de Dieu, mais de sa révélation dans l’histoire. »5 Kasper ramène alors les lecteurs au locus classicus pour ce qui concerne les noms et la nomination de Dieu : l’événement où Dieu s’adresse à Moïse depuis le buisson ardent en Ex 3. Et c’est là que j’aimerais également me diriger, après une courte introduction historique.

Dans un essai intitulé « The Essential Incoherence of Descartes’ Definition of Divinity », Jean-Luc Marion suggère que la définition de Dieu dans le Discours de la méthode, et ce qui, ailleurs, y correspond, mérite notre attention en tant que nouveau départ6. À l’époque où écrivait Descartes, « proposer une définition de Dieu (quel que soit son statut), revenait toujours à prendre position sur le terrain théologique des noms divins... ». D’après Marion, Descartes, commençant avec « une rationalité qui n’était pas assurée théologiquement par la révélation chrétienne, mais fondée métaphysiquement sur l’humanité de “l’homme purement homme” (Discours de la méthode) », transpose l’enjeu théologique des noms divins, « peut-être pour la première fois », dans le « domaine d’une métaphysique stricte ». Ainsi Descartes peut dire : « par le nom de Dieu, j’entends une substance infinie, éternelle, immuable, indépendante, toute-connaissante, toute-puissante, et par laquelle moi-même, et toutes les autres choses qui sont (s’il est vrai qu’il y en ait qui existent) ont été créées et produites »7.

Qu’il soit à blâmer ou non (Olivier Boulnois indique la potentielle ancienneté des racines de ce motif8), il semble qu’à partir d’un moment donné, au début de la modernité, les noms divins disparurent progressivement, surtout dans les écrits protestants anglophones, et furent remplacés par des discussions sur les « attributs classiques » – infinité, éternité, immutabilité, etc. –, défendus ou attaqués, en tant qu’assertions philosophiques autonomes. C’est ce que l’on retrouve chez Locke, Hobbes et Hume, de même que chez Richard Swinburne. La tradition antérieure des noms divins, dans laquelle ces attributs avaient leur place, est presque complètement ignorée, même dans les milieux catholiques. J’imagine que c’est ce contre quoi le cardinal Walter Kasper soulève des objections – contre une « théologie de manuel » où les noms divins sont réduits à un reste de transcendantaux, peut-être à cause du poids accordé à Thomas d’Aquin, tels l’Un, le Bien, l’Être, la Vérité.

La tradition antérieure des noms divins, dans laquelle je souhaite inclure les œuvres de Thomas d’Aquin et de Bonaventure, situait ceux-ci parmi de nombreux autres – tous sont donnés dans l’Écriture, classés et catégorisés de diverse manières. Les chrétiens du Moyen-Âge étaient familiers de prières et de litanies invoquant ces noms : Agneau, Veilleur, Parole, Lumière, Avocat9. Ce genre de noms – certains tirés du Nouveau Testament, d’autres de l’Ancien Testament – formaient la base pour la louange et la réflexion théologique d’Origène, Chrysostome, Hilaire de Poitiers, Jérôme, Ambroise et de nombreux autres.

Dans le rite de Sarum – une liturgie de mariage de l’Angleterre prémoderne – les chœurs célestes étaient invoqués pour proclamer les noms du Dieu très-haut : Messie, Emmanuel, Premier-Né, Alpha, Omega, Agneau, Serpent, Bouc, Lion, Parole, Ver, Splendeur, Époux et d’autres encore, en nombre. Tous ces noms, tirés de l’Écriture, comme le recommandait déjà Denys l’Aréopagite, étaient psalmodiés, chantés et invoqués, en plain-chant ainsi qu’en polyphonie. Ils étaient étroitement liés au culte de l’Église. On voit rapidement qu’une grande partie de ces noms (et il y en a des centaines) pouvaient être considérés comme des « attributs » de Dieu. Les attributs suggèrent une qualité que Dieu possède. On peut se demander en quoi « Ver » et « Bouc » sont des attributs. Mais tous étaient des noms – des noms tenus pour être donnés dans l’Écriture et par lesquels on pouvait invoquer le Seigneur dans la prière, la louange et la supplication. Nous pourrions trouver ici une grande affinité avec la pratique musulmane de la réflexion sur les noms de Dieu, ainsi qu’avec certaines pratiques juives. Dans l’usage chrétien, certains de ces noms scripturaux étaient privilégiés ; pas seulement les transcendantaux, mais ceux considérés comme une auto-nomination divine – les quelques rares noms par lesquels Dieu se nomme lui-même dans les Écritures. Du temps de Thomas d’Aquin et de Bonaventure, deux d’entre eux étaient spécialement privilégiés – Bon, et « Celui qui est », ou « l’Être lui-même ».

Je veux résumer ces remarques préliminaires en disant que les « attributs » indiquent des qualités que quelqu’un possède, tels des cheveux rouges ou une taille d’un mètre soixante-dix. Ils se rapportent au fait de connaître quelque chose à propos de ceci ou de cela. Les noms, par contre, ne se rapportent pas à une connaissance, ils n’expriment pas avant tout une connaissance de Dieu, même si c’est impliqué. Leur rôle est particulièrement important dans la prière, la louange, dans l’invocation du nom du Seigneur. Les noms sont importants dans le cadre d’une relation – appeler quelqu’un « Seigneur » ou « Mère » sert à indiquer une relation. Les noms de Dieu ne sont pas, originairement, le fruit de la théologie naturelle, mais sont révélés dans l’Écriture. Arrivé à ce point, je me tourne maintenant vers Philon d’Alexandrie.

1. Philon d’Alexandrie

Philon est un juif hellénophone de l’Alexandrie du Ier siècle avant notre ère, instruit, comme il nous le dit avec fierté, dans la philosophie de son temps – une fusion de positions platoniciennes, aristotéliciennes et stoïciennes.

Au travers de ses nombreux écrits, Philon se montre très intéressé par les noms et la nomination de Dieu. Platon s’était intéressé aux origines du langage et à la nomination, même à la nomination de Dieu – il la considérait comme une tâche difficile, mais pas impossible. Pour Philon, en revanche, nommer Dieu est une affaire bien plus urgente, et je suggère que cette urgence est liée à son judaïsme.

Lorsqu’il réfléchit aux difficultés de la connaissance de Dieu et de sa nomination, Philon écrit tout en étant conscient de la littérature philosophique hellénistique. Il anticipe les difficultés qui se présentent lorsqu’on tente d’en appliquer les préceptes à la nomination du Dieu d’Israël. Il est particulièrement conscient des implications de l’enseignement juif sur le Dieu Créateur.

Ni Platon ni Aristote n’ont un Dieu créateur. Le démiurge de Platon moule une matière préexistante et le Dieu d’Aristote suit tranquillement le mouvement de l’univers, sans tenir compte de ses détails. Le Dieu d’Aristote n’est pas un Dieu personnel. De plus, il ne possède, pour ainsi dire, pas de liberté face à l’univers. Le système d'Aristote ne permet pas d’avoir d’univers sans Dieu, mais pas non plus de Dieu sans univers. Ce n’est pas le cas des Écritures telles qu’elles sont lues par Philon et par les théologiens de l’Église primitive. Celles-ci suggèrent un Dieu qui crée à partir de rien et sans être soumis à aucune condition – en pleine liberté. La théologie de la création dont était nourri Philon et les juifs de cette période (y compris ceux qui ont écrit le Nouveau Testament chrétien) ne vient pas seulement, ni principalement, du livre de la Genèse, mais d’Esaïe et des Psaumes, où le rôle de Dieu comme créateur de toutes choses est constamment invoqué dans le flux de la description de ses actes d’amour à l’égard d’Israël, de sa souveraineté sur les vents, les vagues et le grondement des montagnes.

L’affirmation qu’il n’y a qu’un seul Dieu, YHWH, qui a tout créé et qui est le seul à devoir être célébré, traverse les Écritures et se retrouve particulièrement dans les Psaumes et les Prophètes – surtout lors de l’évocation du pouvoir salvateur et rédempteur de Dieu.

Notre secours, c’est le nom du Seigneur
L’auteur des cieux et de la terre10.
(Ps 124,8)

Je suis bien tel : c’est moi le premier
C’est moi aussi le dernier.
Oui, c’est ma main qui a fondé la terre,
Ma droite qui a étendu les cieux ;
Es 48,12b-13a

Seul Dieu crée. Il crée et soutient, ou maintient dans l’être, tout ce qui est. Ce sont les points pivots des enseignements juifs, chrétiens et musulmans sur la creatio ex nihilo. Dieu crée la matière, le temps et l’espace, car le temps est une fonction de l’espace, comme les anciens l’avaient constaté – bien avant la physique moderne. La doctrine de la creatio ex nihilo voit le jour dans le judaïsme du Second Temple et passe dans le christianisme ancien où, à partir du IVe siècle – après s’être faite sa place – elle fait partie des bases de l’orthodoxie. Il ne me semble pas qu’elle soit directement énoncée dans les Écritures, mais il ne s’agit pas non plus d’un « ajout » de la philosophie grecque. Bien au contraire, la creatio ex nihilo n’est absolument pas un enseignement de la philosophie hellénistique, si l’on se réfère par là aux sources classiques. Ainsi que le montre David Sedley dans son Creationism and its Critics in Antiquity, « l’hypothèse que même un créateur divin doit, comme tout artisan, faire usage de matériaux préexistants n’a apparemment jamais été mise en question par les anciens Grecs »11.

Philon croit que Dieu a créé le monde à partir du non-être, de même que le temps lui-même. C’est précisément parce qu’il se situe lui-même en milieu grec qu’il a besoin de distinguer sa position juive de la philosophie commune. Il rejette catégoriquement l’idée aristotélicienne de l’éternité de l’univers ; il juge cette idée incompatible avec la notion de providence. Le cosmos dépend entièrement de Dieu, et Dieu ne dépend en aucune manière du cosmos.

De plus, Philon voit bien que la transcendance radicale du Dieu créateur ne se contente pas de qualifier Dieu, mais qu’elle handicape ce que l’on peut dire de Dieu. Tout notre langage humain est forgé pour parler des créatures et est nécessairement limité lorsqu’on essaie de parler de Celui qui est le Créateur de l’espace et du temps. Comme Maïmonide l’indiquera plus tard (et sans référence apparente aux écrits de Philon), dire « Dieu existe » ne peut vouloir dire « Dieu existe » de la même manière que pour les choses en général. Tout en étant complètement autre, Dieu maintient « tout ce qui est » dans l’être. C’est un point important pour Philon, pas seulement pour sa doctrine de Dieu, mais aussi pour ses réflexions sur la nomination de Dieu.

On constate déjà chez Philon la formulation de ce qui sera le pivot de tous les débats et les méditations ultérieurs sur les noms et la nomination de Dieu au sein des trois grandes religions du monothéisme radical : dans la mesure où Dieu ne peut être, au sens strict, de la même manière que ce qui est de l’ordre des choses créées, on ne peut le classer ou l’insérer dans une catégorie qui correspondrait à notre condition de créature. D’un autre côté, également en vertu de sa foi juive, Philon sait que Dieu ne peut être complètement laissé au royaume de l’abstraction. Nous devons être capable de nommer Dieu, dans la mesure où pour l’hébreu « prier » signifie « invoquer le nom du Seigneur ».

C’est ici que Moïse et le buisson ardent deviennent importants. Nous ne pouvons de nous-mêmes nommer Dieu, mais Dieu, comme le croit Philon, nous a donné des noms par lesquels l’invoquer. À chaque fois que, dans ses commentaires, se posent des questions sur la connaissance ou la nomination de Dieu, Philon se tourne vers les théophanies de l’Exode : Moïse face au buisson ardent, Moïse demandant à voir la face (ou la gloire) de Dieu en Exode 33 – cette requête étant, bien évidemment, refusée.

Personne, pas même Abraham ou Moïse, n’a pu voir Dieu avec les yeux de son corps ; de même, comme le dit Philon, personne n’a pu complètement appréhender Dieu par la pensée.

Cependant, ne va pas imaginer que l’Être [τὸ ὄν], celui qui est en vérité, puisse être perçu par un homme. Nous n’avons en nous aucun moyen de nous le représenter jamais, ni sensation – il n’est pas sensible –, ni intelligence12.

D’après Philon, Moïse, « qui a poursuivi en tout et partout ses investigations, cherchait à voir distinctement celui qui est seul bon [...] »13. Lorsque cette quête le poussa au désespoir, il trouva refuge dans la prière : « Fais-moi connaître ton chemin, et je te connaîtrai » (Ex 33,13). Cette demande ne fut pas accordée,

car c’est un don qu’on estime tout à fait suffisant pour la meilleure des races mortelles que la science à la fois des corps et des objets qui viennent après l’Être. Il est dit en effet : « Tu verras ce qui est derrière moi, quant à ma face, elle ne sera pas offerte à tes yeux » (Ex 33,23), en ce sens que si tous les corps et aussi les objets qui viennent après l’Être [τὸ ὄν] tombent sous la perception, même s’ils ne sont pas tous actuellement perçus, Lui seul ne se prête pas à être vu14.

Il ne s’agit pas simplement de l’incognoscibilité de choses immatérielles et invisibles, comme les anges – tous les philosophes grecques s’entendraient sur le fait que les dieux ne peuvent être vus de cette manière. Mais, pour Philon, c’est par sa nature même que le Dieu d’Israël, lui-seul, ne peut être nommé.

Il était donc conséquent que l’on ne pût pas même assigner de nom propre [ὄνομα κύριον] à Celui qui est en vérité. Ne vois-tu pas qu’au Prophète désireux de savoir ce qu’il faut répondre à ceux qui s’enquièrent de Son nom, Dieu dit : « Je suis celui qui est » (Ex 3,14), ce qui équivaut à : ma nature est d’être, non d’être dit15.

Le propre de cet argument est d’affirmer que Dieu ne peut pas être nommé à partir de noms, ou de substantifs, généraux. On ne peut, suivant la description qu’Aristote donne de la nomination, classer Dieu par genre ou par espèce du fait que Dieu est au-delà de l’un comme de l’autre. De même, suivant le Cratyle de Platon, aucun nom n’est, au sens strict, approprié à la nature de Dieu. Des noms d’humains ou de lieux peuvent, par leur nature, « correspondre » à l’essence de ce dont ils sont le nom, mais cela ne peut pas être le cas dans la situation spécifique de la nomination de Dieu. Aucun nom ne peut représenter la nature de Dieu ; aucun nom n’est adéquat16. C’est cela que Philon tient pour être le sens de la réponse que Dieu donne à Moïse « Je suis Celui qui est ».

Au milieu de cet hellénisme apparent, il nous faut nous rappeler qu’il est motivé par la compréhension qu’il a du Dieu de ses Écritures. La remarque qui suit fait partie des plus belles chez Philon – un sentiment juif renforcé par les catégories de la grammaire antique :

« Je suis celui qui est » (Ex 3,14), ce qui équivaut à : ma nature est d’être, non d’être dit. Mais pour que le genre humain ne soit pas, pour sa part, privé de tout moyen de nommer le Souverain Bien, il leur donne, en tant qu’Il est Celui qui est, de se servir improprement du nom que voici : « Le Seigneur Dieu » des trois natures, l’enseignement, la perfection, l’entraînement, dont les symboles inscrits dans la Loi sont Abraham, Isaac et Jacob17.

Au milieu d’un discours métaphysique apparaît cet illogisme de la grâce – Dieu est innommable, mais il donne à Moïse un nom en sorte que l’humanité ne soit pas abandonnée. Il est intéressant de noter que le nom, dont Philon pense qu’il a été donné à Moïse pour être utilisé comme nom propre, est « le Seigneur, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ». Philon pense (la critique textuelle le mettrait en tort) qu’il s’agit du nom donné pour toutes les générations. Aujourd’hui, les hébraïsants considèrent qu’en Ex 3,15 c’est le tétragramme qui est donné « pour toutes les générations » ; mais Philon ne semble pas être conscient du tétragramme qui se trouve derrière le texte grec de sa Septante. Ailleurs, en revanche, Philon identifie, tout comme Thomas d’Aquin, le « Celui qui Est » (ho ôn) comme le nom approprié à Dieu18. Il n’y a aucune raison, bien-sûr, pour qu’il n’y ait qu’un seul nom « autorisé » qui puisse servir. Du point de vue de Philon, aucun d’entre eux n’est adéquat. Lors de l’épisode du buisson ardent, Dieu dit à Moïse ego eimi ho ôn, ce que Philon glose par « ma nature est d’être, non d’être dit »19.

Pour résumer, si les Écritures juives poussent Philon en direction de l’affirmation de l’innommabilité de Dieu (parce que Dieu, en tant que créateur, ne peut être classé parmi les créatures), ces mêmes Écritures résolvent le problème qui apparaît alors, à savoir : comment, s’il diffère radicalement par rapport à tout ce qui est créé, Dieu peut-il être nommé ? Cette question a plus d’urgence pour Philon qu’elle n’en a pour les philosophes. Son créateur est « autre » d’une manière plus vraie que, disons, le Dieu d’Aristote, et pourtant, guidé par ses Écritures, Philon veut dire que l’on peut « parler de » Dieu (c’est-à-dire le « nommer »), que l’on peut le nommer dans le but de s’adresser à lui. Dieu doit être « nommé » si nous voulons être capables de l’invoquer. En raison de notre besoin, mais également à cause de notre incapacité, certains noms nous ont été « octroyés » par Dieu. En termes philosophiques, Philon voit Dieu comme celui qui donne à Moïse une ou plusieurs désignations nettes par lesquelles il peut être nommé – se référant à des expressions comme « le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob », lesquelles désignent Dieu non par une propriété essentielle, mais par ce que Dieu a fait, ou par ce que Dieu est pour nous (il commente ainsi l’honneur spécial qui a été accordé par Dieu à Abraham, Isaac et Jacob). Des noms, même les plus abstraits, comme « Celui qui Est » ou « Celui qui existe », sont ancrés, pour Philon, dans l’autorévélation de Dieu à Moïse.

Philon relie constamment la révélation du nom – « Celui qui Est » – à Moïse, au récit de la création de la Genèse, l’idée étant qu’en vérité c’est Dieu qui est et que toute réalité provient de Dieu et a son être en Dieu. Ce n’est pas là une simple idiosyncrasie qui vient du fait de travailler avec la langue grecque. On remarque la même connexion dans les gloses sur le « ehyeh esher ehyeh » d’Ex 3,15 dans les Targoums écrits en araméen :

Targoum du Pseudo-Jonathan (14) : « Celui qui parla et le monde fut, parla et toutes choses furent. »

Targoum Neofiti I,14 : « Celui qui parla et le monde fut, dès le commencement, et (Celui) qui doit lui dire : Sois ! et il sera. »

Targoum Neofiti I (glose marginale) : « moi j’existais avant que le monde ne fût créé ; et moi j’ai existé depuis la création du monde ; moi je suis celui qui fut à votre aide dans l’exil des Égyptiens et moi je suis celui qui doit venir à votre aide pour toutes les générations. »20

2. Thomas d’Aquin

Il me faut maintenant retourner, sautant quelques siècles, à Thomas d’Aquin. Thomas est tombé relativement tôt dans sa carrière sur un certain nombre d’anciens débats théologiques sur les noms et leur catégorisation. Il commentait alors les Sentences de Pierre Lombard, qui discute les classifications des noms données par Ambroise de Milan et Augustin. Thomas connaissait également les classifications proposées par Jean Damascène et le Pseudo-Denys. Lorsqu’il était assistant auprès d’Albert le Grand, il reprit, dans des notes de lecture, le commentaire de ce dernier sur les Noms Divins de Denys.

Bonaventure, contemporain de Thomas, consacre deux chapitres, au milieu de son Itinéraire de l’esprit vers Dieu, à deux noms privilégiés pour Dieu et, ce faisant, nous donne un aperçu de l’intérêt que présentaient les Noms à ses contemporains. Il nous dit que Jean Damascène, « à la suite de Moïse », affirme que « Celui qui Est » est le premier nom de Dieu, et que « bon », selon Denys l’Aréopagite « à la suite de Christ », est le premier nom de Dieu. Il est important de préciser que tant « Être » que « Bon », alors même qu’ils peuvent nous apparaître comme des attributs philosophiques, étaient pour Bonaventure et Thomas, et déjà pour Denys, des noms de Dieu tirés des Écritures : « Celui qui Est » vient de l’Exode, alors que « Bon » vient de Mc 10,18 et Lc 18,1921. En outre ces noms étaient d’un ordre supérieur, car à la différence des titres de louange comme « rocher », « forteresse » ou « berger », il s’agissait d’auto-descriptions divines – des noms que Dieu se donne à lui-même.

Que « Celui qui est » soit le nom le plus adéquat est depuis longtemps soutenu tant par les Pères latins que par les Pères grecs22. Cela est notamment lié à l’idée que Dieu est l’« Être en soi ». Comme nous l’avons vu, ce lien avait déjà été établi au Ie siècle par Philon, qui comprenait l’ego eimi ho ôn de la Septante comme équivalent à dire que Dieu est l’« Être en soi ». Alors assistant d’Albert le Grand, Thomas découvrit des discussions sur le caractère privilégié de « Celui qui Est » comme nom pour Dieu, tant chez Pierre Lombard lui-même que dans le commentaire qu’Albert faisait des Sentences. Il a aussi découvert chez le Lombard une perspective juive – celle de Maïmonide dans son Guide des égarés, selon qui « Être » ou « Je suis qui je suis » est le nom le plus adéquat23.

Mais il nous faut selon moi encore ajouter ce que Thomas a retenu de Maïmonide, en renforçant son attachement à la notion de creatio ex nihilo. Présente dès le début, cette doctrine gagne en importance dans ses deux Sommes et surtout dans la Somme théologique. Dans cette œuvre – sa dernière –, la doctrine de la création, ou plus exactement de la creatio ex nihilo, soustend la description que Thomas donne des conditions de notre connaissance de Dieu et des conditions de notre discours sur Dieu. C’est le fondement de ses fameuses – et fameusement brèves – cinq voies pour la compréhension de la libre volonté et de la grâce24. Elle forme le soubassement de toute sa doctrine de Dieu. Nous pouvons voir comment sa doctrine de la création colore sa présentation de la « doctrine sacrée », lorsqu’il affirme que « c’est de Dieu principalement qu’elle s’occupe, et lorsqu’elle parle des créatures, elle les envisage selon qu’elles se rapportent à Dieu, soit comme à leur principe, soit comme à leur fin »25. Nous pourrions y voir la structure de l’exitus/reditus, mais il s’agit ici manifestement, du début à la fin, de la doctrine chrétienne de la création, laquelle sert de principe directeur et de motif de base pour la Somme.

Au moment où il commence à écrire la Somme théologique, Thomas a étudié de plus près le Guide des égarés et voit en Maïmonide un allié important et un soutien pour la centralité de la creatio ex nihilo. Si Maïmonide insiste d’une part sur le fait qu’il s’agit là de la doctrine que les trois grandes traditions du judaïsme, du christianisme et de l’islam ont en commun, il met particulièrement l’accent sur le fait que ce n’est pas une doctrine tirée des philosophes – même pas d’Aristote, qu’il affectionne pourtant particulièrement. Pour Maïmonide, la creatio ex nihilo est un rempart dressé autours de la Loi de Moïse. Il la voit comme une sorte de remparts en faveur des mêmes doctrines que celles que l’on trouve chez Thomas : la souveraineté de Dieu, la liberté humaine et divine, les miracles.

La première opinion, embrassée par tous ceux qui admettent la Loi de Moïse, notre maître, est (celle-ci) : Que l’univers, dans sa totalité, je veux dire tout être hormis Dieu, c’est Dieu qui l’a produit du néant pur et absolu ; qu’il n’avait existé (d’abord) que Dieu seul et rien en dehors de lui [...] ; il a produit tous ces êtres, tels qu’ils sont, par sa libre volonté et non pas de quelque chose [...]26.

Le système de Maïmonide s’est rendu fameux par son austérité, au point où Thomas remarqua avec préoccupation que notre langage concernant Dieu ne peut être qu’équivoque – dire de Dieu qu’il est « sage » signifie qu’il est la source de la sagesse, de même lorsque l’on dit de lui qu’il est « bon ».

Durant la même période où il se plongeait dans les écrits de Maïmonide, Thomas fit sa propre lecture minutieuse des Noms divins du Pseudo-Denys, et nous devrions nous demander pourquoi, alors qu’il avait déjà examiné cette œuvre lorsqu’il était l’assistant d’Albert, il retourna plus tard en faire sa propre étude scrupuleuse – soit lors de son séjour à Orvieto, lorsqu’il terminait sa Somme contre les Gentils, soit à Rome, quand il commença la prima pars de la Somme théologique. Torrell suggère prudemment que le commentaire témoigne de l’influence grandissante du néo-platonisme dans la pensée de Thomas, mais ce n’est pas tout à fait évident. De fait, Thomas se distancie des éléments néo-platonisants les plus explicites chez Denys. Il y a une autre réponse possible : en raison de la centralité grandissante de la creatio ex nihilo dans sa théologie de la maturité, ainsi que par sa plongée dans les écrits des philosophes musulmans et de Maïmonide, Thomas mena toute la question du « langage religieux » (les noms divins) à un point de crise. Torrell lui-même suggère que Thomas apprit son apophatisme auprès de Maïmonide, et que cela provient de l’importance qu’il accordait à la transcendance divine. En même temps, l’idée selon laquelle, pour ce qui concerne Dieu, nos négations sont plus pertinentes que nos affirmations, était articulée fréquemment par Augustin et un grand nombre de Pères latins et grecs. Torrell note que la Somme théologique, la Somme contre les Gentils et les écrits sur les Sentences de Pierre Lombard sont préfacés par des « déclarations apophatiques ». Thomas ne fait que poursuivre cette tâche d’une manière plus analytique. Pour Thomas, « ce n’est pas rien savoir de Dieu que de savoir ce qu’il n’est pas »27.

Thomas, préparant la Somme, se retrouve avec deux sources différentes et respectées qui convergent vers le même thème – l’impossibilité de dire ou de connaître quoi que ce soit au sujet de Dieu. Et s’il trouvait l’« apophatisme » de Maïmonide trop austère, il y avait chez le Pseudo-Denys de quoi lui faire se dresser les cheveux sur la tête. Il cite souvent Denys, mais pas toujours en l’approuvant. Il peut difficilement s’écarter d’une autorité SI révérée, mais ses explications tendent à qualifier ce que dit Denys de telle manière à presque en inverser le sens. Parfois, il n’arrive à contenir son désaccord qu’avec difficulté. Discutant de la simplicité divine, il pose la question de savoir si Dieu peut entrer en composition avec d’autres choses (Ia, q. 3, a. 8). Commençant sans animosité, il semble le confirmer : « Denys a dit : “La Déité est l’être de toutes choses, être au-dessus de l’être”. »28

La réponse qu’il donne ici présente l’un des rares endroits dans ses écrits où l’on sent que Thomas se met en colère. De terribles erreurs ont été commises par rapport à ce point, incluant « celle de David de Dinant, qui stupidement faisait de Dieu la matière première ». Thomas poursuit en clarifiant le propos de Denys : « si l’on dit que Dieu est l’être de toutes choses, ce ne peut être que selon la causalité efficiente et la causalité exemplaire, non comme faisant partie de leur essence ».

À vrai dire, Denys n’aurait certainement pas embrassé la « thèse vraiment stupide de David de Dinant », mais même ses défenseurs admettent qu’il manque souvent de rigueur. Nous serions encore plus généreux en disant que l’intention de son écrit n’était pas strictement philosophique, mais doxologique. Mais c’est du néo-platonisme de Proclus dont il tire sa pensée, or celui-ci présente de sérieuses incompatibilités avec l’orthodoxie chrétienne – celles-ci ne sont pas toujours complètement digérées chez Denys. Dans le néo-platonisme proclusien, l’Un, absolument transcendent, émane des « ennéades », ou unités, auxquelles les noms divins s’appliquent. Un tel système rétablit délibérément ce que ni Platon ni Plotin n’ont fait, à savoir un nouveau polythéisme29. Denys tenta de nuancer l’héritage proclusien, rejetant l’idée que les noms s’appliquent à des êtres exaltés et insistant sur le fait que l’être ne provient que de Dieu, faisant des noms les attributs du Dieu unique ; mais il y a encore suffisamment de pensée proclusienne dans son platonisme pour donner des raisons de s’en inquiéter.

Cela étant, Thomas privilégiait explicitement le nom révélé à Moïse. Il nous en donne trois raisons : 1. à cause de sa signification (dans la mesure où il ne signifie par une forme particulière, mais plutôt l’existence en tant que telle) ; 2. en vertu de son universalité ou indétermination (puisque, citant Damascène, « notre esprit ne peut, en cette vie, connaître l’essence de Dieu telle qu’elle est en soi [...]») ; 3. en raison du temps du verbe, « car ce nom signifie au présent, et cela convient souverainement à Dieu, dont l’être ne connaît ni passé ni avenir, ainsi que le remarque S. Augustin »30.

Thomas cite Augustin mais reste en même temps fidèle à Maïmonide, lorsque celui-ci, commentant le « je suis qui je suis » dans son Guide (I,63), explique que ce nom est donné « afin d’établir pour eux [les Israélites] l’existence de Dieu », vu qu’en hébreu c’est un nom dérivé du verbe « être » (hayah). Maïmonide pense que les Écritures expriment clairement que « “Dieu existe, mais non par l’existence” [...], qu’il y a quelque chose dont l’existence est nécessaire, qui n’a jamais été non-existant et qui ne le sera jamais [...] » (I,63). Et il ajoute, après quelques réflexions sur le tétragramme, que cette existence absolue implique qu’il sera pour toujours (I,63). C’est la nature éternelle du Dieu de Moïse – non pas un élément de métaphysique brute, mais « celui qui est, qui était et qui sera toujours » rencontré par Moïse et le peuple d’Israël au Sinaï.

Cela nous ramène à la creatio ex nihilo – laquelle n’a bien entendu rien à voir avec le commencement du temps ou l’origine de l’univers, mais plutôt avec la reconnaissance que tout « ce qui est » vient de Dieu et possède son être en relation à Dieu. Thomas préfère le nom « celui qui est » (en latin : qui est), non pas dans l’idée de nous orienter cognitivement, mais parce que c’est un nom tiré des Écritures – une auto-nomination divine, sanctifiée par un usage humain ultérieur – qui indique Dieu comme la source et la cause de tout ce qui est – ou, pour le dire comme Thomas, comme « le principe et la fin des choses, spécialement de la créature raisonnable [...] »31. On ne peut pas saisir l’essence divine, mais uniquement indiquer Dieu comme l’origine de toutes choses. Nous pouvons connaître que Dieu est l’être en soi, tout comme nous connaissons que Dieu est Créateur, sans prétendre comprendre ce que cela peut signifier. Nous connaissons Dieu comme la source et le fondement de tout ce qui est : il parle et cela advient (Judith et les Psaumes). Pour cette raison, Thomas pense que « celui qui est » est un nom plus fondamental que « bon », ou plutôt : tandis que « bon » peut être fondamental dans la mesure où l’on y comprend Dieu comme cause, « etre » (esse) est présupposé dans le fait d’être une cause. « Bon » est aussi sujet au type de confusion entre le Créateur et la créature que Thomas rejeta avec indignation, par exemple chez David de Dinant. Toutes choses sont effectivement bonnes, mais elles le sont en tant que créatures, non comme des morceaux du divin lui-même32.

Pour en revenir aux critiques modernes des « noms classiques », Thomas, en privilégiant le nom « celui qui est », restant fidèle à Maïmonide et à la creatio ex nihilo, ne renonce-t-il pas à toute référence au Christ ? Ce point de départ n’est-il pas la confirmation supplémentaire que la christologie de la Somme n’est qu’une dimension secondaire, un appendice à une superstructure de type monothéiste et philosophique, la métaphysique ayant supplantée les Écriture ?33 Une réponse complète se doit de considérer Thomas non pas comme un disciple d’Aristote, mais comme magister in sacra pagina. Augustin avait, parmi d’autres, déjà identifié le « JE SUIS » qui s’adresse à Moïse comme étant le Christ. Il semble d’ailleurs probable que l’auteur de l’évangile selon Jean ait fait la même chose, tant dans le Prologue – qui fait écho au récit de Moïse – que dans les logions en « JE SUIS » attribués à Jésus tout du long de l’évangile (par exemple : « avant qu’Abraham fût, je suis » ; Jn 8,50). Cette invocation du nom « JE SUIS » par Jean nous ramène au deutéro-Esaïe où, dans une étonnante séquence d’auto-nomination divine, YHWH déclare que lui seul est Dieu (Es 45,18) :

Cependant ainsi parle le SEIGNEUR, le créateur des cieux
lui, le Dieu qui a formé et fait la terre, qui l’a rendue ferme,
qui ne l’a pas créée vide, mais formée pour qu’on y habite.
C’est moi le SEIGNEUR, il n’y en a pas d’autre.

Cela nous ramène également aux épîtres, spécialement les lettres pauliniennes qui font allusions au Christ comme la Parole par laquelle toutes choses furent faites :

il n’y a pour nous qu’un seul Dieu, le Père, de qui tout vient et vers qui nous allons, et un seul Seigneur, Jésus Christ, par qui tout existe et par qui nous sommes. (1 Co 8,6).

L’exemple peut-être le plus marquant de l’identification de Jésus avec le « JE SUIS » de l’Exode se trouve dans un livre très enraciné dans le judaïsme, le livre le moins compris du Nouveau Testament : l’Apocalypse34.

Le livre de l’Apocalypse s’ouvre sur une théophanie (Ap 1,8) :

Je suis l’Alpha et l’Oméga, dit le Seigneur Dieu,
Celui qui est, qui était et qui vient, le Souverain.

Dans l’éclatante séquence d’auto-désignation divine qui suit, tant Dieu que Christ sont clairement nommés « l’Alpha et l’Omega » et « le Premier et le Dernier ». Ces noms sont eux-mêmes des gloses interprétatives du nom YHWH, dont l’unique interprétation vétérotestamentaire est donnée en Ex 3 – où s’étend une séquence de jeux de mots sur le tétragramme (qui a l’apparence de l’hébreu « Être ») qui nous donne eyeh esher eyeh : « Je suis et je serai » et « Celui qui est »35.

Conclusion

Pour Thomas et ses contemporains, imbibés d’une lecture traditionnelle des Écritures, le « JE SUIS QUI JE SUIS » est déjà le Christ tel qu’il est attesté par Paul et le livre de l’Apocalypse : celui qui était, qui est et qui vient. Christ est, du début à la fin, le Dieu qui se trouve derrière le texte de Thomas, comme on peut le voir dans le sed contra de Ia, q. 3, a. 3, où il indique « [qu’il] est dit de Dieu qu’il est la vie, et non pas seulement qu’il est vivant [...] : “Je suis la voie, la vérité et la vie” », une auto-nomination christique tirée de Jn 14,6. Cela signifie que Christ est le Dieu dont la présence – en tant qu’« être en soi » et source de l’être – est déployée dans ces premières questions de la Somme, à l’apparence strictement philosophique. C’est ce que je répondrais au cardinal Kasper, s’il m’était demandé de le faire.

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1Le présent article a été traduit en français par Elio Jaillet.

2Jürgen Moltmann, Trinité et Royaume de Dieu. Contributions au traité de Dieu, trad. Morand Kleiber, Paris, Cerf, 1982, p. 35.

3Pape François, Le nom de Dieu est miséricorde. Conversation avec Andrea Tornielli, trad. Marguerite Pozzoli, Paris, Robert Laffont-Presses de la Renaissance, 2016.

4La miséricorde. Notion fondamentale de l’Évangile. Clé de la vie chrétienne, trad. Esther et Marie-Noëlle Villedieu de Torcy, Nouan-le-Fuzelier, Éditions des Béatitudes, 2015.

5Ibid., p. 19.

6Voir Jean-Luc Marion, « The Essential Incoherence of Descartes’ Definition of Divinity », in Amélie O. Rorty (éd.), Essays on Descartes’ Meditations, Berkeley [etc.]., University of California Press, 1986, p. 297-338.

7Jean-Luc Marion, art. cit., p. 298, faisant référence à l’ouverture de la troisième méditation métaphysique de Descartes.

8Voir Olivier Boulnois, Être et Représentation. Une généalogie de la métaphysique moderne à l’époque de Duns Scot, Paris, Presses universitaires de France, 1999, surtout le chap. 6 : « Concept de Dieu et noms divins ».

9À ce sujet, voir Henk Schroot, Christ, the “Name” of God, Leuven, Peeters, 1993, p. 76ss.

10La version française du texte biblique est tirée de la TOB.

11David Sedley, Creationism and its Critics in Antiquity, Berkeley-Londres, University of California Press, 2009, p. xvii. Sedley mentionne la creatio ex nihilo de manière à la distinguer de ce dont il traite dans son livre, à savoir le créationnisme. Il y présente une option qui, de fait, était répandue, mais aussi contestée, parmi les anciens philosophes. Il la définit comme « la thèse selon laquelle la structure et le contenu du monde peuvent être expliqué de manière adéquate uniquement par le postulat minimal d’une intelligence conceptrice, d’un dieu créateur. » L’excellent ouvrage de Paul Blowers, Drama of the Divine Economy, New York-Oxford, Oxford University Press, 2012, fait un bon usage du travail de Sedley et présente un excellent guide pour la théologie antique de la création. Le créationnisme était courant parmi les philosophes grecques, mais la notion d’une divinité radicalement transcendante leur était étrangère. S’il existait des précédents païens à cette transcendance divine radicale, c’était plutôt dû au langage des Écritures, qui alimentait la pensée de Philon. Jean Daniélou voyait juste lorsqu’il considérait Philon comme le premier théoricien de la transcendance divine radicale.

12Philon d’Alexandrie, De mutatione nominum, éd. Roger Arnaldez, Paris, Cerf, 1964 (Œuvres de Philon d’Alexandrie » 18), § 7.

13Ibid.

14Ibid., §§ 8-10.

15Ibid., § 11.

16Voir John M. Dillon, The Middle Platonists, Londres, Duckworth, 1977, p. 181, ainsi que Platon, Cratyle, 430A-431E. Selon Dillon, à l’époque de Philon on considérait généralement que les mots sont attachés aux choses par nature et non par convention.

17Philon, de mut., §§ 11-12.

18Ibid., II, §§ 12-13.

19Le tétragramme YHWH n’a techniquement pas de signification. Il ressemble au verbe « être » de l’hébreu et est alors glosé par « Je suis celui qui est et qui sera ».

20Targum du Pentateuque. II Exode, éd. Roger Le Déaut, Paris, Cerf, 1979, p. 30-31. Je suis reconnaissant envers mon collègue, le professeur Graham Davies, pour ces références.

21Où Jésus demande : « Pourquoi m’appelles-tu bon ? Nul n’est bon que Dieu seul. »

22Voir Thomas d’Aquin, Summa theologiae, Ia, q. 13, a. 11.

23Voir Armand Maurer, « St. Thomas on the Sacred Name “Tetragrammaton” », in Idem, Being and Knowing. Studies in St. Thomas and Later Medieval Philosophers, Toronto, Pontifical Institute of Medieval Studes, 1998, p. 59.

24Voir Denys Turner, Thomas Aquinas. A Portrait, New Haven, Yale University Press, 2013, p. 157.

25Thomas d’Aquin, Summa theologiae, Ia q. 1, a. 3.

26Maïmonide, Le Guide des égarés, II,13 (première théorie), trad. S. Munk, Lagrasse, Verdier, 2012.

27Jean-Pierre Torrell, Saint Thomas d’Aquin. Sa personne et son œuvre, Paris, Cerf, 2012, p. 132.

28Summa theologiae, Ia, q. 3, a. 8, citant Denys, La hiérarchie céleste.

29Andrew Louth, Denys the Areopagite, Londres, Continuum, 1989, p. 84-86.

30Summa theologiae, Ia, q. 13, a. 11, cit. de trin. V,2 (attribution douteuse à Augustin).

31Ibid., Prologue avant Ia, q. 2.

32Thomas donne une description bien plus positive du sens de notre discours, à partir de la creatio ex nihilo et de la théologie de la participation que cette doctrine implique. Voir Rudi A. te Velde, Participation and Substantiality in Thomas Aquinas, Leiden [etc.], Brill, 1995.

33Le sed contra de Ia, q. 2, a. 3 où Thomas cite le « JE SUIS QUI JE SUIS » d’Ex 3,14 ouvre sa discussion sur les « cinq voies » et, plus largement, sa doctrine de Dieu.

34Je m’appuie ici sur l’ouvrage de Richard Bauckham, La théologie de l’Apocalypse, Paris, Cerf, 2006.

35Ibid., p. 41.