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Noms divins et hommes divins dans la gnose shî‘ite imâmite (VIIIe/XIVe–XIe/XVIIe siècles)

Mathieu TERRIER

Si l’islam a pour premier article de foi l’unicité de Dieu (tawḥīd), il connait Dieu sous une pluralité de noms. Plus que les attributs divins (ifāt), discutés par les théologiens du kalām (la théologie dialectique)1, ce sont les noms de Dieu (asmā’ allāh) qui ont suscité les spéculations et la vénération des musulmans. Cette importance se fonde sur le Livre sacré, le Coran, qui ne parle pas d’attributs mais bien de noms. En d’innombrables lieux, Dieu y est désigné – ou selon la croyance, se désigne – par une série d’adjectifs substantivés pris pour synonymes d’Allāh, comme « le Bienveillant » (al-ramān), « le Bienfaisant » (al-raḥīm) ou « l’Omniscient » (al-‘alīm) ; et à quatre reprises (VII, 180 ; XVII, 110 ; XX, 8 ; LIX, 24), il est dit posséder en propre « les plus beaux Noms » (al-asmā’ al-usnā). Ni le nombre ni l’identité de ces noms ne sont fixés dans le Coran. Un adīṯ prophétique plus tardif affirme qu’ils sont quatre-vingt-dix-neuf et que celui qui les énumère entrera au paradis. D’où l’existence de plusieurs listes, plus ou moins tributaires du Coran et s’accordant tout juste sur une cinquantaine de noms2.

Les questions liées aux significations et fonctions des noms divins ont été traitées par des théologiens sunnites ash‘arites comme Abū Ḥāmid al-Gazālī (m. 505/1111) et Faḫr al-Dīn al-Rāzī (m. 606/1209)3. Mais c’est avec le mystique soufi Ibn ‘Arabī (m. 638/1240) et son école que ce thème manifesta toute sa fécondité philosophique et théologique. Cet article s’intéressera à son développement original chez des penseurs shî‘ites duodécimains du monde iranien entre le VIIIe/XIVe et le XIe/XVIIe siècles : Sayyid Ḥaydar Āmulī (m. après 787/1385-86)4 ; al-Ḥāfiẓ Rajab al-Bursī (m. après 813/1410-11)5 ; Ibn Abī Jumhūr al-Aḥsā’ī (m. après 904/1499)6 ; Mullā Ṣadrā (m. 1050/1640-1)7 ; Muḥsin al-Fayḍ al-Kāšānī (m. 1090/1679)8. Ces penseurs reconnaissaient comme maîtres de vérité douze imâms impeccables et infaillibles (ma‘ṣūmūn), à commencer par ‘Alī b. Abī Ṭālib (m. 40/661), cousin et gendre du prophète Muḥammad, mais s’inspiraient aussi, à différents degrés, de la philosophie d’Avicenne (m. 339/950), de la « sagesse illuminative » (ikma išrāqiyya) de Suhrawardī (m. 587/1191) et de la théosophie d’Ibn ‘Arabī. Suivant un usage désormais reconnu, nous les rassemblerons sous l’étiquette de « gnose shī‘ite » (‘irfān šīī)9. Ces « gnostiques » n’appartenaient pas à une même école et connurent des destins contrastés, avant et après l’instauration du shî‘isme comme religion d’État en Iran au début du Xe/XVIe siècle. La continuité et la cohérence de leur pensée n’en sont que plus remarquables et apparaissent tout particulièrement sur le thème des noms divins.

Les pages suivantes tâcheront de dégager les grandes lignes d’une pensée commune qui, partant de données théologiques largement admises, aboutit à une doctrine originale, fruit d’une hybridation entre le shî‘isme imâmite, le soufisme et la philosophie hellénistique (falsafa), trois courants fréquemment tenus pour hétérodoxes, voire hérétiques en islam. Nous verrons d’abord quelles taxinomies des noms divins adoptent ces gnostiques ; puis comment ils conçoivent toute réalité comme une théophanie des noms ; enfin, quelle est la place particulière de certains hommes dans ce système.

1. Les noms divins et leurs divisions

1.1. Définition des noms divins

Une définition générale des noms divins nous est donnée par Fayḍ Kāšānī :

Le nom est l’Essence [divine] prise sous la considération d’un attribut déterminé et d’une épiphanie particulière. [Ainsi], le Bienveillant (al-ramān) est l’Essence possédant la Bienveillance (rama), le Dominateur (al-qahhār) est l’Essence possédant la Domination (qahr). On interrogea Abū l-Ḥasan al-Riḍā [le huitième imâm, m. 203/818] : « Qu’est-ce que le nom ? » Il répondit : « un attribut de l’être décrit » (ṣifa li-mawṣūf). Le nom est donc, à l’instar de l’attribut, identique à l’entité du nommé, pris comme réalité essentielle, et autre que le nommé, pris comme concept. Les noms épelés sont donc des noms de Noms10.

Le nom est l’essence même sous une certaine expression et appréhension possible. Il n’exprime pas seulement une attribution, mais aussi une autorévélation de Dieu ou théophanie (tajallī), suivant la conception d’Ibn ‘Arabī. Pris comme tel, le nom est réellement identique à l’essence qu’il nomme ; pris comme concept, il est séparé d’elle et n’a qu’une existence mentale ; quant au nom épelé, il n’est qu’une manifestation sensible de cette première épiphanie suprasensible. Le dit de l’imâm shî‘ite ici allégué, l’une des rares traditions imâmites au sujet des noms divins11, semble choisi pour autoriser le passage de la notion théologique d’attribut à la notion théosophique de nom. La gnose shî‘ite va s’émanciper de la tradition imâmite, empruntant à un système de pensée qui lui est étranger, pour y revenir finalement.

1.2. Noms d’essence, d’attributs et d’opérations

Les attributs et noms divins ont été tôt partagés par les théologiens musulmans en deux classes : ceux qui désignent Dieu dans son essence ou son en-soi (al-ḏāt), de toute éternité, sans avoir d’opposé, et ceux qui désignent Dieu par ses actes (af‘āl), dépendent sémantiquement de sa création et contiennent des antagonismes. Nos gnostiques shî‘ites optent systématiquement pour une tripartition en noms d’essence (asmāḏātiyya), noms d’attributs (ṣifātiyya) et noms d’opérations (af‘āliyya), correspondant à trois niveaux d’abscondité ou de manifestation de Dieu12. Ḥaydar Āmulī représente cette structure théologique dans un diagramme13 : trois cercles concentriques inscrits dans un carré, chaque cercle correspondant à une série de noms divins, un mode de communication divine et un « monde » composant l’univers métaphysique14. La figure compte quatre-vingt-neuf noms, d’une liste empruntée à Ibn ‘Arabī15.

Au centre, « l’Essence divine absolument une » (al-ḏāt al-aadiyya), indéterminée, inqualifiable et indicible ; c’est le Deus absconditus.

Le premier cercle est consacré aux noms de l’Essence divine, « spécifiques de la Présence une, essentielle et absolue ». Ces noms ne sont pas l’en-soi divin lui-même mais sa manifestation essentielle et primordiale. Le monde désigné par eux est le Jabarūt, le monde tout transcendant de la Toute-Puissance divine. Le mode de communication divine correspondant est la révélation (way) descendue sur les prophètes et envoyés, à l’origine du Coran et des autres Livres révélés. Sur sa circonférence sont distribués trente noms : Dieu (allāh), le Vivant (al-ayy), le Seigneur (al-rabb), le Roi (al-malik), le Saint (al-quddūs), le Sauf (al-salām), le Fidèle (al-mu’min), le Loyal (al-muhaymin), le Tout-Puissant (al-‘azīz), le Contraignant (al-jabbār), l’Orgueilleux (al-mutakabbir), le Très-Haut (al-‘alī), l’Immense (al-‘aẓīm), le Manifeste (al-ẓāhir), le Caché (al-bāṭin), le Premier (al-awwal), le Dernier (al-āḫir), le Très-Grand (al-kabīr), le Majestueux (al-jalīl), le Glorieux (al-majīd), le Vrai (al-aqq), l’Évident (al-bayyin), le Riche (al-wājid), le Magnifique (al-mājid), l’Impénétrable (al-amad), le Transcendant (al-muta‘ālī), l’Autarcique (al-ġanī), la Lumière (al-nūr), l’Ombrageant (al-wārif)16, le Vigilant (al-raqīb).

Le deuxième cercle est consacré aux noms d’attributs, « spécifiques de la Présence unifiante des Noms du monde intermédiaire (al-barzaiyya) »17. Le monde désigné par ces noms est le Malakūt, le monde angélique, situé entre l’essence divine et les étants naturels. Le mode de communication divine correspondant est l’inspiration (ilhām) propre aux amis de Dieu (awliyā) et aux légataires [des prophètes] (awiyā) – deux désignations des imâms shî‘ites –, d’où viennent le adīṯ saint (qudsī) et les traditions imâmites de même nature. Cette attribution aux imâms, en sus du Prophète, d’une parole de Dieu comme le adīṯ dit qudsī, est propre à un ésotérisme shî‘ite tenu pour hérétique par les sunnites et répudié comme « exagération » (ġuluww) en milieu shî‘ite même18. Ce cercle comprend vingt-deux noms : le Reconnaissant (al-šakūr), le Dominateur (al-qahhār), le Dominant (al-qāhir), le Très-Puissant (al-muqtadir), le Fort (al-qawī), le Puissant (al-qādir), le Bienveillant (al-ramān), le Bienfaisant (al-raḥīm), le Noble (al-karīm), le Miséricordieux (al-ġaffār), le Magnanime (al-ġafūr), l’Aimant (al-wadūd), le Compatissant (al-ra’ūf), le Clément (al-alīm), le Patient (al-abūr), le Bon (al-barr), l’Omniscient (al-‘alīm), l’Avisé (al-abīr), le Sage (al-akīm), le Témoin (al-šahīd), l’Oyant (al-samī), le Voyant (al-baṣīr).

Le troisième cercle est celui des noms d’actions ou d’opérations (af‘āl) « spécifiques de la Présence seigneuriale absolue et agente ». Le monde désigné par eux est le Mulk, le monde du royaume divin, le macrocosme. Le mode de communication divine correspondant est le dévoilement (kašf) advenant aux légataires et aux savants parmi leurs successeurs, ainsi que le adīṯ prophétique et son équivalent dans les traditions imâmites. En plus de réaffirmer l’égalité des paroles prophétiques et imâmites, l’auteur semble ici intégrer les écrits des gnostiques (‘urafā, ārifūn) eux-mêmes comme étant les vrais savants succédant aux imâms. Ce cercle comprend trente-sept noms : l’Instaurateur (al-mubdi’), l’Intendant (al-wakīl), le Résurrecteur (al-bā‘i), l’Exauçant (al-mujīb), le Large (al-wāsi‘), le Comptable (al-asīb), le Nourricier (al-muqīṭ), le Préservateur (al-ḥafīẓ), le Créateur (al-ḫāliq), le Façonneur (al-bārī), l’Innovateur (al-badī), le Formateur (al-muawwir), le Donateur (al-wahhāb), le Provident (al-rāziq), le Victorial (al-fattāḥ), le Rétenteur (al-qābi), le Dispensateur (al-bāsi), l’Abaissant (al-ḫāfi), l’Élevant (al-rāfi‘), le Grandissant (al-mu‘izz), l’Avilissant (al-muill), le Juge (al-akam), le Juste (al-‘adl), le Grâcieux ou le Subtil (al-laṭīf), Celui qui ramène (al-mu‘īd), Celui qui fait vivre (al-muyī), Celui qui fait mourir (al-mumīt), le Guide (al-hādī), le Bien-Guidant (al-rašīd), le Protecteur (al-wālī), le Pardonnant (al-awwāb), le Vengeur (al-muntaqim), le Rassembleur (al-jāmi‘), le Pourvoyant (al-muġnī), le Refusant (al-māni‘), le Dommageable (al-ḍārr), le Profitable (al-nāfi‘).

Enfin, aux quatre angles du carré comprenant les trois cercles se trouve un nom. Ces quatre noms divins embrassant tous les autres sont les noms d’essence : le Caché, le Manifeste, le Dernier, le Premier, tirés du verset LVII, 3 : « Il est le Premier et le Dernier, l’Apparent et le Caché. De toute chose Il est omniscient. »19 À leur instar, de nombreux noms d’attributs et d’opérations fonctionnent par paires de qualificatifs antagonistes. Il faut concevoir en Dieu une coïncidence des opposés, ces attributs ne devenant antinomiques que dans la création, là où se pluralise l’essence unique en lieux de manifestation multiples.

1.3. Noms de Beauté et noms de Majesté

Une autre division, courante chez les soufis, partage les noms divins en noms de Beauté (jamāliyya) et noms de Majesté (jalāliyya). La proximité morphologique des deux vocables jamāl et jalāl pointe déjà l’idée d’une uni-dualité de Dieu : absolument un, il se qualifie d’attributs contradictoires dont la Beauté et la Majesté – parfois la Grâce (luf) et la Domination (qahr) – sont les archétypes. Ḥaydar Āmulī introduit ainsi cette distinction : « Les Noms se ramènent aussi, du point de vue de la familiarité et de la crainte révérencielle, en Noms de Beauté comme “le Grâcieux” et Noms de Majesté comme “le Dominant”. Tous les lieux de manifestation des Noms sont placés sous ces deux catégories. »20

Cette notion de « lieu de manifestation » (mahar, pl. maẓāhir) est une clé du système : les étants des mondes spirituels et matériels doivent leur existence et leur quiddité aux noms divins s’exprimant en eux, comme il en va des « noms de Noms » épelés par les croyants. L’ambivalence des noms de Dieu, typifiée par la distinction entre noms de Beauté et noms de Majesté, permet ainsi de rendre compte de la diversité morale des créatures. Ibn Abī Jumhūr écrit :

Tous les mondes, élevés et abaissés, sont les lieux de manifestation des Noms, attributs et actes de Dieu. Les Noms sont partagés en Noms de Beauté et Noms de Majesté, désignés respectivement comme « Noms de Grâce » (al-lufiyya) et « Noms de Domination » (al-qahriyya). Certains êtres du monde sont des lieux manifestant Ses Noms de Beauté, comme les Intellects, les Âmes immatérielles, les corps célestes et les anges célestes. D’autres sont des lieux manifestant Ses Noms de Majesté, comme les âmes malfaisantes parmi les djinns, les hommes, les satans, les nemrods et leurs semblables, mais aussi le monde sensible et tout ce qui incline naturellement vers lui comme les animaux, les bêtes fauves, les bêtes de somme et les rapaces21.

Nous reviendrons sur cette conception des mondes comme théophanie des noms et la place singulière qu’elle réserve à l’homme.

1.4. Les sept imâms des noms et le Nom suprême

Une troisième taxinomie est verticale, hiérarchique, gouvernementale. C’est encore Ibn ‘Arabī qui plaça, au sommet du système des noms divins, sept chefs ou « imâms » (a’imma) également appelés « mères » (ummahāt) des noms, et au sommet de ces sept, un « Imâm des imâms »22. L’expression ne pouvait être reçue de manière anodine par nos penseurs, l’imâm en islam shî‘ite étant, bien plus qu’un chef politique, un « guide divin » et un homme théophanique23. Āmulī introduit ainsi ce thème : « Tu sais que ces Noms universels et les Noms [divins] dans l’absolu sont multiples. Or toute multiplicité est susceptible de voir advenir en elle une dispute Il lui faut donc un arbitre (ḥākim) juste, équitable, doté de discernement et contraignant, pour arbitrer entre ces Noms avec équité et justice. Un tel arbitre s’appelle un imâm. Les imâms des Noms sont alors au nombre de sept, en vertu des sept attributs [essentiels de Dieu] »24.

Les « imâms des Noms » sont des noms d’essence ou d’attributs ne possédant pas d’opposé dont Dieu puisse être qualifié. Āmulī les énumère : « le Vivant, l’Omniscient, le Voulant (al-murīd), l’Oyant, le Voyant, le Parlant (al-mutakallim), qui sont les principes de tous les Noms ; et l’Imâm des imâms des Noms, Allāh, l’Imâm suprême ou le Nom suprême rassemblant la totalité des Noms. »25

Al-Bursī, lui, fait sienne la liste d’Ibn ‘Arabī : « le Vivant, qui est l’imâm des imâms [ou l’imâm des Noms] ; l’Omniscient, le Voulant, le Puissant, le Parlant, le Prodigue (al-jawād), l’Équitable (al-muqsi). »26

La croyance selon laquelle Dieu possèderait un « Nom suprême » (al-ism al-a‘am) est largement partagée en milieu shî‘ite comme sunnite. Bien que selon certaines traditions imâmites, il relève du Mystère divin et soit connu des seuls imâms27, nos penseurs acceptent, du moins dans un premier temps, de l’identifier à Allāh. Le nom Allāh a par ailleurs suscité d’innombrables spéculations relevant de la « science des lettres » (‘ilm al-urūf), une discipline ésotérique d’origine shî‘ite adoptée par les cercles philosophiques et mystiques28. Bursī, expert en la matière, écrit :

C’est par ces lettres [alif, lām, lām, hā, formant Allāh] qu’est descendu le Coran. Elles sont les traducteurs de l’Essence du Seigneur [...]. Le Coran a un aspect exotérique (ẓāhir) et un aspect ésotérique (bāṭin). Ses significations se ramènent à quatre parties, quatre lettres à partir desquelles se manifeste tout le reste de la Parole. Ces lettres sont a, l, l, h. Le a et le l composent pour Lui l’article de définition [al-]; quand ces deux lettres sont apposées aux choses, elles les définissent comme étant de Lui et à Lui. Si on enlève [à Allāh] le a, il reste [l, l, h, vocalisé] li-llāh29, « à Dieu », et « à Dieu appartient toute chose ». Si on lui enlève un l, il reste [a, l, h, vocalisé] ilāh, « Divinité », et « Il est la Divinité de toutes choses »30. Si on lui enlève le a et un l, il reste [l, h, vocalisé] lahu, « à Lui », et « À Lui est toute chose ». Si on lui enlève le a et les deux l, il reste [h, vocalisé] huwa, « Lui », et « Il est Lui seul, il ne Lui est pas d’associé »31.

Plus loin, l’auteur explique : « Le mot huwa est composé de deux lettres, h et w, et le h est l’origine du w. Il y a donc une seule lettre montrant l’Un Vrai, exalté soit-Il. »32 Ainsi le nom Allāh est-il déjà, à chaque étape de sa génération, un nom divin33. Il est à noter que le simple huwa, « Lui », est particulièrement affectionné par les soufis dans le rituel et la technique d’extase du ikr, « répétition [du nom divin] »34.

Mullā Ṣadrā définit le Nom suprême par sa vertu totalisante et en étend d’abord le titre à deux autres noms d’essence qu’Allāh : le Vivant et le Subsistant (al-ayy al-qayyūm), auxquels l’associe le verset II, 255 (« Allāh nulle divinité excepté Lui – est le Vivant, le Subsistant ») :

Il est certain que le Nom suprême doit avoir une signification embrassant synthétiquement la totalité des significations des Noms divins. De même, son lieu de manifestation doit être une réalité embrassant l’ensemble des réalités des choses possibles qui sont les lieux de manifestation des Noms. Or parmi les Noms, aucun n’est propre à une telle puissance de rassemblement nominal sinon le Nom Allāh [...], ainsi que « le Vivant, le Subsistant ». [...]

Nous disons que « le Vivant, le Subsistant » comprend l’ensemble des attributs de perfection (al-ifāt al-kamāliyya) et des épithètes de divinité. Son Nom « le Vivant » comprend l’ensemble des Noms d’Essence ; il montre la nécessité de l’existence et de l’existentiation ; il a pour concomitants la Volonté, la Puissance, l’Ouïe, la Vision, la Parole. Quant au « Subsistant », il exprime emphatiquement la Subsistance perpétuant les étants dans leur complétude en nombre, durée et intensité, et comprend l’ensemble des Noms d’opérations comme la Créativité, la Pourvoyance, la Noblesse, la Prodigalité, la Grâce, la Bienveillance, la Compassion [...] et autres attributs d’action. Quand le Créateur se révèle à un serviteur par ces deux attributs, ce serviteur découvre, dans l’attribut du « Vivant », les significations de l’ensemble de Ses Noms et Attributs de Beauté, et dans l’autorévélation de Son Nom « le Subsistant », les significations de Ses Noms et Attributs de Majesté [...]. Ces deux Noms sont donc le Nom suprême pour celui à qui Il se révèle [par eux]. Qui les évoque par la langue de la contemplation directe, non par la seule langue de l’explication rationnelle, évoque Dieu par Son Nom suprême qui exauce toute prière et satisfait toute demande35.

Il se vérifie ici que le Nom suprême n’est appréhendable qu’à une intelligence supra-rationnelle, ce qu’affirme la tradition imâmite en l’attribuant aux seuls imâms. Finalement, comme l’admettent certains soufis, tout nom peut devenir le Nom suprême au terme de la purification mystique :

De même, celui qui invoque [Dieu], quand il s’absente de son en-soi, dans son absence de son en-soi et son anéantissement dans l’immensité de l’Unité absolue de Dieu, invoque Dieu par n’importe quel Nom et celui-ci est le Nom suprême. C’est pourquoi Abū Yazīd, interrogé sur le Nom suprême, répondit : « Il n’a pas de limite définie, mais vide la demeure de ton cœur pour Son unité absolue ; alors tout nom est le Nom suprême »36.

1.5. Les trois Noms de la bismillāh

La formule rituelle « au nom de Dieu, le Bienveillant, le Bienfaisant » (bi-smi Llāh al-ramān al-raḥīm), appelée bismillāh, premier verset de la première sourate du Coran, « l’Ouvrante » (al-fātiḥa), associe à Allāh deux noms de la même racine r..m. Āmulī ordonne à ces trois noms d’autres tripartitions du Réel, lequel est foncièrement unique et identique à l’existence de Dieu :

Le niveau de l’Existence absolue et de l’Essence pure et simple est spécifié par le Nom Allāh ; le niveau de l’existence relative unique et possible se divise en un niveau manifeste et un niveau caché, respectivement spécifiés par les deux Noms al-ramān et al-raḥīm. Autrement dit, le niveau du Premier nécessaire et de l’Éternel par essence est spécifié par le Nom Allāh ; le niveau du possible advenu se divise en deux niveaux, celui de la substance et celui de l’accident, ou celui de l’Impératif divin (amr) et celui de la Création (alq), respectivement spécifiés par les deux Noms [al-ramān et al-raḥīm]. Si tu veux, tu peux dire qu’il s’agit des niveaux de l’Essence, de l’Alliance divine (walāya) et de la Prophétie (nubuwwa) ; de l’Essence, de la lieutenance majeure et de la lieutenance mineure ; de l’Essence, du macranthrope (al-insān al-kabīr) et du micranthrope (al-insān al-aġīr). Tout cela est juste, établi selon l’ordre indiqué par « au Nom de Dieu le Bienveillant, le Bienfaisant »37.

La première triade est fondée sur la structure duelle de l’exotérique (ẓāhir) et de l’ésotérique (bāṭin), axiale dans la pensée shî‘ite38. La deuxième triade articule les notions aristotéliciennes du nécessaire et du possible, de la substance et de l’accident, assimilée à la distinction d’Ibn ‘Arabī entre le monde archétypal de l’Impératif divin et le monde de la Création. Les deux analogies suivantes proviennent encore de la doctrine shî‘ite originelle : l’Alliance divine qui constitue l’imâm et la mission du prophète, consubstantielles tout au long de l’histoire sainte, la première étant la dimension ésotérique de la seconde ; la lieutenance majeure de Dieu par le « prophète parfait » et sa lieutenance mineure par « l’imâm parfait »39. La dernière triade convoque une doctrine philosophique et hermétique, tôt adoptée en milieu shî‘ite et soufi : l’équivalence entre l’homme comme microcosme et le monde comme macranthrope, que nous retrouverons bientôt.

Ibn Abī Jumhūr, quant à lui, propose de voir dans les trois noms de la bismillāh la synthèse des deux divisions classiques :

Le Nom Allāh est le signe de Son Essence qui est le rassemblement de tous les Noms. Al-ramān est le signe de Ses attributs qui sont les plus éminents des attributs très-hauts (al-ifāt al-‘aliyya) et de Ses Noms d’attributs. Al-raḥīm est le signe de Ses opérations décisives et de Ses Noms d’opérations. [...] Il est possible que le Nom al-ramān corresponde aux Noms de Majesté, al-raḥīm aux Noms de Beauté, et Allāh à leur rassemblement40.

Ainsi les divisions et hiérarchisations des noms divins se croisent-elles et se combinent-elles pour esquisser un (auto-)portrait de Dieu. Voyons maintenant les conséquences cosmologiques et anthropologiques de cette onomastique divine.

2. La théophanie des noms

2.1. Le grand monde

Dans la théosophie d’Ibn ‘Arabī, Dieu crée le monde par l’intermédiaire de ses noms, passant de son en-soi absolument un (al-ḏāt al-aadiyya) à la pluralité infinie de ses épiphanies41. Fayḍ Kāšānī introduit cette idée en citant le mystique sunnite Jāmī (m. 898/1492) :

La Présence du Vrai, dans Son Essence, est indépendante du monde et des êtres mondains. Quant aux Noms divins en nombre infini, chacun d’eux exige d’avoir un lieu de manifestation afin que son effet s’y manifeste et que le nommé, l’Essence du Très-Haut, s’y révèle dans toute Sa splendeur au regard attestant l’unité. Par exemple, le Bienfaisant, le Provident, le Dominant, [...] peuvent respectivement se manifester dans le bienfaisant et le bénéficiaire, dans le provident et le pourvu, dans le dominant et le dominé, de sorte qu’en dehors du bienfaisant et du bénéficiaire, aucune Bienfaisance ne se manifeste, et qu’il en soit de même de la Providence, de la Domination et de tous les autres Noms. Par suite, la raison de la manifestation du Vrai dans la totalité des étants particuliers est l’exigence des Noms du Vrai42.

Āmulī voit dans la théophanie des noms la clé d’une correspondance entre le macrocosme, appelé « livre des horizons », le microcosme humain, appelé « livre des âmes », et le Livre révélé : « Le monde est [l’ensemble] des lieux de manifestation et d’apparition des Noms divins, je veux dire la correspondance des Noms avec les horizons, la correspondance des horizons avec les âmes, la correspondance des deux avec le Coran, la correspondance des sept Noms avec les sept astres, des sept astres avec les sept climats et les sept peuples attachés à chacun de ces climats. »43 Ainsi, les sept sphères sont les lieux de manifestation respectifs de sept noms qui, à une exception près, sont autres que les « imâms des noms » : Saturne est le lieu de manifestation du « Provident », Jupiter celui de « l’Omniscient », Mars celui du « Dominant », le Soleil celui de « la Lumière », Vénus celui du « Formateur » (al-muawwir), Mercure celui du « Façonneur », la Lune celui du « Créateur »44.

Bursī subsume quant à lui les sphères du macrocosme aux sept imâms des noms, expliquant tout l’ordre des causes naturelles et de leurs effets par la théophanie des noms. Son système de correspondance, analogue à celui de Āmulī, ne le recoupe cependant qu’en trois points :

Ces principes [les sept imâms des Noms] ont sept lieux de manifestation astraux appelés les sept luminaires (nayrât). Chacun est au service de l’un de ces Noms : le lieu où se révèle la Vie est le Soleil ; celui où se révèle la Science est Jupiter ; celui où se révèle la Puissance est Mars ; celui où se révèle la Volonté est Vénus ; celui où se révèle la Parole est la Lune ; celui où se révèle l’Équité est Mercure ; celui où se révèle la Prodigalité est Saturne. Les Noms sont les producteurs des effets sur les mondes qui leur sont subordonnés, mais par l’intermédiaire de ces lieux de manifestation, ainsi que l’exige la sagesse éternelle de l’enchaînement des causes aux effets. C’est ce qu’indique la parole du Très-Haut : « [Il a décrété les sept cieux en deux jours] et, à chaque ciel, Il fixa son état par révélation. » (XLI, 12)45.

Dans une perspective plus platonicienne, Mullā Ṣadrā écrit quant à lui :

À ce sujet, il est un avertissement dans ce qu’ont professé les piliers des sages anciens, soutenant que toute espèce d’étants a une substance luminescente intellectuelle qui est son universel, sa réalité essentielle achevée et son icône dressée auprès de Dieu. [Ces substances] sont les premiers lieux de manifestation des Noms divins. Les formes des espèces extérieures sont les seconds lieux de manifestation, ce sont des lieux manifestant des lieux de manifestation46.

L’univers apparaît donc comme une série de théophanies en cascade, depuis Dieu jusqu’aux individus particuliers en passant par la nécessaire médiation des noms divins.

2.2. La vie dernière

Tout comme l’origine du monde et de cette vie (al-dunyā), le retour de la création à Dieu, soit la « grande Résurrection » (al-qiyāma al-kubrā) et la « vie dernière » (al-āḫira), est une manifestation de noms divins. Ceci implique une nouvelle division entre noms de l’origine, ayant une fonction ordonnatrice cosmologique, et noms du retour, ayant une fonction rétributive eschatologique. Āmulī, se réclamant de l’autorité des soufis, écrit :

Selon les hommes de la voie spirituelle, le Retour à Dieu est le retour de lieux manifestant des Noms à des lieux manifestant d’autres Noms. Le Retour et la Résurrection signifient la manifestation du Vrai sous les formes des Noms « le Caché » et « le Dernier », quand l’ici-bas et l’Origine signifient sa manifestation sous la forme des Noms « le Manifeste » et « le Premier ». [...] Les Noms divins ayant des cycles, des phases, des effets et des décrets, il est possible que les lieux de manifestation de certains Noms soient inférieurs et dominés par d’autres [...]. Ainsi, la manifestation de la résurrection vient de l’infériorité des Noms attachés au monde d’ici-bas et de la supériorité des Noms attachés à la vie dernière47.

L’auteur précise plus loin cette nouvelle classification :

Sache que la Résurrection, à la vérification, a pour sens de manifester le Vrai sous la forme des deux Noms « le Caché » et « le Dernier », avec d’autres Noms comme « Celui qui ramène », « Celui qui manifeste » (al-mubdī), « le Juste », « le Vrai », « Celui qui efface » (al-māḥī), « Celui qui fait mourir », « le Singulier » (al-fard), « l’Impair » (al-witr), « l’Impénétrable », « le Dominant », « l’Unique », et leurs semblables. De même, le monde d’ici-bas a pour signification la manifestation du Vrai sous la forme des deux Noms « le Premier » et « le Manifeste », avec d’autres Noms comme « l’Instaurateur », « l’Existentiateur » (al-mūjid), « le Créateur », « le Provident », et leurs semblables. La sagesse de cela, c’est l’acquittement des droits de chaque Nom48.

D’où une réinterprétation des Noms al-ramān et al-raḥīm dans leurs deux contextes d’apparition :

Les deux Noms al-ramān et al-raḥīm ne sont pas identiques dans la formule « au Nom de Dieu » et dans « l’Ouvrante » (al-fātia). Dans la bismillāh, ils signifient l’ouverture et l’Origine [...]. Dans la Fātia, ils signifient la fin et le Retour, le renversement du Manifeste dans le Caché, du Royaume (mulk) dans le Monde angélique (malakūt) [...]. Tout comme l’origine de l’Être est dans l’apparition des deux lieux manifestant les Noms [al-ramān et al-raḥīm] que sont l’Intellect (‘aql) et l’Âme (nafs), sa fin sera dans le retour depuis ces deux lieux que sont l’Intellect et l’Âme, le Prophète parfait et l’Ami parfait (al-walī al-kāmil), aussi appelés le lieutenant majeur et le lieutenant mineur, le macranthrope et le micranthrope [...]. Suivant cette mesure, al-ramān et al-raḥīm ont dans la bismillāh le sens de l’Origine et de l’ouverture par l’intermédiaire de leurs lieux de manifestation spirituels que sont l’Intellect et l’Âme, la théophanie primordiale (al-tajallī al-awwal) et le Souffle de la Bienveillance (al-nafas al-ramānī), et dans la Fātia le sens de la fin et du Retour par l’intermédiaire de leurs lieux de manifestation formels que sont le Prophète et l’Allié de Dieu [l’imâm]49.

Là encore, notre penseur met en correspondance des couples de notions issus de sources différentes : l’Intellect et l’Âme, de la doctrine plotinienne de l’émanation ; la « théophanie primordiale » et le « Souffle de la Bienveillance », de la théosophie d’Ibn ‘Arabī50 ; le Prophète et l’Allié de Dieu, de la doctrine shî‘ite. Si les deux premières sources semblent suffisantes pour rendre compte de l’origine, la prophétologie et l’imâmologie shî‘ites apparaissent nécessaires pour penser le retour en termes eschatologiques.

2.3. Le petit homme

Comme vu précédemment, les noms divins se manifestent à la fois dans le Coran, le monde monde conçu comme macranthrope (insān kabīr) et l’homme individuel appelé « micranthrope » (al-insān al-aġīr) ou « microcosme » (al-‘ālam al-aġīr). Āmulī explique les correspondances entre ces plans par la théophanie des trois noms de la bismillāh :

Le macranthrope, du point de vue de son ésotérique et de son esprit, est le lieu de manifestation du Nom Allāh ; du point de vue de son exotérique et de son corps, il est le lieu de manifestation du Nom « le Bienveillant » ; et du point de vue de son âme, il est le lieu de manifestation du Nom « le Bienfaisant ». Par conséquent, le rang de cet esprit ou de ce calife, pris dans son individualité concrète, dans le grand monde, est semblable au rang du cœur dans le petit homme. Je veux dire ceci : tout comme l’esprit du macranthrope est le lieu de manifestation du Nom Allāh et son corps celui du Nom « le Bienveillant » [...], l’esprit du micranthrope, qui est la vie de son cœur formel, est le lieu manifestant le Nom Allāh selon Sa parole : « Ne me comprend ni Ma terre ni Mon ciel, mais Me comprend le cœur de Mon serviteur fidèle » [adīṯ qudsī], et la forme de son cœur, qui est le corps de cet esprit, est le lieu manifestant le Nom « le Bienveillant ». Comme le dit le Prophète : « Le cœur du fidèle est entre deux des doigts du Bienveillant »51.

Āmulī applique aussi à cette anatomie de l’esprit humain, centrée sur le cœur, la deuxième division des noms divins :

L’esprit de l’homme possède ses lieux de manifestation corporels : l’intellect est le lieu de manifestation de Ses Noms de Grâce (al-lufiyya), l’âme est le lieu de manifestation de Ses Noms de Domination (al-qahriyya). De même, chaque organe de l’homme est le lieu de manifestation d’un de Ses Noms et d’une de Ses puissances, à la différence du cœur, qui est le lieu de manifestation de la totalité de Ses Noms, attributs et perfections52.

Au sein de l’univers créé, l’homme est donc un lieu de manifestation synthétique des noms divins, tout spécialement du point de vue de leur division en noms de Beauté et noms de Majesté. Nos auteurs développent cette idée à travers l’exégèse du verset II, 31 : « [Dieu] apprit à Adam les noms de tous les êtres »53. Āmulī écrit :

Tous les lieux de manifestation des Noms sont placés sous ces deux catégories [des Noms de Majesté et de Beauté]. Certains ne manifestent qu’un Nom, d’autres en manifestent plusieurs ; d’autres encore manifestent les Noms en totalité. Je veux dire que toute créature ou tout étant, à part l’homme, possède un lot de certains Noms du Très-Haut sans la totalité, car la totalité des Noms n’est manifestée que par l’homme. Ainsi les anges reçurent-ils un lot des Noms « le Glorifiant » (al-subbūḥ) et « le Saint », qui sont certains de Ses noms, comme ils disent : « nous célébrons tes louanges en Te glorifiant et [...] nous proclamons Ta sainteté » (II, 30) [...]. Aux satans échut le lot des Noms « le Contraignant » et « l’Orgueilleux », qui sont certains Noms du Très-Haut, comme le dit leur chef [Iblis] : « Je suis meilleur que lui [Adam] : Tu m’as créé de feu, et Tu l’as créé d’argile » (XXXVIII, 76), une parole exigée par l’orgueil. De même, tout étant décrété dans l’être possède une particularité qu’il ne partage avec nul autre. Ceci est dû à la seule exigence du Nom qui a la prédominance sur lui, comme le dit le Très-Haut : « Notre Seigneur est Celui qui a donné à chaque chose sa forme et qui l’a ensuite dirigée » (XX, 50). L’homme, au contraire, est le lieu de manifestation de tous les Noms de Beauté et de Majesté, en vertu de Sa parole : « Il apprit à Adam les noms de tous les êtres », et de la parole du Prophète [...] : « Dieu créa Adam selon sa forme ». Or il est avéré qu’être selon Sa forme, c’est rassembler tous Ses Noms et attributs. C’est pourquoi l’homme tantôt obéit [à Dieu] et tantôt Lui désobéit, d’après Sa parole : « ils ont mêlé une bonne action à une autre mauvaise » (IX, 102). [...] Sur la façon dont [les hommes] ont été composés et instruits des Noms en puissance, le Très-Haut nous informa par Sa parole : « celui que J’ai créé de Mes [deux] mains » (XXXVIII, 75) veut dire [...] que Je les ai créés de tous Mes Noms et les ai façonnés par toutes les grâces contenues dans les Noms de Beauté et de Majesté, ainsi que l’exprime « Mes [deux] mains » [...]. C’est pourquoi [les hommes] sont les plus nobles et les plus éminents des étants, car tous les autres ont été créés d’une seule de Ses mains, alors qu’eux ont été créés de [Ses] deux mains54.

L’idée qu’Adam, l’homme primordial, est supérieur aux anges par sa faculté de rassemblement épiphanique des noms divins, ainsi que l’interprétation de la forme grammaticale duelle de « Mes [deux] mains » dans le verset XXXVIII, 75 (« Dieu dit : “Ô Iblis ! Qui t’a empêché de te prosterner devant celui que J’ai créé de Mes mains ?” »), proviennent encore d’Ibn ‘Arabī55. Mais son articulation systématique à la dialectique des noms de Beauté et de Majesté est l’œuvre de nos penseurs shî‘ites. Mullā Ṣadrā développe cette idée :

La raison pour laquelle l’homme fut le seul à se voir apprendre les Noms à l’exclusion des anges et des autres êtres, c’est que la réalité essentielle de l’homme est un lieu de manifestation rassemblant les lieux de manifestation de tous les Noms, à la différence des autres étants. Chacun d’eux est le lieu manifestant certains Noms, comme les anges [manifestent] « le Glorifiant », « le Saint », « le Sauf » et d’autres proches ; les satans « Celui qui égare » (al-muill), « l’Orgueilleux », « l’Irrésistible », « le Contraignant », et d’autres analogues ; les animaux « l’Oyant », « le Voyant », « le Vivant », « le Puissant » et d’autres semblables ; le feu « le Dominant », l’air « le Subtil », l’eau « le Profitable », la terre « le Patient », les poisons « le Dommageable », le monde d’ici-bas « le Premier », la vie dernière « le Dernier », etc. Si l’homme n’était pas tel que se trouvent en lui les lieux de manifestation de tous les Noms et Attributs, il n’aurait pas part à la science des Noms et à la connaissance des choses comme c’est le cas56.

Fayḍ Kāšānī fait de cette dualité même la supériorité de l’homme sur toute autre créature :

Chaque espèce [d’anges] est le lieu de manifestation d’un seul des Noms divins. Adam les dépassa alors par sa connaissance parfaite et son pouvoir de manifestation total. Le sens de la parole du Très-Haut : « [Ô Adam], fais-leur connaître les noms de ces êtres ! » (II, 33), est : avise-les des réalités essentielles cachées d’eux et des connaissances configurées pour eux, afin qu’ils reconnaissent ton pouvoir de rassemblement (jāmi‘iyya) de [ces réalités et connaissances] et la capacité de Dieu à rassembler les attributs opposés, les noms contradictoires et leurs lieux de manifestation, avec ce qu’il y a en eux de contradiction, dans une seule et même créature57.

Seul l’homme peut rendre compte, par ce qu’il manifeste des noms divins, de la coïncidence des attributs en Dieu. Ibn Abī Jumhūr insiste sur le dualisme inhérent à cette anthropologie : « L’homme se voit qualifié tantôt par les attributs de Beauté, tantôt par ceux de Majesté, selon la prépondérance des uns ou des autres. Quand les Noms de Beauté dominent en acte, l’homme est un allié de Dieu, un prophète, un envoyé, un légataire [un imâm] ou un fidèle de l’unité divine. Quand les Noms de Majesté dominent en acte, l’homme est un satan, un pharaon, un nemrod ou un de leurs semblables »58. La doctrine de la théophanie des noms permet ainsi de rendre compte du mal moral en l’homme ; mais c’est à penser les hommes de Dieu que nos penseurs vont maintenant nous conduire.

3. Les hommes divins et leurs noms

3.1. Les prophètes

Au sein de l’univers manifestant l’ensemble des noms divins de façon détaillée, l’homme est un lieu de manifestation synthétique. De même, au sein de l’humanité, certains hommes sont des lieux de manifestation suréminents des noms divins.

Pour Āmulī, « [l’homme] en qui ces Noms se manifestent en acte dans leur totalité ou leur majorité, est plus parfait qu’un autre. Il ne peut être qu’un prophète, un allié de Dieu, un légataire d’un prophète ou un gnostique accompli (ārif kāmil) parmi ceux qui suivent les légataires »59. Le prophète occupe ici le premier rang, ce qui demeure conforme au dogme de l’islam majoritaire ; l’imâm est désigné par les deux expressions médianes, la première signifiant son lien exclusif avec Dieu, la seconde sa dépendance à l’égard du prophète ; enfin, la mention du « gnostique accompli » exprime la conviction commune à nos penseurs d’être les vrais successeurs et représentants de l’Imâm occulté (le douzième imâm en 329/941). Ailleurs, Āmulī écrit : « Les prophètes, les envoyés, les imâms, les saints alliés de Dieu, sont les lieux manifestant les plus beaux Noms divins universels. Le reste des hommes sont les lieux manifestant les plus beaux Noms divins particuliers. »60

Pour Āmulī, sept grands prophètes législateurs de l’Histoire sainte sont les lieux de manifestation des sept « imâms des Noms » : Adam est le lieu de manifestation du « Vivant », Noé celui du « Voulant », Abraham celui du « Puissant », David celui de « l’Oyant », Moïse celui du « Parlant », Jésus celui du « Voyant » et Muḥammad celui de « l’Omniscient ». La structure du monde sensible ou « formel » (ṣūrī), ordonnée par les sphères des sept planètes passant par les douze signes du Zodiaque, correspond à la structure du monde intelligible ou spirituel (ma‘nawī), ordonnée par sept prophètes ayant chacun douze imâms61.

Dans le système analogue de Bursī, chaque « imâm des Noms » est accompagné par d’autres noms d’essence :

Les prophètes sont des lieux de manifestation des Noms de Dieu. Celui qui, parmi eux, est le lieu de manifestation d’un Nom universel, sa Loi est universelle. Or tous les Noms reviennent au Nom rassembleur qui est Allāh. [De même,] tous les prophètes et envoyés reviennent aux sept noms que sont Adam, Idris, Abraham, Joseph, Moïse, Aaron et Jésus [...] ; et tous les sept se ramènent à l’unique nom rassembleur qui est Muḥammad. Adam est le lieu manifestant le Nom « l’Énonçant » (al-nāṭiq) ; « le Créateur » a en lui une influence parfaite ; son substrat est la sphère de la Lune [...]. Idris est le lieu manifestant le Nom « le Vivant » ; sa sphère est celle du Soleil qui est le lieu de manifestation de la vie animale et végétale [...]. Abraham est le lieu manifestant le Nom « le Prodigue » ; Allāh a en lui une influence parfaite ; sa sphère est celle de Saturne [...]. Joseph est le lieu manifestant le Nom « le Voulant » ; « le Beau » (al-jamīl) a en lui une influence immense ; sa sphère est celle de Vénus. Moïse est le lieu manifestant le Nom « le Puissant » ; « le Fort » et « le Terrible » (al-šadīd) ont en lui une influence immense ; sa sphère est celle de Mars. Aaron est le lieu manifestant le Nom « le Savant » ; « Celui qui ordonne » (al-āmir) et « Celui qui interdit » (al-nāhī) [ont en lui une influence immense] ; sa sphère est celle de Jupiter. Jésus est le lieu manifestant le Nom « l’Équitable » ; « le Sage » a en lui une influence grâce à laquelle il rendit la vue aux aveugles et ressuscita les morts ; sa sphère est celle de Mercure. [Quant] à Muḥammad, l’ensemble de ces sphères, de ces Noms et de ces nombres lui appartient ; il est le lieu manifestant le Nom « le Rassembleur » ; sa sphère est « à deux portées d’arc ou moins » (Coran, LIII, 9). Il est le rassembleur des secrets, le lieu de manifestation des Lumières, la somme des paroles, l’univers des univers...62

Si la mise en correspondance des noms divins, des prophètes et des sphères célestes est partagée, les systèmes divergent dans le détail. La présence d’Aaron chez Bursī s’explique par l’analogie faite en milieu shî‘ite entre lui et l’imâm ‘Alī. Bursī sort aussi Muḥammad de la liste des sept prophètes pour mieux reconnaître sa prééminence, tandis que Āmulī l’inclut pour mieux justifier l’existence de douze imâms par prophète, correspondant aux douze signes du Zodiaque. Se vérifie encore, sous les analogies de structure, la plasticité de la réflexion sur les noms divins dans la gnose shî‘ite.

3.2. L’Homme parfait

Tout comme la multiplicité des noms divins est gouvernée par des imâms, eux-mêmes subordonnés à « l’Imâm des imâms » des noms, la multiplicité des hommes est ou doit être gouvernée par des prophètes et leurs imâms. Au sommet de cette élite, l’être manifestant le Nom suprême ou la totalité des Noms divins est appelé « l’Homme parfait » (al-insān al-kāmil)63. Comme le résume Āmulī, « le Nom suprême est le Nom Allāh. Il est le Nom qui rassemble tous les Noms avec toutes les réalités et connaissances qui leur sont subordonnées. Le lieu de manifestation d’Allāh est l’Homme parfait et la Réalité muḥammadienne (al-aqīqa al-muammadiyya). »64 Cette dernière notion, comme la première, est encore empruntée à la théosophie d’Ibn ‘Arabī, où elle désigne à la fois le principe de la création, la réalité unique sous-jacente au monde manifesté et l’archétype de l’Homme divin. Assumant le même héritage, Bursī écrit :

Sache que chacun des Noms divins a dans le monde une forme ésotérique qui s’appelle la forme essentielle (‘ayniyya), et a aussi un seigneur (rabb) qui lui est un vassal. La Réalité muḥammadienne est la forme du Nom divin « le Rassembleur » qui est l’origine de la persévérance dans l’être de toutes choses. C’est cette Réalité dont les formes régissent le monde par le seigneur manifeste qui est en elle et qui est le Seigneur des seigneurs, car c’est elle qui se manifeste dans ces lieux de manifestation et, par sa forme manifeste qui est le lieu de manifestation du Nom suprême, correspondant aux formes du monde, règne sur la dimension cachée du monde, car lui [ce seigneur] est le détenteur du Nom suprême et c’est à lui que revient la Seigneurie absolue. [...] Muḥammad est donc le secret de l’être et de l’étant, de façon manifeste et de façon cachée65.

Mais nos penseurs shî‘ites suggèrent aussi la co-extension du concept d’Homme parfait au prophète et à l’imâm. Āmulī écrit :

[Dieu] n’a pas de lieu de manifestation plus éminent que ces deux lieux de manifestation spécifiques aux deux Noms évoqués [al-ramān et al-raḥīm], dans la forme et dans l’esprit. Dans l’esprit, tu sais qu’ils sont l’Intellect et l’Âme ; dans la forme, ils sont [le Prophète] et l’Allié de Dieu. Par eux adviendront la clôture et la fin comme sont advenues par eux l’ouverture et l’origine, afin que leur existence dans le monde de la Sainteté soit la cause de la Bienfaisance universelle et de la Providence pure [...]. La clôture et la fin seront avec l’Homme parfait comme l’origine fut à partir de lui66.

Mullā Ṣadrā identifie l’Homme parfait au lieutenant de Dieu sur Terre, le calife véritable, lequel se manifeste successivement dans le prophète et l’imâm historiques :

Comme le décret de la Divinité rassemblant l’ensemble des perfections, comprenant les plus beaux Noms et les attributs sublimes de Dieu, exigeait l’extension du royaume de l’Existentiation et de la Bienfaisance, le déploiement de l’étendard de la Puissance et de la Sagesse (...), Dieu décida de prendre pour lieutenant un être qui Le représenterait dans la libre disposition, la souveraineté, l’existentiation et la conservation [...]. Il lui décerna la robe d’honneur de tous [S]es Noms et attributs [...]. En vertu du décret de manifestation exotérique et ésotérique de Ses Noms, Il établit pour lui une réalité essentielle cachée et une forme manifeste [...]. Sa réalité essentielle cachée est l’Esprit suprême dont l’Âme universelle est le ministre et l’interprète [...]. Sa forme manifeste est la forme du monde [...] ou le macranthrope67.

Dans cette perspective, ce n’est plus le petit homme qui est le reflet du macrocosme, mais l’Homme parfait qui est l’archétype du macranthrope. Cette idée est reprise par Kāšānī :

La raison de la manifestation du Vrai dans la totalité des étants particuliers est l’exigence des Noms du Vrai. Tous les Noms sont sous l’égide du Nom Allāh qui rassemble et enveloppe la totalité des Noms. Il exige, lui aussi, un lieu de manifestation universel qui ait, du point de vue de la capacité de rassemblement, une correspondance avec le Nom « le Rassembleur », afin d’être le lieutenant de Dieu dans la transmission de l’Effusion et des perfections provenant du Nom Allāh sur ce qui n’est pas Lui. Ce lieu de manifestation rassemblant [tous les autres lieux], c’est l’Homme parfait, lui qui est le trésor des lumières divines, le coffret des effusions infinies, ou mieux encore, le trésor de toute existence et la clé de tous ses coffres68. [...]

Les hommes de connaissance spirituelle disent que l’Homme parfait est comme l’esprit du monde ; le monde est comme son corps. Tout comme l’esprit gouverne le corps et en dispose librement, avec ce qu’il possède de puissances spirituelles et corporelles, l’Homme parfait gouverne le monde et en dispose librement au moyen des Noms divins que [Dieu] a établis en lui, qu’Il lui a enseignés et qu’Il a ordonnés dans sa nature foncière ; [ces Noms] sont comme les facultés de l’esprit69.

Cette idée d’une souveraineté absolue, quoique invisible de l’Homme parfait sur le monde, est une doctrine partagée par tous les grands courants ésotériques de l’islam. Nos penseurs vont maintenant lui donner une marque proprement shî‘ite.

3.3. L’Imâm ‘Alī

Le premier imâm ‘Alī b. Abī Ṭālib est, selon la croyance ésotérique des shî‘ites, bien plus que l’héritier légataire du prophète Muḥammad : un homme théophanique, manifestation humaine des perfections divines70. Or son « prénom », qui pourrait avoir été à l’origine un surnom laudatif, est aussi, précédé de l’article défini al-, un nom divin, « le Très-Haut » (al-‘alī). Une tradition imâmite atteste que les noms des cinq premiers impeccables – Muḥammad, ‘Alī, Fāṭima, al-Ḥasan et al-Ḥusayn – ont été tirés par Dieu de ses noms71. Kāšānī cite ce ḥadīṯ qudsī : « Ô Adam, voici Muḥammad, et Je suis le Loueur et le Loué (al-amīd al-mamūd) dans Mon activité essentielle ; aussi ai-Je tiré pour lui un nom de Mon Nom. Voici ‘Alī, et Je suis le Très-Haut, l’Immense ; aussi ai-Je tiré pour lui un nom de Mon Nom. »72

Bursī va jusqu’à soutenir que al-‘alī est le Nom suprême de Dieu et attribue à la réalité essentielle de l’imâm le caractère théophanique de son nom :

‘Alī est le Nom suprême par lequel les êtres engendrés sont agis, le gouverneur disposant librement de tous les êtres engendrés et de tous les existants. Il est le Premier et le Dernier, le Caché et l’Apparent ; le Premier par les lumières et le Dernier par les cycles, le Caché par les secrets et l’Apparent par les traces73.

Le Prophète déclara : « Celui qui veut contempler Raphaël (Isrāfīl) dans sa hauteur, Michael dans son rang, Gabriel dans sa grandeur, Adam dans sa gravité, Noé dans sa patience et sa supplication, Abraham dans sa libéralité, Moïse dans son courage, Jésus dans sa bienveillance, Muḥammad dans sa noblesse et son rang, qu’il regarde donc ‘Alī b. Abī Ṭālib ». Ceci est une indication et un symbole de ce qu’il est le Nom suprême s’écoulant en toutes choses, que toute chose créée par Dieu a ‘Alī pour patron et signification, car il est le Verbe de l’Être nécessaire, la lumière illuminatrice dans le ciel de l’existence et de l’existant74.

‘Alī « le Très-Haut » [...] est le verbe par lequel les choses ont été parfaites, les éternités éternisées ; il est le Nom qui est l’esprit de toute chose75.

À la demande d’éclaircissement d’un ignorant, il répond :

Ne sais-tu pas que l’Alliance divine (al-walāya) est l’origine et la fin ? Elle fut la première prescription posée par le Très-Haut, la première robe de perfection qu’endossa le Prophète avant celles de la prophétie et de la mission législatrice [...]. Ne sais-tu pas qu’à considérer les Noms et les Attributs, nous ne trouvons pas de Nom plus éminent que ces trois : le Nom de l’Essence, le Nom des Attributs, et le Nom qui est le secret de l’Essence et l’esprit des Attributs. [Celui-ci] est le verbe qui parcourt la totalité des existants ; il est le secret de l’Essence comme des Attributs ; c’est par lui que les êtres engendrés sont agis. Le Nom de l’Essence est Allāh ; il est le Nom sanctifié, nom propre de l’Essence de l’Un Vrai. Le Nom des Attributs est « l’Un, l’Unique » (al-aad al-wāḥid), et c’est Muammad. Le Nom qui est l’esprit des Attributs et le secret de l’Essence est ‘Alī ; il est la Lumière des lumières. Chacun de ces trois Noms est le Nom suprême. Le Nom de la Majesté est le Nom sanctifié et vénéré [Allāh]. Le Nom Muammad est l’exotérique du Nom suprême, car l’Unique est la forme de l’être, la source de l’étant et l’exotérique du dénombré. Le Nom ‘Alī est l’exotérique de l’ésotérique et l’ésotérique de l’exotérique ; il est donc le Nom suprême dans la Réalité essentielle en ce qu’il rassemble le secret de la Seigneurie divine, le secret de la Prophétie, le secret de l’Alliance divine, le secret du Décret et de l’empire, le secret du monde de la Toute-Puissance et de la Suprématie divine, le secret du Libre Agir divin. Ceci est indiqué par la parole de Dieu : « L’exemple le plus sublime (al-mil al-a‘lā) lui appartient dans les cieux et sur la terre » (XXX, 27), et c’est ‘Alī, le salut soit sur lui76. [...] La preuve de la véracité de ces spéculations et le sens ésotérique [du verset] se trouvent dans la parole rapportée [...] du Prince des fidèles [‘Alī] : « Par mon Nom sont advenus tous les êtres engendrés ; en mon Nom ont prié tous les prophètes. Je suis la Tablette, je suis le Calame, je suis le Trône, je suis le Piédestal, je suis les sept cieux, je suis les plus beaux Noms et les Verbes les plus hauts. »77

La dernière citation est extraite d’un prône « théo-imâmosophique » attribué à l’imâm ‘Alī, dans lequel celui-ci se désigne par de nombreux noms prophétiques et termes coraniques, y compris ceux par lesquels Dieu se désigne lui-même78. Ainsi trouve-t-on un peu plus loin : « Je suis le Premier, je suis le Dernier, je suis le Manifeste, je suis le Caché. »79 Rien de tel n’a jamais été attribué au Prophète ou dit de lui dans le sunnisme ; mais l’on pense à la « locution théopathique » (šaṭḥ) attribuée au soufi Manṣūr al-Ḥallāj (exécuté en 309/922), « Je suis le Vrai » (anā l-aqq)80. Une telle affirmation de la divinité de l’Imâm est au cœur de ce que les docteurs de la Loi sunnites tiennent pour « l’hérésie shî‘ite » comme de ce que les savants shî‘ites exotéristes condamnent sous le nom d’« exagération » (ġuluww) ; aussi ces derniers rejettent-ils ces prônes comme forgés, tandis que les gnostiques shî‘ites sont unanimes à les tenir pour authentiques81.

Conclusion

Loin de s’être éteinte après le VIe/XIIe siècle avec le déclin de la falsafa (la philosophie hellénistique) et du kalām, la pensée philosophique et théologique en Islam s’est renouvelée jusqu’à l’époque moderne, par le fait de gnostiques shî‘ites empruntant à la fois à l’ésotérisme originel de leur religion, à la philosophie hellénistique et à la mystique soufie. Le thème traditionnel des noms divins fut l’un des principaux lieux de rencontre et de fécondation réciproque de ces courants de pensée et l’un des principaux motifs de cette reviviscence. La méditation sur ces noms, leurs différentes taxinomies, leurs implications cosmiques, eschatologiques et anthropologiques, a conduit ces gnostiques à reprendre à nouveaux frais la réflexion sur l’Homme parfait, divin ou divinisé, une figure également présente dans le shî‘isme, le soufisme et la philosophie, en l’identifiant finalement avec le premier imâm ‘Alī comme homonyme et lieu de manifestation de Dieu. Telle n’est pas la moindre audace inspirée par ce thème à la philosophie et à la théologie en Islam : avoir pensé la déiformité de l’homme à travers l’onomastique divine.

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1Mohyddin Yahia, « Noms divins », in : Mohammad Ali Amir-Moezzi (dir.), Dictionnaire du Coran, Paris, Robert Laffont, 2007, p. 602-607 ; Louis Gardet et George Anawati, Introduction à la théologie musulmane, Paris, Vrin, 1948, rééd. 2013, p. 48 et 58 + Index p. 477, s. v. « Attributs divins ».

2Sur ces listes remontant pour les plus anciennes à fin IIe/début IXe siècle, voir Daniel Gimaret, Les noms divins en islam, Paris, Cerf, 1988, p. 51-83.

3Ibid., p. 25-30 ; Ar-Râzî, Traité sur les Noms divins, trad. Maurice Gloton, Paris, Al-Bouraq, 2009.

4Sur lui, voir Henry Corbin, En islam iranien, tome 3, Paris, Gallimard, 1972, p. 148-213 ; Mathieu Terrier, « Sayyid Ḥaydar al-Āmulī », in : Henrik Lagerlund (éd.), Encyclopedia of Medieval Philosophy, Dordrecht, Springer, 2018 ; cfhttps://doi.org.

5Sur lui et son œuvre étudiée ici, voir Rajab Borsi, Les Orients des lumières, trad. Henry Corbin, intro. Pierre Lory, Lagrasse, Verdier, 1996 ; Mathieu Terrier, « Bursī, Al-Ḥāfiẓ Rajab al- », Encyclopedia of Medieval Philosophy, op. cit., 2018 ; cfhttps://doi.org.

6Sur lui, voir Sabine Schmidtke, Theologie, Philosophie und Mystik im zwölferschiitischen Islam des 9./15. Jahrhunderts, Leiden, Brill, 2000 ; Mathieu Terrier, « Ibn Abī Jumhūr al-Aḥsā’ī », Encyclopedia of Medieval Philosophy, op. cit., 2018 ; cfhttps://doi.org.

7Sur lui, voir Henry Corbin, En islam iranien, IV, Paris, Gallimard, 1972, p. 54-122 ; Sajjad Rizvi, Mullā adrā Shīrāzī. His Life and Works and the Sources for Safavid Philosophy, Oxford, Oxford University Press, 2007 ; Christian Jambet, La fin de toute chose, Paris, Albin Michel, 2017, et cinq de ses précédents ouvrages.

8Sur lui, voir Mathieu Terrier, « Anthropogonie et eschatologie dans l’œuvre de Muḥsin Fayḍ Kāshānī », in Mohammad Ali Amir-Moezzi (dir.), L’ésotérisme shi‘ite, ses racines et ses prolongements, Turnhout, Brepols, 2016, p. 743-780.

9H. Corbin, En islam iranien, III, op. cit., p. 149-153 et IV, op. cit., p. 68-84.

10Al-Fayḍ al-Kāšānī, Qurrat al-‘uyūn, éd. s. n., Qum, Al-Lajna al-‘ilmiyya fī maktaba Pārsā, 1387 h. s. (hégire solaire)/2008, p. 491. Source de la tradition : Muḥammad b. Ya‘qūb al-Kulaynī (m. 328/940), Uṣūl al-Kāfī, Beyrouth, Mu’assasat al-a‘lamī li-l-maṭbū‘āt, 1426/2005, p. 66. Toutes les traductions sont nôtres.

11La compilation canonique d’al-Kulaynī ne contient que trois brefs chapitres à ce sujet, p. 66-71.

12D. Gimaret, Noms divins, op. cit., p. 242 ; Mohammad Ali Amir-Moezzi, Le Guide divin dans le shî‘isme originel, Lagrasse, Verdier, 1992-2007, p. 115 ; Yahia, « Noms divins », p. 604.

13Sur son « art diagrammatique », voir Henry Corbin, Temple et contemplation, Paris, Entrelacs, 2007, p. 87-169.

14Ḥaydar Āmulī, Tafsīr al-Muḥīṭ al-a‘am wa l-bar al-iam fī ta’wīl kitāb Allāh al-‘azīz al-mukam, éd. Muḥsin al-Mūsawī al-Tabrīzī, 7 vols., Qum, Al-Ma‘had al-ṯaqafī wa l-buḥūṯ nūr ‘alā l-nūr, 1414/1373 h.s./1994-95, I, p. 337-340.

15Ibid., I, p. 337-338.

16Ce nom, absent des listes classiques, pourrait être à corriger en al-wāri, « l’Héritier » ; il forme toutefois un antagoniste pertinent avec « la Lumière ».

17La notion de barza, « barrière » ou « isthme » dans le Coran, prit le sens de l’interrègne entre ce monde et l’au-delà dans la philosophie islamique. Voir Morgan Guiraud, « Barzakh », Dictionnaire du Coran, op. cit., p. 114-119.

18Voir M. A. Amir-Moezzi, Guide divin, op. cit., p. 313-317.

19Nos citations du Coran sont empruntées aux traductions de Régis Blachère ou de Denise Masson.

20Ḥaydar Āmulī, Jāmi‘ al-asrār wa manba‘ al-anwār éd. Henry Corbin et Osman Yahya dans La philosophie shi‘ite, Téhéran, Département d’iranologie de l’Institut franco-iranien de recherche ; Paris, A. Maisonneuve, 1968, rééd. 1989, p. 134.

21Ibn Abī Jumhūr al-Aḥsā’ī, Mujlī mir’āt al-munjī fī l-kalām wa l-ikmatayn wa l-taawwuf, éd. Riḍā Yaḥyapūr Fārmad, 5 vols., Beyrouth, Jam‘iyya Ibn Abī Jumhūr al-Aḥsā’ī li-iḥyā’ al-turāṯ,1434/2013, I, p. 156.

22Muḥyī al-Dīn Ibn ‘Arabī, al-Futūḥāt al-makkiyya, éd. ‘Uṯmān Yaḥya, 14 vols., Le Caire, Al-Hay’a al-miṣriyya al-‘āmma li-l-kitāb, 1972-1994, II, p. 125-129.

23Voir Henry Corbin, Face de Dieu, face de l’homme, Paris, Flammarion, 1983, rééd., 2008, p. 245-313 ; Mohammad Ali Amir-Moezzi, La Religion discrète. Croyances et pratiques spirituelles dans l’islam shi‘ite, Paris, Vrin, 2006, p. 209-228.

24Ḥaydar Āmulī, Naṣṣ al-nuṣūṣ, éd. Muḥsin Bīdārfar, 3 vols, Qum, Intišārāt-e Bīdār, 1394 h.s./2015-16, II, p. 899.

25Āmulī, Jāmi‘, op. cit., p. 133-134.

26Al-Ḥāfiẓ Rajab al-Bursī, Mašāriq anwār al-yaqīn fī aqā’iq asrār amīr al-mu’minīn, éd. ‘Abd al-Ġaffār Ašraf al-Māzandarānī, Qum, Al-Maktaba al-Ḥaydariyya, 1384 h.s./2005-06, p. 66.

27D. Gimaret, Noms divins, op. cit., p. 85-91 ; M. A. Amir-Moezzi, Guide divin, op. cit., p. 230-232.

28Voir à ce sujet Pierre Lory, La science des lettres en Islam, Paris, Dervy, 2004.

29Le i n’est qu’une vocalisation sans valeur graphique.

30Al-ilāh, « la Divinité », est tenu pour un nom divin distinct de Allāh qui en est la forme synthétique.

31Bursī, Mašāriq, op. cit., p. 71-72.

32Ibid., p. 73.

33L’argument est repris par Râzî, Noms divins, op. cit., p. 183.

34Voir George Anawati et Louis Gardet, Mystique musulmane. Aspects et tendances, expériences et techniques, Paris, Vrin, 1986, p. 200.

35Ṣadr al-Dīn al-Šīrāzī (Mullā Ṣadrā), Asrār al-āyāt, éd. Muḥammad Ḫwāğavī, Beyrouth, Dār al-ṣafwa, 1413/1993, p. 43-44.

36Ibid., p. 44. Abū Yazīd Basṭāmī (m. 261/875) est un soufi revendiqué par les gnostiques shî‘ites. L’argument est rapporté par Râzî, Noms divins, op. cit., p. 178.

37Āmulī, Muḥīṭ, op. cit., VI, p. 53.

38Mohammad Ali Amir-Moezzi et Christian Jambet, Qu’est-ce que le shî‘isme ?, Paris, Fayard, 2004, p. 31-35.

39Āmulī, Muḥīṭ, op. cit., VI, p. 54, cité infra.

40Ibn Abī Jumhūr, Mujlī, op. cit., I, p. 155 et 159.

41Souâd Ayada, L’islam des théophanies, Paris, CNRS Éditions, 2010, p. 105-127.

42Fayḍ Kāšānī, Kalimāt maknūna, éd. ‘Alī ‘Alīzādeh, Qum, Intišārāt-i āyat-i išrāq, 1390 h.s./2011-12, p. 127 ; ‘Abd al-Raḥmān Jāmī, Naqd al-nuṣūṣ, éd. William Chittick, Téhéran, Mu’assasat pajūhaši ḥikmat wa falsafah-i Irān, 1380 h.s./2001-2, p. 275.

43Āmulī, Muḥīṭ, op. cit., I, p. 335. La source de cette analogie est le verset XLI, 53: « Nous leur ferons voir Nos signes dans l’univers [litt. dans les horizons] et en eux-mêmes [litt. dans leurs âmes] ».

44Āmulī, Naṣṣ, op. cit., I, p. 432.

45Bursī, Mašāriq, op. cit., p. 66.

46Mullā Ṣadrā, Asrār, op. cit., p. 42.

47Āmulī, Muḥīṭ, op. cit., III, p. 292 et 301.

48Ibid., VI, p. 103-104.

49Ibid., VI, p. 53-55. Idée reprise par Mullā Ṣadrā, Asrār, op. cit., p. 43.

50Sur ces deux notions, voir S. Ayada, L’islam des théophanies, op. cit., p. 83-89 et 105-106.

51Āmulī, Jāmi‘, op. cit., p. 557-558.

52Ibid., p. 137.

53« Il apprit à Adam les noms de tous les êtres, puis Il les présenta aux anges en disant : “Faites-moi connaître leurs noms, si vous êtes véridiques.” [...] Quand Adam en eut instruit les anges, le Seigneur dit : “Ne vous ai-Je pas avertis ? Je connais le mystère des cieux et de la terre ; je connais ce que vous montrez et ce que vous tenez secret.” » (II, 31-33).

54Āmulī, Jāmi‘, p. 134-136.

55Ibn ‘Arabī, Fuṣūṣ al-ikam, éd. Abū l-‘Alā ‘Afīfī, Beyrouth, Dār al-kitāb al-‘arabī, 1423/2002, p. 55.

56Mullā Ṣadrā, Asrār, op. cit., p. 42.

57Kāšānī, Qurrat, op. cit., p. 496.

58Ibn Abī Jumhūr, Mujlī, op. cit., I, p. 156-157.

59Āmulī, Jāmi‘, op. cit., p. 136.

60Āmulī, Naṣṣ, op. cit., I, p. 519.

61Ibid., I, p. 432-433.

62Bursī, Mašāriq, op. cit., p. 66-67.

63Sur cette notion entre ésotérisme shî‘ite, philosophie et soufisme, voir Pierre Lory et Mathieu Terrier, « al-Insân al-kâmil : l’Homme parfait dans la culture arabe classique », in : Houari Touati (éd.), Encyclopédie de l’humanisme méditerranéen, Leiden [etc.], Brill, 2017, URL : http://encyclopedie-humanisme.com/?Al-insan-al-kamil-248.

64Āmulī, Naṣṣ, op. cit., II, p. 904. Idem Mullā Ṣadrā, Asrār, op. cit., p. 43.

65Bursī, Mašāriq, op. cit., p. 69-70.

66Āmulī, Muḥīṭ, op. cit.,VI, p. 60.

67Mullā Ṣadrā, Asrār, op. cit., p. 108-109.

68Kāšānī, Kalimāt, op. cit., p. 127; Jāmī, Naqd, op. cit., p. 275. Kāšānī substitue « l’Homme parfait » à « l’esprit de Muḥammad ».

69Kāšānī, Kalimāt, op. cit., p. 131. Voir aussi Mullā Ṣadrā, Asrār, op. cit., p. 108.

70Voir références supra, n. 23.

71Mohammad Ali Amir-Moezzi, Guide divin, op. cit., p. 78.

72Kāšānī, Qurrat, op. cit., p. 492, d’après Šaraf al-Dīn al-Najafī (IVe /Xe siècle), Ta’wīl al-āyāt al-ẓāhira fī faḍā’il al-‘itra al-ṭāhira, Qum, Mu’assasat al-našr al-islāmī, 1409/1988-89, p. 51.

73Bursī, Mašāriq, op. cit., p. 129.

74Ibid., p. 196-197. Ce adīṯ apparaît sous différentes versions dans les compilations shî‘ites.

75Ibid., p. 204.

76Ibid., p. 296-297.

77Ibid., p. 301.

78Sur ces prônes, voir Mohammad Ali Amir-Moezzi, Religion discrète, op. cit., p. 89-108.

79Bursī, Mašāriq, op. cit., p. 315.

80Louis Massignon, La passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, 4 vols., Paris, Gallimard, 1975, Index s. v. shath, shathîyât.

81Voir Āmulī, Jāmi‘op. cit., p. 364-365 ; Bursī, Mašāriq, op. cit., p. 303-321 ; Kāšānī, Kalimāt, op. cit., p. 197-201.