Les noms divins
Négation ou transcendance ?
Croyants et incroyants ont besoin d’une compréhension minimale de ce qu’est Dieu : les croyants, pour savoir en quoi ils croient ; les incroyants, pour savoir en quoi ils ne croient pas. Sans quoi leur désaccord ne serait même pas une divergence de croyance, mais un simple malentendu. Un travail d’intelligence de la foi s’avère donc nécessaire pour les uns et les autres. Mais à ce compte, nous sommes tous croyants et incroyants : le croyant est un « athée de tous les faux dieux »1, l’incroyant également. Et l’on peut espérer que finalement, malgré leurs prises de position divergentes, les uns et les autres pourraient s’accorder sur un concept commun de Dieu.
Mais d’où peut venir ce concept de Dieu ? Si Dieu est Dieu, le principe de toutes choses, il est absolument transcendant, au-delà de l’espace et du temps. Nul ne peut en faire l’expérience. Il est inconnaissable.
Pour chercher à connaître et nommer Dieu, nous n’avons que nos frêles images et nos pauvres mots. J’ai traité ailleurs des images visuelles de Dieu2. Je m’interrogerai ici sur les noms divins. Comme dit Hegel, « c’est dans les noms que nous pensons »3. Et s’agissant du christianisme, je me concentrerai sur l’œuvre de Denys l’Aréopagite, auteur du premier traité des Noms divins qui nous soit parvenu4.
La tâche de l’homme est de sauver la vérité par la parole. Mais comment peut-il nommer Dieu ? A-t-il le droit de nommer le Dieu de la Bible, Dieu vivant et aimant, en utilisant les outils de Plotin et Proclus, pour qui l’Un est transcendant, inconnaissable et ineffable ? N’est-ce pas trahir la foi au nom de la métaphysique ? Mais la doctrine des noms divins (dite « théologie négative ») n’implique pas un autre concept de Dieu. Elle n’est pas une machine à produire de nouveaux noms applicables à Dieu, mais une manière de méditer le sens de ceux que nous connaissons déjà. Selon Denys, la réflexion sur les Noms divins est d’abord une méditation sur les noms que nous dévoile la Bible (même s’il n’y a pas de raison d’exclure les noms obtenus par la raison). C’est le sens premier du mot theologia : parole divine ; les noms sont divins parce qu’ils sont inspirés par Dieu pour désigner Dieu lui-même5. Ainsi, originellement, la théologie ne consiste pas à partir de la Bible, mais simplement à l’habiter, à la ressasser, en l’élargissant pour y demeurer, à l’ouvrir par notre intelligence. Lire la Bible est une expérience esthétique de la réception. Comme dans l’expérience esthétique, unique, intraduisible, irremplaçable, ce qui nous est dévoilé ne fait qu’un avec ce que nous percevons6.
Les noms divins viennent de Dieu, et ils y retournent. Selon Denys et ses successeurs (jusqu’au XVIIe siècle), ils appartiennent à la théologie mystique – titre d’un autre traité de Denys. Entendons par là, non une expérience affective ou subjective de Dieu7, mais un langage qui se dépasse lui-même, pour signifier l’absolu et culminer dans le silence. La théologie mystique est une démarche de part en part rationnelle.
Denys pose avec une grande rigueur les questions essentielles, qui resteront l’objet de notre interrogation : 1. Peut-on extrapoler à partir de notre expérience finie pour appliquer à Dieu notre connaissance positive, en l’affectant simplement d’un coefficient multiplicateur ? 2. Ne doit-on pas au contraire reconnaître que Dieu est au-delà de toutes les perfections positives, donc les nier de lui ? Mais quel est le sens de cette négation ? Dieu devient-il innommable, exclu de tout discours et de toute pensée ? 3. Pour accéder à Dieu, faut-il renoncer à tout, affirmation comme négation ? J’ajouterai une quatrième question : 4. Peut-on opposer le Dieu des philosophes au Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ?
Ce sont des questions qu’on ne peut aborder qu’avec une infinie délicatesse, mais je voudrais les étudier dans cet ordre.
1. Théologie affirmative, théologie négative, éminence
Denys applique aux noms de Dieu la méthode qui avait été développée par le moyen-platonisme et le néoplatonisme. Déjà, Alkinoos décrivait une triple voie vers le Principe : abstraction (ou négation), analogie (ou affirmation) et transcendance8. Il illustre la première voie par la première hypothèse du Parménide, la deuxième par la comparaison du soleil dans la République, et la troisième par le discours de Diotime dans le Banquet.
Proclus systématisait ensuite cette méthode : il identifiait le Principe à l’Un du Parménide de Platon, et interprétait chaque hypothèse du Parménide comme une voie vers Dieu. Que se passe-t-il si l’Un est ? Et si l’Un n’est pas ? – Si l’Un est, plusieurs cas sont possibles. 1. Il n’a ni commencement, ni fin, ni limite, ni figure, il n’a pas de nom, et on n’en peut avoir ni science, ni sensation. 2. Il est un tout, il a un commencement, une fin, une figure et un lieu, et on peut le sentir, le connaître et le nommer. 3. Il est un et multiple, et ni un ni multiple, il passe du semblable au dissemblable dans l’instant. – Si l’Un n’est pas : 1. soit il est sous un rapport et non sous un autre ; et alors il n’est pas dans les étants, et seule existe la sensation ; 2. soit il n’est absolument pas, et toute connaissance est anéantie. Or Dieu est à la fois l’Un qui est et l’Un qui n’est pas ; il est donc atteint par l’affirmation comme par la négation. Ainsi, « tous les instruments de connaissance restent loin derrière la supériorité de l’Un, et il [Platon] achève de belle façon sur l’ineffabilité du dieu qui est au-delà de tout (tôn pantôn epekeina theou) »9.
Damascius explore des apories analogues : Dieu est-il au-delà de tout, ou bien fait-il partie du tout, comme le sommet du tout ? La totalité fait-elle nombre avec Dieu, ou bien vient-elle de lui ? Si Dieu est principe, il est distinct du tout, il est l’unité et la simplicité différant des choses multiples et distinctes. Mais Dieu est tout : il n’y a rien que Dieu ne soit. On doit donc dire à la fois que Dieu est tout et qu’il est cause de tout, donc qu’il n’est pas tout. Nous posons en lui une dualité, nous le multiplions et le divisons. Parce qu’il est Dieu, il est tout sur le mode le plus simple, mais il n’est pas tout parce qu’il en est le principe10.
Si nous ne pouvons rien penser de plus grand que le concept de Dieu, comment signifier quelque chose au-delà de l’ultime pensée et de l’ultime signification ?11 Si Dieu est Dieu, il est tout, et on doit le célébrer comme un tout. Mais il est aussi est un principe au-delà de tout, non coordonné au tout, et qui transcende la totalité la plus absolue. On ne doit donc ni le célébrer comme tout, ni le dire tout, ni même le penser tel. Mais nous ne pouvons rien penser hors du tout : tout ce que nous pouvons penser, ou bien est quelque chose du tout, ou bien, si on analyse jusqu’au bout ses conditions de pensabilité les plus générales, est le tout. Dès lors, nous ne pouvons ni nommer, ni penser, ni même suggérer Dieu. Nous ne pouvons rien concevoir de plus simple que Dieu, mais nous nous divisons en voulant le penser. Dans notre impuissance à l’atteindre dans sa vérité pure, nous ne pouvons nous arrêter à aucune solution déterminée. Nous nous divisons à son propos, et ce qui est divisé en nous, nous l’affirmons de lui. Pourtant, cette multiplicité, nous la jugeons indigne de lui.
Denys, à la suite de Proclus, considère que les deux premières hypothèses du Parménide sont des manières différentes de parler du même Dieu Un. Il articule ainsi un discours négatif sur Dieu, conforme à la première hypothèse, et un discours positif sur Dieu, conforme à la deuxième, donc une théologie négative et une théologie affirmative.
[1] il faut à la fois poser et affirmer d’elle [la Cause], en tant que Cause de toutes choses, toutes les positions portant sur les étants et [2], plus proprement encore (kuriôteron), en tant qu’elle est supérieure à tout, les nier toutes, sans croire que les négations sont contraires aux affirmations, mais [3] [en croyant] que, plus excellemment, elle est au-dessus des privations, elle qui est au-dessus de toute soustraction (aphairesis) comme de toute affirmation12.
Denys procède en trois temps : 1. Dieu est défini comme « cause suréminente de tout » (tên pantôn huperkeimenên aitian). En tant qu’il est « cause de tout », il faut « poser et affirmer de lui toutes les positions portant sur les étants ». C’est la voie de l’affirmation. 2. Il faut ensuite, « plus proprement encore (kuriôteron) les nier toutes », en tant qu’il est « au-dessus de tout », mais en comprenant que « les négations ne sont pas contraires aux affirmations ». C’est la voie de la négation. 3. Enfin, il faut comprendre que le Principe est « au-dessus de toute soustraction (aphairesis) comme de toute affirmation »13. Ce moment caractérise la transcendance de Dieu à l’égard des deux voies précédentes.
Que signifient ces trois moments ?
1. Tout d’abord, les païens sont des athées par excès d’images. Les multiples images qu’ils façonnent sont des « figures athées » parce qu’ils forgent des idoles de Dieu, mais ignorent la distance qui l’en sépare. Pour fabriquer leurs idoles et les vénérer, ils conçoivent le premier Principe à partir des étants. Puis ils soutiennent qu’il « n’est en rien supérieur aux idoles », ce qui constitue leur faute14. Or il faut bien partir des perfections du fini, et poser tout ce qui est positif. Car contrairement à ce que pensent certains critiques de la théologie des noms divins15 (dite par eux « théologie négative »), la transcendance ineffable de Dieu ne signifie pas qu’il est innommable, exclu de la parole et de la pensée. Pour commencer à le nommer, il faut lui attribuer les noms de la créature. Mais ce n’est qu’une première étape.
2. En tant que Dieu est « au-dessus de tout », il convient de formuler des « négations théologiques », qui nous approchent de lui en écartant ce qu’il y a d’inadéquat dans nos paroles. De même que l’affirmation se rapporte à Dieu comme « Cause de toutes choses », la négation se rapporte à la Cause en tant que « supérieure à tout » (absolument transcendante). Si la voie affirmative se fonde sur la causalité, elle remonte selon une certaine continuité jusqu’au Principe, la voie négative insiste sur la discontinuité dans cette ligne causale, parce que notre intellect ne peut remonter au-delà de tout, jusqu’à Celui qui transcende tout.
3. Mais la véritable conclusion de Denys consiste à soutenir que le Principe est au-delà (« au-dessus ») de l’affirmation et de la négation. Quelles que soient les voies du discours et de la logique, affirmation et négation sont bien en-deçà de la réalité de Dieu. Il existe deux voies mais une seule transcendance, qui n’est même pas atteinte par ces voies, simplement approchée par elles. C’est pourquoi affirmation et négation ne se contredisent pas.
Si nous pensons Dieu, c’est au terme d’une purification radicale, par une suggestion qui atteint le plus simple et le plus excellent, le plus vrai et le plus splendide. Mais ce qu’il y a de plus élevé doit échapper aux saisies de tous nos concepts et de toutes nos suggestions. Puisque l’un précède le multiple, le bon, les biens et les maux, le vrai, les vérités et les faussetés, le beau, les beautés et les laideurs, il n’est ni bon ni mauvais, ni vrai ni faux, ni beau ni laid. Le plus éminent est au-delà de nos pensées16.
Deux objections s’élèvent alors.
1. Denys contrevient-il, comme on le dit parfois17, au principe de contradiction ? – Nullement. Dire que Dieu n’est ni bon ni non-bon n’est pas contradictoire. Ce qui serait contradictoire, ce serait d’affirmer que Dieu est à la fois bon et non-bon. Éliminer les prédicats contradictoires parce que Dieu est au-delà d’eux n’est précisément pas soutenir quelque chose d’irrationnel. Ce n’est pas plus irrationnel que de dire que l’essence du cercle n’est ni blanche ni noire18. Le principe de contradiction est maintenu. Mais dans cette double négation, position et privation sont dépassées, relativisées, et ne se contredisent plus. En effet, la négation n’est pas dite de Dieu par défaut (elleipsin19), mais par suréminence (hyperokhèn) : « Nous attribuons aussi le non-rationnel à Celui qui est au-delà de la raison, la non-perfection à celui qui est supérieur et antérieur à toute perfection, et la Ténèbre insaisissable à la Lumière inaccessible [I Timothée 6, 16] selon sa suréminence à l’égard de la lumière visible »20. Dieu n’est pas dépourvu de rationalité par manque, mais par excès – mais alors, la négation était déjà une forme de transcendance, elle supposait par avance que le Principe est au-delà des affirmations et des négations.
2. La théologie négative nie-t-elle Dieu lui-même ? – Absolument pas. L’affirmation et la négation portent sur les attributs du Principe, mais non sur le Principe lui-même. Elles portent sur les réalités finies qui en proviennent. La dialectique des noms divins écarte de Dieu toutes les représentations qui ne le représentent pas. Elle soutient que Dieu n’est ni bon, ni non-bon, parce qu’il est au-delà de l’un et de l’autre, ce qui est une manière de purifier notre notion de Dieu, d’éliminer les attributs inadéquats – et tous les attributs positifs sont inadéquats, ce qui veut dire que Dieu n’est pas déterminé par la prédication qui s’applique à lui21. Comme dit la Théologie mystique :
Il n’y a absolument à son sujet ni affirmation ni négation, mais, en posant des affirmations et des négations de ce qui vient à sa suite, nous ne l’affirmons ni nous ne la nions, puisque la Cause parfaite et unitaire de tout est au-delà de toute affirmation, et qu’est au-delà de toute négation la suréminence (hyperokhè) de Celui qui est absolument détaché de tout et qui est au-delà de tout22.
Nos affirmations et nos négations ne peuvent pas porter sur le Principe, car le Principe est au-delà d’elles. Même en tant que cause de tout, sur la ligne continue de la causalité, il est au-delà de l’affirmation sur les étants, donc délié de toute continuité causale, et par surcroît de toute négation sur les étants.
Par l’usage des noms divins, le Principe est séparé, il n’est ni posé, ni nié comme tel. Précisément, le sens de ce mouvement est de le dégager dans toute sa pureté de tout ce qui vient de lui. Le mouvement va donc du dépassement de l’affirmation par la négation, au dépassement de l’affirmation et de la négation (qui restent de l’ordre du langage), visant l’excellence de la chose même. La théologie négative n’est donc pas la dernière étape du chemin vers Dieu : elle est déjà une perception de l’éminence (le dépassement de l’affirmation), mais elle renvoie à un dehors qui peut la dépasser à son tour : la suréminence réelle de Dieu, qui dépasse toute image et tout langage. Car non seulement l’affirmation, mais encore la négation, sont des méthodes et non des résultats, des dynamiques dans un cheminement, mais non le terme ultime du parcours. – Nous rencontrons donc deux discours, affirmatif et négatif, puis la suréminence de Dieu à l’égard de tout discours.
2. La réduction à la négation
Ici, nous devons examiner certaines difficultés qui naissent de méprises sur le sens de cette démarche.
1. Peut-on caractériser la pensée de Denys comme une « théologie négative » (ainsi qu’on le dit souvent) ? Faut-il se satisfaire de la pensée que l’on ne peut pas dire ce qu’est Dieu ?
– Non. L’expression « théologie négative » n’intervient que dans le titre du chapitre III : « quelles sont les négations théologiques et quelles sont les théologies négatives ». Or premièrement, théologie désigne ici, comme ailleurs chez Denys, une « parole divine » ; ensuite, l’une est clairement le revers de l’autre : la négation théologique désigne un terme grammaticalement négatif (comme « in-visible »), tandis que l’affirmation désigne un teme positif (comme « sage »), mais l’une n’a pas plus de pertinence que l’autre ; enfin, toutes deux sont encore dépassées par l’éminence de Dieu : avec la négation, nous ne sommes pas au terme de notre parcours.
2. Lorsque Thomas d’Aquin écrit : « à propos de Dieu, nous ne pouvons pas savoir ce qu’il est, mais seulement ce qu’il n’est pas »23, s’agit-il d’une fin de non-recevoir, d’un renoncement à tout discours sur Dieu ? Est-ce cela, la quintessence de la pensée des noms divins ?
– Si l’on interprète cette remarque comme une fin de non-recevoir, une simple forclusion de la connaissance de Dieu, elle entre en contradiction avec toute la partie qui la suit, et qui ne cesse détailler les attributs divins (les questions 3 à 12). C’est pourquoi de nombreux interprètes ont tenté d’en réduire la portée. Mais la proposition de Thomas n’a pas le sens de celle de Wittgenstein : « ce dont on ne peut parler, il faut le taire »24 ; il ne s’agit précisément pas d’interdire de nommer ce dont la science nous échappe, mais d’analyser le statut de cette parole. Cette proposition intervient en prologue à la partie sur les attributs divins, parce qu’elle indique précisément sur quel mode nous allons les formuler, avec quelles précautions. Elle est plus proche de la phrase de Rimbaud : « Je comprends, et ne sachant l’exprimer sans paroles païennes, je voudrais me taire. »25 Elle implique un infini respect pour ce qui est dit, par-delà le nom, et une critique de notre manière de parler. Elle signale que nous visons Dieu par la pensée, mais que nous ne pouvons pas le comprendre dans une forme. Il n’y a donc pas de contradiction entre le mode de notre connaissance et son contenu ; nous connaissons « Dieu comme inconnu »26, mais nous continuons de prédiquer de lui des attributs. – Loin d’être muettes, les théologies des noms divins sont au contraire bavardes. Il le faut, car Dieu existe sur un mode absolument simple et singulier, et nous devons multiplier les approches partielles pour désigner son unicité.
Cette remarque de Thomas trouve son origine dernière chez Plotin27, elle est reprise par les Pères grecs, mais il est plus probable que Thomas l’emprunte à son interlocuteur permanent dans la doctrine des attributs divins, Maïmonide. Celui-ci proclamait en effet : « Nous ne saisissons de lui autre chose, si ce n’est qu’il est, mais non pas ce qu’il est »28. Maïmonide développe une véritable « théologie négative », ou plutôt une philosophie négative, car pour lui, Dieu ne peut être pensé que négativement, et par la philosophie.
a. Négativement : pour Maïmonide comme pour les Mu’tazilites, ajouter à Dieu des prédicats, c’est opérer une composition, c’est-à-dire détruire l’absolue unicité divine. Dieu n’est pas un sujet qui supporterait des accidents. Il serait inadmissible qu’il y ait en Dieu une multiplicité de prédicats. Les seuls attributs qui conviennent à Dieu sont donc des propriétés négatives, ou des relations entre Dieu et ses opérations. « Toutes les fois qu’il te sera démontré qu’une certaine chose doit être niée de Dieu, tu seras par là plus parfait, et [...] toutes les fois que tu lui attribueras affirmativement une chose ajoutée [à son essence], tu l’assimileras [aux créatures], et tu seras loin de connaître sa réalité »29.
b. Par la philosophie : pour Maïmonide, c’est l’entreprise théologique elle-même qui est impossible, et il fustige comme inutile et dangereux le kalâm, l’apologétique qui tient lieu de théologie dans le monde arabo-musulman. Cette position est forte mais restrictive, car elle interdit de rien dire de Dieu, la philosophie se bornant à établir son existence et son unicité.
– Mais précisément, le discours de Denys est radicalement différent : 1. Il ne s’arrête pas à la négation, mais poursuit sur la voie de l’éminence. Et Thomas explique pourquoi : Dieu n’est pas seulement la cause des réalités créées, il est aussi l’origine dont elles participent sur un mode fini, et elles préexistent en lui de manière plus éminente30. 2. Il s’agit précisément d’une théologie, d’un discours biblique inspiré par Dieu. Thomas d’Aquin retourne donc contre Maïmonide ses analyses : en raison de la simplicité divine (qui est le premier et le principal attribut divin), quand nous prédiquons de lui une propriété, nous ne lui ajoutons pas une propriété extérieure, mais nous déployons son identité. Quand nous disons que Dieu est bon, notre prédication reste en réalité une tautologie, car notre langage ne fait qu’exprimer la bonté même qui est substantiellement identique à Dieu. La multiplicité est seulement dans notre parole, mais non Celui que nous visons.
3. Doit-on caractériser Dieu comme Néant ? Denys proclame à propos de la Cause : « Elle n’est rien de ce qui n’est pas et rien de ce qui est »31. Que signifie cette double négation et cette référence au rien ? La mystique culmine-t-elle dans l’expérience du néant ? – Cela équivaudrait à soutenir qu’il est un néant au-delà de tout. Il est clair que le néant est la négation pure, le mouvement de négativité porté à son accomplissement. Ainsi, Dieu n’est pas être, par excès et non par défaut, parce qu’il transcende l’être et non parce qu’il manquerait à être.
Mais le concept de néant signifie-t-il quelque chose ?
– Il faut examiner ici la critique de Bergson, pour qui l’idée de néant ne signifie rien. On peut certes abolir quelque chose par la pensée, mais le néant, comme dit Bergson, est « l’abolition de tout ». Tout concept est le concept de quelque chose. Et lorsque nous disons : « il n’y a rien ici », nous disons qu’à la place de l’objet attendu, nous trouvons autre chose (au moins un certain espace) qui nous déçoit. « Nier consiste toujours à écarter une affirmation possible ». La négation est encore une affirmation : « La négation diffère donc de l’affirmation proprement dite en ce qu’elle est une affirmation du second degré : elle affirme quelque chose d’une affirmation qui, elle, affirme quelque chose d’un objet. »32 La négation remplace un jugement déterminé par un jugement au second degré, « indéterminé » : « la proposition “cette table n’est pas blanche” implique que vous pourriez la croire blanche ». Donc toute négation suppose une affirmation, et exprime un désir. L’essence même de la négation est d’être partielle, tandis que la négation de tout est une contradiction dans les termes. Et la question de Leibniz : « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » est une fausse question. Pour Bergson, donc, il n’y a pas d’au-delà de l’être. L’être est la totalité, il n’a pas de limite, et ne peut être aperçu du dehors.
« Toutes les fois que j’accole un “non” à une affirmation, toutes les fois que je nie, j’accomplis deux actes déterminés : 1o je m’intéresse à ce qu’affirme un de mes semblables, ou à ce qu’il allait dire, ou à ce qu’aurait pu dire un autre moi que je préviens ; 2o j’annonce qu’une seconde affirmation, dont je ne spécifie pas le contenu, devra être substituée à celle que je trouve devant moi. Mais dans ni l’un ni l’autre de ces deux actes on ne trouvera autre chose que de l’affirmation. »33
L’analyse de Bergson révèle trois points essentiels :
a. la négation n’est pas le symétrique de l’affirmation, parce qu’elle ne correspond pas à une expérience réelle, mais à l’ouverture d’une possibilité alternative. La négation n’existe que par le langage. Tandis que sans le langage, l’affirmation existera encore, puisque les choses sont là : « Pour un esprit qui suivrait [...] le fil de l’expérience, il n’y aurait pas de vide, pas de néant, même relatif ou partiel, pas de négation possible ». Autrement dit, la négation est une opération logique et grammaticale, mais elle ne correspond à rien de réel. Appliqué à Dieu, le néant est donc une construction de l’esprit, un moyen de dépasser le monde de l’expérience.
b. Le mouvement de la négation se rapporte au désir : c’est parce que je le désire secrètement que je suis déçu de ne pas trouver une table blanche.
c. En parlant d’un « autre moi », Bergson pressent également qu’il y a en nous une puissance désirante qui échappe au sujet conscient. La négation révèle la profondeur de l’inconscient. Comme l’ont suggéré les grammairiens Damourette et Pichon, la négation en français comporte deux termes (« ne » et « pas »). Or la négation « ne » n’est pas négative par elle-même ; lorsque je dis : « je crains qu’il ne vienne », j’énonce une crainte, qui est le revers de mon désir qu’il ne vienne pas, mais j’imagine qu’il peut venir ; autrement dit, « il y a discordance entre le désir du sujet de la principale et la possibilité qu’il envisage »34. La négation manifeste la discordance entre deux réalités linguistiques positives : l’énoncé et l’énonciation. Elle révèle un écart entre le sujet de l’énonciation (« je crains ») et celui de l’énoncé. Dans le cas des noms divins, elle manifeste la béance infinie qui sépare notre désir de Dieu de la transcendance de son objet.
C’est ce qu’exprime également Damascius, un autre successeur de Proclus : « le néant est vide, et il est la chute hors de tout ; or ce n’est pas là ce que nous pensons concernant l’indicible. Observons que le néant est de deux sortes : celui qui est au-delà et celui qui est en-deçà »35.
Rapportée à la question des noms divins, l’objection de Bergson ne porte pas contre la transcendance de Dieu : même s’il n’est pas un étant, il ne laisse pas d’exister – c’est-à-dire d’être visé par le nom. Mais toute l’analyse de cette difficulté nous révèle que le mouvement d’affirmation, négation, transcendance, suppose que Dieu soit l’obscur objet d’un désir profond, que celui-ci soit conscient ou inconscient.
3. La réduction à l’affirmation
Tandis que ces interprétations réduisent l’approche de Denys à la négation, il existe la tentation inverse : interpréter la négation comme une sorte d’affirmation déguisée, simplement modifiée par un facteur multiplicateur. Car le jeu de l’affirmation et de la négation ne fonde pas seulement la théologie antique et médiévale, il affecte également la philosophie contemporaine. La démarche de « déconstruction », invoquée par J. Derrida, se présente comme une pensée plus aboutie encore que la théologie négative, parce qu’elle serait totalement libérée de l’affirmation métaphysique, alors que celle-ci en est encore prisonnière. Derrida présente constamment sa propre démarche comme une reprise de la théologie négative, et la théologie négative comme un miroir de sa méthode : une « mise à l’épreuve du langage »36. Mais il entend aussi s’en distinguer en affirmant : « le mouvement négatif du discours sur Dieu n’est qu’une phase de l’onto-théologie positive. »37 La négation serait en son fond une affirmation : « L’apophase a toujours représenté une sorte d’hyperbole paradoxale. »38 Elle nie ce qu’elle maintient39. En revanche, la « déconstruction » et la « différance » seraient la véritable théologie négative. Car elles ouvriraient un mouvement beaucoup plus radical, non de dépassement, mais de subversion de l’ontologie et de la métaphysique occidentale, en libérant la langue elle-même.
Cela nous conduit à poser trois questions : 1. Dans l’histoire de la pensée occidentale, la méthode des noms divins a-t-elle reçu un sens affirmatif (question de fait) ? – Mais aussi : la négation et l’éminence se réduisent-elles à des affirmations (question de droit) ? Ce que l’on peut formuler ainsi : 2. Toute démarche des noms divins, quelle que soit sa forme négative, est-elle vouée à se réduire à une affirmation ? 3. L’éminence (ou transcendance) est-elle une troisième voie, sur le même plan que l’affirmation et la négation, ou bien a-t-elle une fonction distincte et irréductible ?
1. Il est indubitable que cette interprétation « positive » a bien constitué une interprétation réelle, l’interprétation métaphysique de la théologie des noms divins. Chez Bonaventure déjà, la connaissance de Dieu passe par l’intelligence des concepts que ses noms signifient. Quelles que soient les négations dont nous usons, elles présupposent toutes des affirmations préalables : « Puisque “les privations et les défauts ne peuvent être connus que par des positions” [selon Averroès], notre intellect n’analyse complètement le concept (intellectum) d’un étant créé que s’il jouit du concept de l’étant le plus pur, le plus actuel, le plus complet : de l’étant absolu [...]. Comment notre intellect saurait-il que ceci est un étant déficient et incomplet, s’il n’avait nulle connaissance de l’étant sans défaut ? »40. L’argument de Bonaventure est radical : toute saisie de la négation et de la transcendance suppose un concept primordial d’étant absolu, divin et simple. C’est le concept de perfection qui est premier et qui fonde toute approche de Dieu ; tout autre mode ou concept est postérieur.
Ce primat de l’affirmation est encore éclatant chez Thomas d’Aquin : certes, comme l’enseigne Denys, les noms divins peuvent à la fois être affirmés et niés de Dieu, mais pas selon le même point de vue ; ils sont « affirmés, à cause de la raison du nom ; niés, à cause du mode de signifier »41. Ainsi, au nom du primat logique du concept signifié par le nom, l’affirmation l’emporte : ce qui est affirmé, c’est le sens que le nom signifie dans sa notion propre ; ce qui est nié, c’est simplement le mode de signifier – le mode imparfait de connaissance qui est le nôtre. La connaissance de Dieu est fondamentalement une connaissance par concept, et une connaissance affirmative. La voie de la négation ne porte pas sur l’objet signifié, mais sur le mode imparfait de notre intelligence ; elle se ramène donc à l’affirmation. Affirmer la perfection, et nier l’imperfection reviennent substantiellement au même, à la capacité de saisir Dieu dans un concept positif. C’est le prix à payer pour construire la théologie comme science.
Henri de Gand transformera les voies dionysiennes au point de supprimer la via negativa : « Puisque [...], par la voie de la négation, on ne connaît pas l’existence (si est) de Dieu, que cette voie de négation consiste à nier de Dieu l’être de toutes les créatures, et que de plusieurs [propositions] purement négatives ne suit aucune affirmative, il est possible de connaître que Dieu est (quia est) à partir des créatures par la voie de la causalité et par celle de l’éminence »42. Ici, le véritable ressort est la connaissance métaphysique de Dieu, de son existence et de sa nature.
Lorsque Duns Scot affirme à son tour : « nous n’aimons pas souverainement les négations »43, il se situe exactement dans la même ligne. On assiste à un mouvement d’ensemble, où la question des noms divins est soumise au primat de la métaphysique, donc du concept de Dieu, si bien que l’affirmation absorbe l’éminence et exclut la négation.
2. Mais, par-delà le jugement historique, ce que prétend Derrida, c’est, de manière réflexive, que toute doctrine des noms divins (« théologie négative »), se ramène à une métaphysique affirmative (appelée « métaphysique de la présence »). Cette position est-elle défendable ?
En réalité, pour Derrida, la négation est une dénégation. Il reprend implicitement l’analyse de Freud sur la dénégation (Verneinung), mais telle que l’a interprétée Jean Hyppolite dans le séminaire de Lacan, c’est-à-dire lue à travers le filtre de Hegel.
Dans l’article « Die Verneinung » (la dénégation)44, Freud évoque à la fois l’opération logico-grammaticale (la négation), et le problème du refoulement affectif (le déni). Il montre que le discours peut révéler ce qu’il prétend cacher. Par exemple, un patient déclare : « Vous demandez qui peut être cette personne dans le rêve. Ma mère, ce n’est pas elle ». L’analyste interprète : « Donc, c’est sa mère ». C’est à sa mère que l’analysé pense au moment où il le nie en parole. Mais déjà, il commence à entrevoir la vérité, puisqu’il en parle. Ainsi, « un contenu de représentation ou de pensée refoulée peut donc se frayer un passage jusqu’à la conscience à condition qu’il puisse être dénié ». Le refoulement persiste, mais il n’empêche plus de penser positivement le contenu sur lequel il porte. « La fonction intellectuelle se sépare ici du processus affectif », ce qui permettra ensuite de passer du refoulement au discours conscient.
Jean Hyppolite comprend ce passage à la lumière de la dialectique des consciences dans la Phénoménologie de l’Esprit. En effet, Freud emploie précisément, pour désigner l’élévation à la conscience qu’implique la dénégation, le terme allemand d’Aufhebung (abrogation, relève, sublimation), auquel Hegel donne un sens spécifique, l’unité de l’affirmation et de la négation45. Pour Hyppolite, Freud entend substituer « la négativité véritable à cet appétit de destruction qui s’empare du désir ». La dénégation a pour fonction « d’engendrer l’intelligence et la position même de la pensée » (je souligne). Autrement dit, la négation porte le désir sur le plan du langage, mais elle est du même coup une forme d’affirmation de ce désir dans l’élément de la conscience. Lorsque l’analysé accepte de reconnaître le désir qu’il refoulait, il arrive à un phénomène qu’il faut appeler, à la suite de Hegel, « la négation de la négation ». Nous arrivons ainsi à une « affirmation intellectuelle ». C’est pourquoi Hyppolite insiste finalement sur l’idée que, derrière la négation, qui est d’abord une séparation entre le sujet et ce qui lui est étranger, il y a une affirmation, qui est la réconciliation entre le sujet et son objet. Il cite en ce sens Freud : « L’affirmation en tant qu’elle est simplement l’équivalent de l’unification, est le fait de l’Éros ». Le mouvement de négation se poursuit en négation de la négation, c’est-à-dire en affirmation supérieure, il poursuit le mouvement du désir, mais se réconcilie avec lui dans l’élément de la conscience. La négation ne serait donc que l’autodéploiement du concept46.
Derrida a-t-il raison de suivre Hyppolite, de réintégrer la négation dans l’affirmation, d’en faire une « dénégation » ? D’une part, Derrida entrevoit quelque chose d’essentiel : la théologie des noms divins parcourt les figures du désir humain. Dépasser le langage dans la recherche de Dieu, c’est en même temps descendre en soi-même. C’est chercher une parole essentielle qui touche à l’épure. Mais d’autre part, Derrida manque un aspect essentiel de la démarche : réduire la négation à une affirmation, c’est précisément manquer la transcendance de Dieu. Chez Denys, le troisième moment d’accès à Dieu n’est pas la négation de la négation (qui revient logiquement à une affirmation), mais le dépassement simultané de l’affirmation et de la négation dans la transcendance. Le mouvement des noms divins n’est pas l’autoengendrement de Dieu, compris comme conscience élevée à l’absolu. Nommer Dieu, c’est au contraire prendre la mesure de la distance infinie qui sépare le désir et le langage humains de leur objet. Traverser le langage, se dépouiller sans réserve, voilà la grande affaire.
3. Plus généralement, faut-il accepter l’interprétation qui met sur le même plan les trois voies : voie affirmative, voie négative, voie d’éminence ?
Même s’il n’utilise jamais l’expression triplex via, Thomas parle d’une triple connaissance de Dieu : « L’homme peut, à partir de cette sorte de créatures, connaître Dieu d’une triple manière (tripliciter cognoscere) : [...] par causalité, [...] par voie d’excellence, [...] par voie de négation »47. Ici, Thomas parle de voies, mais ailleurs, il parle aussi de modes : « à partir des effets de Dieu, nous ne pouvons pas connaître la nature divine telle qu’elle est en elle-même, de telle sorte que nous connaissions son essence, mais par mode d’éminence (per modum eminentiæ), de causalité (per modum causalitatis) et de négation (per modum negationis) »48. L’ordre dans lequel présenter les trois voies ou modes est d’ailleurs indifférent49.
Mais chez Denys, l’éminence n’est pas une troisième voie d’approche qui ferait nombre avec les deux autres50. L’éminence désigne la transcendance de Dieu au-delà de l’affirmation et de la négation, l’excès de sa réalité sur les deux voies du langage. Certes, la négation est moins indigne du Principe, au-delà de tout étant. Elle est déjà une approche de l’éminence, puisqu’elle est « plus propre » que l’affirmation et au-delà de celle-ci. Pourtant, il n’y a pas d’ordre entre les voies, d’abord parce qu’elles sont soumises aux contingences de la grammaire (l’infini est un terme négatif, mais son sens l’est-il ?), ensuite parce qu’elles s’impliquent et s’entrelacent les unes aux autres : elles impliquent un même mouvement et doivent être parcourues toutes ensemble, l’éminence signifiant justement que la vérité est toujours au-delà du chemin qui y conduit. D’ailleurs, quand Thomas est plus précis, il écrit : « De Dieu, on dit quelque chose, non seulement par mode de négation et mode de cause, mais encore (sed etiam) par mode d’éminence »51. L’éminence transcende à la fois l’affirmation et la négation.
On ne peut donc pas conserver le vocabulaire médiéval des trois voies ou modes. Cette tripartition conduit irrésistiblement à l’intégration de Dieu dans le concept d’étant. Tel n’était pas le sens originel de la théologie des noms divins. Chez Denys, la théologie mystique présente deux voies, deux discours, deux théologies : affirmative et négative, mais toutes deux reflètent imparfaitement l’itinéraire spirituel à parcourir, qui est la reconnaissance de l’éminence absolue de Dieu. Si éminence il y a, elle n’est jamais une voie à laquelle on pourrait s’arrêter, elle est le terme toujours visé, et jamais atteint. La forme la plus propre de nomination de Dieu n’est pas la négation, mais l’éminence. Pourtant, l’éminence ne saurait jamais être un dernier mot, c’est un mouvement infini. Elle est l’acceptation de l’insuffisance de l’affirmation comme de la négation. Même si nous disons Dieu principe de tout, souverainement simple et absolument transcendant, il est infiniment au-delà de tout ce que nous pourrons en dire.
Le dépassement de la connaissance ne vise pas une autre connaissance, mais son but, l’union à Dieu par-delà toute connaissance. : « La connaissance la plus divine de Dieu, c’est de le connaître par inconnaissance, dans une union au-dessus de l’intellect »52. Le cœur du paradoxe est là : Dieu est inconnaissable, et pourtant, nous en parlons. Pourquoi ? Parce qu’il est atteint « comme inconnu »53, au second degré – nous pouvons prendre connaissance de cette inconnaissance, et celle-ci débouche sur le concept paradoxal du dépassement du concept.
4. Christianisme et monothéismes
Si nous voulons entrer dans une optique comparative, il convient d’élargir le regard. Sur la question des attributs divins, on ne peut pas opposer judaïsme, christianisme, et islam, pour trois raisons.
1. Parce qu’ils professent un même monothéisme. Et si Dieu est unique, il s’agit du même Dieu.
2. Parce que les trois religions sont profondément liées malgré leurs différences. Le christianisme est profondément enraciné dans le judaïsme, dont il est à l’origine une version destinée aux païens. Et symétriquement, les travaux récents montrent à quel point le Coran dépend d’emprunts aux traditions juives, chrétiennes et manichéennes.
3. Parce que, au sein de la théologie chrétienne, telle qu’elle s’est élaborée au Moyen Âge, les grandes autorités du débat sur les attributs divins se nomment Avicenne, Averroès et Maïmonide. Tous les grands traités médiévaux sur les attributs divins suivent l’ordre mis en place par ces auteurs : existence de Dieu, unicité de Dieu (le tawhîd) et attributs divins54.
Il n’y a pas non plus de sens à opposer le Dieu des religions monothéistes (« Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ») au Dieu des philosophes. Comme le fait remarquer Augustin, ce que s’efforcent de penser les philosophes ne peut être que le Dieu des religions monothéistes, faute de quoi ils ne parlent plus que d’eux-mêmes, et non de la vie concrète des hommes. L’opposition pascalienne est en réalité anti-augustinienne. « Les platoniciens donc, aussi bien que tous les autres philosophes de toutes les nations, lorsqu’ils pensent cela de Dieu, ils le pensent avec nous », disait Augustin55. Cela inclut selon lui les Indiens, les Perses, les Chaldéens, et même les Gaulois56.
Philosophie et réception de la Bible s’accordent donc sur la transcendance du « Nom au-dessus de tout nom » (Ph 2,9).
Ainsi, les analyses de Denys peuvent être considérées comme la matrice de toutes les réflexions médiévales et modernes sur les attributs divins. La doctrine des noms divins joint les énoncés affirmatifs et les énoncés négatifs mais elle les dépasse ensuite, pour penser la transcendance de Dieu au-delà du langage. Nous pouvons du même coup faire apparaître les trois grandes distorsions infligées à cette structure. La première distorsion consiste à réduire la théologie des noms divins à une théologie négative, comme si elle n’était pas l’approche d’un au-delà des noms. La deuxième distorsion consiste à réduire la négation et l’éminence, afin de les réintégrer comme des modes de la connaissance affirmative de Dieu : c’est la voie exigée par l’établissement d’une théologie comme science, ainsi que par la connaissance métaphysique de Dieu. La troisième distorsion consiste à hegelianiser le mouvement, pour remplacer l’éminence par une négation de la négation, donc une affirmation surélevée (aufgehoben) ; cela revient aussi à faire de la négation une dénégation. Or seule l’articulation complexe des voies linguistiques (affirmation et négation) avec le respect de la suréminence de l’objet rend compte de la totalité du phénomène.
La méditation des noms divins appartient à la théologie mystique. Elle est un parcours et un exercice spirituel, une approche méthodique du silence. Comme dit Ignace d’Antioche : « Mieux vaut se taire et être, que parler et ne pas être. [...] Quiconque possède en vérité la parole de Jésus peut aussi entendre son silence. »57 C’est un cheminement analogue à l’abstraction picturale. La parole reflète le réel et coule de nous comme une source ; elle vibre comme une évidence, c’est ainsi qu’elle peut ouvrir l’espace du monde. Mais si l’on veut approcher de la transcendance divine, il faut traverser le langage, les images et les formes qui charpentent l’univers. J’ai souligné que c’était le même mouvement par lequel l’homme renonçait à l’expression de soi, à un lyrisme personnel, et descendait au fond de son désir. La méditation des noms divins est aussi l’autre nom de la rigueur critique.
La réflexion méthodologique sur les noms divins va de pair avec la « sanctification du Nom ». Elle a pour but de rendre la plus grande gloire à Dieu, que ce soit dans la pensée, la prière ou la liturgie. Ainsi l’usage de chacun des noms de Dieu doit être mesuré à cette exigence : pouvons-nous cesser de mesurer la sagesse divine à l’aune de notre connaissance humaine ? pouvons-nous penser la toute-puissance divine autrement que la puissance humaine élevée à l’infini ? pouvons-nous concevoir la justice divine en cessant de l’opposer à sa miséricorde ?
Telles sont les questions concrètes que posent les noms divins, et dont cette réflexion n’était que le prologue méthodologique.
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1Justin, Apologie pour les chrétiens 6, 1 : « nous sommes athées à l’égard des prétendus dieux de cette sorte » (trad. C. Munier, Paris, Le Cerf, 2006, SC 507, p. 141).
2Au-delà de l’image. Une archéologie du visuel en Occident (d’Augustin au Concile de Trente), Paris, Des Travaux/Seuil, 2008.
3G. W. F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, trad. B. Bourgeois modifiée, Paris, Vrin, 1978, § 462, p. 258 (« Es ist in Namen dass wir denken », italiques de Hegel).
4Un traité du même nom a été attribué à Porphyre, mais il est perdu.
5Denys, Noms divins I, § 1, 2 et 4 (PG 3, 585-589).
6Cf. M. Edwards, Bible et Poésie, Paris, de Fallois, 2016, p. 7-17.
7Ce n’est qu’au XVe siècle que l’adjectif « mystique » change de sens, à partir de l’œuvre de Jean Gerson, La théologie mystique.
8Alcinoos, Enseignement des doctrines de Platon, X, 165, 16-34, éd. J. Whittaker et trad. P. Louis, Paris, Les Belles Lettres, 1990, p. 24. L’importance de ce texte a été soulignée par H. A. Wolfson, « Albinus and Plotinus on Divine Attributes », Harvard Theological Review 45 (1952), p. 115-130.
9Proclus, Théologie platonicienne II, 12 (114), éd. et trad. H.-D. Saffrey, L. G. Westerink, Paris, Les Belles Lettres, 1974, p. 73, 11-14 ; cf. H.-D. Saffrey, « La théologie platonicienne de Proclus, fruit de l’exégèse du Parménide », RThPh 116 (1984), p. 1-12.
10Voir Damascius, Traité des premiers principes, I. De l’ineffable et de l’Un, éd. L. G. Westerink, trad. J. Combès, Paris, Les Belles Lettres, 1986.
11C’est le sens de la formule d’Anselme de Cantorbéry, Proslogion, ch. 2 : « quelque chose de tel que rien de plus grand ne peut être pensé » (quo nihil maius cogitari nequit, éd. et trad. modifiée M. Corbin, L’Œuvre de saint Anselme de Cantorbéry, t. 1, Paris, Cerf, p. 244-245). Sa force est précisément de n’être pas un nom divin parmi d’autres, mais le mode sur lequel tous les noms divins signifient. Elle implique finalement que Dieu est « plus grand que ce qui peut être pensé » (Proslogion, ch. 15, éd. cit. p. 266-267).
12Denys, Théologie Mystique I, 2 (PG 3, 1000 B ; SC 579, 296-299 ; je souligne et modifie la traduction d’Y. de Andia).
13Id. (PG 3, 1000 B ; SC 579, 299).
14Id. (PG 3, 1000 B ; SC 579, 297).
15P. Clavier, Cent questions sur Dieu, Paris, La Boétie, 2013, ch. 23, « Dieu est-il vraiment indicible ? » : « Toute une tradition dite “apophatique” [...] condamne l’homme à ne parler de Dieu qu’à travers des négations, quand ce n’est pas carrément au silence, au mutisme du mystère ».
16Voir le commentaire de J.-L. Marion, L’idole et la distance, Paris, Grasset, 1977, § 13 : « L’éminence impensable », p. 183-196.
17À partir de l’association entre « mystique » et « prélogique » chez L. Lévy-Bruhl (Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures, Paris, Alcan, 1910).
18Évoquant ce problème, Thomas d'Aquin déclare (Super epistolam Beati Pauli ad Romanos cap. 1, lect. 6, § 115 ; I, p. 23) : « car s’il [Dieu] est une cause transcendante (excedens), rien de ce qui est dans les créatures ne peut lui convenir, de même qu’on ne peut pas non plus dire proprement qu’un corps céleste est lourd ou léger, chaud ou froid ». Je souligne.
19Denys, Noms divins VII, 2 (PG 3, 869 A ; SC 579, p. 59).
20Id. (PG 3, 869 A ; SC 579, p. 59-61).
21« Les négations, en ce qui concerne les réalités divines, sont vraies, au lieu que les affirmations sont inadéquates » (Denys, Hiérarchie céleste, PG 3, 140 D-141 A ; trad. M. de Gandillac, SC 58bis, p. 79).
22Denys, Théologie mystique V (PG 3, 1048 B ; C 479, p. 315, trad. modifiée).
23Thomas d’Aquin, Summa theologiae I, q. 3, prol.
24Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, § 7 (trad. P. Klossowski, Paris, Gallimard, 1961, p. 177).
25Rimbaud, Une saison en enfer, « Mauvais sang », Paris, Pléiade, 1972, p. 95, passage immédiatement précédé par : « Nous allons à l’Esprit. C’est très certain, c’est oracle, ce que je dis. »
26Comme dit Thomas, Commentaire du De Trinitate q. 1, a.2 : « Deum tamquam incognitum cognoscere [...] maneat ignotum quid est » ; Quaestiones de Veritate q. 2, a. 1 ad 9 : « quid est Dei semper nobis occultum remanet ». Cf. J.-H. Nicolas, Dieu connu comme inconnu. Essai d’une critique de la connaissance théologique, Paris, Desclée de Brouwer, 1966 ; T.-D. Humbrecht, Théologie négative et noms divins, op. cit., p. 474-475.
27Plotin, Ennéades V, 3 [49], 14, éd. E. Bréhier, t. V, Paris, Les Belles Lettres, 19672 (1935), p. 68 : « nous pouvons dire quelque chose sur lui (ti peri autou) mais non pas le dire lui-même (auto legomen) » ; « nous disons ce qu’il n’est pas ; ce qu’il est, nous ne le disons pas » (trad. modifiée).
28Maïmonide, Le guide des égarés I, 58, trad. S. Munk (Paris, 1856-1866), nouvelle édition revue par Charles Mopsick, Lagrasse, Verdier, 1979, p. 135.
29Ibid., p. 139.
30Thomas d’Aquin, Summa theologiae I, q. 13, a. 6.
31Denys, Théologie mystique V (PG 3, 1048 D).
32H. Bergson, L’Évolution créatrice, ch. 4, éd. du centenaire, Paris, PUF, 1970, p. 738 (les italiques sont de Bergson).
33Ibid., ch. 4, p. 739.
34J. Damourette et E. Pichon, Des mots à la pensée. Essai de grammaire de la langue française, vol. I (1911-1927), Paris, 1930, p. 132. Voir M. Arrivé, « Ce que Lacan retient de Damourette et Pichon : l’exemple de la négation », Langages 30 (1996), p. 113-124.
35Damascius, Traité des premiers principes, I. De l’ineffable et de l’Un, éd. L. G. Westerink, trad. J. Combès, Paris, Les Belles Lettres, 1986, p. 18.
36J. Derrida, Sauf le Nom, Galilée, Paris, 2006, p. 53 : « non seulement un langage, et une mise à l’épreuve du langage, mais avant tout l’expérience la plus pensante, la plus exigeante, la plus intraitable de l’“essence” du langage ». Voir L. Lavaud, « L’ineffable et l’impossible, Damascius au regard de la déconstruction », Philosophie 96 (2007), p. 46-66.
37J. Derrida, « De l’économie restreinte à l’économie générale. Un hegelianisme sans réserve », L’Écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 398, n. 1, qui ajoute : « Même mouvement chez le Pseudo-Denys l’Aréopagite ». Comme le montre le contexte, l’interprétation de Derrida est marquée par la compréhension hegelienne de la négation (c’est déjà ce que remarquait K. Hart, The Trespass of the Sign. Deconstruction, Theology, Mysticism, New York, Fordham University Press, 20002, p. 192).
38J. Derrida, Sauf le Nom, op. cit., p. 70.
39Id., « Comment ne pas parler », Psyché, Paris, Galilée, 1987, p. 564 : « l’excellence n’est pas assez étrangère à l’être [...] pour que l’excès même ne puisse pas être décrit dans les termes de ce qu’il excède ».
40Bonaventure, Itinéraire de l’esprit vers Dieu III, 3 (trad. H. Duméry modifiée, Paris, Vrin, 1981, p. 63-65). Bonaventure cite Averroès, In De Anima III, texte 25 (éd. Iuntina, Venise, 1512, f. 168 v) : « Universellement, toutes les privations ne sont connues que par leur contraire, à savoir par la connaissance de l’habitus [correspondant] et par la connaissance de l’absence de cet habitus. »
41Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils I, 30, § 277. Texte parallèle dans les Quaestiones Disputatae de Potentia 7, 5 ad 2 : « Denys n’a pas dit que les affirmations sont fausses et inadéquates : en effet, quant à la chose signifiée, elles sont véritablement attribuées à Dieu [...] ; mais quant au mode qu’elles signifient à propos de Dieu, elles peuvent être niées. » Thomas fait allusion au texte de Denys (Hiérarchie céleste 140 D-141 A : « les négations, en ce qui concerne les réalités divines, sont vraies, au lieu que les affirmations sont inadéquates »), dont il renverse violemment le sens.
42Henri de Gand, Summa Quaestionum Ordinariarum a. 22, q. 4 (Paris, 1520, I, 132 v L).
43Duns Scot, Ordinatio I, d. 3, § 10, Opera Omnia III, Vatican, 1954, p. 5 ; trad. fr. O. Boulnois, Sur la connaissance de Dieu et l’univocité de l’étant, Paris, Presses Universitaires de France, 1988, p. 85. Sur la pensée des noms divins chez Duns Scot, voir O. Boulnois, Être et représentation. Une généalogie de la métaphysique moderne à l’époque de Duns Scot, Paris, Presses Universitaires de France, 1999, ch. 6 : « Concepts de Dieu et noms divins », p. 293-326.
44S. Freud, « Die Verneinung » (1925), Gesammelte Werke t. XIV, Londres-Francfort, Fischer, 1948, p. 11-15. Je modifie la traduction française des Œuvres complètes XVII, 1923-1925, Paris, Presses universitaires de France, 1992, p. 167-171. L’allemand « Verneinung » signifie à la fois « négation » et « dénégation ». Traduire « dénégation », c’est mettre l’accent, comme Hyppolite, Lacan et Derrida, sur l’écart entre l’énoncé et son énonciation.
45Comme dit F. Fédier, « L’intraduisible », Revue philosophique de la France et de l’étranger 130 (2005), p. 481-488 : « Le verbe, cardinal chez Hegel, aufheben, [...] recueille la triple signification de : a) relever, au sens de « mettre en haut », « faire gagner le haut » ; b) lever, au sens où l’on dit chez nous « lever la séance » ; c) élever, au sens d’« élever le débat ». Ces trois significations, aucun terme, en notre langue, ne les présente à la fois, si bien que nous sommes dans l’impossibilité de rendre par un seul mot français l’un des termes majeurs de la pensée spéculative ». Aucun de ces trois sens n’est négatif, mais c’est Hegel qui en fait l’unité de l’assomption et de la négation ; cf. Encyclopédie des sciences philosophiques, I, La science de la logique, add. § 96 (trad. B. Bourgeois légèrement modifiée, Paris, Vrin, 1970, p. 530) : « Par aufheben nous entendons d’abord la même chose que par hinwegräumen [abroger], negieren [nier], et nous disons en conséquence, par exemple, qu’une loi, une disposition, etc., sont aufgehoben [abrogées]. Mais, en outre, aufheben signifie aussi la même chose que aufbewahren [conserver], et nous disons en ce sens, que quelque chose est bien wohl aufgehoben [bien conservé]. Cette ambiguïté dans l’usage de la langue, suivant laquelle le même mot a une signification négative et une signification positive, on ne peut la regarder comme accidentelle [...], mais on doit reconnaître ici l’esprit spéculatif de notre langue. »
46J. Laplanche a montré ce qu’une telle interprétation avait de forcé : « Quant à l’Aufhebung du refoulement qui apparaît dans le texte sur “la négation” (OCF.P, XVII), rien ne permet de suivre la suggestion de Jean Hyppolite qui veut y retrouver l’écho du sens hégélien. [...] Décidément chez Freud, la “suppression” n’inclut pas le “maintien” ! », in : A. Bourguignon, P. Cotet, J. Laplanche, F. Robert, Traduire Freud, Paris, PUF, 1989, p. 146-147).
47Thomas d’Aquin, Super epistolam Beati Pauli ad Romanos cap. 1, lect. 6, § 113 (vol. I, p. 22-23) ; je modifie la trad. de J.-E. Stroobant de Saint-Eloy, Commentaire de l’Epître aux Romains, Paris, Cerf, 1999.
48Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia, q. 13, a. 8 ad 2 ; voir l’a. 10 de la même question où Thomas parle d’une « ratio causalitatis vel excellentiæ vel remotionis ». Il lui arrive aussi d’associer le mode d’éminence et le mode de négation comme deux versants inséparables du même acte (Somme de Théologie II-II, q. 27, a. 4 resp.).
49Cf. M. B. Ewbank, « Diverse orderings of Dionysius’s triplex via by St. Thomas Aquinas », Medieval Studies 52 (1990), p. 82-109, notamment p. 105 et 109 ; sur l’ensemble de la réflexion thomasienne, voir T.-D. Humbrecht, Théologie négative et noms divins chez saint Thomas d’Aquin, Paris, Vrin, 2005.
50Ce serait un retour à la position d’Alkinoos.
51Thomas d’Aquin, De potentia, q. 9, a. 7 resp.
52Denys, Noms divins VII, 3 (PG 3, 872 A ; SC 579, p. 67, trad. modifiée).
53Pour Denys, l’homme s’unit à Dieu « en tant qu’inconnu » ; c’est l’union mystique qui est sans connaissance, et l’inconnaissance qui est union mystique. Thomas modifie cette doctrine en ajoutant que nous le connaissons « en tant qu’inconnu » : « à la fin de notre connaissance, nous connaissons Dieu en tant qu’inconnu (tamquam ignotum), parce qu’alors on découvre que l’esprit a avancé au plus haut point dans la connaissance, quand il connaît que son essence [celle de Dieu] est au-dessus de tout ce qu’il peut saisir dans l’état de la vie présente ; et ainsi, bien que ce qu’il est lui reste inconnu, il sait cependant qu’il est » (Super Boethium De Trinitate I, q. 1, a. 2 ad 1, cf. De veritate, q. 18, a. 2 ad 2) – dès lors, l’inconnaissance de l’essence n’empêche pas la connaissance de l’existence.
54Maïmonide, Guide des égarés I, 76 ; I, 71, op. cit., p. 177.
55Augustin, Cité de Dieu VIII, 10, 2 (BA 34, p. 266-267).
56Ibid., VIII, 9 (BA 34, p. 262-263).
57Épître aux Éphésiens 15, 1-2 ; trad. P.-T. Camelot (modifiée), Les Pères apostoliques, éd. D. Bertrand, Paris, Cerf, 19982 (1990), p. 164 (je souligne).