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Des lendemains qui chutent

Reconnaître et après ?

Marc-André FREUDIGER

1. Qu’advient-il en aval de la reconnaissance ?

Confrontée à une crise, la pensée peut y répondre par un mouvement typique de reconnaissance. Dans ce cas, admettant son échec ou la contradiction dans laquelle elle s’est mise, elle revient à la source qui fondait sa quête et reprend cette quête sur la base d’une nouvelle compréhension.

La Réforme peut être considérée comme un mouvement typique de reconnaissance : dans ses 95 thèses sur les indulgences, Luther en appelait à la vraie contrition en opposant la profusion des indulgences à la vérité de la contrition1. Par suite, il faisait de la contrition un mouvement s’étendant à toute la vie des fidèles et il donnait à la rémission un nouveau fondement rendant toutes les indulgences insignifiantes : « N’importe quel chrétien, vraiment repentant, a pleine rémission de la peine et de la faute, elle lui est due même sans lettres d’indulgences » (thèse XXXVI)2. Au cœur de la crise occasionnée par la part importante laissée à l’homme dans le processus du salut et l’insécurité qu’elle produisait, la Réforme choisissant d’en revenir à la source que constitue l’Écriture, a redécouvert l’Évangile paulinien de la justification par la seule grâce de Dieu et elle a reconstruit sa théologie à partir de lui. Elle en est venue ainsi à poser les principes de la sola scriptura (par opposition à l’autorité magistérielle), de la sola gratia (par opposition à une reconnaissance de mérites humains) et de la sola fide (par opposition aux œuvres de la loi).

Il est possible de rapprocher le mouvement typique de reconnaissance des réflexions de Paul Watzlawick et de l’École de Palo Alto sur le changement3. Rappelons qu’ils distinguent deux sortes de changements : un changement qu’ils nomment changement 1 et qui consiste à modifier la mesure prise tout en restant dans le même système : par ex. un médicament n’agissant pas assez, je renforce la dose (« toujours plus de la même chose ») ; et un changement qu’ils nomment changement 2 et qui consiste à opérer un changement qui fait sortir du système : par ex. au lieu de résister symétriquement, je laisse aussi ma tunique à qui veut prendre mon manteau.

En première approximation, on peut considérer que le mouvement typique de reconnaissance correspond à l’effectuation d’un changement 2 : la conscience renonce à apporter des changements à l’intérieur de son système pour remonter à un fondement qui change le système.

Par suite, on peut se poser la question : qu’advient-il en aval, après l’effectuation d’un changement 2 ? La situation qui l’a occasionnée est-elle dépassée ? Un retour en arrière est-il possible ? Le mouvement typique de reconnaissance se meut-il désormais dans un cadre où ne l’attendent plus que des changements 1 ? Ou demeure-t-il sous la menace d’un renouvellement de la crise ?

Un regard à partir de la Réforme sur deux avatars de la théologie qui en est issue peut être éclairant à ce propos.

2. La Réforme ou le retour à la justification par grâce

En réaction à la sclérose de la théologie scolastique et aux errements ecclésiastiques, la Réforme se réfère à la justification par la seule grâce de Dieu (sola gratia) et récuse toute part active de l’homme dans le processus du salut, ne lui laissant que la réceptivité de la foi et le choix entre cette foi dépouillée et l’incrédulité.

Elle déclare que c’est cette dépendance de Dieu sans participation active qui libère et apaise vraiment la conscience. Martin Luther affirme :

Même si je vivais et œuvrais éternellement, ma conscience ne serait jamais sûre et certaine de tout ce qu’elle devrait faire pour satisfaire Dieu. Quelle que soit, en effet, l’œuvre accomplie, il resterait un scrupule : cela plairait-il à Dieu, ou bien exigerait-il quelque chose au-delà, comme le prouve l’expérience de tous les faiseurs de justice ? Et moi aussi, à mon grand malheur, j’ai bien assez appris cela pendant tant d’années ! Mais maintenant, puisque Dieu a enlevé mon salut pour le mettre hors de mon arbitrage, et qu’il l’a recueilli dans le sien, puisqu’il a promis de me sauver non par mon œuvre ou ma course mais par sa grâce et sa miséricorde, je suis sûr et certain qu’il est fidèle et ne me mentira pas, et en outre qu’il est puissant et grand, si bien qu’aucun des démons, aucune des adversités ne pourront le briser ou m’arracher à lui4.

Dans cette logique, à la grâce inconditionnelle de Dieu correspond une foi nue qui l’accueille en renonçant à toute prestation et à toute prétention (sola fide).

3. L’avatar de la certitudo salutis

Pour asseoir la justification par la seule grâce de Dieu, Calvin a développé une conception de la prédestination par Dieu, et même d’une double prédestination : puisque seul Dieu a une part active dans le processus du salut, il convient de penser que c’est lui seul qui détermine les sauvés et les réprouvés. Jean Calvin écrit :

Nous appellons Prédestination le conseil éternel de Dieu, par lequel il a déterminé ce qu’il vouloit faire d’un chacun homme. Car il ne les crée pas tous en pareille condition, mais ordonne les uns à vie éternelle, les autres à éternelle damnation6.

En 1643, au sein du mouvement calviniste, la Confession de foi de Westminster, établie par le Parlement anglais, a précisé :

3. Par le décret de Dieu, pour la manifestation de sa gloire, certains hommes et certains anges sont prédestinés à la vie éternelle ; et d’autres préordonnés à la mort éternelle.

4. Ces anges et ces hommes, ainsi prédestinés et préordonnés, sont précisément immuablement inscrits dans le décret ; et leur nombre est si certain et fixé qu’il ne peut être ni augmenté, ni diminué.

5. Avant que ne soit posé le fondement du monde, Dieu a choisi en Christ, selon son dessein éternel et immuable, et selon le conseil secret et le bon plaisir de sa volonté, les êtres humains prédestinés à la vie et à la gloire éternelle. Il l’a fait par sa seule et pure grâce, par amour, et non par une considération préalable de leur foi, ou de leurs bonnes actions, ou de leur persévérance, ou de quelque autre condition ou cause que ce soit ; le tout à la louange de sa grâce glorieuse.

7. Quand au reste du genre humain, il a plu à Dieu de ne pas le choisir, selon l’insondable décision de sa propre volonté par laquelle il accorde ou refuse sa miséricorde comme il lui plaît, à la gloire de son pouvoir souverain sur ses créatures. Ceux-là, Dieu les a destinés au déshonneur et à la colère que mérite leur péché, à la louange de sa justice glorieuse7.

Pour Luther, l’absence de toute participation active dans le processus du salut devait servir à calmer l’inquiétude et assurer la conscience. Mais dans le cadre de la représentation théologique de la double prédestination, l’inquiétude est très vite revenue et s’est posée la question suivante : « Certes Dieu nous justifie par sa seule grâce et sans aucune contribution de notre part, mais si notre salut et notre perdition dépendent de son seul décret et si tout est déjà décidé, comment savoir si nous faisons partie des sauvés ou des réprouvés ? »

Dès lors, le besoin de certitude s’est à nouveau fait sentir et cette quête a suivi une nouvelle pente. Elle avait été, en partie, préparée par Calvin lui-même :

Pourtant quand nous excluons la fiance des œuvres, nous ne voulons autre chose dire ; sinon que l’âme Chrestienne ne doit point regarder au mérite des œuvres, comme à un refuge de salut, mais du tout se reposer en la promesse gratuite de justice. Cependant nous ne luy défendons pas qu’elle ne se soustienne et conferme par tous signes qu’elle a de la bénédiction de Dieu ; car si tous les dons que Dieu nous a faits, quand nous les réduisons en mémoire, sont comme rayons de la clarté de son visage pour nous illuminer à contempler la souveraine lumière de sa bonté, par plus forte raison les bonnes œuvres qu’il nous a données doyvent servir à cela, lesquelles démonstrent l’Esprit d’adoption nous avoir esté donné8.

La recherche d’une certitude de salut a donc cherché les signes d’une bénédiction de Dieu et suivi la pente de la contemplation de soi et de la situation dans laquelle on baigne. Et elle a vu, pour la conscience, une confirmation de son élection d’une part dans la manifestation d’une rectitude morale, et d’autre part dans la réussite de ses engagements. Mon honnêteté et la bonne marche de mes affaires devenaient la garantie de ma prédestination au salut. Comme Max Weber l’écrit :

On a vu apparaître un entrepreneur doté d’une bonne conscience sans faille, persuadé que ce n’est pas sans intention que la providence lui montrait le chemin du gain, mais afin qu’il l’emprunte pour la gloire de Dieu ; persuadé que ce Dieu le bénissait dans la progression de ses gains et de ses biens, et surtout que le succès dans sa profession (si celui-ci avait été acquis par des moyens légaux) lui permettait de mesurer sa valeur non seulement devant les hommes, mais devant Dieu ; persuadé enfin que Dieu avait ses raisons quand il le choisissait lui pour connaître l’ascension économique et qu’il lui en fournissait les moyens, à l’opposé d’autres personnes qu’il avait destinées – pour des raisons qui étaient bonnes mais insondables – à la pauvreté et à la peine du labeur9.

Dans cette perspective, au bout de la pente, le salut restait fondé sur le seul agir de Dieu et ne devait rien à la participation humaine, mais la certitude du salut se retrouvait amarrée à l’agir humain et à ses résultats. La participation humaine qu’on avait mise à la porte était revenue par la fenêtre. Selon Pierre Paroz : « La foi à la Prédestination a si bien détruit la formule “faire son salut par ses œuvres” qu’elle l’a remplacée par une formule pour ainsi dire équivalente : “s’assurer par ses œuvres qu’on est au bénéfice de la grâce”. »10

Autrement dit, de par son développement même, le mouvement typique de reconnaissance illustré par la Réforme a dévié et chuté : il s’est retrouvé en contradiction avec lui-même et voué à la nécessité de remettre l’ouvrage sur le métier.

4. L’avatar de l’objectivation de la révélation de Dieu

L’inquiétude générée par la représentation d’une double prédestination a suscité une quête de certitude qui s’est imaginée pouvoir objectiver l’élection divine en des indices repérables dans le comportement humain et ce qui lui advient.

Cette prétention à pouvoir objectiver l’agir divin se laisse retrouver dans un autre contexte historique.

En réaction aux pratiques ecclésiastiques qui avaient cours, la Réforme était revenue à ce qui constituait pour elle la source de la révélation de Dieu, l’Écriture et, face à l’autorité de l’Église, elle avait fait jouer l’autorité de l’Écriture (sola scriptura).

Par la suite, pour affermir cette autorité et éviter le recours à un magistère pour son interprétation, l’orthodoxie protestante a suivi une pente qui tendait à identifier l’Écriture à la parole de Dieu : la parole de Dieu n’était plus à chercher dans l’Écriture, elle était l’Écriture elle-même11, triplement inspirée par Dieu (inspiration de son contenu, de ses auteurs, de ses mots). De cette manière, l’Écriture n’avait plus besoin d’un magistère pour l’interpréter, elle pouvait être prise à la lettre.

Dès lors, l’Écriture objectivait la révélation de Dieu dans son texte et devenait une sorte d’aérolithe sacré au sein de la littérature universelle. Et l’exigence de tenir pour vrai ce qu’elle disait primait sur l’exigence de compréhension.

Mais pour l’identification de l’Écriture à la parole de Dieu, le fait que l’Écriture soit née dans l’histoire et que ses témoignages soient pluriels ne pouvait qu’être problématique : ce qu’on donnait pour parole de Dieu pouvait tout autant être considéré comme paroles humaines ! La pente aboutissait ainsi à une contradiction qui ébranlait le crédit qu’on entendait donner à l’autorité de l’Écriture ou tout au moins à son bétonnage.

La théologie libérale du XIXe siècle a tenté de sortir de cette crise en reconnaissant l’historicité des Écritures et en renonçant à les identifier à la révélation de Dieu. Elle a voulu trouver cette dernière dans l’histoire elle-même, en remontant aux faits derrière le témoignage des Écritures. Ce faisant, elle s’imaginait, elle aussi, pouvoir objectiver la révélation de Dieu, mais cette fois grâce à une investigation historique. Or toute investigation historique ne peut que demeurer sujette à caution et tributaire de ses présupposés. Par ailleurs, il y a un abîme entre les vérités historiques, contingentes, et les vérités de foi12.

Or, tant l’orthodoxie que la théologie libérale avaient négligé que Dieu se dérobait à toute saisie objective et que l’objectivité ne pouvait servir de fondement à la foi. C’est le mérite de Rudolf Bultmann, dans ses réflexions sur l’interprétation existentiale et la démythologisation, de l’avoir rappelé :

En effet, la démythologisation radicale est le parallèle de l’enseignement paulinien et luthérien de la justification par la seule foi, sans les œuvres de la loi. Ou plutôt, elle n’est que son extension logique au domaine de la connaissance. Car si la doctrine de la justification détruit toute fausse sécurité et toute fausse exigence de sécurité humaine, cette sécurité peut prendre appui aussi bien sur nos bonnes actions que sur un constat de la connaissance. L’homme qui veut croire à Dieu comme à son Dieu, doit savoir qu’il n’a rien en main à partir de quoi il puisse croire ; qu’il est en l’air et qu’il ne peut obtenir aucune preuve de la vérité de la parole qui l’apostrophe. Car le principe et l’objet de la foi sont identiques. Ne trouve assurance que celui qui perd toute assurance ; qui, pour parler avec Luther, est prêt à pénétrer dans les ténèbres intérieures. De même que la foi en Dieu en tant qu’elle est foi à la justification se refuse à délimiter certaines actions comme sanctifiantes, ainsi la foi en tant qu’elle est foi au créateur, se refuse à délimiter des zones de sainteté dans les événements du monde13.

Bultmann a mis ainsi en évidence que la volonté d’objectiver Dieu ou sa révélation équivaut à vouloir donner un appui à la foi dans l’objectivité et que les dérives de la foi peuvent donc se produire autant dans le champ de la connaissance que dans celui de l’agir et des œuvres. La propension humaine à s’assurer de Dieu peut se manifester aussi bien par rapport à une donnée du savoir ou à un résultat de la recherche historique que par rapport à une tâche méritoire à accomplir.

En s’imaginant pouvoir objectiver Dieu soit dans un texte, soit dans l’histoire, l’orthodoxie protestante et la théologie libérale du XIXe siècle ont dérivé : par ces développements, le mouvement typique de reconnaissance illustré par la Réforme s’est mis en contradiction avec lui-même et a chuté. La nécessité de reprendre la réflexion devenait inévitable.

5. Un mouvement toujours à refaire...

Les deux avatars historiques issue de la théologie de la Réforme évoqués ci-dessus, qui ont abouti, d’une part, à vouloir s’assurer par ses œuvres qu’on est prédestiné au salut et, d’autre part, à vouloir saisir la révélation dans l’objectivité d’un savoir, donnent à penser que ce qui attend le mouvement typique de reconnaissance, après sa confrontation à une crise, son retour à un fondement et la refondation de sa pensée, ce n’est pas un cheminement parfaitement aplani, qui aurait laissé les obstacles derrière lui. Le mouvement typique de reconnaissance n’est en rien protégé contre les dérives : il lui est toujours possible de se retrouver en contradiction avec lui-même dans ses nouvelles élaborations, et donc à nouveau en crise. À cet égard, les deux déviances évoquées permettent quelques réflexions.

Dans l’un et l’autre cas, le système de pensée qui, à la Réforme, avait été refondé sur de nouveaux principes (sola gratia, sola fide, sola scriptura, etc) a donné lieu à de nouveaux développements qui se voulaient fidèles à ces principes, mais qui ont abouti à les contredire.

Par suite, ces nouvelles situations de crise ont obligé la théologie issue de la Réforme à refaire à nouveau le mouvement typique de reconnaissance. En l’occurrence, celui-ci a consisté à remonter aux principes du système (sola gratia, sola fide, sola scriptura) pour corriger, non pas tout le système, mais le développement fallacieux auquel le système a donnée lieu (l’assurance de notre élection par nos œuvres, l’objectivation de la révélation de Dieu dans l’Écriture et dans l’histoire). Ce faisant, les principes du système ont subsisté, ils n’ont pas été remplacés par d’autres, mais ils ont assurément été réinterprétés en fonction du nouveau contexte de crise : la sola gratia et la sola fide ont été renforcées dans leur fonction herméneutique et, eu égard à la déviance de l’objectivation de la révélation, leurs liens mutuels et leur articulation avec la sola scriptura ont été repensés.

Le changement que se devait d’effectuer le mouvement typique de reconnaissance par rapport à chacune des deux déviances a donc consisté : 1) à redéfinir la compréhension et le rôle des principes dans le système ; 2) à corriger le développement fallacieux à partir des principes en repensant la problématique à nouveau frais.

À y regarder de près, on peut se demander si un tel changement se laisse vraiment classer dans les catégories de changements telles que définies par Watzlawick. Car dans la mesure où les principes du système demeurent les mêmes et que c’est un développement du système qui est modifié, il semble qu’on ait affaire à un changement 1. Mais dans la mesure où les principes sont réinterprétés et leur rôle reprécisés dans le système, on se rapproche d’un changement 2.

Au reste, on peut se demander aussi si la même ambiguïté ne se retrouve pas dans le mouvement typique de reconnaissance opéré par la Réforme : car la prise au sérieux de la grâce de Dieu et la question de son équilibrage avec la participation humaine existaient déjà dans la théologie du Moyen-Âge. Alors la Réforme, changement 2 ou changement 1 ?

S’ajoute, de plus, la question du fondement auquel remonte le mouvement typique de reconnaissance. Il peut se situer à différents niveaux : le niveau auquel la Réforme est remontée fut celui des Écritures ; et à partir des Écritures, elle a retenu le principe de la sola gratia. Mais dans le cas de figure des deux avatars, il n’était pas nécessaire de trouver de nouveaux principes : le mouvement pouvait se contenter de ne remonter qu’au sola gratia, son caractère de principe n’étant pas expressément mis en cause. Il importe dès lors de prendre en compte et de faire intervenir dans la réflexion une hiérarchie des fondements.

On peut ainsi estimer que si les catégories de Watzlawick sont adéquates pour appréhender des interactions de communication et les décrire, elles sont mal adaptées à l’explicitation des modifications et des changements dans la considération des doctrines. La distinction entre changement 1 et changement 2 permet de saisir des modifications de points de vue entre des interlocuteurs et des instances, dans le jeu rhétorique qui s’instaure entre eux ; en revanche, lorsqu’il s’agit, à l’interne, de corriger des développements de pensée pour en assurer la cohérence, elle perd de son tranchant.

Cela étant, il faut admettre qu’en dépit des rectifications, les fourvoiements demeurent susceptibles de se reproduire sous de nouvelles formes ; le mouvement typique de reconnaissance est voué à se réopérer toujours à nouveau face à de nouvelles crises, dans de nouveaux contextes d’idées ; selon les cas, sa réaction peut donc consister :

  • à remonter à un fondement originel, si c’est à ce niveau originel qu’il faut remonter pour traiter le problème ou la contradiction du système et générer un nouveau système ;
  • à remonter à un fondement de niveau moindre, s’il s’agit de corriger des développements incohérents du système ou de réorganiser son fonctionnement.

Pour rendre compte de l’« aveuglement » qui peut conduire les tenants d’un système doctrinal à se mettre en contradiction avec ses principes quand ils se lancent dans de nouveaux développements, on peut imaginer que le fonctionnement de leur pensée se fait selon un modèle figure-fond14. Quand ils se concentrent sur le développement qu’ils élaborent, ils font passer les autres aspects de la doctrine à l’arrière-fond et les perdent de vue. Et les ayant perdues de vue, ils ne voient pas non plus la contradiction dans laquelle ils se sont mis.

6. ... sous une constante menace de contradiction

Vu à grande échelle et sans entrer dans les distinctions entre théologie luthérienne et théologie réformée, le système de pensée issu de la Réforme est caractérisé par les trois principes sola gratia, sola fide, sola scriptura, mais ces trois principes ont donné lieu dans l’histoire à de multiples développements en des directions diverses et le tout dessine une tradition d’idées qui ne s’harmonisent pas forcément toutes les unes avec les autres. Pour cette raison, le système de pensée issu de la Réforme recouvre dans les faits un système flou et flottant, qui a toujours besoin d’être reprécisé.

Il appartient donc au mouvement typique de reconnaissance qui, suite à un échec, entend reprendre sa quête sur la base d’une nouvelle compréhension, de retenir dans cette tradition d’idées celles sur lesquelles il entend s’appuyer et qu’il se propose de développer. Par là-même certaines idées seront mises à l’avant-plan et d’autres resteront à l’écart, hors de considération.

Au reste, par devers les idées théologiques, il est aussi des perspectives philosophiques irréductibles qui ne se laissent pas considérer d’un même mouvement de pensée et qui, néanmoins, sont liées entre elles et ont des retombées l’une sur l’autre. C’est le cas, notamment, des perspectives de la destinée, de la vérité et du sens15. Ainsi, par exemple, quand j’essaie de reconstituer le cours des événements qui dessinent ma vie, je laisse à l’arrière fond la question des préjugés que j’introduis dans mon interrogation, de même que celle de ce qui donne valeur au vécu. Et pourtant les problématiques de la vérité et du sens que j’ai laissées hors de considération, dans l’angle mort, ne vont pas manquer d’interférer dans celle que je considère. Et elles peuvent me mettre en situation d’incohérence.

On peut rendre compte de la déviance de la certitudo salutis comme de celle de l’objectivation de la révélation de Dieu à l’aide de ce modèle figure-fond.

6.1. La déviance de la « certitudo salutis »

Ici, la pensée s’est proposée de prendre au sérieux la souveraineté de Dieu impliquée par la sola gratia et de la développer logiquement dans le cadre de la perspective de la destinée humaine. Par respect de la souveraineté de Dieu, elle en est venue à poser la double prédestination. Ce faisant, la perspective de la vérité est restée dans l’angle-mort, de sorte que la pensée ne s’est pas rendu compte qu’elle s’adonnait à des extrapolations auxquelles elle n’était pas autorisée et qui invalidaient l’assurance de la sola fide. Ainsi dans la perspective du sens, la retombée a été manifeste : l’incertitude sur la décision de Dieu à notre endroit a remplacé la certitude du salut par grâce offert à tous, générant une immense angoisse. Dès lors, quittant la perspective de la destinée, la pensée est entrée dans la perspective du sens pour répondre à l’angoisse générée. Et dans cette perspective, elle a posé la valeur de l’honnêteté et de la prospérité. Mais ce faisant, elle n’a pas vu que sous l’angle mort des perspectives de la vérité et de la destinée, elle se mettait en contradiction avec la sola fide et la sola gratia.

6.2. La déviance de l’objectivation de la révélation de Dieu

Ici, admettant la sola scriptura, la pensée libérale a reconnu la dimension humaine de l’Écriture et, plutôt que dans sa lettre, elle s’est proposée de chercher la marque de Dieu à l’origine historique des réalités dont elle témoigne. Elle a donc inscrit ses recherches dans la perspective de la destinée : elle a porté sa considération sur des événements, sur des forces historiques et sur les figures qui les porte, et elle en est venue à dégager des lignes et des mouvements censés y attester la présence de Dieu. Mais ce faisant, elle a identifié les perspectives du sens et de la destinée et elle a perverti son travail historique16 ; et comme la perspective de la vérité est restée dans l’angle-mort, la pensée ne s’est pas rendu compte que, sur la base de ses préjugés, elle s’adonnait à une vaine spéculation sur Dieu qui la mettait en contradiction avec la sola fide et en échec sur le plan historique.

La nécessité d’approcher la réalité selon des perspectives irréductibles mais s’impliquant les unes les autres empêche la pensée d’avoir une vue totalisante de l’ensemble de la réalité. Et son fonctionnement selon le modèle figure-fond illustré ci-dessus ne peut que la rendre vulnérable aux incohérences.

Conclusion

De ce constat, il résulte que, dans son élaboration doctrinale, la pensée ne pourra contrer le surgissement de contradictions qu’en acceptant d’examiner sa position selon chacune des perspectives qui interfèrent (destinée, sens, vérité, etc). Ne pouvant atteindre à une vision totalisante, si elle tient à la cohérence, elle est vouée à entrer dans un mouvement dialectique entre les perspectives. Et dans la mesure où chaque affirmation, chaque rectification peut toujours à nouveau être soumise dialectiquement à un autre point de vue, l’examen ne peut jamais s’arrêter sur un terme ultime. Ainsi se laisse comprendre qu’un mouvement typique de reconnaissance, qui a réagi à une crise, ne soit pas protégé contre d’autres crises à venir et qu’il puisse rechuter.

Autrement dit, le mouvement typique de reconnaissance qu’illustre la Réforme ne saurait se réduire à une caractéristique de son origine. Il est bien plutôt une caractéristique de tous ses développements et de son histoire, car il est voué à constamment se répéter et se renouveler au fur et à mesure que la théologie issue de la Réforme se voit confrontée à de nouvelles situations, de nouveaux défis de pensée, de nouvelles chutes. À ce titre, à l’encontre de toute prétention à l’infaillibilité ou à l’inerrance, il pourrait constituer, comme l’ecclésia semper reformanda, une revendication emblématique du protestantisme (luthérien ou réformé) ; respectueuse de la sola gratia et de la sola fide, et à leur service !

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1Cf. « Controverse sur la vertu des indulgences » : « Thèse XXXIX : Il est extrêmement difficile, même aux plus savants théologiens, d’exalter en même temps auprès du peuple la profusion des indulgences et la vérité de la contrition. Thèse XL : La sincérité de la contrition recherche et aime les peines, mais la profusion des indulgences les fait négliger et haïr ; du moins en donne-t-elle l’occasion. » M. Luther, Œuvres, t. 1, Gallimard, 1999, Bibliothèque de la Pléiade, p. 138.

2Ibid., p. 138.

3Cf. P. Watzlawick, J. Weakland, R. Fisch, Changements, paradoxes et psychothérapie, Paris, Seuil, 1975.

4Martin Luther, Du serf-arbitre, Paris, Gallimard, 2001, p. 448-449.

5Cf. à ce propos : Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1904-1905), Paris, Agora, 1985 ; Max Weber, « Après L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme », in Sociologie des religions, Paris, Gallimard, 1996 ; Pierre Paroz, La reconnaissance, Genève, Labor et Fides, 2011, p. 186-194.

6Jean Calvin, Institution de la religion chrestienne, III,xxi,5, éd. Jean-Daniel Benoit, Paris, Vrin, 1960, p. 411.

7Confession de foi de Westminster (1646), in http://leboncombat.fr

8Jean Calvin, Institution de la religion chrestienne, III,xiv,18, éd. Benoit, p. 262.

9Max Weber, « Après L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme », op. cit., p. 156.

10Pierre Paroz, op. cit., p. 194.

11« Der heilige Geist ist zugleich der Urheber (autor) wie der Ausleger (explicator) der Schrift. [...] Der Urheber (autor) aller heiligen Bücher ist ein einziger, nicht mehrere und verschiedene : nämlich Gott selbst. Es macht nichts aus, dass er durch verschiedene Organe oder Menschen und in verschiedener Art der Sprache und des Lehrens gesprochen hat. Vielmehr, es trägt sogar zum grösseren Gewissheit bei: weil nämlich, wiewohl Gott manchmal und auf mancherlei Weise und durch mancherlei Menschen zum menschlichen Geschlecht gesprochen hat, dennoch alle diese Reden oder Kundmachungen aufs beste miteinander zusammenstimmen. » Matthias Flacius Illyricus, « Clavis scripturae sacrae » (1567), in Emanuel Hirsch, Hilfsbuch zum Studium der Dogmatik, Berlin, W. de Gruyter, 1964, p. 314.

12Cf. Gotthold Ephraïm Lessing : « Des vérités historiques contingentes ne peuvent jamais devenir la preuve de vérités rationnelles nécessaires...[...] À partir d’une vérité historique, sauter dans une tout autre classe de vérités et exiger qu’en conséquence de cela, j’adopte telle ou telle conception métaphysique et morale, si ce n’est pas là une metabasis eis allo genos, alors je ne sais pas ce qu’Aristote a entendu par cette formule. C’est là pour moi le vilain large fossé que je ne puis franchir, aussi souvent que j’aie tenté de faire le saut. » « Über den Beweis des Geistes und der Kraft » (1777), in Werke und Briefe, t. 8, éd. Arno Schilson, p. 115-117 ; Francfort, Deutscher-Klassiker Verlag, 1989, p. 437-445.

13Rudolf Bultmann, « Sur la démythisation » (1952), in R. Bultmann, L’interprétation du Nouveau Testament, Paris, Aubier-Montaigne, 1955, p. 217-218 (trad. modifiée).

14L’importance de la structure figure-fond dans la perception a été mise en évidence par l’école de la « Gestalt » au début du XXe siècle, sur la base, notamment, des travaux d’Edgar Rubin. « Si un champ apparaît en tant que figure, la forme du champ a un grand degré de clarté ; en revanche la forme a un degré minime de clarté si le champ est saisi en tant que fond. » Edgar Rubin, Visuell wahrgenommene Figuren. Studien in psychologischer Analyse, Copenhague, Gyldendalske Boghandel, 1921, p. 99.

15Cf. Pierre-André Stucki, « Critique de l’athéisme », Revue neuchâteloise no 73 (hiver 1975-1976), p. 4-7.

16« Es ist geradezu ein Verhängnis der modernen Theologie, dass sie alles mit Geschichte vermischt vorträgt und zuletzt noch auf die Virtuosität stolz ist, mit der sie ihre einenen Gedanken in der Vergangenheit wiederfindet. Darum bedeutet es etwas, dass sie in der Leben-Jesu-Forschung, mag sie sich noch so lange sträuben une immer neue Auswege suchen, zuletzt durch die wahre Geschichte an der gemachten, auf die sie unsere Religion gründen will, irre werden muss, und von den Tatsachen, die nach W. Wredes schönem Wort selber manchmal am radikalsten sind, überwältigt werden wird. » Albert Schweizer, Geschichte der Leben-Jesu-Forschung, Tübingen, Mohr Siebeck, 1906/1984, p. 622.