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William Penn, figure tutélaire de l’industrialisme et du management scientifique ?

Baptiste RAPPIN

Université de Lorraine

Introduction : Les théologies de l’industrie

Bien des auteurs, et non des moindres (de Jacques Ellul à Martin Heidegger en passant par Günther Anders et Raymond Aron, une liste bien sûr loin d’être exhaustive), mettent en exergue l’influence décisive, pour ne pas dire le statut ontologique, de la technique à l’heure de la modernité. Partageant avec eux cette analyse, notre attestation se porte toutefois présentement sur un aspect bien particulier de la société industrielle, à savoir : sa nature religieuse.

En effet, les auteurs ne sont pas rares à souligner que la rationalisation des sociétés humaines, leur désenchantement pour reprendre ici l’expression wébérienne, ne constituent que la couche superficielle d’une lame de fond plus profonde. Ainsi David Noble retrace-t-il la genèse de « la religion de la technologie » et met en exergue, entre autres, ses racines conceptuelles dans le joachimisme1 ; c’est là un écho de la magistrale étude de Henri de Lubac qui fait figurer Saint-Simon dans la postérité de Joachim de Flore2. De son côté, Pierre Legendre accentue le rôle de la réforme grégorienne et de l’autonomisation des sphères temporelles et spirituelles dans son analyse des « espaces industriels »3 ; Pierre Musso s’en est inspiré en fournissant récemment une étude complète de la généalogie de l’entreprise qu’il a intitulée La religion industrielle4.

Nous inscrivons notre présente réflexion dans les pas de ces auteurs. Étudiant le projet industrialiste formulé chez Saint-Simon, nous relevons alors la référence à un personnage religieux à qui le philosophe voue une haute admiration : William Penn. N’y aurait-il pas là une clef herméneutique qui permette de descendre jusqu’aux fondements de la religion industrielle, et peut-être même de sa déclinaison opérationnelle, le management scientifique ?

1. Le projet industrialiste

Débutons en lisant Saint-Simon décrire le type d’homme, l’industriel donc, qui peuple, habite et donne vie à la société qu’il appelle ardemment de ses vœux :

Un industriel est un homme qui travaille à produire, ou à mettre à la portée des différents membres de la société, un ou plusieurs moyens matériels de satisfaire leurs besoins ou leurs goûts physiques. Ainsi, un cultivateur qui sème du blé, qui élève des volailles, des bestiaux, est un industriel ; un charron, un maréchal, un serrurier, un menuisier, sont des industriels ; un fabricant de souliers, de chapeaux, de toiles, de draps, de cachemires, est également un industriel ; un négociant, un roulier, un marin employé sur des vaisseaux marchands, sont des industriels5.

Ce tableau esquissé par notre auteur se révèle bien précieux : il nous permet en effet d’éviter l’assimilation par trop hâtive entre l’industrie et l’usine. Car, habitués à la classification des économistes de la comptabilité nationale qui, dans le cadre de la distinction des secteurs d’activité, définissent le secteur secondaire comme celui de la transformation d’une matière issue du secteur primaire, nous assimilons sans plus de précaution l’industrie à la manufacture et à la construction. Mais l’on voit bien que Saint-Simon entend d’abord le terme en son sens courant : il y voit le travail bien fait, l’ingéniosité et les compétences mobilisées en vue de produire un résultat, l’efficacité dans la manière d’accomplir une tâche. C’est la raison pour laquelle le paysan, l’artisan, le marchand et même le savant se trouvent regroupés dans une même catégorie : celle d’industriel.

En d’autres termes, sera appelé « industriel » tout homme utile ; plus généralement, « la société est l’ensemble des hommes livrés à des travaux utiles »6. Saint-Simon inscrit explicitement ses pas dans ceux de l’utilitarisme, notant au passage « l’excellent ouvrage de Jérémie Bentham sur la réforme parlementaire »7, et fait de l’intérêt le moteur de l’action de l’homme : « l’homme industrieux, comme tel, n’est véritablement soumis qu’à une seule loi, celle de son intérêt »8. Et l’utilité, tout comme chez le philosophe britannique, se décline sur les deux plans de l’objectivité et de la subjectivité : il s’agit d’un côté d’être efficace, de produire, de l’autre de contribuer au bien-être et à l’agrément. Plus encore, la finalité de l’utilité ne saurait se cantonner à la sphère individuelle, car elle concerne la prospérité et le bonheur général : « Le régime industriel [doit] avoir pour objet unique et direct l’amélioration du sort de tous [...] »9. L’industrialisme, en somme, aspire à la maximisation du bien-être collectif.

Reste qu’au-delà de cette indéniable dimension anthropologique, qui appelle comme ses corollaires une réflexion sur la formation de l’homme utile ainsi que sur l’apprentissage de l’organisation optimale du travail – ce dont se chargera le mangement scientifique –, l’industrie correspond à un projet politique dont la vocation est d’accomplir la Révolution française, et même l’analyse critique de la tradition entamée depuis Luther10. Saint-Simon observe et formule le paradoxe de son temps : « [...] la société présente aujourd’hui ce phénomène extraordinaire : une nation qui est essentiellement industrielle, mais dont le gouvernement est essentiellement féodal »11. La finalité de l’industrialisme consiste à achever la transformation de la société théologique et féodale en une société positive, et à doter cette dernière de structures ordonnées qui assurent la paisibilité nécessaire à l’exercice du travail. La crise se prolongera tant que cette transition n’est pas effectuée et même pleinement effective. D’un côté, il faut louer la tendance générale au progrès, car les philosophes médiévaux prouvèrent leur supériorité sur les sages de l’Antiquité, de même que les libres penseurs dépassent leurs prédécesseurs ; en outre, il convient plus particulièrement d’insister sur l’effort critique des philosophes modernes qui mirent en évidence les lacunes et les carences de l’Ancien Régime. D’un autre côté, il est grand temps de prolonger la transformation au-delà de la critique et de planifier, avec précision et rigueur, l’organisation de la nouvelle société ; mais la Révolution industrielle a échoué en cela : pourquoi ? Parce si les scientifiques se sont bien substitués aux théologiens dans l’ordre du pouvoir spirituel, les légistes ont de leur côté barré la route aux industriels dans l’ordre du pouvoir temporel. Si bien que la société post-révolutionnaire se trouve à mi-chemin du système féodal et du système industriel, et qu’elle ne laisse pas de souffrir de ce tiraillement.

Pourtant, assure le Premier extrait de L’Organisateur dans une comparaison célèbre, si la France venait à perdre ses trois mille savants et industriels, des physiciens aux maçons en passant par les médecins sans omettre les banquiers, elle en sortirait bien amoindrie, et même totalement paralysée, alors que l’absence des ministres, des conseillers, des cardinaux, bref de trente mille « métaphysiciens » ou « légistes », n’entraverait en rien le fonctionnement du pays. Par leur activité, les industriels irriguent le pays de leur production et de l’argent qui en (dé)coule ; par leur oisiveté courtisane, les officiels constituent le principal obstacle à l’avènement définitif et complet de la société industrielle.

Mais à quoi ressemblerait une révolution industrialiste aboutie ? Quel serait le visage d’une société qui aurait définitivement quitté le giron théologico-féodal ? Quelques éléments définitoires sont ici incontournables pour saisir l’ampleur du projet de Saint-Simon :

Les personnes qui ont lu avec quelque attention les premières pages du volume précédent savent pourquoi, dans notre langage, la société, la société industrielle, l’industrie, sont des mots exactement synonymes. Ils conviennent sans doute avec nous que tout homme qui produit utilement pour la société est, par cela seul, membre de la société ; que tout homme qui ne produit rien est, pour cela seul, hors de la société et ennemi de la société ; que tout ce qui gêne la production est mauvais ; que tout ce qui la favorise est bon. Enfin, que les rapports industriels sont les seuls rapports positifs et appréciables, les seuls sur lesquels l’on puisse s’accorder, sur lesquels il est nécessaire de s’entendre12.

Dans la société industrielle, il n’y a de place que pour l’activité industrielle, que pour l’activité industrieuse. Dans la société industrielle, aucune activité improductive ne saurait subsister : fort logiquement, l’ensemble du champ social se trouve soumis au jugement du tribunal de l’utilité, si bien qu’industrie et société viennent à se confondre et à devenir synonymes l’une de l’autre. Observateur avisé de son temps, Heidegger ne manquait pas de déceler, dans l’un de ses commentaires serrés de la cybernétique, que « société veut dire : société industrielle »13. Nous avons bien ici affaire à un monisme exclusiviste du travail productif – « l’industrie est une », affirme ainsi sans ambages Saint-Simon en ouverture du quatrième tome de L’industrie –, qui colonise l’ensemble des pans de la société et du monde.

Mais à quel projet politique répond, au fond, l’industrialisme ? Saint-Simon répond : « Le système industriel est fondé sur le principe de l’égalité parfaite. Il s’oppose à l’établissement de tous les droits de naissance et même à toute espèce de privilège »14. S’il convient bien sûr de féliciter la Révolution française d’avoir établi l’égalité de droit, il faut tout de même promouvoir avec le système industriel l’égalité sociale réelle qui révoquera de façon effective, et non pas seulement en théorie et au nom de beaux principes, les stratifications statutaires et matérielles de l’Ancien Régime. C’est ainsi que, dans le Nouveau Christianisme qui met en scène le dialogue d’un novateur et d’un conservateur, le second, au bout du compte convaincu par le discours du premier, peut affirmer que « toute la société doit travailler à l’amélioration de l’existence morale et physique de la classe la plus pauvre [et que] la société doit s’organiser de la manière la plus convenable pour lui faire atteindre ce grand but »15.

La réalisation d’un tel programme, mûrement conçu, doit permettre l’avènement d’une société fondée sur la coopération : pourquoi les individus refuseraient-ils de travailler ensemble s’ils sont considérés comme des égaux et, plus encore, s’ils sont des égaux ? Nul obstacle, de possession ou de naissance, ne semble s’y opposer. On comprend alors que Marx pourra classer la pensée saint-simonienne parmi les systèmes utopiques : c’est que Saint-Simon ne prend pas la peine de penser les conséquences concrètes, c’est-à-dire les nouveaux rapports de force, qui surgiront de l’industrialisme et caractériseront la société moderne. Il n’y voit en effet qu’émancipation et généralisation de la coopération.

Si l’armée fut une étape utile dans l’advenir de la société industrielle, elle doit néanmoins désormais être dépassée pour établir un nouveau mode de rapport du peuple à ses dirigeants : non plus celui de la soumission, tissé de commandement, d’obéissance et de sanction, mais celui de la coordination, tressé d’aide, de participation et d’harmonie : « Cette différence fera ressortir une des oppositions les plus importantes et les plus heureuses entre l’ancien et le nouveau système »16. De quoi s’agit-il au juste ? D’une opposition termes à termes (soulignés par Saint-Simon lui-même) qui laisse apercevoir le contraste tranché et irréversible entre l’époque féodalo-militaire et l’âge industriel :

Dans l’ancien système, le peuple était enrégimenté par rapport à ses chefs. Dans le nouveau, il est combiné avec eux. De la part des chefs militaires, il y avait commandement. De la part des chefs industriels, il n’y a plus que direction. Dans le premier cas, le peuple était sujet. Dans le second, il est sociétaire17.

Outre, sur le plan des fondements et des principes, le passage d’une légitimité divine à la garantie scientifique, l’industrialisme se caractérise aussi par une modification radicale des relations sociales ; ces dernières, abandonnant tout rapport de force, délaissant toute conflictualité, émergeront de la coopération et viseront l’association :

Mais dans une coopération où tous apportent une capacité et une mise, il y a véritablement association, et il n’existe d’autre inégalité que celle des capacités et des mises, qui sont l’une et l’autre nécessaires (c’est-à-dire inévitables), et qu’il serait absurde, ridicule et funeste de faire disparaître18.

Cette dernière citation fait apparaître le lieu exact de l’utopie saint-simonienne : l’industrialisme soutient que la communion dans le travail efface les différences sociales au nom d’une utilité jugée plus haute ou, mieux encore, au nom de l’utilité jugée comme horizon de réconciliation des intérêts. Aussi, quelle que soit sa compétence, quelle que soit sa participation financière, quel que soit son apport, technique, pécuniaire voire matériel, chaque travailleur concourt à part égale, par sa bonne volonté et son dévouement à la cause commune, au projet productif collectif. Aussi le socialisme de Saint-Simon ne relève-t-il point d’un programme d’égalisation des conditions matérielles, mais bien plutôt d’un projet d’égalité de participation à la prospérité générale en fonction de ce que chacun, à la mesure de ses ressources, peut y apporter.

2. « Le célèbre Penn »

Toutefois, Il nous faut à ce stade noter, et y insister, un fait absolument capital que Pierre Musso nomme « l’américanisme »19 de Saint-Simon : ce dernier, en effet, a combattu aux côtés de Lafayette pendant la Guerre d’Indépendance et est revenu du Nouveau Monde avec la conviction du « jeunisme » et de l’indispensable cure de jouvence nécessaire à ce vieux continent qu’est devenue l’Europe. Il écrit ainsi dans sa Première Lettre à un Américain :

Il me serait impossible de vous exprimer l’effet qu’ont produit sur moi, pendant les premières années de votre existence nationale, les nouvelles que vos vaisseaux, délivrés d’entraves et décorés de leur nouveau pavillon, ont successivement apportées dans notre Europe, devenue vieille, et qui avait un si grand besoin d’être rajeunie20.

Face à l’usure et à la vétusté de la France, Saint-Simon observe sous ses yeux la fraîcheur d’un continent dont la Révolution doit servir de modèle. Il y jalouse, dans sa Deuxième Lettre, d’une part la tolérance qui aménage une place pour chaque religion, d’autre part l’égalitarisme qui abolit les corps privilégiés, ensuite la séparation entre la propriété et l’exercice du pouvoir ; il apprécie enfin plus particulièrement

que le caractère de l’un de ses premiers fondateurs des colonies anglaises dans le Nouveau Monde, le célèbre Penn, était le caractère dominant de la nation américaine ; que cette nation se montrait en général essentiellement pacifique, industrieuse et économe21.

Tel est bien, effectivement, le modèle industrialiste que nous avons décrit plus haut et dont nous apprenons à présent qu’il provient d’une inspiration américaine ; force est alors de s’interroger : qui sont les premiers fondateurs des États-Unis ? Et qui est ce « célèbre Penn » à qui il convient, selon la citation précédente, d’accorder toute l’importance nécessaire dans notre entreprise herméneutique ?

Ouvrons ici une incontournable parenthèse historique. La conséquence de la Réforme protestante en Angleterre fut la création, en 1563, d’une Église d’État, dite anglicane, qui se voulait comme un intermédiaire et un compromis entre l’Église catholique romaine et les Églises protestantes du continent. Tel fut le produit de Henri VIII, roi humaniste influencé par Érasme, dont l’objectif était de se substituer au pape dans la direction de l’Église d’Angleterre ; il avait pu, pour cela, s’appuyer sur l’impopularité croissante de l’immixtion d’une autorité étrangère dans son pays. Mais l’Europe, en ces XVIe et XVIIe siècles, connut une vague de soubresauts, de tumultes et d’agitations qui ébranlent les autorités tant spirituelles que temporelles : en témoignent sur le continent, la révolte des paysans liée à l’anabaptisme et à la prédication de Münzer, mais également les Mennonites, branche pacifique des Anabaptistes, qui, aux Pays-Bas, en Allemagne et dans l’Est de la France, suivaient une forme de culte très dépouillée, et le mouvement amish dont le chef de file, Jacob Amman, préconisait en terres alsaciennes un retour à la vie simple. Si ces mouvements prenaient de l’ampleur sur le continent, l’Angleterre ne fut pas moins épargnée si l’on se rapporte aux huit révolutions religieuses qu’elle connut entre 1530 et 1641 ainsi qu’à la décapitation du roi Charles Ier en 1649. Pendant le règne du presbytérien Oliver Cromwell qui s’ensuit et s’étend de 1649 à 1658, « baptistes, congrégationnistes, indépendants, “creusers”, niveleurs, chercheurs, rejettent les dogmes et l’autorité de l’Église anglicane »22, mais aussi le réformisme écossais qui domine alors le Parlement. C’est dans ce contexte que se forment divers mouvements, inquiets du retrait voire de l’absence de Dieu, et qui deviendront les Quakers ; les historiens avancent que leur nom est dû à Georges Fox, un de leur dirigeant, qui avait enjoint au tribunal de trembler (to quake) devant le nom du Seigneur, à moins qu’il ne provienne des tremblements qui s’emparent d’eux lorsqu’ils se trouvent en pleine inspiration. Tout comme les anabaptistes rhénans combattaient aussi bien le catholicisme que le protestantisme, les Amis se réclament d’une Église primitive, originelle et authentique qui rejette toute autorité institutionnelle politique et spirituelle.

Mais le point important est le suivant : loin de se limiter aux apports de la première vague d’émigration, celle du Mayflower de 1620 qui voyait débarquer, dans ce qui allait devenir la Nouvelle Angleterre, près de Boston dans le Massachusetts, des puritains calvinistes fuyant les persécutions catholiques, la population américaine compta très vite dans ses rangs nombre de ces Quakers puisque l’on estime, selon Jean-François Gautier, à près de 25 000 le nombre d’Amis ayant traversé l’Océan avant 165523. Parmi les figures marquantes de ce mouvement, il faut justement compter William Penn, auquel se réfère Saint-Simon. Penn, s’il connut à plusieurs reprises la prison pour son activisme et son ardeur révolutionnaire, visita les Pays-Bas et l’Allemagne en compagnie de Fox, et réalisa ainsi que de nombreuses confessions chrétiennes en plusieurs endroits se trouvent persécutées. Profitant d’une dette du roi envers son père le chevalier Penn vice-amiral d’Angleterre, véritable cadeau du ciel car il reçut rien de moins qu’un territoire du Nouveau Monde qu’il allait baptiser « Sylvanie » (quand le roi insista pour que le nom de son créancier y figure, ce devint alors la Pennsylvanie), Penn recruta en Europe les colons qui ensemble vivront la « Sainte Expérience » fondée sur la tolérance politique et religieuse, le pacifisme et l’honnête travail. La Pennsylvanie devint alors la terre d’accueil des réfugiés politico-religieux qui fuyaient l’Europe de la persécution, y compris les huguenots français après la révocation de l’édit de Nantes en 1685. On peut également suivre, avec Jean-François Gautier, la destinée des opposants au protestantisme de Cromwell : tant John Lilburne, chef de file des Niveleurs (Levellers) favorables à l’égalité des droits, que Gerrard Winstanley, meneur des Bêcheurs (Diggers) qui radicalisent les propos et les actions des Niveleurs, finissent par se rallier au mouvement quaker. Ce dernier, en somme, se compose d’un concentré de messianisme révolutionnaire et attire à lui une grande partie de la subversion politique et religieuse. La Société religieuse des Amis, nom officiel de la religion des Quakers, forme ainsi l’arrière-fond culturel et historique à partir duquel il convient de prendre en vue l’expansion de l’évangélisme aux États-Unis, développement favorisé, bien sûr, par l’aventure de la conquête de l’Ouest.

Il est donc tout sauf innocent que Saint-Simon chante les vertus de l’Amérique et se réfère directement à William Penn. Il aura certainement entendu parler de lui lors de son séjour en Amérique, mais aura encore plus sûrement lu les lignes élogieuses que Voltaire consacre aux Quakers et au fondateur de la Pennsylvanie dans ses quatre premières Lettres philosophiques. Ces propos, forgés à partir de rencontres londoniennes, sont en effet vite devenus le point de départ incontournable des discussions autour de la Société des Amis ; car le philosophe des Lumières « crut trouver dans les manifestations des quakers l’expression même de la religion véritable, simple et primitive à laquelle aspirent les déistes de l’époque »24. Dans sa Première Lettre, dès l’entame, Voltaire introduit son propos en jugeant que « la doctrine et l’histoire d’un peuple si extraordinaire méritent la curiosité d’un homme raisonnable »25 ; il poursuit en relatant le dialogue qu’il tint avec un vieillard qui ne connaissait pas la maladie car « il n’avait jamais connu les passions ni l’intempérance »26. Lors de cet entretien sont passés en revue les grands traits de la religion des Quakers : le refus du baptême qui serait un relent de « cérémonie judaïque »27 et peu conforme à la vie du Christ qui, s’il fut baptisé, s’abstint, lui, de baptiser ; le rejet de tous les sacrements car ces derniers ne sont que le fruit de l’invention humaine et ne figurent pas dans l’Évangile ; le tutoiement généralisé car le vouvoiement génère « cet indigne commerce de mensonges et de flatteries »28. La Seconde Lettre poursuit l’énumération des caractéristiques : les Amis organisent leur culte sans prêtres car la Révélation est immédiate et ne saurait en aucun cas être médiatisée, que ce soit par un homme ou par une institution. On apprend encore dans la Troisième Lettre que Jésus fut le premier Quaker et que sa religion fut corrompue après sa mort, mais aussi que Georges Fox fut à l’origine du nouvel essor des Quakers et Robert Barclay – nous y reviendrons – le théologien de cette religion. Quant à la Quatrième Lettre, elle est entièrement consacrée à « l’illustre Guillaume Penn » (notons que Saint-Simon, proche du texte voltairien, utilise l’expression similaire de « célèbre Penn »), « qui établit la puissance des quakers en Amérique et qui les aurait rendus respectables en Europe, si les hommes pouvaient respecter la vertu sous des apparences ridicules »29 – Voltaire se référant ici à l’accoutrement des Quakers. Plus loin : « Guillaume Penn pouvait se vanter d’avoir apporté sur terre l’âge d’or dont on parle tant, et qui n’a vraisemblablement existé qu’en Pennsylvanie »30. Voltaire ne saurait dresser portrait plus idyllique, il ne pouvait mieux élever la religion des Quakers au rang d’une utopie qui, exception philosophique et historique, se réalisa pendant un laps de temps en Pennsylvanie. Il fit des Amis un exemple à suivre, un modèle dont une extension se réalisera dans l’industrialisme saint-simonien.

Mais quels sont, plus précisément, les fondements de cette religion ? Ils furent consignés par Robert Barclay, né en 1648 et co-fondateur avec William Penn de l’État du New Jersey, dans une Apologie de la véritable théologie chrétienne publiée en 1676 ; cet ouvrage présente en effet les quinze thèses de la religion des Amis que nous exposons brièvement. La seconde thèse, « touchant la Révélation Immédiate », énonce le cœur de la doctrine :

Puisque personne ne connaît le Père ni le Fils, et celui à qui le Fils le révèle, et puisque la Révélation du Fils est dans l’Esprit et par l’Esprit ; par conséquent, le témoignage de l’Esprit est le seul par qui la véritable connaissance de Dieu a été, est, et peut être uniquement révélée31.

On reconnaît tout d’abord la doctrine joachimite selon laquelle l’Esprit constitue la Vérité et l’ultime étape de la religion chrétienne. Elle n’est pas chez les Quakers inscrite dans une perspective évolutionniste mais présentée comme donnée essentielle de la véritable théologie. De ce point de vue, les Amis professent un égalitarisme fraternel et spirituel en ce sens que tout être humain, indépendamment de son sexe, de son âge, de sa classe, de sa culture voire de sa race, peut accéder à cette Révélation immédiate que les Quakers nomment « Lumière intérieure », « Esprit du Christ » ou encore « Étincelle Divine ». Cela signifie également que les Quakers rapportent toute la religion à l’intériorité : il n’est en effet besoin d’aucune extériorité, d’aucune médiation, si l’essentiel se découvre et se vit en chacun. Il en découle non seulement un rejet des institutions (autorité, sacrements, écritures) – car, tel est le contenu de la thèse XI, « tout véritable culte et tout service agréable à Dieu, est offert par son esprit, qui le meut intérieurement, qui le mène immédiatement, qui n’est limité, ni par des lieux, ni par des temps, ni par des personnes »32 –, mais en outre une promotion de la simplicité qui s’oppose au désir de richesse matérielle. Voici donc le paradoxe : en raison de leur condamnation de la croissance infinie et du culte de l’argent, en raison de leur aversion pour le gaspillage (telle est la première préoccupation de Taylor, rappelons-nous, dès l’ouverture des Principes du management scientifique) et la gabegie, en raison de leur opposition à toute forme de conflit, les Quakers d’une part développent l’esprit d’économie et d’efficacité, et d’autre part militent pour la paix et la non-violence dans le monde, cause qui vaudra à deux de leurs associations, la première anglaise (Friends Service Council), la seconde américaine (American Friends Service Committee), le prix Nobel en 1947.

3. L’influence de la religion Quaker sur l’industrialisme

Il convient à présent de revenir à la pensée de l’industrialisme et du management. Tout d’abord parce que l’admiration de Saint-Simon pour Penn, la religion des Amis et les États-Unis explique à quel point son ambition et son système relèvent pleinement du messianisme : le passage de l’ère féodalo-militaire à l’âge industriel, la critique de la métaphysique et du droit, le souci de la paix et de la coopération, l’horizon de l’efficacité forment en effet un héritage direct et une sécularisation de la théologie révolutionnaire qui agita l’Europe aux XVIe et XVIIe siècles et constitua un élément incontournable de l’identité américaine : « Le nouveau christianisme se composera de parties à peu près semblables à celles qui composent les diverses associations hérétiques qui existent en Europe et en Amérique »33, c’est-à-dire d’une morale – partie considérée comme la plus importante –, d’un culte et d’un dogme. Et Saint-Simon d’énoncer le principe du retour à un christianisme primitif corrompu par l’histoire, maxime déjà énoncée en caractères italiques dans le Système industriel : « Tous les hommes doivent se regarder comme des frères ; ils doivent s’aimer et se secourir les uns les autres »34, avant d’être reprise, toujours avec une écriture italique, dans le Nouveau Christianisme :

Dans le nouveau christianisme, toute la morale sera directement déduite de ce principe : Les hommes doivent se conduire en frères à l’égard les uns des autres, et ce principe, qui appartient au christianisme primitif, éprouvera une transfiguration d’après laquelle il sera présenté comme devant être aujourd’hui le but de tous les travaux religieux35.

Il s’ensuit alors une condamnation virulente de toutes les formes de médiation ; et Saint-Simon de déclarer hérétiques les catholiques, les jésuites « ainsi que leurs doctrines machiavéliques »36, la théologie, le pape et les cardinaux, mais également, même si le point de vue est ici plus nuancé et moins vindicatif, les protestants et plus particulièrement Luther.

Mais quelle sera alors la nouvelle peau du christianisme, son ultime phase dans laquelle le message du Christ enfin viendra s’accomplir ? « Ce principe régénéré [la fraternité] sera présenté de la manière suivante : La religion doit diriger la société vers le grand but de l’amélioration la plus rapide du sort de la classe la plus pauvre »37. En voici une nouvelle formulation, qui se lit après le réquisitoire prononcé contre les Églises catholique et protestante :

Il est évident que le principe de morale Tous les hommes doivent se conduire en frères à l’égard les uns des autres, donné par Dieu à son Église, renferme toutes les idées que vous comprenez dans ce précepte : Toute la société doit travailler à l’amélioration de l’existence morale et physique de la classe la plus pauvre ; la société doit s’organiser de la manière la plus convenable pour lui faire atteindre ce grand but38.

Voici donc le fin mot de l’histoire : Saint-Simon nous dit explicitement qu’il ne faut pas séparer, dans l’interprétation de son système de pensée, l’industrialisme de la religion ; car, précisément, l’industrialisme est le visage du nouveau christianisme, du christianisme définitif : « le système industriel et scientifique, ou le christianisme définitif et complet, ce qui est la même chose »39, écrit ainsi sans équivoque Saint-Simon dans le Système Industriel quelques lignes après avoir évoqué « l’obligation de coopérer au bien-être les uns des autres »40 que Dieu a imposée aux hommes. Il énonce encore : « Dieu impose aujourd’hui à tous les chrétiens l’obligation sacrée de concourir de tous leurs moyens à constituer le système industriel et scientifique, qui n’est que la mise en activité du principe divin »41.

L’industrialisme, qui transpose sur le plan immanent de la science la structure temporelle du joachimisme et les contenus messianiques des hérésies de la modernité naissante, se présente par voie de conséquence comme un projet d’éradication des médiations, dans son versant négatif et destructeur, et de communion fraternelle dans l’accroissement de l’utilité générale, dans son versant positif et constructif. Pierre Musso, quant à lui, le résume ainsi :

Le nouveau christianisme a ainsi toutes les caractéristiques d’une « religion révolutionnaire », au sens donné par Albert Mathiez : en l’occurrence, l’attente messianique du Paradis terrestre annoncé, la régénération morale par l’amélioration du sort de la classe la plus pauvre, un culte de la transformation prométhéenne du monde, par le travail et une foi dans l’association universelle et le progrès de la civilisation42.

4. Le management scientifique comme poursuite de l’industrialisme

En ce sens, on peut dire que Saint-Simon se trouva à l’origine du socialisme, avec Robert Owen qui fut son contemporain et créa le mot en 1835, et inspira également une longue lignée de penseurs qui feront de la coopération le leitmotiv de leur système philosophique : Charles Fourier, Joseph Proudhon, Louis Blanc, Étienne Cabet. Mais un héritage inattendu – inattendu car tu, mais fort logique en soi –, non socialiste au sens strict, se trouve tout simplement du coté du management scientifique, qui, tous comptes faits, se montre bien plus fidèle au projet saint-simonien que les noms précédemment cités. Pierre Musso, tandis qu’il envisage la postérité de Saint-Simon, montre à quel point la doctrine de Henri Fayol fut influencée par l’œuvre de ce dernier ; et il est vrai que l’ingénieur français fait de « l’union du personnel » et de « l’harmonie »43 le quatorzième et dernier principe de l’administration. Mais si le philosophe cite au passage Taylor44, force est de constater qu’il ne lui accorde pas la même attention : comblons à présent ce silence.

Car s’il est en effet un slogan qui résume parfaitement l’esprit des Principes du Management Scientifique, il s’agit bien du suivant : « Harmony, not discord. Cooperation, not individualism. »45 En tant qu’utopie, le taylorisme s’oppose tout d’abord vivement à toutes formes de discorde, de mésentente, de lutte ; il ne peut faire sienne la lecture du monde qui érige l’antagonisme et la négativité en moteurs de l’histoire, notamment dans la pensée de Marx au sein de laquelle la lutte des classes oppose inlassablement les oppresseurs et les opprimés jusqu’à ce que les seconds triomphent définitivement des premiers. Dans ce cadre, le bonheur des uns s’obtient nécessairement au détriment des autres ; et il procède plus du combat, c’est-à-dire de la pulsion féodale, que de l’application d’un plan scientifiquement conçu qui serait plus conforme à l’esprit industriel. Sans conteste : « le management scientifique signifiera, pour les employés et les travailleurs qui l’adoptent [...], la suppression de presque toutes les causes de conflit et de désaccord entre eux »46. Pour quelles raisons ? La première que Taylor avance n’est autre que l’augmentation des rémunérations car, grâce à elle, les revendications salariales ne se justifieront plus et n’auront donc plus cours ; mais surtout, « davantage que toutes les autres causes, la coopération proche, intime, le contact personnel constant entre les deux groupes, tendront à atténuer les frictions et la discorde »47. Sourd ici un aspect méconnu et pourtant essentiel de la doctrine taylorienne : on la prend pour un rationalisme froid, on la décrit encore comme un mécanicisme sans âme, mais on omet de préciser que la réussite d’une telle machinerie repose sur un « management de proximité », expression certes anachronique mais qui rend si bien compte du rôle clef de ces contremaîtres dont la mission ne consiste pas à surveiller les ouvrier, mais à les guider et à les aider : « ces hommes [...] sont les maîtres par excellence qui, à tout moment, sont là dans l’atelier pour aider et diriger les employés »48. Contre toute espèce de conflit, Taylor joue la carte de l’intimité, de la présence proche, du contact.

De plus, le management scientifique s’oppose aussi intensément à l’individualisme, c’est-à-dire à toute doctrine qui prend l’individu, ses choix, ses préférences, ses intérêts, comme fondements de l’agir. En cela, le taylorisme combat d’une part le règne de la bourgeoisie, qui prend la forme de l’accumulation et de la confiscation du capital au profit de quelques-uns, et d’autre part l’économie néo-classique et sa figure abstraite de l’homo œconomicus. Mais il prend également ses distances avec la philosophie politique moderne qui, avec Machiavel et Hobbes, développe une anthropologie du désir individuel qui ne peut que mener à de dangereuses impasses : le conflit perpétuel des intérêts, l’obsession du pouvoir, la société pensée comme un contrat, la création d’un monstre (le Léviathan) au pouvoir absolu. C’est ainsi qu’il faut comprendre le slogan « Harmony, not discord. Cooperation, not individualism » : la science établit que les intérêts des employeurs et des travailleurs convergent, toute discorde est infondée en droit car elle ne s’appuie sur aucune revendication légitime. Et, de ce point de vue, Taylor s’engouffre dans la troisième voie que Saint-Simon avait ouverte, et qui définit spécifiquement le projet industrialiste : la coopération. Ce positionnement du management à égale et lointaine distance de l’individualisme et du collectivisme ne saurait en aucun cas relever de l’accessoire ou de l’anecdotique, mais constitue bien au contraire un puissant leitmotiv de l’histoire du management. Prenons le temps d’un seul exemple : Chester Barnard, qui compte parmi les auteurs classiques du management, partage le souci de Taylor : « Je ne plaide pas pour l’individualisme, contre le collectivisme. La mise en valeur extrême de l’individu dans le débat doctrinaire contre divers aspects de l’intérêt et de l’action collectifs me paraît encore moins réaliste que la mise en valeur, à l’opposé, de l’organisation et du collectivisme »49. C’est la raison pour laquelle le président de la Fondation Rockefeller peut ajouter qu’« il ne s’essaye ni à une théorie économique ni à une théorie sociale »50. Tout comme Taylor, Barnard oppose la défense des intérêts, qu’ils prennent la forme de la revendication individuelle ou de la négociation collective (bargaining) à « la volonté de collaborer »51 et à « l’attitude coopérative »52. Alors que les premiers supposent des rapports de force, une défense des positions occupées et une attention soutenue à la tactique déployée, les secondes génèrent l’absence de friction et un intérêt grandissant pour le travail lui-même. Et cela n’est pas sans conséquences pour la direction de l’organisation : dans le premier cas, le management néglige les projets au profit de la négociation, conçoit le travail comme un simple moyen de livrer un produit au marché, adopte une posture de froideur et de distance, et enfin cultive le secret et l’opacité ; dans le second, le management se soucie de l’amélioration des conditions de l’activité, met en valeur le travail et prête attention aux travailleurs. Au fond, Barnard reformule de façon plus technique et opératoire la dichotomie que Saint-Simon avait introduite entre l’époque féodalo-militaire, qui est caractérisée par la lutte et le pouvoir, et l’âge industriel, qui repose sur l’utopie de la paix et de la coopération.

5. L’amitié ou l’influence des Amis sur la doctrine taylorienne

L’influence de William Penn et de la religion des Quakers se ressent-elle également sur Taylor et la conception du management scientifique ? Cette influence apparaît tout d’abord comme un facteur déterminant de sa vie personnelle : Frederick naquit en effet en 1856 dans une famille Quaker à Philadelphie en Pennsylvanie, une ville fondée par William Penn en 1682, et plus particulièrement dans le quartier nommé Germantown en raison de l’installation d’immigrants allemands en 1683. Il fut le fils de Franklin Taylor, avocat réputé, et d’Emily Winslow qui appartenait quant à elle à la famille Delano qui fournit ultérieurement un Président aux États-Unis. Dans la droite lignée de la Société des Amis (nom officiel des Quakers), Emily Winslow militait en faveur des droits des femmes et combattait fermement l’esclavage ; aussi inspira-t-elle à son fils, alors qu’il travaillait à la Midvale Steel Company, le recrutement de populations afro-américaines qu’il intégra à chaque équipe de travail afin de briser les logiques ethniques en place.

Comme en témoigne cette dernière mesure, la religion quaker exerça sur Taylor une influence qui dépassa le seul cadre privé. Et pour notre part nous irons jusqu’à énoncer la thèse selon laquelle le management scientifique constitue, ni plus ni moins, qu’une sécularisation et une application industrielle de la « véritable religion chrétienne ». Il semble bien que cela soit la seule possibilité de rendre compte de la présence de l’« amitié » dans le texte des Principes du management scientifique : l’ingénieur, dont on aurait pu croire qu’il se contente de la description et de la prescription de froids mécanismes, fait en effet référence à la « coopération amicale » (friendly cooperation53) et même à la « coopération intime et amicale » (intimate friendly cooperation54) entre managers et ouvriers. Il précise sa pensée, et explicite le rapport du management scientifique à l’amitié de la façon suivante :

L’essentiel du présent article montrera que pour travailler selon des lois scientifiques, le management doit assumer et effectuer le gros du travail qui, à présent, est pris en charge par les hommes ; presque chaque acte de l’ouvrier devrait être précédé par un ou plusieurs acte(s) préparatoire(s) qui lui permettra ou permettront d’accomplir son travail d’une meilleure manière et plus rapidement. Et chaque personne devrait recevoir un enseignement et l’aide la plus amicale de la part de ceux qui le dirigent, au lieu d’être, d’un côté, guidée et forcée par ses patrons, ou, à l’autre bout, livrée à lui-même55.

Certes, le management scientifique est une rationalisation du travail ; mais cet accroissement d’efficacité doit être considéré comme un accomplissement du travailleur qui, grâce aux lois scientifiques, réalise le potentiel qui sommeille en lui. Et ce développement, indissociablement personnel et professionnel, doit s’accompagner d’une aide amicale quotidienne qui éloigne le management de deux écueils : d’une part l’autoritarisme arbitraire et subjectif du petit chef, d’autre part l’abandon à lui-même de l’ouvrier. Taylor énonce déjà les résultats de la fameuse étude menée par Kurt Lewin et ses collègues sur le leadership56 : le leader le plus efficace n’est pas celui qui dirige, ni celui qui laisse faire, mais celui qui adopte une posture d’accompagnement que les auteurs qualifient de « démocratique ».

Le lien entre management scientifique et amitié ne peut toutefois pas se résumer à une articulation technique et horizontale ; la seconde, en effet, fonde le premier, et apparaît nettement comme sa condition de possibilité : « This close, intimate, personal cooperation between the management and the men is of the essence of modern scientific or task management »57 affirme Taylor de manière absolument radicale. Pas de management, c’est-à-dire de performance, sans coopération amicale et harmonie dans les liens organisationnels.

Mais poussons encore plus loin l’interprétation. Loin de limiter l’influence de la religion des Amis au projet théorique du management, Taylor semble également s’emparer de ses pratiques religieuses qu’il décline dans le cadre de l’usine. Ainsi de la « réunion d’affaires » : comme tout groupe, les Quakers, notamment lorsqu’ils gouvernaient l’État de Pennsylvanie, étaient amenés à prendre des décisions ; ils se réunissaient selon un ordre du jour puis procédaient à la délibération. Lisons Edward Burrough décrire une telle réunion :

Étant réunis dans l’ordre, vous n’avez pas à passer votre temps en discours inutiles, superflus et stériles. Conduisez-vous dans la sagesse de Dieu ; non pas à la façon du monde, par discussions échauffées, en cherchant à parler plus et à dépasser l’un ou l’autre en paroles comme s’il s’agissait d’une controverse entre parti et parti d’hommes ou de deux côtés en lutte violente pour la domination. Ne décidez pas les affaires par le vote du plus grand nombre. Il faut tout mener dans la sagesse, l’amour et la fraternité de Dieu, et dans le Saint-Esprit de vérité et de justice ; écoutez, et déterminez chaque affaire que vous avez à traiter avec amour, recul, douceur et chère unité ; – j’insiste, comme un seul parti, tout pour la vérité du Christ, et pour l’exécution du travail du Seigneur, et s’aidant l’un l’autre selon la capacité que Dieu a donnée ; et à déterminer les choses par une concorde générale et mutuelle, en trouvant l’accord ensemble comme un seul homme dans l’esprit de vérité et d’équité, et par son autorité58.

On comprend mieux, à la suite de cette citation, que la décision collective soit absente des réflexions des Quakers : c’est que l’acte de choix ne résulte point d’un processus de délibération qui confronte les points de vue. L’espace public, au sein duquel peut se former un jugement intersubjectif, est absorbé, avalé, par la Lumière intérieure qui émane de Dieu et du Saint-Esprit. Qui oserait remettre en cause la Vérité ? Quel être fini possède la Puissance d’amender l’étincelle de l’infinité voire de s’y opposer ? Tel est le raisonnement de Taylor : la science et son objectivité font office de Révélation, et c’est la raison pour laquelle elles se trouvent soustraites à la discussion, à la contestation, à l’antagonisme. On ne s’étonnera donc plus de l’absence de rôle des corps intermédiaires et des syndicats dans le management scientifique : leur présence n’est plus nécessaire, la négociation et la revendication n’ont plus lieu d’être, et l’effort doit désormais porter sur la pédagogie, c’est-à-dire sur l’explication du système et de ses vertus qui, une fois présentés, susciteront l’adhésion.

Ce second aspect relève pleinement de la « mission ». Produit extérieur, tangible et visible, la science est pourtant d’abord une révélation intérieure : elle est l’objet de l’ardeur de la foi. Cette disposition renvoie à ce que les Amis nomment « concern », à savoir l’irrésistible appel reçu de Dieu qui, une fois validé par le groupe au cours d’une réunion d’affaires, doit être propagé : d’où l’engagement des Quakers pour la paix et les œuvres humanitaires. De même, il faut voir dans le management scientifique l’expression de la vocation missionnaire de Taylor qui se sent comme un devoir de propager la Nouvelle Parole, la Nouvelle Alliance, le Nouveau Christianisme, qui apporteront paix et concorde, amitié et coopération, économie et efficacité. Syncrétisme de rationalisme et de piété, le management scientifique œuvre pour le Salut.

Conclusion : de nouvelles perspectives pour penser la sécularisation ?

Jean-Claude Monod opère une distinction précieuse entre la sécularisation-retrait et la sécularisation-transfert59. Sous le premier aspect, la sécularisation désigne le recul de la religion comme institution de régulation sociale voire politique, et correspond à l’empire grandissant de la rationalité, ce que Weber nommait précisément « désenchantement du monde ». Sous le second angle, la modernité serait le fruit du « transfert du contenu, des schèmes et des modèles élaborés dans le champ religieux »60. Carl Schmitt, qui énonce que « tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’État sont des concepts théologiques sécularisés »61, ainsi que Karl Löwith qui affirme que, « ainsi comprise, toute la philosophie de l’histoire devient totalement dépendante de la théologie »62, constituent très certainement les deux grands penseurs de la sécularisation dans cette seconde acception.

De ce point de vue, si bien Nietzsche, qui évoque les « substituts de la religion »63, que Simone Weil, qui souligne avec force la « religion des forces productives» partagée par la grande industrie et Marx64, ou encore Raymond Aron, qui décrypte l’hitlérisme comme une « religion politique »65 et regroupe de surcroît nazisme et communisme sous l’étiquette de « religions séculières »66, sont tous trois bien fondés à manier ces expressions. Mais alors : ne conviendrait-il pas, à l’heure où le management fait son entrée dans les administrations et les ministères, de déplacer le regard de la théologie politique vers une théologie (post-)industrielle ?

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1David Noble, The Religion of Technology. The Divinity of Man and the Spirit of Invention, Londres, Penguin Books, 1999.

2Henri de Lubac, La postérité spirituelle de Joachim de Flore. De Joachim à nos jours. Œuvres complètes XXVII-XXVIII, Paris, Cerf, 2014.

3Pierre Legendre, L’empire de la vérité. Introduction aux espaces dogmatiques industriels, Paris, Fayard, 2001.

4Pierre Musso, La Religion industrielle. Monastère, manufacture, usine : une généalogie de l’entreprise, Paris, Fayard, 2017.

5Claude-Henri de Saint-Simon, Catéchisme des industriels, dans Œuvres complètes IV, Paris, P.U.F., 2013, p. 2876.

6Claude-Henri de Saint-Simon, L’industrie, dans Œuvres complètes II, Paris, P.U.F., 2013, p. 1468.

7Ibid., p. 1565.

8Ibid., p. 1468.

9Ibid., p. 1690.

10Ibid., p. 1578.

11Claude-Henri de Saint-Simon, Catéchisme des industriels, op. cit., p. 2891.

12Claude-Henri de Saint-Simon, L’industrie, op. cit., p. 1537.

13Martin Heidegger, « La provenance de l’art et la destination de la pensée », trad. Jean-Louis Chrétien et Michèle Reifenrath, in : Michel Haar (dir.), Martin Heidegger, Paris, Éditions de l’Herne, 1983, p. 89.

14Claude-Henri de Saint-Simon, Catéchisme des industriels, op. cit., p. 2905.

15Claude-Henri de Saint-Simon, Nouveau Christianisme. Dialogues entre un conservateur et un novateur, dans Œuvres complètes IV, Paris, P.U.F., 2013, p. 3216.

16Claude-Henri de Saint-Simon, L’organisateur, dans Œuvres Complètes III, Paris, P.U.F., 2013, p. 2187.

17Ibid.

18Ibid., p. 2187-2188.

19Pierre Musso, La religion du monde industriel. Analyse de la pensée de Saint-Simon, La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2006, p. 154 sq ; voir également du même auteur : Saint Simon, l’industrialisme contre l’État, La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2010, p. 27 sq.

20Claude-Henri de Saint-Simon, L’industrie, op. cit., p. 1471.

21Ibid., p. 1480.

22Jeanne-Henriette Louis, La Société religieuse des Amis (Quakers), Turnhout, Brepols, 2005, p. 10.

23Jean-François Gautier, Le sens de l’histoire. Une histoire du messianisme en politique, Paris, Ellipses, 2013, p. 143.

24Denis Lacorne, De la religion en Amérique. Essai d’histoire politique, Paris, Gallimard, 2007, p. 18.

25Voltaire, Lettres philosophiques, Paris, GF Flammarion, 1964, p. 20.

26Ibid.

27Ibid., p. 21.

28Ibid., p. 23.

29Ibid., p. 36.

30Ibid., p. 38.

31Robert Barclay, Apologie de la véritable théologie chrétienne ainsi qu’elle est soutenue et prêchée par le peuple appelé par mépris les Trembleurs, Londres, Imprimé et se vend par T. Sowle dans la Court appelée du Cerf-Blanc, 1702, p. 2.

32Ibid., p. 10.

33C.-H. de Saint-Simon, Nouveau christianisme. Dialogues entre un conservateur et un novateur, op. cit., p. 3188.

34C.-H. de Saint-Simon, Du système industriel, dans Œuvres complètes III, Paris, P.U.F., 2013, p. 2503.

35C.-H. de Saint-Simon, Nouveau christianisme, op. cit., p. 3189.

36Ibid., p. 3190.

37Ibid., p. 3189.

38Ibid., p. 3216.

39C.-H. de Saint-Simon, Du système industriel, op. cit., p. 2573.

40Ibid., p. 2572.

41Ibid., p. 2573.

42Pierre Musso, La religion du monde industriel. Analyse de la pensée de Saint-Simon, op. cit., p. 278.

43Henri Fayol, Administration industrielle et générale, Paris, H. Dunod et E. Pinat Éditeurs, 1917, p. 53.

44Pierre Musso, Saint-Simon, l’industrialisme contre l’État, op. cit., p. 185.

45Frederick Winslow Taylor, The Principles of Scientific Management (1911), Mineola, New York, Dover Publications, 1998, p. 74.

46Ibid., p. 75 : « scientific management will mean, for the employers and the workmen who adopt it [...] the elimination of almost all causes for dispute and disagreement between them. »

47Ibid. : « more than all other causes, the close, intimate cooperation, the constant personal contact between the two sides, will tend to diminish friction and discontent. »

48Ibid., p. 64-65 : « these men [...] are the expert teachers, who are at all times in the shop, helping and directing the workmen. »

49Chester Barnard, The Functions of the Executive, Cambridge, Harvard University Press, 1968, p. 5 : « I am not making a plea for “individualism” as opposed to “collectivism”. The extreme emphasis upon the individual in doctrinaire argument against various aspects of collective interest and action seems to me even less realistic than the reverse emphasis upon organization and collectivism. »

50Ibid., p. 16.

51Ibid., p. 9.

52Ibid., p. 21.

53Frederick Winslow Taylor, op. cit., p. 10.

54Ibid., p. 68.

55Ibid., p. 10 : « the body of this paper will make it clear that, to work according to scientific laws, the management must take over and perform much of the work which is now left to the men; almost every act of the workman should be preceded by one or more prepatory acts of the management which enable him to do his work better and quicker than otherwise. And each man should daily be taught by and receive the most friendly help from those who are over him, instead of being, at the one extreme, driven or coerced by his bosses, and at the other left to his own unaided devices. »

56Kurt Lewin, Ronald Lippitt et Ralph K. White, « Patterns of Aggressive Behavior in Experimentally Created “Social Climates” », Journal of Social Psychology 10 (1939), p. 269-308.

57Ibid.

58Cité dans Edouard Dommen, Les Quakers, Paris, Cerf, 1990, p. 45.

59Jean-Claude Monod, La querelle de la sécularisation de Hegel à Blumenberg, Paris, Vrin, 2012, p. 23.

60Loc. cit.

61Carl Schmitt, Théologie politique, trad. Jean-Louis Schlegel, Paris, Gallimard, 1988, p. 46.

62Karl Löwith, Histoire et salut. Les présupposés théologiques de l’histoire, trad. Marie-Christine Challiol-Gillet, Sylvie Hurstel et Jean-François Kervégan, Paris, Gallimard, 2002, p. 21.

63Friedrich Nietzche, Humain, trop humain, § 27, trad. A.-M. Desrousseaux et H. Albert, Paris, Livre de poche, 1995, p. 57.

64Simone Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, dans Œuvres, Paris, Gallimard, 1999, p. 282.

65Raymond Aron, L’Homme contre les tyrans, dans Penser la liberté, penser la démocratie, op. cit., p. 163 et 365.

66Raymond Aron, « L’avenir des religions séculières », dans Chroniques de guerre. La France libre, 1940-1945, Paris, Gallimard, 1990.