Book Title

Violence et islam

Le triangle anthropologique « violence, sacré, vérité » de Mohammed Arkoun

Leïla TAUIL

Faculté des Lettres, Université de Genève

Introduction

Le présent article a pour objectif de mettre en exergue les apports réflexifs de Mohammed Arkoun à propos de la violence sacralisée en islam. Mais avant de développer le sujet en question, attardons-nous brièvement sur la personne et l’originalité de l’œuvre d’Arkoun. Décédé en 2010, professeur émérite d’histoire de la pensée islamique à la Sorbonne nouvelle (Paris-III), Arkoun a initié et enseigné l’islamologie appliquée dans diverses universités européennes, arabes et américaines. L’islamologie appliquée est une discipline neuve qui se distingue de l’islamologie classique dans la mesure où elle ne se limite pas à une restitution linéaire de l’histoire de la civilisation islamique et à une critique philologique de ses grands textes, mais intègre les sciences humaines et les sciences de la société dans une approche réflexive du fait islamique en ayant recours à l’histoire à rebours (dans un va et vient entre le présent et le passé des sociétés travaillées par le fait islamique)1. L’islamologie appliquée tente de répondre à une question centrale qu’elle formule et qui est liée au passage d’une « epistémè “médiévale” à une epistémè moderne », à savoir : « quelles sont les conditions de validité de ce passage pour l’exercice efficace de la pensée islamique aujourd’hui ? »2

À travers cette nouvelle discipline, Arkoun se positionne, d’une part, en qualité de chercheur-penseur académique qui prend pour objet d’étude le fait islamique et, d’autre part, en tant qu’acteur d’un renouvellement de la pensée islamique qui ambitionne de l’ouvrir aux apports des sciences humaines et de la modernité. L’islamologie appliquée, qui demeure une discipline largement programmatique, élabore toute une série de concepts, sous la forme de triades, telles que « religion, société, politique », « le pensable, l’impensable et l’impensé », « transgresser, déplacer, dépasser », « violence, sacré, vérité », etc. Enfin, Arkoun était également un acteur majeur du dialogue interculturel et interreligieux, membre actif depuis 1965 de la mission mondiale de l’UNESCO. Il a participé à de multiples colloques sur les dialogues européens-arabes, islamo-chrétiens, judéo-islamo-chrétiens, le « choc des civilisations », l’interculturalité, etc.

Revenons à présent à la thématique de la violence et de l’islam. Les juristes-théologiens des trois premiers siècles de l’hégire (VIIe -IXe  s.) ont élaboré une théologie guerrière, le « droit de la guerre sainte/juste », à partir de la sourate 9 (at-Tawba, Le Repentir), qui est encore mobilisée aujourd’hui par les acteurs du terrorisme islamique dans une perspective mondialisée. Dans l’étude précisément de la sourate 9, Arkoun déplace l’analyse du champ théologico-politique vers le champ des sciences humaines en développant le concept du triangle anthropologique « violence, sacré, vérité »3. Dans le présent article, nous tâcherons de répondre aux questions suivantes : quels sont les fondements du concept du triangle anthropologique « violence, sacré, vérité » élaboré par Arkoun ? La lecture de la sourate 9 proposée par Arkoun, à partir de ce triangle anthropologique, permet-elle de mettre en lumière le soubassement socio-historico-anthropologique du contenu de cette sourate ? Au-delà du monde académique, Arkoun promouvait la vulgarisation des connaissances critiques auprès des citoyens en vue de contribuer notamment à la déconstruction de l’idéologie meurtrière du terrorisme islamique. Notre conclusion mettra en lumière une proposition centrale formulée par Arkoun pour tenter de sortir de l’impasse de cette violence sacralisée.

1. Le concept arkounien du triangle anthropologique : violence, sacré, vérité

Traitant de la question de la violence dans le Coran et de son instrumentalisation par les acteurs du terrorisme islamique, Arkoun évoque systématiquement les facteurs géopolitiques et le contexte international qui contribuent, selon lui, à l’émergence de ce dernier. Le lancement de la bombe atomique sur Hiroshima, le 6 août 1945, change selon lui radicalement le rapport à la violence. Cet événement tragique inaugure « l’ère nouvelle de la guerre inégale »4 à l’échelle mondiale, avec un minimum de risques pour celui, doté de la puissance technologique, qui l’initie, et des conséquences des plus destructrices pour celui, démuni des avancées scientifiques, qui la subit. L’ensemble des guerres menées par l’Occident depuis 1945 consiste en des guerres inégales et c’est principalement au cœur de ces dernières, poursuit Arkoun, que résident « les raisons de l’expansion du terrorisme comme réponse à la guerre inégale »5. Loin de vouloir justifier le terrorisme, Arkoun défend l’idée selon laquelle une réflexion relative à la violence et à la reconnaissance de l’altérité ne peut en aucun cas faire l’économie des questions légitimes à propos des guerres inégales, qui ont pour effet de déshumaniser davantage le camp adverse et de nourrir le terrorisme international.

L’actualité internationale est traversée par une violence d’un nouveau genre, exercée essentiellement par une extrême minorité d’individus se réclamant de l’islam. Les médias qui couvrent ces faits tragiques, récurrents depuis ces dernières décennies à travers le monde, participent à l’enracinement dans l’imaginaire collectif des sociétés non-musulmanes d’une relation de cause à effet entre les préceptes d’une religion qui prône la guerre sainte, le jihâd, contre les incroyants, d’une part, et les acteurs de la violence, de l’autre6. Ce concept de jihâd, produit par les juristes-théologiens médiévaux de l’islam, est mobilisé par les musulmans dès l’aube de l’islam durant les grandes conquêtes (632-732), lors des guerres d’expansion, lors des croisades après 1095 et de la Reconquista en Espagne. Les autorités suprêmes des empires ottomans, safavide et moghol en font également usage. La notion de jihâd est aussi brandie durant la période coloniale, les guerres de libération, les guerres israélo-palestiniennes et celles qui ont cours aujourd’hui.

Dans son engagement intellectuel en faveur de la paix entre les peuples et pour tenter de comprendre les mécanismes de la violence humaine et trouver des voies visant à la dépasser, Arkoun a notamment élaboré le concept du triangle anthropologique « violence, sacré, vérité », que nous examinons ci-dessous.

Alors que René Girard développe une analyse féconde du fonctionnement de la violence et du sacré7, Arkoun radicalise le concept en y ajoutant la notion de vérité, ce qui donne un triangle constituant « trois forces interactives formant une combinaison fermée de logiques à la fois différentes et fonctionnellement solidaires »8.

2. Fonctionnement du triangle anthropologique : violence, sacré, vérité

Arkoun met en lumière le fonctionnement du triangle anthropologique présent, selon lui, dans l’ensemble des cultures et des sociétés tant archaïques que modernes. Le premier stade de la dynamique de la violence anthropologique est l’affirmation, par une instance religieuse ou par une instance idéologique séculière, d’être détentrice d’une vérité absolue, immuable et universelle, nécessaire au salut spirituel ou profane de tous les êtres humains. La revendication d’une vérité supérieure par un groupe social donné enclenche « une surenchère mimétique dans des groupes sociaux en compétition pour s’assurer le monopole de sa gestion “orthodoxe” »9. Dans les religions monothéistes, « la vérité » est révélée par Dieu lui-même et ce donné dit révélé fait l’objet de constructions théologiques dans les trois branches monothéistes, qui se subdivisent elles-mêmes en différentes fractions. Ces dernières sont qualifiées par le groupe au pouvoir, qui s’arroge le statut d’orthodoxie seule garante de la protection de « la vérité », d’hétérodoxies à évincer. Le groupe porteur de « la vérité » orthodoxe devenue incontestable légitime, grâce à son pouvoir de sacralisation, la violence à l’encontre des groupes dits hérétiques. La guerre acquiert son caractère de « guerre juste » dès que l’instance d’autorité s’engage dans la protection de « la vérité », qui fait l’objet d’une sacralisation, soit par son origine « transcendante » (Dieu, prophète), soit par sa provenance immanente inscrite dans une lutte politique (idéologie marxiste, luttes d’indépendances, etc.).

Loin d’adopter une posture apologétique qui tente d’innocenter l’islam dit authentique, en évoquant la vieille querelle entre l’Occident et l’islam, Arkoun déplace ce conflit séculaire du champ théologico-politique vers le champ des sciences humaines, propices aux conceptualisations et aux problématisations anthropologiques10.

3. L’émergence de « la vérité » coranique comme légitimation de la violence

L’ensemble du discours coranique s’inscrit dans une longue histoire du « régime monothéiste de la Vérité »11, qui édicte les valeurs, les normes et les légitimités de l’existence humaine. Ce discours relatif à cette vérité se construit sur le registre polémique qui vise à disqualifier, en vue de les supplanter, les systèmes de croyances et de non-croyances déjà en place tels celui des idolâtres (muchrikûn) et des peuples du Livre (ahl al-kitâb).

L’émergence historique de cette « vérité » connaît trois réceptions distinctes, à savoir : une réception réactive, négative et controversée des contemporains polythéistes et monothéistes des premières énonciations coraniques orales, durant plus d’une vingtaine d’années (610-632) émises par Muhammad Ibn Abdallah, qui est nié dans son statut de prophète revendiqué. La « vérité » des anciens est assimilée dans le discours coranique à des « récits affabulateurs (asâṭîr al-awwalîn), auxquels sont opposés les plus beaux et vrais récits (aḥṣan al-qaaṣ) contés par Dieu Lui-même »12. Cette confrontation entre les différents régimes de vérité(s) se répète dans les pays conquis, en dehors de l’Arabie, en entraînant les mêmes dissensions politiques et socio-culturelles. Avec les conversions, les acteurs sociaux qui prennent en charge les interprétations religieuses élaborent des orthodoxies qui deviennent concurrentes.

L’établissement de ce que Arkoun nomme les Corpus Officiels Clos (COC)13, qui relèvent d’une lente construction historique établie par les orthodoxies concurrentes, constituent la deuxième phase de réception de « la vérité ». Il est important de démarquer correctement l’avant et l’après des COC14, qui deviennent les références obligatoires définissant désormais la « Loi-Vérité »15. C’est durant cette phase d’élaboration des COC – collecte et transmission des versets coraniques, des traditions prophétiques (hadîth), du travail d’authentification – que s’opèrent, par le biais des productions littéraires et narratives, les processus de sacralisation et de transcendantalisation qui aboutissent à la transfiguration mythique des grandes figures établies par la Tradition islamique16.

Enfin, la troisième étape de réception de « la vérité » est scolastique et se fonde sur les représentations et les constructions doctrinales léguées par les écoles classiques à travers les COC accompagnés de commentaires et de résumés qui sont appréhendés et cités comme des instances d’autorités permettant l’accès à la « parole de Dieu »17.

4. Le concept de jihâd

En ce qui concerne le concept du jihâd, de nombreux versets de la sourate 9 ont été mobilisés par les juristes-théologiens des trois premiers siècles de l’hégire (VIIe-IXe s.) pour construire le droit de la guerre sainte ou juste.

Aujourd’hui l’appel au jihâd, assimilé à la guerre juste, continue de trouver un écho dans des contextes socio-politiques où la culture laïque relève encore d’un impensable majeur, mais également auprès d’acteurs séduits par cette idéologie meurtrière au cœur même des sociétés laïques et séculières.

Pour revenir au discours coranique, la sourate 9, qui débute par la déclaration de rupture d’un pacte, nous y reviendrons, révèle désormais la position de force du groupe des croyants sur le groupe des polythéistes (Cor 9,5), les gens du Livre sont sommés de se soumettre au « régime de la religion vraie » (dîn al-haqq ; Cor 9,29)18 en payant l’impôt de capitation (jizya). Avec ces versets, souligne Arkoun, qui apparaissent dans la chronologie établie par la tradition islamique parmi les derniers versets dits révélés, une étape importante est franchie dans le discours coranique, qui va de « l’expérience humaine du divin »19 à la « la volonté de puissance d’un pouvoir sûr de son avantage politique »20. Cette rupture entamée par la sourate 9 sera consommée de manière continue, de l’accès au pouvoir de Mu‘âwiya par la force en l’an 661 jusqu’à nos jours, avec une violence plus accrue depuis l’émergence des « États-Partis postcoloniaux »21 – régimes autoritaires fondés sur des partis uniques – qui contribuent à la propagation de l’idéologie fondamentaliste islamiste constituée en tant que force politique contestatrice.

À propos de la violence proprement dite, le discours coranique ne s’y intéresse jamais directement, mais il vise à remplacer l’idée d’une violence tribale légitime qui sacralise l’être humain (tahrîm al-nafs) en vue de le protéger des dominations et des tueries qui ont pour seule finalité la conquête du pouvoir, d’un territoire, l’amas des butins, etc. Sur ce point crucial, le Coran perpétue à sa manière et dans un contexte socio-historique différent, précise Arkoun, l’entreprise de la Bible et des Évangiles, qui transforment les pratiques archaïques de la violence des sociétés tribales en l’inscrivant dans une perspective religieuse qui, néanmoins, sacralise de la sorte les usages de la violence qu’il s’agissait, selon l’auteur, pourtant de dépasser22.

5. Analyse de la sourate 9 (at-Tawba) à la lumière du triangle anthropologique

La métamorphose d’une violence tribale en une violence sacralisée par le discours coranique peut s’illustrer à travers quatre versets de la sourate 9, sur lesquels se sont fondés les juristes-théologiens médiévaux pour élaborer le concept du jihâd armé. Ces versets sont encore lus aujourd’hui au premier degré par les auteurs du terrorisme islamique pour justifier une violence sacralisée. Ainsi, le verset 5, nommé le « verset du sabre », est convoqué pour justifier le jihâd offensif. Les versets de la sourate 9 analysés par Arkoun, qui témoignent d’une évolution dynamique, complexe et interrelationnelle entre la violence, le sacré et la vérité23, sont les suivants :

Après que les mois sacrés se sont écoulés, tuez les polythéistes partout où vous les trouverez ; capturez-les, assiégez-les, dressez-leur des embuscades ; mais s’ils se repentent, s’ils s’acquittent de la prière, s’ils font l’aumône, laissez-les libres ; Dieu est clémence et miséricorde. (Cor 9, 5)

Quand ils l’emportent sur vous, ils ne respectent à votre égard ni alliance, ni pacte qui assure la protection [...]. (Cor 9, 8)

Combattez ceux qui ne croient pas en Dieu et au jour dernier, ceux qui ne déclarent pas illicite ce que Dieu et son messager ont déclaré illicite, ceux qui, parmi les peuples du Livre, ne pratiquent pas la Vraie religion. Combattez-les jusqu’à ce qu’ils payent le tribut en signe de soumission. (Cor 9, 29)

Quand Dieu te ramène vers un groupe de ces gens-là et qu’ils te demandent la permission de partir en campagne, dis-leur : vous ne partirez plus jamais avec moi, vous ne combattrez plus jamais avec moi un ennemi. Vous avez été contents de rester chez vous une première fois : demeurez donc avec ceux qui tiennent à l’arrière. (Cor 9, 38)

Arkoun, en appliquant une étude globale du triangle anthropologique à l’endroit des versets cités, signale que le discours coranique ne nomme jamais les groupes sociaux en fonction de « leur appartenance généalogique, leur statut social, leurs alliances tribales, leur positionnement dans le champ politico-religieux »24. Au contraire, le Coran gomme toutes ces solidarités (‘asabiyya) anciennes relatives à l’ordre tribal pour ne retenir que la catégorie acceptation ou refus par ces acteurs du « nouveau régime de Loi-Vérité »25. La nouveauté du discours coranique à propos de la violence, en lien avec l’idée de vérité et sa fonction sacralisante, est l’abandon d’une motivation matérielle (quête du butin) ou tribale (pouvoir d’un clan, pacte d’alliance, etc.) au profit d’une légitimité exclusive du « Pacte spirituel, éternel, Mîthaq, ‘ahd »26 censé lier chaque créature à son Créateur. Ainsi le « combat pour Dieu »27 devient un acte d’adoration dans un Pacte où Dieu s’engage à protéger et guider ses créatures humaines et où ces dernières promettent de pérenniser la « Loi-vérité »28. À travers ces versets apparaissent les premières ébauches des statuts juridico-théologiques pour la gestion d’un ordre politico-social islamique réalisés par les juristes-théologiens. D’un point de vue anthropologique, le discours coranique « réactive la surenchère mimétique »29 à propos de « l’authentique noyau de vérité disputé par les trois versions monothéistes »30.

Si de nombreux versets de la sourate 9, ont été utilisés pour construire le droit de la guerre sainte ou juste, la revendication de ce droit, signale Arkoun est également présent chez les chrétiens pour justifier la guerre sainte. Ainsi, lors de la première croisade, ajoute l’auteur, Guibert de Nogent s’exprima de la manière suivante :

De nos jours, Dieu a institué une guerre sainte pour que l’ordre des chevaliers et la multitude instable qui avaient l’habitude de s’entretuer à la manière de l’ancien paganisme, puissent trouver une nouvelle voie vers le salut : ils peuvent maintenant rechercher la grâce de Dieu selon leur habitude sans avoir besoin de renoncer au monde, en s’engageant dans la profession de moine31.

De même, précise Arkoun, le célèbre historien maghrébin Ibn Khaldûn († 1406) dit à propos de la guerre sainte :

Dans l’institution religieuse islamique (al -milla-l-islâmiyya), la guerre sainte ou juste (jihâd) est une prescription religieuse en raison de l’universalité de l’appel en vue d’amener la totalité des hommes à l’islam de gré ou de force. C’est pourquoi le califat et la souveraineté temporelle (mulk) y ont été établis de telle façon que ceux qui en ont la charge puissent exercer leur force dans les deux domaines à la fois. Pour les autres institutions religieuses, leur mission (da’wa) n’y est pas universelle, pas plus que la guerre sainte n’y est prescrite, sauf pour se défendre [...]32.

Actuellement l’appel à la guerre sainte (ou juste) trouve encore des adhérents dans certains contextes socio-politiques musulmans. Mais la référence à la guerre juste, un concept théologique élaboré par Augustin d’Hippone dans l’Antiquité tardive, est instrumentalisée tant par « les théologies communautaristes »33 que par « les nationalismes modernes »34 pourtant les plus laïcisés. Par exemple, les anciens présidents François Mitterrand et George H. W. Bush ont mobilisé le concept de guerre juste pendant la guerre du Golfe en réaction à Saddam Hussein qui évoquait celui de jihâd.

Revenons à la sourate 9, « révélée » selon les chroniqueurs en l’année 631, soit un an avant la mort du prophète de l’islam. Cette sourate débute par la déclaration de rupture d’un pacte : « Désaveu de la part de Dieu et de son messager » (Cor 9, 1), ce qui, rappelons-le, indique la position de force du groupe des croyants qui lance des ultimatums au groupe des polythéistes (Cor 9, 5), tout en sommant les gens du Livre à se soumettre au « régime de la religion vraie » (dîn al-ḥaqq, Cor 9, 29) en versant l’impôt de capitation (jizya)35.

Arkoun rappelle que la polémique engagée au stade coranique n’a pas les mêmes enjeux, en termes de portée politique et religieuse, que ceux relatifs aux constructions théologico-juridiques mobilisées plus tard par les juristes des empires omeyyade et abbasside.

Pour Arkoun, il est nécessaire de restituer les « données historiques, sociologiques, politiques, culturelles »36 et anthropologiques qui motivent et animent l’attitude des acteurs sociaux de cette période prophétique, afin de mettre en lumière l’historicité du discours coranique et le caractère contingent de ces versets mobilisés à des fins de violence sacralisée. Il s’agit, en somme, de restituer les dimensions socio-historico-anthropologiques de la violence, du sacré et de la vérité, en mettant en exergue leurs caractéristiques relationnelles et contingentes travesties en essences transcendantales anhistoriques.

D’ailleurs, cette nécessité de restitution historique n’a pas échappé aux anciens exégètes de la sourate 9, qui nommaient avec précision les tribus liées par un pacte avec le prophète Muhammad, ainsi le verset 4 était adressé aux clans des Banû Mudlij et des Banû Damra. Dans un contexte tribal, il était important pour Muhammad et son groupe de croyants d’établir des alliances avec des tribus en vue de neutraliser les autres forces tribales ; une attitude conforme, au demeurant, aux conduites politiques liées aux normes et coutumes de la péninsule arabique du VIIe siècle. Néanmoins, le discours coranique transforme cette action politique contingente en « un principe éthico-juridico-religieux » transtribal37. Le respect du pacte devient un acte sacré liant des parties où la guerre doit être évitée à tout prix, mais si elle venait à éclater, par la rupture unilatérale du pacte, elle devrait être menée sous la bannière du Dieu coranique contre toutes velléités de puissance d’un autre groupe donné.

L’analyse de la sourate 9 réalisée par Arkoun tente de démontrer comment cette dernière transforme, dans un processus de sacralisation, des conduites contingentes de la vie ordinaire des acteurs sociaux en paradigmes absolutisés « de l’existence humaine en société »38.

La connaissance du contexte socio-historique et culturel dans lequel émerge le discours coranique est donc nécessaire à sa compréhension. À ce titre, Jacqueline Chabbi réalise une précieuse contribution dans l’approche anthropologique du Coran39. Selon elle, les mois frappés d’interdits du verset dit du sabre (Cor 9, 5), qui débute par « Après que les mois sacrés », font référence aux interdits relatifs aux razzias et aux vengeances tribales de la loi du talion, car à l’époque, durant ces mois les pèlerinages, les rituels collectifs et les sacrifices propitiatoires, propres à la vie locale tribale préislamique, étaient pratiqués.

Par ailleurs, souligne Chabbi, l’interprétation du verset 5 de la sourate 9 dans une perspective violente est erronée dans la mesure où elle procède à un découpage du texte qui efface totalement le contexte, en faisant fi des autres séquences injonctives du Coran, lesquelles se contentent de brandir une menace eschatologique. Ainsi, selon Chabbi, la politique du Muhammad médinois « a présenté une constante volonté non d’exterminer les hommes de tribu mais, au contraire, de les amener à se joindre à l’alliance de son dieu »40. Attitude au demeurant conforme à l’anthropologie de cette société, où il était coutume de s’allier à l’adversaire le plus fort plutôt que de le combattre.

Néanmoins, le verset 5 de la sourate 9 constitue la première injonction coranique à combattre sur terre, en vue de les tuer, ceux qui refusent d’entrer dans l’alliance du Dieu coranique ou de s’acquitter de l’impôt (jizya) en signe de capitulation. Cette politique de force en l’an 631 devenait possible dans la mesure où, toutes les places sédentaires, de La Mecque à Taëf, ayant rallié le camp médinois, seule demeurait une résistance résiduelle, essentiellement bédouine. Dès lors, selon Chabbi, la sourate 9 n’a fait qu’entériner une domination de fait en lançant sa proclamation guerrière qui visait à gagner à sa cause les derniers récalcitrants, non pour les tuer mais pour « les faire entrer dans l’alliance intertribale médinoise pour achever l’entier contrôle de l’Arabie occidentale »41.

On l’aura compris, Arkoun, comme Chabbi, dénonce l’attitude des juristes-théologiens et des terroristes qui justifient le jihâd, en considérant les versets coraniques notamment de la sourate 9 comme parole de Dieu anhistorique et sacrée, et qui ôte des vies au nom d’une vérité qui sacralise une violence destructrice tant dans des sociétés musulmanes que non-musulmanes. C’est pourquoi, il plaide pour la reconnaissance de l’historicisation des textes religieux, dotés de grandes capacités de sacralisation, car elle change radicalement « le statut théologique des Textes dits révélés »42.

6. Construction historique de toutes les formes de « la vérité »

Toutes les expressions de « la vérité » s’inscrivent dans l’histoire, avec des contenus et des formes concrètes variés qui se transforment au fil des siècles. Le texte coranique, à l’image de tous les textes scripturaires et profanes, s’inscrit dans un contexte socio-historique et une dynamique intertextuelle intrinsèquement mêlés à ses conditions historiques d’émergence. La reconnaissance de l’historicisation des textes scripturaires constitue une avancée majeure de la pensée moderne, qui change complétement le statut théologique de ces textes religieux. En ce qui concerne ce point crucial, Arkoun le voit bien, le fossé existant aujourd’hui entre la pensée islamique et les avancées réalisées par la pensée théologique, catholique et protestante en particulier, est immense et ce décalage traverse « son expression historique la plus tragique avec le terrorisme »43.

Les trois expressions de l’expérience monothéiste revendiquent la « vérité » (al-ḥaqq), censée fonder la loi divine, et réactivent à chaque stade prophétique le fonctionnement du triangle anthropologique avec « des intervalles de gestion ‘orthodoxe’ de la Loi »44. Pour le cas de l’islam, la transformation de la vérité (al-ḥaqq) du discours coranique en « régime théologico-juridique d’une vérité codifiée »45, nommé fiqh (jurisprudence islamique), est passée quelque peu inaperçue car la sourate 9, qui selon les raisonnements juridiques abroge une série de versets antérieurs46, contient les premières énonciations normatives.

Pour comprendre le caractère construit de « la vérité », il est important d’analyser les conditions – vérifiables – d’émergence de l’idée de vérité en tant que force historique influant la destinée d’un individu ou d’une collectivité. L’histoire de la raison islamique commence avec l’avènement du fait coranique (lié à l’état d’oralité coranique)47 et du fait islamique (lié à la codification du Coran), qui débute avec l’« expérience de Médine »48. Cette dernière est transformée par l’orthodoxie en modèle de Médine, autrement dit en histoire du salut. L’idée de vérité religieuse est intrinsèquement liée à la religion officielle, qui s’érige de la sorte en orthodoxie. Dans une optique politico-historique, toute orthodoxie est une vision idéologique orientée vers l’intérêt du groupe auquel elle appartient. C’est ainsi que le courant rationaliste mu‘tazilite de l’islam49 devient doctrine officielle de l’État entre 827 et 847, porteuse de vérité religieuse en reléguant le sunnisme au statut d’hétérodoxie. La situation se renverse par la suite. De même, dans une autre configuration socio-politique, le shiisme aurait pu l’emporter. Dans cette perspective, la vérité religieuse, processus idéologique et historique, est toujours le résultat d’un rapport de force. Pour les acteurs historiques, le phénomène de l’« orthodoxisation » est capital car les groupes sociaux perçoivent et construisent l’histoire au moyen du système de croyances et au moyen des imaginations établies par l’orthodoxie en qualité de religion d’État. Cette dernière, fruit d’une construction historique, érige en essences transcendantales des réalités transitoires. L’orthodoxie sunnite, religion officielle – porteuse de la vérité religieuse – depuis le IXe siècle, a ainsi balisé le pensable en renvoyant à la sphère de l’impensé et de l’impensable les pensées hétérodoxes50.

D’ailleurs, souligne Arkoun, la question du Coran créé, introduite par les mu‘tazilites, demeure un impensable majeur pour l’orthodoxie sunnite. Dans l’histoire de la théologie médiévale musulmane, la question centrale, autour de laquelle les plus vives – voire les plus violentes – discussions portaient, était celle relative au statut de la « Parole divine ». Contrairement à la théologie orthodoxe sunnite, selon laquelle le Coran est la Parole éternelle et incréée de Dieu, les mu‘tazilites, au tout début du IXe siècle, rejettent l’existence d’attributs éternels, qu’ils assimilent à une forme de polythéisme. Pour ces derniers, le Coran est créé par Dieu, autrement, disent-ils, il y aurait deux dieux, à savoir : Allah et la Parole (ou le Livre). Ils défendent le caractère créé du Coran dans sa transmission orale en langue arabe au prophète et dans sa transformation, par ses compagnons, en texte écrit. Les mu‘tazilites, opposés à toutes formes d’anthropomorphisme, renvoient Dieu à un sens inconnaissable, absolu et éloigné du monde. Le Coran est considéré par ces derniers comme un attribut descriptif de Dieu dont la récitation ne peut être que créée et donc inscrite dans l’histoire. Cette école, qui se fonde sur le primat de la raison et le libre arbitre de l’être humain, est érigée en doctrine officielle par le calife abbasside Al-Ma’mun en l’an 82751. Toutefois, l’école de l’imam Ibn Hanbal († 855) prend le contre-pied des mu‘tazilites en condamnant leurs conceptions et leurs méthodes, qu’elle considère comme autant d’innovations nocives et pécheresses par rapport au Coran et aux ḥadîths. Pour Ibn Hanbal, il faut suivre à la lettre et de façon très stricte les textes sacrés, en évitant toutes les interprétations qui s’écarteraient de leur sens littéral. Il réussit à obtenir du calife Al-Mutawakkil, en l’an 847, l’adoption officielle de sa posture doctrinale52.

L’ensemble des pensées religieuses usent dans leurs constructions doctrinales de stratégies visant à annuler l’historicité. En ce qui concerne la pensée islamique, l’exemple le plus probant qui illustre cette attitude est celui de la controverse sur la question du Coran créé introduite par les mu‘tazilites. Ce débat oppose les tenants d’un Coran créé dans sa forme matérielle – cette posture permet d’inscrire le discours coranique dans une certaine historicité et sa reprise aujourd’hui dans le cadre de la modernité – et les défenseurs du « Coran incréé, coéternel à Dieu, supra historique et soustrait à tout questionnement sur le comment (théorie du bilâ kayf) »53. La position des tenants du Coran incréé s’est imposée depuis le XIe siècle, sous l’ordre du calife Al-Qâdir, et « l’évolution des cadres sociaux de la connaissance dans les contextes islamiques depuis le XIe siècle n’a pas permis de réactiver un débat si prometteur »54.

7. Ruptures épistémologiques : de la réciprocité des exclusions médiévales à la réciprocité des consciences modernes

Les juifs, chrétiens et musulmans ont longtemps légiféré à partir de la revendication d’une vérité révélée, unique, absolue, intangible, qui échappe à toute historicité. Les juifs et les chrétiens ont refusé de reconnaître le dogme de l’islam, le Coran « Parole de Dieu », les juifs ont fait de même à l’égard des chrétiens, lesquels adoptent la même posture à l’égard des juifs et des musulmans. Dans cette définition de « la vérité », les constructions des théologies et des ordres sociopolitiques fonctionnent, selon Arkoun, comme des systèmes culturels et juridiques d’exclusions réciproques. Les enseignements prophétiques relatifs à la reconnaissance de l’autre n’empêchent pas l’assignation des autres partenaires à des statuts théologiques et juridiques différents, ancrés dans un rapport hiérarchique, caractéristiques au demeurant des sociétés antiques et médiévales. Les trois régimes de la « religion vraie » se sont construits sur « des exclusions réciproques et des guerres récurrentes jusqu’à Vatican II (1965) »55. La réciprocité des consciences fondée sur des droits et des devoirs et basée sur une égalité juridique citoyenne moderne ne s’opère qu’avec l’adoption d’« une rupture épistémologique radicale, donc mentale, avec le concept de religion vraie »56 sur lequel se sont construites les religions dites révélées.

Pour comprendre l’enjeu d’une rupture épistémologique dans l’étude du fait islamique, Arkoun développe plusieurs concepts féconds, à savoir : « transgresser, déplacer et dépasser. »57 Transgresser l’appréhension de la tradition religieuse en soumettant le savoir théologique à l’analyse critique et scientifique pour mettre en lumière ses aspects épistémologiques et anthropologiques ; déplacer des lieux de la théologie médiévale (Dieu, prophétie, attribut, loi, révélation, etc.) vers les lieux modernes de la cognition (perception imaginaire, mémoire, imagination, raison, intelligence, etc.) et dépasser les discours conformistes et mythologistes pour adopter une attitude philosophique interrogative et une pensée critique58. Pour l’auteur, « l’idée de situer épistémologiquement la conception médiévale par rapport à celle de la modernité »59 – d’une épistémologie spéculative normative à une épistémologie historique en mouvement – demeure un impensable pour beaucoup en milieu musulman. C’est précisément sur cette ignorance des ruptures épistémologiques que repose le postulat de la « validité divine », en tout temps et en tous lieux, des enseignements de l’islam orthodoxe fondé sur le concept de religion vraie.

Aujourd’hui, « le concept médiéval de religion vraie, à l’exclusion de toutes les autres »60 reste vivace dans les dialogues interreligieux, en particulier dans les pratiques ritualistes des traditions religieuses. Pourtant, soutient Arkoun, il est nécessaire de s’affranchir de « toutes obsessions de vérité »61, car les vérités les plus ancrées dans la durée ne sont finalement que des croyances triomphantes qui supplantent d’autres systèmes de croyances concurrents.

8. De la violence systémique à l’appel à la solidarité des peuples

Le concept du triangle anthropologique, élaboré par Arkoun, permet d’analyser le mécanisme de la violence liée à l’idée de vérité tant dans la pensée religieuse prémoderne que dans la pensée moderne, fondée sur « la vérité » scientifique et la raison souveraine, qui prétend s’être totalement libérée de la violence en s’émancipant du religieux et de son cortège de violence (fanatisme, intégrisme, fondamentalisme, obscurantisme médiéval, etc.). Pourtant, force est de constater que le siècle des Lumières et la pensée moderne n’ont pas empêché l’éruption de la violence à travers, entre autres, les colonies, les deux guerres mondiales, les horreurs de la Shoah, etc. La violence anthropologique s’explique notamment, selon l’auteur, par le fait que la raison souveraine n’est pas interrogée à l’aune d’une approche déconstructive et archéologique sur les violences qu’elle produit et légitime. Pour Arkoun, ce sont « les apports de l’anthropologie comme critique radicale de toutes les cultures »62 qui permettraient de sortir des « mythohistoires religieuses » et des « mythoidéologies des messianismes modernes »63, sur lesquelles se fondent les vérités qui sacralisent les violences.

Le concept du triangle anthropologique révèle donc la nécessité de soumettre à l’approche déconstructive tous les systèmes de pensée, de croyances et de valeurs fondés soit sur la religion, soit sur la raison moderne, en vue de mettre en exergue l’historicité des axiomes et des postulats qui travestissent le réel en « vérité révélée » ou en « vérité vérifiée ». Cette méthode de la critique généalogique, initiée par Nietzsche, contribuerait à mieux comprendre les mécanismes de violence anthropologique64.

Par ailleurs, Arkoun souligne les responsabilités politiques des gouvernements qui ne garantissent pas à leurs citoyens l’accès à une connaissance critique de l’histoire réelle de leurs sociétés respectives et des « systèmes de valeurs, de représentations et de croyances »65 qui les sous-tendent. L’ignorance institutionalisée mène à la revendication de valeurs et d’idéaux enfermés dans un cadre mental mytho-idéologique, qui empêche l’émergence de libertés individuelles et « la conscience civique moderne »66, tout en favorisant l’éclosion de « conduites collectives régressives »67 et de « mouvements politiques totalitaires »68. Quelles perspectives y a-t-il pour des sociétés en voie de développement qui subissent les répressions des « États voyous », alors que ces États font à leur tour l’objet d’« expéditions punitives de la Machtpolitik »69 exercées par les États « civilisés » ? Le 11 septembre, affirme Arkoun, nous a enfermés dans une violence systémique qui s’inscrit dans une « logique circulaire de la guerre juste contre le terrorisme »70 et qui tend à occulter notamment les guerres, les peuples massacrés, les corruptions à l’échelle internationale, qui ont précédé le 11 septembre 2001. Loin de vouloir justifier « un camp contre l’autre »71, Arkoun évoque tous ces faits pour tenter de sortir de cette violence grandissante à l’échelle mondiale depuis 1945 et rendre enfin pensable l’écriture d’« une histoire solidaire des peuples »72 accompagnée d’une justice immanente inscrite « dans une culture de paix durable »73.

Toutes les sociétés et les cultures sont invitées à questionner, voire à subvertir, leurs systèmes de valeurs respectifs afin de jouir de la possibilité de poser des choix philosophiques autres que ceux qui s’enlisent dans des conflits identitaires à travers le monde « au nom de ce qu’Amin Maalouf a appelé les Identités meurtrières »74. Ce débat crucial devrait s’imposer tant chez les décideurs politiques qu’au sein des sociétés enfermées depuis 1945 dans des discours de victimisation (colonialisme, impérialisme, mondialisation, etc.). Le terrorisme, quelle que soit sa provenance, se videra selon Arkoun de toutes ses capacités mobilisatrices lorsque cesseront dans toutes les cultures d’aujourd’hui les discours de victimisation et d’autoglorification desdites identités, de « droits à la différence » qui entraînent une « tribalisation du monde » au nom de revendications fondées sur une vision hiérarchique menant au rejet de l’autre et pouvant aboutir « au meurtre universel »75. L’auteur qui, dans le passé, circonscrivait cette tâche subversive à la critique de la raison islamique76, la généralise par la suite à l’ensemble des sociétés du monde actuel77.

Arkoun prône donc une histoire solidaire des peuples en appelant chaque culture à ce travail critique sur elle-même, à cet « indispensable travail de soi sur soi de chaque tradition de pensée »78, rempart puissant contre les quêtes d’identités trompeuses.

Conclusion

Le concept du triangle anthropologique « violence, sacré, vérité », élaboré par Arkoun, met en lumière le rôle de « la vérité » dans sa fonction de légitimation et de sacralisation de la violence, tant dans le « régime théologique religieux » (guerre sainte) que dans le « régime philosophique laïque » (guerre juste), et qui serait présent, selon lui, en tout temps et en tous lieux. L’analyse de la sourate 9 (at-Tawba), sur laquelle s’appuient notamment les acteurs du terrorisme islamique mondialisé, révèle, à la lumière de ce concept du triangle anthropologique, son soubassement socio-anthropo-historique et le processus de sacralisation de la violence, au nom de la « religion vraie », qui s’opère dans le discours coranique. Aujourd’hui, le concept médiéval de « religion vraie », excluant toutes les autres, demeure encore vivace. C’est pourquoi Arkoun plaide pour un affranchissement de « toutes obsessions de vérité »79.

Pour Arkoun les acteurs de l’histoire intellectuelle, culturelle et didactique – notamment au niveau de la mission mondiale de l’UNESCO – devraient proposer un dépassement des enseignements donnés à vivre comme des vérités intangibles ou des connaissances scientifiques universelles. En effet, si les postulats de chaque croyance religieuse ne sont pas déconstruits, les risques liés à l’application de la morale relative au « bien » et au « mal » propre à chaque tradition religieuse sont grands, dans des espaces sociaux où coexistent différentes religions. Dans les sociétés modernes métissées, il s’agit pour Arkoun davantage d’une responsabilité politique que religieuse que de doter les citoyennes et les citoyens de connaissances critiques, qui s’avèrent des puissants remparts contre la revendication d’« identités meurtrières »80. Pour contribuer à l’éradication de l’idéologie meurtrière à l’échelle internationale, Arkoun a formulé une proposition centrale, à savoir la « création d’un tronc éducatif commun à tous les pays représentés au Processus de Barcelone inauguré en 1995 »81. Pour notre part, nous pensons que cette idée est extrêmement pertinente, dans la mesure où l’école est un lieu de socialisation obligatoire : doter les futures citoyennes et citoyens de connaissances critiques pourrait efficacement les prémunir contre les idéologies totalitaires qui circulent dans les espaces sociaux et virtuels non-contrôlés. Par exemple, les pays membres de l’Euromed pourraient adopter une politique de synergie commune en créant une instance académique internationale, réunissant leurs experts universitaires respectifs, chargée de réaliser ce tronc éducatif commun, contenant l’enseignement critique de tous les systèmes de pensée (religieux, philosophiques, etc.) qui serait dispensé aux mondes universitaires, scolaires, associatifs, culturels et professionnels en présentiel et à distance. À l’heure de la mondialisation et à l’ère du numérique, vulgariser des connaissances critiques à grande échelle, en partenariat avec les politiques locales, est tout à fait envisageable.

D’une manière plus large, nous pensons que l’œuvre d’Arkoun est à la fois innovante et subversive. Innovante au niveau académique, dans la mesure où l’auteur initie une discipline neuve, l’islamologie appliquée, qui se fonde sur l’historicité des textes scripturaires et des constructions dogmatiques tout en intégrant les sciences humaines et les sciences de la société (histoire, anthropologie, linguistique, etc.) à l’étude du fait islamique et en produisant une série de concepts permettant de penser autrement ce dernier. Subversive au niveau du champ intellectuel religieux, car Arkoun exhorte les historiens, les islamologues et les acteurs religieux du monde musulman à adopter sa démarche critique, qui consiste à historiciser la pensée islamique en adoptant, entre autres, le concept de rupture épistémologique élaboré par Gaston Bachelard, tout en la soumettant aux interrogations philosophiques82.

Cependant, dans l’analyse de la production arkounienne, nous nous interrogeons sur le rôle qui peut être celui des enseignants chercheurs ayant pour objet d’étude la question de l’islam, dans la sphère académique qui, selon nous, doit se limiter à la recherche scientifique du fait et de la pensée islamiques, sans chercher à les influencer. Le postulat d’une raison émergente, mettant fin aux conflits idéologiques entre la raison philosophique et la raison religieuse, qui devrait désormais s’ouvrir à tous les apports des sciences humaines et des sciences de la société83, constitue également, nous semble-t-il, une zone floue qui sort du champ strictement universitaire. En réalité, cette posture d’Arkoun traduit son engagement assumé et affirmé en qualité d’acteur de la pensée islamique contemporaine. Nous pensons, dès lors, qu’au niveau du champ académique son apport pourrait être scindé en deux, à savoir, en adoptant, d’une part, son approche pluridisciplinaire dans l’étude du fait islamique, et en l’étudiant, d’autre part, en tant que penseur moderne de la pensée islamique, à l’image d’autres chercheurs-penseurs comme Abdelmajid Charfi et Yadh Ben Achour84. Par ailleurs, une des limites de l’œuvre arkounienne est son caractère largement programmatique, car elle formule des directions de recherche (investigations historiques, sociologiques, anthropologiques, linguistiques)85 en produisant des concepts théoriques qui doivent pour certains encore démontrer leur opérationnalité à travers la réalisation de ces recherches. Néanmoins, force est de constater que son œuvre apporte un éclairage inédit et nouveau sur le fait et la pensée islamiques, notamment avec le concept du triangle anthropologique, qui démontre sa pertinente dans l’analyse de la sourate 9 et à travers, par exemple, l’épisode récent et malheureux de la création de l’État islamique (Daesh), qui, durant son existence, de 2014 à 2017, nous a fourni quotidiennement la mise en scène d’une violence sacralisée au nom d’une vérité.

Enfin, au-delà de sa pertinence au niveau du champ académique, l’apport arkounien est, selon nous, d’une grande actualité pour le renouvellement de la pensée islamique contemporaine, qui semble traverser une impasse. En effet, dans le monde musulman, tant l’islam officiel des États que les mouvements contestataires islamistes se fondent sur une orthodoxie commune, basée sur des axiomes sacralisés et anhistoriques. Ce fait explique, par exemple, le maintien de la moitié de la population, les femmes, de l’ensemble des pays musulmans, dans un statut d’infériorité légalisée au nom de la charî’a (« loi divine ») élaborée dans le cadre d’une épistémè médiévale, fondée sur la doctrine du Coran compris comme Parole éternelle et incréée de Dieu86. La démocratisation de l’œuvre d’Arkoun, qui postule l’historicisation des textes scripturaires et des constructions dogmatiques, pourrait contribuer à une véritable subversion épistémologique de la pensée islamique contemporaine.

Bibliographie

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1Cf. M. Arkoun, « Pour une islamologie appliquée », in ID. : Pour une critique de la raison islamique, Paris, Maisonneuve et Larose, 1984, p. 43-63.

2Ibid., p. 51.

3M. Arkoun, ABC de l’Islam. Pour sortir des clôtures dogmatiques, Paris, Grancher, 2007, p. 245.

4M. Arkoun, « Introduction à l’aporie Islam/Occident », in Virginie Devillers et Jacques Sojcher dir., Portraits de l’autre, collection Ah !, Ed. Cercle d’Art, no 4-5 (2007), p. 79.

5Ibid.

6M. Arkoun, ABC de l’Islam, p. 245.

7R. Girard, La violence et le sacré, Paris, Hachette Littérature, 1998.

8M. Arkoun, ABC de l’Islam, p. 245.

9M. Arkoun et Joseph Maïla, De Manhattan à Bagdad. Au-delà du Bien et du Mal, Paris, Desclée de Brouwer, 2003, p. 189.

10M. Arkoun, ABC de l’Islam, p. 245.

11Ibid., p. 248.

12Ibid., p. 247.

13Pour le développement de ce concept, cf. M. Arkoun, The Unthougt in Contemporary Islamic Thought, Londres, Tauris, 2001.

14M. Arkoun, L’Islam. Approche critique, Paris, Jacques Grancher, 1998, p. 11.

15M. Arkoun, ABC de l’Islam, p. 247.

16Ibid., p. 249.

17Ibid.

18Ibid., p. 257.

19Ibid.

20Ibid.

21Ibid.

22Ibid., p. 252-253.

23Ibid., p. 254-255.

24Ibid., p. 254.

25Ibid.

26Ibid.

27Ibid.

28Ibid.

29Ibid., p. 255.

30Ibid.

31Cf. Michael Bonner, Aristocratic Violence and Holy War. Studies in the Jihâd and the Arab-Byzantine Frontier, New Haven, American Oriental Society, 1996, p. 3, cité par M. Arkoun et J. Maïla, De Manhattan à Bagdad, p. 71.

32Muqqadima, III, chap. 33, p. 408, cité par A. L. De Premare, Les Fondations de l’islam. Entre écriture et histoire, Paris, Seuil, 2002, p. 114.

33M. Arkoun, ABC de l’islam, p. 255.

34Ibid.

35Ibid., p. 252.

36Ibid., p. 256.

37M. Arkoun, Lectures du Coran, Paris, Albin Michel, 2016 (1re éd. 1982, Maisonneuve et Larose), p. 464-465.

38M. Arkoun, op. cit., 2016 (1re éd. 1982, Maisonneuve et Larose), p. 460.

39Jacqueline Chabbi, Les trois piliers de l’islam. Lecture anthropologique du Coran, Paris, Seuil, 2016.

40Ibid., p. 248-249.

41Ibid., p. 251.

42M. Arkoun et J. Maïla, De Manhattan à Bagdad, p. 197.

43Ibid., p. 197.

44M. Arkoun, ABC de l’islam, p. 261.

45Ibid., p. 245.

46Le verset 5 de la sourate 9, « révélé » selon la tradition islamique parmi les derniers versets, abroge selon les raisonnements juridiques de l’orthodoxie sunnite de nombreux versets pacifiques.

47« Le fait coranique est un événement linguistique, culturel et religieux » qui marque notamment le passage du polythéisme au monothéisme dans la péninsule arabique. Cf. M. Arkoun, La Pensée arabe, Paris, P.U.F., 2012 (1re éd. 1975), p. 9.

48Pour l’approfondissement de ces concepts, « fait coranique » et « fait islamique », cfibid., p. 11-49.

49Le mu‘tazilisme est un courant musulman théologique rationaliste, apparu au tout début du IXe siècle, imprégné de philosophie grecque, qui prône, entre autres, le primat de la raison sur le donné révélé.

50Pour le développement de ces concepts « le pensable, l’impensable et l’impensé », cf. notamment M. Arkoun, Pour une critique de la raison islamique, Paris, Maisonneuve et Larose, 1984.

51Dominique Urvoy, Histoire de la pensée arabe et islamique, Paris, Seuil, 2006, p. 179.

52Abdelwahab Medeb, La maladie de l’islam, Paris, Seuil, 2002, p. 24.

53M. Arkoun, « Pour une histoire réflexive de la pensée islamique », conférence organisée par l’association Dakira et l’Université Libre de Bruxelles (CECID), Bruxelles, 25 avril 2008.

54Ibid. (conférence du 25 avril 2008).

55M. Arkoun, « Introduction à l’aporie islam/Occident », in Virginie Devillers et Jacques Sojcher dir., Portraits de l’autre, collection Ah !, Ed. Cercle d’Art, no 4-5 (2007), p. 81.

56M. Arkoun, ABC de l’islam, p. 117.

57M. Arkoun, Humanisme et islam. Combats et propositions, Paris, Vrin, 2005, p. 77.

58Pour le développement de ces trois concepts clés, cfibid., p. 77-129.

59Ibid., p. 109.

60M. Arkoun, La question éthique et juridique dans la pensée islamique, Paris, Vrin, 2010, p. 186.

61Ibid.

62M. Arkoun, ABC de l’islam, p. 262.

63La mytho-histoire, concept élaboré par Arkoun, signifie « l’ensemble des procédés linguistiques et littéraires par lesquels tout transmetteur de la mémoire collective » (historien, acteur social, etc.) transfigure dans un processus de sacralisation « des acteurs, des évènements, des conduites, des productions d’un moment privilégié du passé. » Cf. M. Arkoun et J. Maïla, De Manhattan à Bagdad, p. 94-97. La mythoidéologie signifie la projection systématique « des concepts nés et travaillés dans le cadre épistémique de la modernité » (égalité, autonomie, citoyenneté, etc.) vers p. ex. « les textes fondateurs et les enseignements de la Tradition » islamiques nés dans un cadre épistémique médiéval qui les ignore. Ibid., p. 118.

64M. Arkoun, ABC de l’islam, p. 17.

65M. Arkoun et J. Maïla, De Manhattan à Bagdad, p. 86.

66Ibid.

67Ibid.

68Ibid.

69Ibid.

70Ibid.

71Ibid., p. 87.

72Ibid.

73Ibid.

74M. Arkoun, « Penser le fait religieux à travers l’exemple de l’islam », Bruxelles, cycle de conférences organisé par l’association Dakira et l’Université Libre de Bruxelles (CECID), 27 avril, 12 et 19 mai 2009.

75Ibid.

76M. Arkoun, Pour une critique de la raison islamique, 1984.

77M. Arkoun et J. Maïla, De Manhattan à Bagdad, p. 38.

78M. Arkoun, « Penser le fait religieux » (27 avril 2009).

79M. Arkoun, La question éthique et juridique dans la pensée islamique, 2010, p. 186.

80M. Arkoun, « Penser le fait religieux » (27 avril 2009).

81M. Arkoun, La question éthique et juridique, p. 17.

82M. Arkoun, Pour une critique de la raison islamique, p. 51-55.

83Cfibid., ainsi que M. Arkoun, Humanisme et islam, 2005.

84Cf. notamment A. Filali-Ansary, Réformer l’islam ? Une introduction aux débats contemporains, Paris, La Découverte, 2003 ; R. Benzine, Les nouveaux penseurs de l’islam, Paris, Albin Michel, 2004.

85Cf. notamment M. Arkoun, Essais sur la pensée islamique, Paris, Maisonneuve et Larose, 1977, p. 328 ; M. Arkoun, Pour une critique de la raison islamique, p. 55-56 ; M. Arkoun, Humanisme et islam, 2005, p. 239.

86Les orthodoxies sunnite et shiite, à travers les codes du statut personnel et de la famille qui s’inspirent de la charî'a, postulent un rapport hiérarchique des sexes. cf. notamment Latifa Lakhdhar, Les femmes au miroir de l’orthodoxie islamique, trad. H. Abdessamad, Tunis, Amal, 2007.