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Le Dieu de Michel-Ange et sa Création d’Adam

Histoire de l’art et théologie

François BŒSPFLUG

L’objet de cette méditation n’a rien de mystérieux. Son titre permet à chacun d’identifier sans peine de quoi il s’agit : du Créateur, peint par l’artiste à la voûte de la chapelle Sixtine, s’approchant d’Adam encore inerte afin de lui communiquer la vie en plénitude. C’est bien de cette œuvre mondialement connue et admirée qu’il va être question. Mais il y a bien des manières d’aborder un tel sujet.

Ma démarche comporte quatre étapes. Je vais commencer par retracer le contexte dans lequel l’œuvre a été commandée et exécutée (1). Ensuite je l’analyserai et la décrirai en détail en comparant son schéma de composition puis chacun de ses motifs à ceux qui ont été utilisés par d’autres artistes de la même époque ou antérieurs pour traiter du même sujet, ce qui me conduira de fil en aiguille à identifier la quadruple rupture accomplie par Michel-Ange (2), avant d’aborder la réception qui fut celle de l’œuvre en son temps et de formuler un diagnostic sur l’ampleur de ses effets durables, jusqu’à nous (3). Cette troisième partie aura la part du lion, pour des motifs qui relèvent non de l’histoire de l’art stricto sensu, mais des préoccupations et convictions d’un théologien de métier ou tout bonnement d’un citoyen français du début du XXIe siècle ayant passé sa vie à enseigner et à écrire, et s’interrogeant sur la transmission du patrimoine culturel et des clefs de compréhension de la religion naguère dominante aux générations présentes et futures.

1. Le contexte de la commande

La Création d’Adam a été peinte à fresque par Michel-Ange sur la voûte de la chapelle du Vatican construite entre 1477 et 1483, sanctuaire où les cardinaux réunis en conclave, depuis celui de 1492, élisent le pape. Ladite chapelle fut inaugurée solennellement en 1483, le 15 août comme il se doit, puisqu’elle est dédiée à l’Assomption de la Vierge, fêtée ce jour-là dans la liturgie romaine depuis la fin du VIe siècle1, et exaltée dans l’iconographie médiévale et les dédicaces d’églises dès les derniers siècles du Moyen Âge, bien avant d’avoir été définie du point de vue dogmatique, en 1950, par Pie XII2. Sa voûte, longue d’une quarantaine de mètres et large de quatorze3, est située à une vingtaine de mètres au-dessus du sol. Durant plus de vingt ans, jusqu’à sa prise de possession par Michel-Ange, elle ne fut décorée que d’un ciel bleu rendu étoilé4 par de petites boules de cire dorée collées sur la peinture. Le pape Sixte IV, dès 1481, s’était acquis les bons et loyaux services de la fine fleur des artistes florentins alors au service de Laurent de Médicis dit Le Magnifique (le Pérugin, Botticelli, Ghirlandaio, qui fut le maître de Michel-Ange, et Rosselli, puis Biagio d’Antonio et Luca Signorelli, excusez du peu), qui réalisèrent à eux six les seize fresques des murs de la nef – quatre d’entre elles ont été détruites, celles des petits côtés du vaisseau, du fait de l’ouverture d’une porte, et de la peinture par Michel-Ange, de 1535 à 1541, du fameux Jugement dernier. Il n’en reste donc que douze, qui racontent en parallèle, avec le propos sous-jacent de montrer leur correspondance, faite tantôt d’opposition tantôt d’accord, la vie de Moïse5 (mur sud) et celle du Christ6 (mur nord) – ces deux cycles surmontent de fausses draperies remplaçant les tapisseries de Raphaël exposant les œuvres et miracles du premier pape, saint Pierre, et du premier évangélisateur, saint Paul, désormais conservées au Musée du Vatican. Dans les intervalles entre les fenêtres, les portraits des vingt-sept premiers pontifes (ils étaient trente, trois ont été détruits). Et c’est alors que la chapelle prit le nom de Sixtine, forgé sur celui du pape Sixte.

Comment Michel-Ange a-t-il été prié d’œuvrer en ce lieu et d’y traiter de la Création, un sujet sur lequel, à ce que l’on sait, il n’était encore jamais intervenu et ne reviendra jamais plus ? Il se trouve que la voûte et son ciel bleu furent alors gravement endommagés, en particulier par une profonde fissure occasionnée par la construction de la basilique Saint-Pierre de Rome, et que le pape Jules II, dit « Le Terrible », neveu de Sixte IV, voulut faire décorer à neuf, en appelant pour cela un brillant sculpteur florentin nommé Michel-Ange (1475-1564), auquel il avait déjà quelques années auparavant, en 1505, commandé son tombeau. Ce dernier résista. Et s’il finit par y consentir, c’est en traînant les pieds, en prétextant qu’il était sculpteur et non peintre (« non è la mia arte ! », aurait-il d’abord répliqué au pape). Peut-être aussi fut-il découragé dans un premier temps par l’ampleur de la tâche – près de 550 m2 à couvrir ! – et rendu méfiant, en raison du soupçon que ce projet avait été d’abord conçu par ses concurrents malveillants, dans l’espoir qu’il accepte et finalement échoue, ou pour qu’il doive, en cas d’acceptation, renoncer ipso facto à sculpter le tombeau du pape7, et aussi à l’idée d’avoir à se plier aux désirs d’un commanditaire impérieux, le pape, en l’occurrence, ce qui ne l’empêchera pas de repousser le souhait pontifical, auquel il a d’abord souscrit8, d’y voir peints les portraits des douze apôtres. Un « programme » contractuel aurait été établi entre eux en 15069. Mais dans quels termes ? On aimerait connaître le détail des négociations, mais c’est sans doute un vœu pieux10. Le « cahier des charges » sur lequel on s’accorda pour finir, consista pour l’essentiel à laisser carte blanche à l’artiste, qui se fixa pour objectif, sponte sua, de réaliser sur la voûte une série de neuf « tableaux » constituant trois triptyques11, le premier traitant de la création du monde, le deuxième de celle d’Adam et Ève et de la Chute, et le troisième de la vie de Noé et du Déluge ; l’artiste avait par ailleurs en charge de peindre un important cortège de prophètes (sept12) et de sibylles (cinq13), accompagné de vingt ignudi14, ces athlètes nus qui peuvent de nos jours encore enchanter des théologiens15. En d’autres termes un programme spectaculaire, d’une exceptionnelle solennité – d’une gravité quelque peu écrasante, un sommet de terribilità, ce style caractérisé par une synthèse d’énergie irrésistible, de postures héroïques et de beauté sûre d’elle-même.

Les travaux débutèrent le 10 mai 1508 – l’artiste n’avait alors que 33 ans, mais il avait déjà réalisé la Pietà, en 1499, à vingt-quatre ans, où l’idéalisation a pour effet, entre autres, que la Vierge paraît plus jeune que son fils, et son fameux David, l’une et l’autre célèbres jusqu’à Rome. La voûte ne fut achevée qu’en octobre 1512 – l’inauguration solennelle eut lieu le 31 octobre de cette année-là, au cours des vêpres de la Toussaint. Michel-Ange a donc trente-sept ans quand il vient à bout de ce qui est universellement célébré comme l’un des chefs-d’œuvre de l’histoire mondiale de l’art.

La tâche, à la Sixtine, fut épuisante. « Solitaire, phobique, méprisant ses rivaux Vinci et Raphaël », travaillant au début avec six aides voire plus, qui le déçurent, puis avec un seul, Michel-Ange fut cloué sur place durant quatre ans. Son endurance illustre un aspect de l’anthropologie théorisé par Thomas d’Aquin dans sa Somme théologique, à savoir l’« irascible ». La volonté humaine est mobilisée soit par ce qui est désirable (le « concupiscible »), soit par ce qui, étant difficile à atteindre, suscite la combativité (l’irascible). Elle aime les défis. Déjà Michel-Ange avait réalisé son David dans un bloc de marbre fendu dont ne voulait aucun sculpteur. Son audace inventive et percutante éclate dans la représentation de Dieu, dans le rendu des corps, le traitement des couleurs. Michel-Ange travailla debout tête renversée (et non pas couché comme cela se dit16 : il s’est d’ailleurs dessiné en train de peindre à la Sixtine, en marge d’un sonnet) sur un échafaudage avec pont roulant sur rail conçu par lui, ne reposant pas au sol mais sur les tenons fixés sur les murs en dessous des lunettes (six de chaque côté)17. Parce que les travaux traînaient en longueur, Jules II le colérique s’impatienta, au point de frapper Michel-Ange avec son bâton, en lui enjoignant de terminer... Chaque journée, de fait, a dû être une course contre la montre, la technique de la fresque imposant au peintre un temps limité.

Le bon sens et la logique suggèrent de concert de lire la voûte en commençant par le commencement18, à savoir le trio de fresques présentant Dieu en train de façonner le cosmos dans ses grandes lignes, conformément au récit du premier livre de la Bible, celui de la Genèse : un Créateur que Michel-Ange, en s’y projetant, s’est visiblement plu à représenter surpuissant et sur-actif, si bien que l’on comprend sans peine qu’il se soit dispensé de le montrer se reposant au septième jour, comme cela fut fait par exemple dans le cycle des mosaïques de Palerme (requievit dominus septimo die...) – le thème du Créateur se reposant est absent de son œuvre, et peu illustré dans l’art d’Occident, d’ailleurs, en dépit de la richesse des réflexions qu’il a inspirées aux théologiens19.

Dans la première scène, celle du premier jour de la création, Dieu crée la lumière et sépare la lumière des ténèbres. Le deuxième jour, celui où Dieu sépare les eaux des cieux, est bizarrement renvoyé au troisième panneau. Dans le deuxième, le plus grand des trois, il y a deux représentations de Dieu, celle du troisième jour, Dieu créant la terre et faisant pousser les plantes (en bas à gauche), et celle du quatrième, où Dieu met le soleil (sur sa droite) et la lune en place (sur sa gauche) pour régir la nuit et le jour, l’heure et les saisons de l’année. Selon la Genèse, le cinquième jour, Dieu créa les oiseaux, les poissons et les créatures des profondeurs, sans que cela ne soit présenté. En effet le récit pictural de Michel-Ange saute directement à la Création d’Adam, qui précède la Création d’Ève et le panneau double avec la Chute et l’Expulsion du paradis.

2. La Création d’Adam : schéma de composition et motifs

La fresque de la Création d’Adam est donc la quatrième de la série des neuf de la voûte de la Sixtine. Elle mesure 280 × 570 cm. Elle n’aurait été achevée que tardivement, en 1511, alors que Michel-Ange avait commencé de peindre la voûte dès mai 1508.

2.1. Le schéma de composition

Notre œil est tellement habitué à cette peinture que nous ne remarquons plus ce qu’elle a de singulier et de décalé par rapport à la source biblique, et elle est si talentueuse que l’on se sent presque coupable de présomption insolente en se montrant critique et en faisant observer, point par point, combien elle est au fond problématique, au moins autant voire beaucoup plus, comme je le pense, que le Jugement dernier du mur du fond de la chapelle, qui s’attira beaucoup de critiques, au point que des voix s’élevèrent pour réclamer sa destruction pure et simple. Or il devrait être clair que le génie artistique ne constitue pas une garantie de pertinence anthropologique et théologique. Et surtout, il ne fait à personne une obligation éternelle de réception admirative pluriséculaire...

Dans la Bible, qui est sans conteste la source textuelle primordiale de la création de l’homme dans la tradition chrétienne, il y a deux récits de la création d’Adam. Ils ont en commun d’en faire le couronnement du processus de création du cosmos, des astres, de la végétation et du monde animal, afin que prenne sens la déclaration de Dieu dans le premier récit : « Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu’il soumette les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux, toute la terre et toutes petites bêtes qui remuent sur la terre. Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, mâle et femelle il les créa. » (Gn 1,26-27 ; Traduction Œcuménique de la Bible). Quant au deuxième récit, il compare la création d’Adam à l’action d’un potier ou d’un sculpteur : « Le Seigneur Dieu modela l’homme avec de la poussière prise du sol, il insuffla dans ses narines l’haleine de vie, et l’homme devint un être vivant. Dieu planta un jardin en Éden, et il y plaça l’homme qu’il avait formé » (Gn 2,7-8 ; TOB).

La Création d’Adam de Michel-Ange poursuit la tradition de l’art chrétien sur plusieurs points, entre autres la beauté d’Adam, ici exaltée comme jamais encore, dans la mesure où l’artiste lui a prêté un corps parfait, répondant aux critères esthétiques de la Renaissance (c’est un éphèbe, ou si l’on préfère un athlète au repos), impliquant sa nudité resplendissante, et plaidant, même nu, en faveur de la dignité de l’homme, et aussi le fait qu’il soit figuré imberbe, deux caractéristiques traitées selon l’esthétique de l’époque, mais déjà communes dans l’art médiéval depuis au moins quatre siècles. Mais elle rompt de quatre façons au moins avec l’iconographie de cette scène dans l’art chrétien :

a) Adam est seul, dépourvu de monde alentour, on point que l’on voit mal sur qui et sur quoi il aurait à dominer.

b) Il est là et bien là au complet, dirait-on, en tout cas déjà créé, c’est chose faite ; le spectateur n’a pas la preuve que sa forme proviendrait d’un modelage, ni sa vie d’une insufflation ; le Créateur, en tout cas, n’est pas montré en train de se livrer à l’une ou à l’autre de ces deux opérations.

c) Adam a quelque chose de lascif, ce qui innove, voire tranche, dans l’histoire de ce sujet, dans la mesure où il était jusqu’alors ou bien inerte et yeux clos, ou bien éveillé et debout, digne et humble, devant son Créateur.

d) sa ressemblance à Dieu n’a rien de convaincant, à part la commune appartenance de leurs allures respectives à la race humaine.

Revenons maintenant sur chacune de ces « ruptures ».

a) La plupart des scènes de création d’Adam, dans l’histoire de l’art médiéval, puis dans celle de l’époque de Michel-Ange et encore après, montrent le Créateur et le premier homme dans un cadre champêtre, entouré de terre et d’eau, d’arbres, de fleurs, d’animaux ; ainsi dans celle de Lucas Cranach l’Ancien conservée à Vienne20. Celle qu’a imaginée Michel-Ange est comme un gros plan hors monde, faisant de Dieu et de l’homme des météorites en train de se frôler. Adam est couché, seul, sur un escarpement rocheux débouchant sur le vide. Quant au Créateur, il paraît lui aussi circuler dans l’espace interstellaire. Mais l’homme est rigoureusement seul, tandis que Dieu voyage accompagné d’une escorte sans doute angélique21, deux fois insolite puisqu’elle est aptère (sans ailes) et sexuée ; ils sont onze d’allure plutôt masculine, à savoir trois groupes de trois, plus deux, celui qui est plaqué contre l’épaule droite du Créateur, et celui sur l’épaule duquel le Créateur pointe son index gauche22, qui est doté d’un sexe masculin bien visible. Tous se pressent contre lui à l’intérieur de ce grand manteau rouge qui dessine une forme de cerveau23 (humain), ce qui a conduit à bien des réflexions sur les rapports entre création et intelligence (humaine) – j’y reviendrai.

Il y a un douzième « ange », d’allure féminine cette fois, sur lequel Dieu appuie son bras gauche. L’on a beaucoup spéculé sur l’identité de cette figure24, qui est une première dans l’histoire de l’art chrétien, en laquelle les livres sur Michel-Ange et sa voûte, décidément gourmands d’hypothèses risquées, s’aventurent à voir soit Ève avant sa naissance, ce qui paraît vraiment gratuit puisque ladite naissance fait l’objet de la fresque suivante de la Sixtine, et que la femme tirée du côté d’Adam ne ressemble pas à celle sur laquelle Dieu s’appuie, soit la Vierge Marie avec Jésus à ses côtés25, ce qui est improuvable et encore plus fantaisiste, Marie n’ayant jusqu’à plus ample informé jamais été représentée les deux seins nus, et encore moins dans l’intimité du Père Créateur avec Jésus enfant à ses côtés – mais interpréter la figure de ce petit garçon effarouché sur l’épaule duquel le Créateur pointe son index gauche comme une image du Verbe avant son incarnation paraît totalement gratuit26. Interpréter la création d’Adam comme l’annonce en filigrane de l’incarnation du Christ, comme l’ont proposé certains historiens en se justifiant par le titre de Second Adam que lui a conféré l’apôtre Paul, c’est projeter dans la peinture une signification qui ne repose sur aucun indice visuel et n’a donc aucune plausibilité. Voir enfin une allusion à la Trinité dans le fait que les scènes de la Création qui précèdent celle d’Adam sont trois, et ajouter en prime que le vent qui gonfle le manteau dans lequel Dieu et son escorte sont nichés symboliserait le Saint-Esprit, grâce à quoi la Trinité serait présente au complet puisque le Verbe s’y trouve déjà, c’est oser croire que Michel-Ange aurait eu le goût de s’aventurer dans la production d’une Trinité créatrice absolument insolite et indéchiffrable comme telle.

Au total, à lire les commentaires récents de cette œuvre de Michel-Ange, on a l’impression que la plupart des historiens de l’art et des théologiens d’aujourd’hui postulent que Michel-Ange est un artiste incontestablement génial en tout ce qu’il fait, et que le seul problème est de parvenir à rejoindre à chaque fois son intuition. Sauf que cette dernière est souvent impénétrable et ne présente aucune garantie d’infaillibilité.

b) La métaphore de l’insufflation aura inspiré bon nombre d’œuvres d’art, et celle du modelage aussi. Un certain nombre de miniatures médiévales, en Occident, ont eu aussi recours, pour représenter la création d’Adam, au geste consistant pour Dieu à prendre Adam par la main ou à le saisir au poignet27. Michel-Ange est le premier à se passer de ces conventions symboliques28 et à leur préférer, ce qu’aucun artiste, jusqu’à plus ample informé, n’avait fait avant lui, celle du contact, forcément furtif, d’index à index : Dieu et l’homme ne se touchant que du bout du doigt. Et c’est encore trop dire : les doigts ne se touchent pas. Faut-il en déduire que la capacité créatrice de Dieu se passe de contact, qu’elle n’en a pas besoin ? Certains auront voulu voir dans cette tangence retenue, ce simple frôlement, au-delà d’une exaltation du symbolisme de la main et du toucher, très prisé à la Renaissance, le fait que l’homme est séparé de Dieu, ce qui paraît de nouveau paradoxal, pour ne pas dire risible puisque tout concourt au contraire à les présenter comme déjà très proches et se rapprochant encore. D’autres ont salué dans cet espacement de quelques centimètres « le plus extraordinaire suspens temporel de toute l’histoire de l’art », « une des images les plus imitée de tous les temps », et « le point nodal de tout le programme décoratif de la voûte. »29 De fait, le rapprochement des deux mains est à l’honneur, on pourrait presque parler d’une chirophanie éclipsant la théophanie proprement dite. La séduction exercée par ce suspens explique sans doute sa fortune exceptionnelle, qui se mesure au nombre incalculable des bricolages, caricatures et autres rhabillages inventifs et/ou moqueurs qu’il a inspirés – ce dossier mériterait une étude systématique.

Qui plus est, l’on se demande ce que Dieu pourrait encore donner à cet homme qui, bien que lascif, paraît tout à fait vivant, corporellement parfait et déjà capable de se mouvoir, puisqu’il regarde intensément vers Dieu et lui tend la main, celle-ci fût-elle relâchée. Que lui manque-t-il, au fond ? La plupart des commentateurs parlent d’« une étincelle de vie » : on se demande d’où peut bien venir un tel motif, dont la pertinence paraît a priori très faible, et l’enracinement biblique absolument inexistant. Certains se risquent à penser que c’est une âme qui va être communiquée du bout du doigt divin au premier homme30. Mais l’adoption de cette lecture, logiquement, impliquerait que l’âme peut se communiquer de doigt à doigt, ce qui paraît vraiment aventureux, et elle a pour conséquence obligée que l’Adam allongé serait encore privé d’âme, alors qu’il regarde intensément son Créateur, ce qui ne colle pas... et contraint l’interprète porté à aller dans ce sens à qualifier le regard d’Adam de « substantiellement inexpressif », tout en concédant qu’il est « ardent »31, ce qui n’a ni queue ni tête. Le médecin américain, Frank Lynn Mehsberger, qui le premier a fait observer en 1990 que le manteau sur le fond duquel le Créateur était inscrit avait la forme d’un cerveau humain en coupe32, a ajouté, dans le droit fil de cette remarque, que ce qui manquait à Adam, c’était l’intelligence, et que c’est précisément cela que Dieu entreprenait de lui transmettre dans la fresque de Michel-Ange33. Mais c’est projeter sur le texte biblique et le dogme de la création de l’homme un évolutionnisme qui leur est étranger, selon lequel Adam en serait d’abord passé par une phase végétative, ou animale.

La bonne interprétation est sans doute celle qu’a fournie une chercheuse américaine, Marjorie O’Rourke, qui consacre tout un chapitre de son livre à cette fresque, afin d’établir que le geste de Dieu n’est pas néo-platonicien, comme on l’écrit souvent en raison de l’atmosphère philosophique de Florence, faisant à l’homme le don de l’âme par le toucher, mais intime à Adam l’ordre de se lever sur ses deux jambes, libérant ainsi sa main avec laquelle il pourra être pleinement homme, et même un artiste34.

c) La décontraction physique de cet homme nu et quelque peu indolent, accoudé sur son bras droit, tendant un bras gauche terminé par une main molle et un index qui ne jugent pas urgent de se redresser, dont la tête est penchée sur son épaule, dont les jambes s’ouvrent sur son sexe, sans parvenir à la jonction tout à fait incontestable de l’index de ce puissant vieillard dont la nudité est à peine voilée ou presque révélée par une étrange chemise de nuit de couleur lilas clair dont jamais l’art n’avait encore osé vêtir le Créateur, ce contact espéré mais non consommé à quelque chose de suspect... En définitive, c’est surtout leurs regards qui se touchent. On dirait qu’ils s’entre-fascinent, et certains ont cru y discerner la marque de l’homosexualité latente de l’artiste. Quoi qu’il en soit, on attendrait de Dieu plus de distance. Beaucoup parlent ici de solennité. Mais c’est très discutable, et ignorant des mœurs humaines, tant la sensualité, ici, fait fi de toute convenance sociale. Le mot solennité convient-il encore pour qualifier une scène qui évacue allègrement tout ce que mot implique de codification hiératique et protocolaire ? La hiératicité traditionnelle des figures de Dieu, faite de retenue, de pudeur, de dignité, de frontalité, d’immobilité cérémonielle, a été congédiée au profit d’une mobilité héroïque et d’une sensualité qui rompent avec la dimension de l’art religieux qui en fait un lieu de rencontre du fidèle avec le prototype, au profit d’un art religieux spectaculaire.

d) Adam est un homme jeune – Augustin a estimé qu’il avait été créé avec un corps d’homme de trente ans, l’âge que tous auront d’après lui au moment de la résurrection des morts quand sonnera l’heure de la fin du monde, comme il l’explique dans son De Civitate Dei, et bon nombre de Pères de l’Église furent d’un avis comparable35. C’est encore le cas chez Michel-Ange. Le contraste saute aux yeux, entre la jeunesse d’Adam et le grand âge de Dieu, représenté en vieillard, même s’il est divinement robuste. En cela l’artiste rompt complètement – il n’est certes pas le premier, les peintres florentins de la Sixtine l’ont fait avant dans une dizaine de scènes – avec la règle du christomorphisme de la représentation chrétienne de Dieu36, une règle qui voulait que Dieu ne fût pas représenté en vieillard mais sous les traits du Christ... donc âgé de trente ans environ, comme à Chartres, ou de beaucoup moins, comme à Venise ou à Ravenne. Il est remarquable que cette règle, non écrite et jamais promulguée comme telle par un synode, un concile, un pape ou un patriarche, fut néanmoins observée de manière générale durant environ un millénaire aussi bien en Occident qu’en Orient – une des rares exceptions étant la représentation de Dieu en vieillard se réclamant de l’Ancien des Jours nommé par le prophète Daniel (Dn 7,9), qui a eu une certaine faveur dans l’art oriental, sans jamais se départir toute fois d’une dignité hiératique37.

Autre dissemblance patente, sans doute réclamée par le sujet, mais sans avoir été vraiment compensée, le contraste entre l’inertie d’Adam, parfaitement au repos, et l’extraordinaire énergie qui émane de la figure de Dieu, dépeinte comme étant en mouvement, portée par un vent qui gonfle le grand manteau qui l’enveloppe lui et sa troupe et soulève jusqu’à ses cheveux – on y a vu « la métaphore visuelle de l’esprit par l’intermédiaire duquel Dieu infuse la vie à Adam. »38 La Création d’Adam de Michel-Ange, d’après moi, échoue à faire souvenir que Dieu aurait créé l’homme à son image. Car Adam, ici, ne ressemble guère à Dieu, sauf par le fait de poser lui aussi pour les spectateurs de la peinture, complice en cela du Créateur – un rapport spéculaire presque narcissique. Pour le reste, le Dieu de Michel-Ange ne ressemble vraiment ni à Adam, qui devrait être à son image, ni d’ailleurs au Christ, son Fils, tel qu’il a été peint traditionnellement, ou tel que Michel-Ange l’imaginera, herculéen, en train de présider au Jugement dernier dans la fresque grandiose au-dessus de l’autel – de ce point de vue, l’allure de vieillard ventripotent donnée par l’artiste au Créateur dans la scène de la création d’Ève consomme la fin du christomorphisme de la représentation de Dieu – et Raphaël et son équipe feront le reste dans la peinture des Loges39. Non que Michel-Ange ait eu l’initiative à lui tout seul de vieillir d’un coup la figure de la première Personne de la Trinité. Tant s’en faut, ce processus de différenciation du Père et du Fils s’amorce au XIVe siècle, se poursuit lentement au début du Quattrocento et se généralise au cours de la seconde moitié du XVe siècle. Mais que son talent et sa réputation s’en soient mêlés aura contribué à consacrer cette évolution et à lui conférer une sorte d’autorité, puisque Dieu le Père en vieillard jupitérien était désormais à demeure au cœur de Rome. Qu’aucun théologien romain ne se soit interrogé en découvrant les figures de Dieu le Père de la Sixtine prouve que ce congédiement de la règle du christomorphisme était déjà presque consommé au moment de la peinture de la voûte de la Sixtine.

3. La réception de l’œuvre et ses effets, jusqu’à nos jours

Si Michel-Ange était mort en 1512, après avoir achevé la voûte de la Sixtine, il eût déjà été durablement célèbre. Mais il vécut encore plus d’un demi-siècle... Et à soixante ans, en tout cas, il remonta sur l’échafaudage, pour peindre cette fois, sur l’ordre du pape Clément VII puis de Paul III, le Jugement dernier du mur du fond, terminé de nouveau un 31 octobre, celui de 1541, au terme de 449 journées de labeur solitaire, et où il a logé presque autant de personnages. Voici son portrait, vers 1550, par Daniele da Volterra, « il braghettone » (1509-1566), alias « Monsieur caleçons », le « faiseur de culottes » qui fut chargé en 1565 de rhabiller les nus du Jugement dernier et leur ajoutant des repeints de pudeur sur les parties génitales... Momentanément, les nudités furent proscrites dans l’art de la Contre-Réforme. Dans l’art exposé dans les églises, on fit en effet la chasse aux nudités. Mais elles se réfugièrent et prospérèrent dans les tableaux de chevalet destinés aux collectionneurs, en particulier dans les sujets bibliques servant de prétextes, il n’en manquait pas, qui furent fréquentés comme jamais auparavant : Lot et ses filles, Joseph et la femme de Putiphar, Suzanne et les vieillards, David et Bethsabée.

Pour en revenir à Michel-Ange, sa voûte de la Sixtine suscita de loin en loin quelques oppositions et critiques, en particulier les ignudi. Dans un cadre aussi religieux, à l’iconographie soigneusement choisie, le moins qu’on puisse dire est qu’ils détonnent. Ils suscitèrent jadis la réprobation. Le pape batave Adrien VI, qui fut le pieux précepteur de Charles Quint, souhaita même leur destruction, n’y voyant, selon ses propres mots, proférés en 1522, et rapportés par Vasari dans La Vie d’Antonio da Sangallo, qu’« un pot-au-feu de corps nus au plafond... », un « bain public » (stufa)40. D’après André Chastel, ce pape néerlandais est allé jusqu’à déclarer qu’il souhait la destruction de la voûte toute entière41. Mais en général, elle emporta l’adhésion voire l’enthousiasme de la plupart de ses contemporains42. Cela s’explique en grande partie par le talent de l’artiste, assez percutant pour faire oublier qu’une église n’est habituellement pas peuplée d’autant de figures dénudées. Mais ce succès d’estime admirative est aussi dû au fait, souligné par tous les historiens de l’Église, que la peinture de cette voûte, en particulier les cinq premières fresques consacrées à la Création, était en harmonie profonde avec les sermons prononcés à la cour pontificale à cette époque. Les actions du Dieu Créateur à l’origine de l’histoire étaient assurément un de leurs thèmes de prédilection. Dieu traité en héros divin, c’était dans l’air du temps et s’accordait avec ce que l’on peut appeler « la théologie de la Renaissance ».

Un parallélisme étroit a sans doute existé entre la prédication et la peinture, deux arts voués à exceller lorsqu’il s’agit de vanter la création avec le maximum d’éloquence possible, surtout quand il s’agit de celle de l’homme. Or les fresques de Michel-Ange sont à la peinture ce qu’un panégyrique est à l’art oratoire. La puissance de Dieu capable de faire surgir le monde du néant et la beauté des créatures sorties de ses mains, des astres aux fleurs et jusqu’aux pousses d’herbe et aux graines, qui avaient déjà inspiré à un saint Augustin des formules aussi louangeuses que percutantes – Deus ubique totus – ont connu à la fin du Moyen Âge un formidable regain de faveur, que Michel-Ange a su célébrer avec autant de talent que d’originalité43. « De toutes les fresques de la voûte, aucune n’est plus connue, ni plus fréquemment reproduite, que la Création d’Adam, et aucune ne devait impressionner les contemporains avec plus de force, tant elle illustre l’un des thèmes les plus communs de la rhétorique de ce temps : celui de la dignité de l’homme, créé à l’image et à la ressemblance de Dieu [...]. Nombre d’orateurs de la chapelle Sixtine citaient ou paraphrasaient le célèbre De la dignité de l’homme (1496) de Pic de la Mirandole [...] »44.

Au cours de la seconde moitié du Cinquecento, c’est surtout la fresque du Jugement qui s’attira les critiques, qui allèrent jusqu’à en réclamer le voilement voire la destruction. En le découvrant, le maître de cérémonies du pape aurait déclaré : « voilà une œuvre tout juste bonne pour les bains publics et les auberges ». Et de Pierre l’Arétin (1492-1556), on a ce verdict : « Michel-Ange a-t-il donc voulu montrer aux gens autant d’irréligion et d’impiété que de perfection dans la peinture ? ». L’histoire de la réception et de l’interprétation de la voûte de la chapelle Sixtine, au-delà des réactions qui se sont exprimées au cours du siècle de sa création, depuis celles des contemporains immédiats de Michel-Ange jusqu’à celles dont un Vasari s’est fait l’écho45, mériterait assurément une enquête suivie46.

Mais j’y renonce. Je n’ai pas entrepris ce travail de longue haleine pour scruter cette contextualisation rapprochée, et me sens aimanté plutôt par une autre tâche, de contextualisation élargie jusqu’à notre époque, qui est de parvenir pour finir à suggérer la position qu’occupe Michel-Ange dans la très longue histoire de Dieu dans l’art, pour laquelle je me passionne depuis quarante ans. Mon sentiment est que le triomphe qui a été le sien, en son temps, et non moins au nôtre depuis la restauration des fresques par la télévision japonaise entre 1981 et 198947, a joué sans que Michel-Ange ne l’ait ni voulu ni prévu un rôle non négligeable dans le discrédit qui a frappé l’idée même de Dieu. Il se pourrait au fond que sans l’avoir voulu le moins du monde, il ait été néfaste sur la longue durée.

Je sais chanter en cela extra chorum, en ce sens que la plupart des livres sur l’œuvre de Michel-Ange à la Sixtine rédigés depuis la fin des années 1990 jusqu’à nos jours48 font l’éloge de la Création d’Adam, un éloge à deux tranchants dans la mesure où, multipliant à son propos les hypothèses aventureuses et impossibles à vérifier, ils soulignent nolens volens ce qu’on pourrait appeler le caractère sémantiquement flottant de bien des scènes de cette fresque49, qui suffit à favoriser les délires interprétatifs. L’emphase est en tout cas de mise, plus que jamais. Ce n’est certes pas nouveau, la louange hyperbolique du génie de Michel-Ange est une tradition qui remonte au moins à Vasari50. Elle se maintient et a repris de plus belle aujourd’hui, surtout quand il s’agit de la chapelle Sixtine, présentée non seulement comme « le plus grand ensemble décoratif au monde » (formule d’Élie Faure, dans son Histoire de l’art renaissant, 1914), appréciation purement quantitative, mais comme une œuvre de génie, un héritage culturel pour l’humanité tout entière51. Le joyau sans pareil de ce sommet artistique serait précisément la Création d’Adam, « l’image la plus connue au monde »52, où Michel-Ange aurait su modeler l’image de la divinité en laquelle se reconnaît tout l’Occident chrétien (sic), en fournissant dans cette scène la représentation de Dieu la plus puissante et convaincante de son œuvre53.

À ce premier grief que j’ose formuler en théologien-iconographe à l’encontre de cette fresque, celui d’être porteuse de motifs de signification incertaine, s’en ajoute un second, à mes yeux plus grave, mais solidaire du flottement sémantique multi-directionnel nommé à l’instant. C’est d’avoir marié Dieu, hélas pour des siècles, avec une figure marquée par deux attributs, le grand âge et une force physique (la première des deux qualités avait déjà été attribuée à la figure de Dieu depuis deux siècle, mais c’est surtout à Michel-Ange que Dieu doit d’être devenu athlétique) qui ne conviennent pas, mais pas du tout au grand âge humain, on ne le sait que trop. Quant à l’idée d’un grand âge divin, c’est un cercle carré. L’Antiquité avait su avec clarté que la jeunesse sur laquelle le temps semble n’avoir pas de prise est une métaphore du divin bien meilleure – d’où par exemple la figuration des visiteurs d’Abraham en éphèbes à Saint-Vital de Ravenne. Le grand âge de Dieu est peu divin et la force qui lui est prêtée est peu humaine. Ce Dieu-là va entraîner de proche en proche le rejet de l’idée même de Dieu.

Que l’on me comprenne bien. Mon propos n’est pas d’intenter un procès rétrospectif ni d’accuser quiconque, encore que j’en veuille rétrospectivement, si cela a du sens, aux théologiens des premières décennies du Cinquecento d’être restés muets comme des carpes, mais de m’interroger sur le rôle de l’art dans l’évolution de l’idée même de Dieu dans la culture, et sur l’avenir culturel de la transcendance de Dieu. En tout état de cause, il n’est pas vrai que tout l’Occident se serait reconnu dans l’image de Dieu peinte par Michel-Ange. La représentation de Dieu en vieillard va devenir un problème, au moins sur le plan pastoral, dont le décret du Concile de Trente, promulgué en décembre 1563, reconnaît si bien la pertinence qu’il l’aborde explicitement, même si c’est avec une grande prudence : « S’il arrive parfois que l’on exprime par des images les histoires et les récits de la Sainte Écriture, parce que cela sera utile pour des gens sans instruction, on enseignera au peuple qu’elles ne représentent pas pour autant la divinité, comme si celle-ci pouvait être vue avec les yeux du corps ou exprimées par des couleurs et par des formes. »54 Et si les théologiens inquiets de la diffusion massive de cette image et de sa banalisation ont été très rares, il furent néanmoins assez éloquents, tel un Antoine Arnaud en France, un janséniste il est vrai, pour qu’un pape, Alexandre VIII, s’en mêle et condamne sans appel ni arguments, en 1690, une proposition rigoriste énonçant : « il est impie de placer dans un temple chrétien une image de Dieu le Père siégeant », proposition dont le pape Benoît XIV redira en 1744 qu’elle est fausse et contraire à la pensée de l’Église55. C’en était fait, à certains égards, de la réserve impliquée par l’invisibilité essentielle de Dieu, ou plus précisément, de ce qui, de Dieu, ne s’est pas fait homme. Un Victor Hugo peut ici être appelé à la barre, qui a osé déclarer en 1871, dans un poème intitulé L’Année terrible, en réponse à des ecclésiastiques qui avaient mis en doute sa foi en Dieu : « S’il s’agit d’un bonhomme à longue barbe blanche, [...] Prêtre, oui, je suis athée à ce vieux bon Dieu-là. »56

Michel-Ange est un peintre génial, redisons-le, mais qui a si bien épousé les fascinations de son temps qu’il a puissamment contribué à une lente dérive de l’art d’inspiration chrétienne vers l’insignifiance57. C’est ainsi que s’est consommée la rupture complète avec le monde de l’icône. Outre le fait que l’Orthodoxie, au moins en Russie, a condamné à deux reprises, au concile du Stoglav en 1551 et au Grand Concile de Moscou de 1666, la représentation de Dieu le Père en vieillard ainsi que les images de la Trinité qui la convoquent, comme celle de la Paternité58, il saute aux yeux qu’une scène comme la Création d’Adam de Michel-Ange est complètement étrangère à l’esprit et à la finalité même des icônes, qui pour l’essentiel constituent des occasions de rencontre « transformante » entre le fidèle et le saint personnage représenté (le « prototype »). Car cette fresque n’est décidément pas conçue pour être une confrontation avec le spectateur. Ni le Créateur ni Adam n’y sont disposés. Aucune frontalité, pas de rencontre, pas d’échange. Les personnages de Michel-Ange regardant vers le spectateur sont d’ailleurs une infime minorité. Tout est fait, en revanche, pour qu’ils régalent la vue. Et non pour qu’ils instaurent ou nourrissent une rencontre. Que Michel-Ange ait été un artiste génial, nous en sommes tous d’accord. Quant à dire qu’il fut un théologien durablement bénéfique59, il n’en est pas question, ce serait plutôt le contraire. Il n’en a fait qu’à sa tête, a humanisé Dieu sans retenue60, ce dont le christianisme continue de pâtir, plus de cinq siècles plus tard.

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1Depuis un décret de l’empereur Maurice (582-602) à en croire l’article de Fernand Cabrol, « Assomption (fête de l’) » du Dictionnaire d’archéologie chrétienne et de liturgie, t. I/1, 1907, col. 2997.

2Simon Claude Mimouni, Dormition et Assomption de Marie. Histoire des traditions anciennes, Paris, 2005 ; Daniel Russo, « Assomption », dans André Vauchez (dir.), Dictionnaire encyclopédique du Moyen Âge, Paris, Cerf, 1997, t. 1, p. 139-140.

3Ces dimensions coïncideraient exactement avec celles du Temple de Jérusalem (Michel-Ange et Raphaël au Vatican. Toute la Chapelle Sixtine, les salles et les loges, Musées et Galeries du Vatican, 1978, p. 5).

4Comme à la Chapelle des Scrovegni de Padoue par Giotto.

5Moïse sauvé des eaux (jadis sur le mur du fond, aujourd’hui détruit ou recouvert par le Jugement dernier) ; Voyage de Moïse en Égypte ; Épreuves de Moïse ; Passage de la Mer Rouge ; Don de la Loi au Sinaï ; Châtiment de Coré, Datan et Abiram ; Testament et mort de Moïse ; Différend sur le corps de Moïse (jadis sur le mur d’entrée, aujourd’hui détruit).

6Nativité (jadis sur le mur du fond, aujourd’hui détruite) ; Baptême du Christ ; Purification du lépreux ; Tentations du Christ ; Vocation des apôtres ; Discours sur la montagne et Guérison du lépreux ; Remise des clefs ; la Cène ; Résurrection (jadis sur le mur d’entrée, aujourd’hui détruite).

7D’après Vasari, il se pourrait que Bramante ait soufflé au pape le nom de Michel-Ange dans l’espoir malveillant de bloquer les travaux de la Tombe et d’attaquer la réputation de son concurrent.

8Michel-Ange en fit un croquis préliminaire aujourd’hui conservé à Londres au British Museum.

9Du moins est-ce qui est affirmé dans l’article « Plafond de la chapelle Sixtine » de Wikipedia. Michel-Ange aurait signé le 8 mai 1508 un contrat prévoyant la représentation des Douze apôtres dans les pendentifs. « Mais il juge ce sujet trop pauvre. Sur sa requête, et grâce à l’aide des théologiens de la cour papale, il conçoit neuf scènes centrales inspirées du néoplatonisme. »

10« Nos sources restent parfaitement muettes sur le programme de la voûte à une exception près, qui le concerne. C’est la seule personne dont nous sachions qu’elle a discuté du programme avec l’artiste. Le pape eut d’abord l’idée de faire peindre les Douze Apôtres, puis, au dire de Michel-Ange, lui laissa carte blanche [...]. Rien ne nous permet de savoir s’il fit d’autres suggestions, ou donna d’autres ordres, concernant le programme [...]. En tout cas, les spécialistes ont, à juste titre, repoussé l’idée qu’il aurait pu être l’auteur direct d’un programme détaillé, élaboré et très structuré. » John O’Malley, s. j., « Le mystère de la voûte », in coll., Michel-Ange et la Sixtine, Paris, Belfond, 1986, p. 134.

11Dans son livre, La Sistina svelata. Iconografia di un capolavoro, Milan, Jaca Book, 2007, p. 188-190, le père Pfeiffer ne craint pas d’interpréter de manière trinitaire les tableaux de la Création du monde ; il semble avoir été suivi par Sabine Gignoux dans son article de La Croix mis en ligne (www.la-croix.com, 15 avril 2005), qui parle de « trois triptyques symbolisant la Sainte Trinité ». On aimerait savoir si ces interprétations reposent sur des témoignages concernant un éventuel cahier des charges explicite à ce sujet, auquel Michel-Ange aurait cherché à se soumettre...

12Jonas, Jérémie, Ézéchiel, Joël, Zacharie, Isaïe, Daniel.

13Les sibylles Persique, d’Érythrée, Delphique, de Cumes, Libyque.

14Il y en a quatre aux angles de chacun des cinq petits compartiments de la voûte, par exemple pour celui de la Création d’Ève. Ignudi est le pluriel de l’italien ignudo (« nus »). Le vocabulaire artistique parle d’« académie » pour une représentation dessinée d’un homme nu et de kouros pour une sculpture d’un jeune homme nu. Un « nu » décrit pour sa part, le plus souvent, la représentation d’une femme dénudée. Voir Michel-Ange et Raphaël, p. 10-11 ; André Chastel, « Les ignudi de Michel-Ange », Fables, formes, figures, Paris, Flammarion, 1978, p. 10-11.

15Pierre Gibert, Quand les peintres lisaient la Bible. L’exégèse des peintres à la Renaissance, Paris, Bayard, 2015 ; j’ai recensé ce livre dans Archives de sciences sociales de religions 176 (oct.-déc. 2016), p. 314-317.

16C’est ce que raconte un Paolo Giovio, en 1525, dans ses notes : « Obligé de peindre couché sur le dos, » etc. (André Chastel, « Les premières réactions aux peintures », p. 159). Mais cette position relève de la légende. « Une esquisse de Michel-Ange dans la marge d’un sonnet adressé à Giovanni di Benedetto da Pistoia le représente debout la tête inclinée vers l’arrière et le bras tendu vers le haut » (Wikipedia, « Chapelle Sixtine »).

17Sur l’échafaudage réalisé par Michel-Ange pour peindre la voûte de la chapelle Sixtine, voir Fabrizio Mancinelli, « Michel-Ange au travail », dans Michel-Ange et la chapelle Sixtine, Paris, Belfond, 1986, p. 218-259.

18Heinrich W. Pfeiffer, s. j., La Sistina svelata. Iconografia di un capolavoro, Milan-Vatican, Jaca Book-Libreria Editrice Vaticana, 2007, suit pourtant l’ordre inverse, en commençant par le Déluge, pour remonter vers la création du monde...

19Certaines icônes comportant des représentations de chacun des six jours de la création disposent au centre une image du septième jour, avec le Créateur se reposant, couché (voir par exemple l’icône russe de la fin du XVIIIe siècle reproduite dans Raphaëlle Ziadé, Icônes. Les arts chrétiens au Petit Palais, Paris, Paris Musées, 2017, cat. 46, p. 47).

20Lucas Cranach l’ancien, Le Paradis, huile sur bois, 81 × 114 cm, 1530, Vienne, Kunsthistorisches Museum.

21L’interprétation des figures placées sous le Créateur comme étant des démons, que défend ou propose le P. Pfeiffer, op. cit., p. 189, n’a tout simplement aucun sens. Ce serait d’ailleurs une première, dans la mesure où jamais dans l’histoire de l’art le Dieu Créateur n’a été soutenu ou escorté par des créatures démoniaques – quoi qu’il en soit, même si l’on est amoureux d’innovations, on voit mal quel sens pourrait avoir une telle escorte.

22Il n’y a aucune raison d’y voir des chérubins, comme le fait l’article de Wikipedia, « Création d’Adam ».

23Wikipedia : « En 1990, le médecin Frank Lynn Mehsberger relevait que l’allure générale du manteau et les formes s’y logeant derrière Dieu pouvaient être interprétées comme une description précise du cerveau humain ». On y a vu aussi un utérus, dont s’échappe vers le bas un voile pouvant représenter un cordon ombilical.

24« Le très beau visage, un peu androgyne, de cet adolescent se distingue par une vibrante vitalité, surtout due au regard intense qu’il accorde à Adam. » John O’Malley, op. cit., p. 142. L’identifier à Ève, comme le fait l’article « Création d’Adam » de Wikipedia, paraît insensé, puisque le compartiment suivant de la voûte est consacrée à la création d’Ève. Il ne suffit pas de préciser « elle n’est pas encore créée et, de manière figurative, attend au Paradis de recevoir une forme terrestre. » Y voir Lilith, « la première épouse mythique d’Adam », me paraît exclu : en plein Rome, cette figure n’avait de toute façon pas sa place. Cf. Leo Steinberg, « Who’s Who in Michelangelo’s Creation of Adam », Art Bulletin 74/4 (1992), p. 553-554. D’autres encore pensent qu’il pourrait s’agir plutôt de Marie, mère de Jésus, et que l’enfant à sa gauche, que Dieu tient par l’épaule en appuyant dessus son index gauche, serait Jésus lui-même, auquel cas cette scène serait hautement symbolique et annoncerait la venue du Christ qui délivrera l’humanité du péché originel d’Adam.

25William E. Wallace, Michelangelo : The Artist, the Man and his Times, Cambridge, Cambridge University Press, 2009, p. 110, mentionne comme dignes de considération ces deux hypothèses interprétatives concernant la figure féminine. Mais voir dans cette figure une Ève avant sa propre création est insensé et conduit à des réflexions fumeuses sur la préexistence d’Ève dans la pensée de Dieu. Quant à y voir une image de Marie, c’est d’une incongruité comparable, qui prouve une totale méconnaissance de l’histoire des figures majeures de l’art chrétien sur la longue durée.

26Il est vrai qu’il a existé dans l’histoire de l’art d’inspiration chrétienne des figures de Verbum incarnandum, mais elles ne furent jamais représentées nues.

27Merci à François Dupuigrenet-Desroussilles d’avoir attiré mon attention sur ce filon, en m’envoyant divers specimens...

28W. E. Wallace, op. cit., p. 110, voit dans la surface brune sur laquelle Adam est étendu une évocation de la poussière du sol dont il aurait été modelé (« le sporche tonalità [...] del costone su cui è sdraiato Adamo evocano la polvere della terra, il materiale utilizzato da Dio per modellare Adamo [...] »).

29Ibid.

30Ibid.

31Ibid., p. 111 (« Adamo rivolge lo sgardo ardente ma sostanzialmente inespressivo verso il Creatore »).

32« An Interpretation of Michaelangelo’s Creation of Adam Based on Neuroanatomy », in Journal of the American Medical Association, no 264 (1990), p. 1837-1841.

33« On dit que dans ce tableau ce que Dieu passe à l’homme est l’étincelle de vie. Mais Adam est déjà en vie. Je pense que ce que Dieu donne à Adam, c’est l’intellect. » Cf. Nathalie Angier, « Michelangelo, Renaissance Man of the Brain, Too ? », in New York Times (10 octobre 1990), p. 63.

34Marjorie O’Rourke Boyle, Senses of Touch. Human Dignity and Deformity from Michelangelo to Calvin, Leiden, Brill, 1998, en particulier chap. 1. Merci à François Dupuigrenet-Desroussilles de m’avoir fait connaître cet ouvrage, et d’avoir lu le présent texte en me faisant plusieurs suggestions utiles.

35Augustin d’Hippone, La Cité de Dieu, XXII, xv.

36François Bœspflug, Dieu et ses images. Une histoire de l’Éternel dans l’art, Paris, Bayard, 20173, surtout p. 116-117 et 254-258.

37O palaios tôn hémèrôn, icône de Sainte Catherine du Sinaï, du VIIe siècle, et enluminure de manuscrit byzantin, de 1297 : peinture sur bois, 76 × 53,5 cm ; une prière est inscrite dans son cadre : « Pour le salut de ton serviteur Philochristos et le pardon de ses péchés. » Kurt Weitzmann, The Monastery of Saint Catherine of Mount Sinai. The Icons, t. 1 : From the Sixth to the Tenth Century, Princeton, Princeton University Press, 1976, p. 46-47 ; Thomas F. Mathews, avec la collaboration de Norman E. Muller, Les origines païennes des icônes, Paris, Cerf, 2016, p. 148-150.

38W. E. Wallace, op. cit., p. 110 (« metafora visiva dell spirito mediante cui Dio infonde vita ad Adamo »).

39Nicole Dacos, Les Loges de Raphaël, chef d’œuvre de l’ornement au Vatican, Paris, Hazan, 2008, pl. 103 p. 142 (Tommaso Vincidor).

40Le texte du pape Adrien est cité dans Ernst Steinmann et Heinrich Pogatscher, « Dokumente und Forschungen zu Michelangelo », Repertorium für Kunstwissenschaft 29 (1906), p. 491ss. ; André Chastel, « Les premières réactions aux peintures de la voûte », dans Michel-Ange et la Chapelle Sixtine, Paris, Belfond, 1984, p. 156.

41André Chastel, « Les premières réactions », p. 15.

42Ibid., p. 149ss.

43Cet aspect du succès de Michel-Ange est analysé par John O’Malley, « Le mystère de la voûte », op. cit., p. 92ss. ainsi que p. 120-122, qui développe la comparaison entre la peinture de Michel-Ange et la prédication contemporaine.

44John O’Malley, op. cit., p. 123. Le texte de Pic de la Mirandole n’a été intitulé De la dignité de l’homme que dans l’édition de ses œuvres par son neveu Giovanni Francesco. Ce texte n’était pas toujours bien vu à Rome.

45« Cette œuvre est véritablement le luminaire de notre art, qui a apporté un tel enrichissement et un tel éclat à l’art de la peinture, qui a suffi à illuminer le monde, après tant de centaines d’années de ténèbres. » G. Vasari, Vie des artistes (Vies des plus excellents peintres, sculpteurs et architectes), trad. Léopold Leclanché et Charles Weiss, Paris, Grasset, 2007.

46Vasari écrit entre autres : « c’est une figure [Adam] dont la beauté, la pose et les contours sont tels qu’ils semblent être issus de cet instant même où Dieu créa Adam et de la main du Créateur suprême lui-même plutôt que du dessin et de la brosse d’un mortel. » G. Vasari, Vies des artistes.

47Wikipedia : « Les tonalités, assombries (voire dénaturées) par les fumées d’encens, le suif des chandelles, la pollution atmosphérique (en particulier au-dessus des fenêtres, souvent ouvertes pour aérer) et le passage du temps, avaient valu à Michel-Ange le surnom – manifestement non justifié – de « terrible souverain de l’ombre ». « À leur place sont apparues d’étonnantes couleurs, tour à tour pastel ou acides, critiquées par certains mais pourtant typiques du maniérisme. Jadis dissimulée par l’encrassement, la technique du cangiante, utilisée par Michel-Ange pour traduire la diaprure de certains vêtements, se trouve aujourd’hui pleinement mise en évidence. »

48Plusieurs livres de synthèse sont en instance de publication, tel celui de Mgr Timothy Verdon, La Cappella Sistina. Cuore e simbolo della Chiesa, Rome, Edizioni Musei Vaticani-Libreria Editrice Vaticana, 4 vol., 2017.

49Le dépouillement vestimentaire de Dieu et la nudité de son escorte sont d’interprétation flottante, comme d’ailleurs celle des vingt ignudi de la voûte, même quand l’on se souvient que la beauté du corps, selon Pic de la Mirandole, serait non seulement le sommet de la création mais « un miroir du divin », pas moins. Comme me le fait observer François Dupuigrenet-Desroussilles, tous les néo-platoniciens florentins le soutiennent, en particulier Marsile Ficin dans sa Théologie platonicienne de l’immortalité des âmes – il s’agit toujours du corps masculin, d’ailleurs.

50Cfsupra, n. 45.

51Yosoji Kobayashi, « L’œuvre de Michel-Ange : un héritage culturel pour l’humanité », dans Michel-Ange et la Chapelle Sixtine, Paris, Belfond, p. 266.

52W. E. Wallace, op. cit., p. 114.

53Ibid., p. 110.

54Concile de Trente, « Décret sur l’invocation, la vénération et les reliques des saints, et sur les saintes images » (décembre 1563), in G. Alberigo (éd.), Les conciles œcuméniques, tome II/2 : Les décrets de Trente à Vatican II, Paris, Cerf, 1994, p. 1575 ; D. Menozzi, Les Images. L’Église et les arts visuels, Paris, Cerf, 1991, p. 190-192.

55Fr. Bœspflug, Dieu dans l’art. Sollicitudini Nostræ de Benoît XIV (1745) et l’affaire Crescence de Kaufbeuren, préface d’A. Chastel, Paris, Cerf, 1984, p. 192-193 (décret du concile de Trente) et 238-241 (Alexandre VIII).

56Victor Hugo, L’année terrible, Paris, Michel Lévy frères, 1872, p. 71-72.

57Fr. Bœspflug, « Dieu le Père en vieillard dans l’art occidental. Histoire d’une dérive vers l’insignifiance », Communio, XXIII/6-XXIV/1 (nov. 1998-février 1999), p. 165-178.

58Voir à ce sujet L. Ouspensky, La Théologie de l’icône dans l’Église orthodoxe, Paris, Cerf, 1980, 2003, surtout les chap. XIII et XV. Sur le type iconographique « Paternité », voir Fr. Bœspflug, Dieu et ses images, p. 166-167.

59Comme ne se prive pas de le faire un Timothy Verdon.

60« [E]t Dieu, par sa grâce, ne m’apparaît / que sous quelque gracieux voile mortel : / le seul que j’aime, car il est son reflet. » (« [n]é Dio, suo grazia, mi si mostra altrove / più che ’n alcun leggiadro e mortal velo ; / e quel sol amo perch’in lui si specchia. ») Michel-Ange, Poésie / Rime. Édition bilingue, trad. Adelin Charles Fiorato, texte italien éd. par Enzo Noé Girardi, Paris, Les Belles Lettres, 2004, p. 71-72 (nr. 106).