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Le mal en dépit de

Evelyne de MEVIUS

Faculté de théologie, Université de Genève

Dans son article intitulé « Le scandale du mal », Paul Ricœur évoque, au sujet de la Bible, sa « structure foncièrement conflictuelle entre l’agir divin et l’agir humain, comme si la Bible ignorait tout autre état de choses que celui où l’agir rencontre une résistance déjà là »1. C’est cet écart, dit-il encore, « entre le dessein de Dieu et la récalcitrance humaine » qui « fait que le mal est toujours déjà là »2. Et il ajoute : « Le mal, c’est ce qui est et ne devrait pas être, mais dont nous ne pouvons pas dire pourquoi cela est. C’est le non devoir-être. Je dirai encore ceci : le mal, c’est la catégorie du “en dépit de...”. C’est précisément le risque de la foi : croire “malgré”. »3

C’est du mal comme écart dont il sera question ici. Et je souhaiterais aborder ce thème non pas à partir de la philosophie de Paul Ricœur, mais à partir de celle de Hegel. La relation conflictuelle entre l’homme et Dieu qui fait la structure de la Bible pour Paul Ricœur trouve jusqu’à un certain point un écho dans la relation entre l’individu et l’esprit dans l’œuvre de Hegel. Le mal comme écart peut ainsi être considéré selon deux perspectives distinctes : celle de l’esprit et celle de l’individu. Ce sont ces deux points de vue que j’aborderai successivement pour ouvrir l’itinéraire d’une philosophie pratique qui maintiendrait vif cet écart aussi bien que la possibilité de son dépassement.

1. L’esprit

L’esprit, le Geist, chez Hegel, est le principe de l’intelligibilité de l’histoire. Hegel distingue Historie et Geschichte. Là où la Historie est le récit de la succession des événements de l’histoire, la Geschichte est le discours de cette succession. La Geschichte correspond à l’histoire en tant qu’elle a un sens, un sens comme développement de l’esprit ou encore, dira Hegel, comme réalisation du concept. Le concept, ce qui doit être réalisé, est la conscience de soi de l’esprit. L’histoire du monde est donc le parcours de la réalisation de la conscience de soi de l’esprit.

Comment cette conscience de soi se réalise-t-elle ? Par un mouvement qui commence dans la séparation de soi, qui s’étend dans la différence à soi et qui se résout dans le retour à soi. Au terme de chaque étape de son développement, l’esprit atteint ainsi un stade plus approfondi de réconciliation avec lui-même. Il est important de mentionner que la différence à soi n’est pas effacée, néantisée dans ce retour à soi de l’esprit. Elle est bien plutôt subsumée (aufgehoben), selon Hegel, c’est-à-dire dépassée tout en étant conservée. La subsomption de la différence à soi, le dépassement de l’altérité dans l’identité à soi, c’est l’intégration de l’altérité comme faisant partie de soi. Pour reprendre le vocabulaire de Hegel, à chaque étape du développement, l’esprit part d’une position qui est dite immédiate ou abstraite, pour atteindre, par la subsomption de la différence à soi, la suppression de l’altérité, une posture qui est dite réalisée ou effective.

Quel est le moteur de ce mouvement ? La négativité, ou, plus précisément, le travail du négatif. Tout comme en photographie, négatif et positif partagent la même matière. Le négatif est alors, dans la rencontre de son opposé, ce qui permet au positif « de quitter son immédiateté et d’être médiatisé ou réfléchi »4. Le négatif est ce qui met le positif en mouvement, ce qui fait qu’on n’en reste pas au matériel de départ. Ce mouvement, dû à l’opération de négation, exige que la négation soit elle-même intériorisée pour que le mouvement ne s’arrête pas là. Cette intériorisation se fait dans la négation de la négation. C’est dans ce redoublement de la négation que le négatif devient la vérité du positif. L’esprit expérimente sa vitalité dans ce processus continu de négation et de négation de la négation. Sans cela, l’esprit demeurerait figé5.

Quelle est la finalité du mouvement de l’esprit ? En allant de négation en négation, l’esprit subsume progressivement son être-autre, la différence à soi6. La finalité de ce mouvement est la subsomption de toute différence à soi, la suppression de toute altérité. Une telle suppression correspond à la réalisation de la liberté. « L’esprit est libre quand il ne peut plus rencontrer de différences qu’il n’ait pas engendrée »7. L’histoire du monde est donc l’histoire de la réalisation de la liberté de l’esprit. Cette liberté est effective dans ce que Hegel nomme l’absolu, l’identité de l’identité et de la différence.

Deux précisions s’imposent à ce stade.

Premièrement, il n’y a pas de providence chez Hegel. L’esprit n’a pas de destination qui se situerait en dehors de lui-même. L’esprit ne poursuit pas un but à la manière dont une intrigue se dirigerait vers sa chute. C’est son propre développement que vise l’esprit, un développement qui contient toujours déjà en lui le germe de sa négation à venir. Ce processus est donc voué à ne pas avoir de fin dans l’histoire : « À chaque fois que la boucle semble parfaitement refermée, Hegel pointe un décrochage qui réamorce le mouvement dialectique »8.

La seconde, c’est qu’il n’est donc pas question de dire que l’esprit dirige de l’extérieur les individus de l’histoire vers un terme. Au contraire, le véritable acteur de l’histoire demeure l’individu. « Ce sont les hommes, et eux seulement, qui font l’Histoire, alors que l’Esprit est ce qui s’explicite à travers ce faire »9. Quand les individus répondent à leurs intérêts, autre chose se produit par leurs actions, un enchaînement devient visible, une séquence de questions et de réponses se fait intelligible. L’esprit est le garant de cette intelligibilité, il est le principe rationnel qui donne sens à la contingence historique. Un sens qui ne peut se donner que dans l’après-coup : « Si l’Histoire va de l’avant, c’est pour qui regarde en arrière ; si elle est progression d’une ligne de sens, c’est par rétrospection »10.

2. Le mal du point de vue de l’esprit

Qu’est-ce qu’alors que le mal ? Le mal, chez Hegel, c’est la résistance du négatif. C’est le négatif qui s’oppose au positif, non pas dans une visée de dépassement de la différence à soi, mais comme lésion ou destruction de l’être-autre. Le mal correspond à une négativité dite abstraite et immédiate, une négativité qui n’est donc pas médiatisée et qui refuse de l’être11. Ce qui est caractéristique de cette négativité, c’est l’idée d’entêtement, d’obstination. Les diverses figures du mal dans la philosophie de Hegel – l’injustice, l’exclusion, le crime, etc. – sont des figures de la résistance, parfois coriace, du négatif face au mouvement de subsomption de l’esprit.

Toutefois, chez Hegel, la résistance du négatif, le mal, est toujours perçue comme une opportunité, jamais comme une limite. L’esprit s’arrête sur ces résistances et se les approprie pour pouvoir les surmonter. L’esprit nie ce qui le nie pour approfondir la relation à sa propre altérité. Les obstacles posés par le réel sont donc autant d’opportunités pour l’esprit d’approfondir sa connaissance de lui-même suivant l’idée que plus la résistance est grande, plus la scission est profonde, plus la réconciliation sera belle.

Est-ce que cela signifie que le mal est nécessaire chez Hegel ? On pourrait dire que s’il y a bien une nécessité du mal chez Hegel, aucun mal n’est en lui-même nécessaire. Claire Pagès l’explicite en ces termes : « Les atrocités ne sont pas une nécessité. Hegel dit certes que l’esprit a besoin d’obstacles. Mais il ne détermine pas la nature de ces obstacles. Certes, il écrit aussi que l’esprit a [...] la faculté d’instrumentaliser ce qui l’a mis au supplice pour avancer. Cela ne signifie pas qu’il prend plaisir à être supplicié ou se félicite de l’avoir été ou ne regrette pas que ce soit arrivé. Hegel constate juste que l’esprit parvient toujours à dépasser ce qui l’a entravé »12. D’autre part, Hegel ne dit pas non plus que le parcours de la réalisation de la liberté de l’esprit « possède sa forme idéale. Il n’a ainsi jamais affirmé que l’esprit dans le monde avait emprunté le meilleur chemin, le plus court, le plus tranquille, pour se réaliser »13. Ainsi donc, s’il est vrai que le mouvement de l’esprit n’interdit aucunement le mal, il est également vrai que la dialectique ne s’intéresse au mal qu’en tant qu’il permet une plus grande réconciliation à venir. Gérard Lebrun dira que « la dialectique ne peut faire autre chose que futiliser ou broyer les représentations ou le comportements agonistiques »14. En ce sens, c’est la dialectique qui vainc le mal, la dialectique, c’est-à-dire le mouvement de la pensée spéculative préconisé par Hegel, et rien d’autre.

Cela pose une dernière question : est-ce que tous les événements de l’histoire, même les plus grandes catastrophes, peuvent être subsumés dans le mouvement l’esprit, peuvent recevoir un sens dans l’histoire ? Quand le mal peut être dépassé dans le mouvement de l’esprit, quand une réconciliation a lieu entre le négatif et le positif auquel il s’oppose, on entre dans la figure de la bonne infinité. Au contraire, quand le négatif se borne, s’entête, jusqu’à empêcher cette subsomption, Hegel fait référence à la figure du mauvais infini. Le mauvais infini, c’est la négation qui demeure abstraite, c’est-à-dire la négation jamais supprimée du fini. Le mauvais infini, c’est comme une vis sans fin qui s’enfonce dans sa propre trajectoire jusqu’à la destruction totale15. Le mauvais infini ne quitte pas le domaine du contingent, chez Hegel, et relève, en ce sens, de l’insignifiant. Comment dès lors penser une grande catastrophe suivant cette typologie hégélienne ? Comme mal instrumentalisable par l’esprit ? Ou comme négativité résiduelle, une contingence sans intérêt ? Si l’on s’en tient à la figure du bon infini, on devra se résoudre à penser que ce qui peut recevoir un sens dans l’histoire sont les conséquences d’une catastrophe du point de vue de l’esprit. Pour prendre un exemple concret, l’esprit retiendrait de la Shoah la Convention des Nations Unies de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide. C’est donc au sens où un crime participerait malgré lui à l’élargissement des formes de reconnaissance qu’il recevrait un sens dans l’histoire. En revanche, si l’on place la catastrophe du côté de la mauvaise infinité, on ne peut tout simplement plus rien en dire.

3. L’individu dans l’histoire

Maigre consolation, dirons-nous, que cet effacement, dans un cas comme dans l’autre, du tragique de l’histoire dans la marche de l’esprit. Hegel en est d’ailleurs tout à fait conscient. Il est clair pour lui que l’individu, dans l’histoire, ne porte pas sur l’histoire le même regard rationalisant que l’esprit. Il l’écrit ainsi à la fin de sa vie, dans ses cours sur la philosophie de l’histoire :

Lorsque nous contemplons ce spectacle donné par les passions, lorsque nous voyons à quoi nous mène leur violence, et quelle incompréhension s’associe non pas seulement à ces passions, mais aussi, et même surtout, à ce qui est pétri de bonnes intentions, de buts justes ; lorsque devant nos yeux, dans l’histoire, nous trouvons le mal, la méchanceté, la destruction des formations de peuples et d’États les plus nobles (qui soient), l’effondrement des règnes les plus florissants qu’ait produits l’esprit humain, nous ne pouvons – lorsque nous considérons les individus, avec une sympathie profonde pour leur détresse sans nom – que finir par nous affliger, surtout de cette caducité ; et plus encore, nous affliger moralement d’un tel spectacle, avec l’indignation d’un bon esprit, si nous en avons un, parce que cet effondrement-là n’est pas seulement l’œuvre de la nature, mais la volonté de l’homme. On peut, sans exagération rhétorique et en faisant simplement la liste exacte des malheurs dont ont souffert les formations étatiques et populaires les plus splendides [...], dresser le tableau le plus effroyable de telles réussites. De cette manière, on intensifie aussi à l’extrême le sentiment d’affliction – d’une affliction si profonde et tellement désemparée qu’aucun résultat conciliant ne peut lui faire contrepoids. [...] Mais même quand nous considérons l’histoire comme cet abattoir auquel sont conduits, pour y être sacrifiés, le bonheur des peuples, la sagesse des États et la vertu des individus, la question naît dans la pensée, nécessairement : à qui, à quelle fin ultime ces sacrifices des plus monstrueux sont-ils apportés. C’est de là qu’on en vient d’habitude à la question concernant ce dont nous avons fait le début général de notre considération. C’est en partant de ce début que nous avons tout de suite déterminé les événements [...] comme le champ dans lequel nous ne voulons voir que les moyens [...] pour ce dont nous affirmons que c’est le véritable résultat de l’histoire mondiale. Dès le début, nous avons surtout voulu éviter d’emprunter la voie de la réflexion, qui part de cette image du particulier pour s’élever au général ; [...] il [...] est [...] de l’intérêt d’une telle réflexion pleine de sentiment [...] de se complaire avec morosité dans les sublimités vides et stériles du résultat négatif auxquels elles aboutissent. Nous revenons donc au point de vue que nous avons adopté, et les moments que nous introduirons à son sujet comprendront également ce qu’il est essentiel de préciser pour répondre aux questions qui peuvent surgir des tableaux évoqués ci-dessus16.

Ce point de vue est celui du mal compris comme objet pour la pensée spéculative :

Il faudrait que le mal dans le monde en général, y compris ce qui est méchant soit conçu ; que l’esprit pensant soit réconcilié avec le négatif, or c’est dans l’histoire mondiale que toute la masse du mal concret nous est placée devant les yeux. [...] Cette réconciliation ne peut être atteinte que par la connaissance de l’affirmatif dans lequel ce négatif-là disparaît [en devenant quelque chose de] subordonné et de surmonté ; [elle ne peut être atteinte que] par la conscience, pour une part, de ce que serait en vérité la fin ultime du monde, pour une [autre] part de ce que cette même fin ultime serait effectivement réalisée en lui [dans le monde], et de ce que le mauvais ne se serait pas tout autant fait valoir, à côté de lui et tout de suite avec lui17.

Voici donc l’alternative que nous propose Hegel : soit le mal est envisagé du point de vue de l’esprit et, considéré dans cette dimension spéculative, il finit par disparaître comme mal pour devenir un moyen du développement de l’esprit. Soit le mal est considéré depuis le point de vue de l’individu. Mais l’individu, submergé par ce mal, n’y trouve aucun sens et ne peut qu’en désespérer.

4. Une philosophie pratique

Face à une telle alternative, peut-être convient-il de revenir à la sagesse de Paul Ricœur, ce négatif du mal compris comme écart18. Dans son article « Le scandale du mal », Ricœur nous enjoint à « maintenir le mal dans la dimension pratique. Le mal [...] c’est quelque chose contre quoi nous luttons : en ce sens, nous n’avons pas d’autre relation avec lui que cette relation contre »19.

Une voie médiane entre la prise en charge spéculative du mal par l’esprit et la désespérance de l’individu consisterait précisément à resituer la question du mal dans la perspective pratique de ce « lutter contre ». Il s’agirait alors de reconnecter, pourrions-nous dire, le point de vue de l’esprit avec celui de l’individu. Nous proposons ici, à mi-chemin entre une philosophie spéculative et un certain nihilisme, l’itinéraire d’une philosophie pratique qui situerait la réconciliation voulue par l’esprit du point de vue des individus de l’histoire. Le mal n’y serait plus vu comme étant seulement subsumable ou fondamentalement indépassable, mais comme pouvant être thématisé dans une visée réconciliatrice initiée par les individus eux-mêmes.

Une telle approche présente de nombreux intérêts. D’abord, elle permet de situer le mal, à l’intérieur de l’écart qui sépare la liberté individuelle de l’esprit, plus précisément du côté de la volonté humaine. Le mal devient alors violence, au sens ou Ricœur l’entend, comme ce qui fait l’« unité entre mal moral et souffrance »20. On pourrait aller jusqu’à dire que là où la subsomption est le critère spéculatif du mal, du point de vue de l’individu, c’est la reconnaissance qui devient le critère normatif de la violence.

En deuxième lieu, une telle approche permet de penser différemment l’origine de la violence. Cette origine s’éclaircit – sans toutefois s’expliciter entièrement – lorsque les épisodes violents de l’histoire ont pris place à l’intérieur du parcours de la liberté. On comprend alors que la violence est celle de l’individu qui résiste à son absorption dans le mouvement de l’esprit, qui résiste, pourrait-on dire, à la contrainte de la raison. On dira alors que l’individu s’oppose à ce mouvement pour des raisons qui sont de son point de vue de bonnes raisons, des raisons qu’il convient de thématiser si l’on veut mieux comprendre quand et où surgit la violence. La figure du crime est emblématique à cet égard. Le crime intervient chez Hegel au stade où le droit n’est encore qu’abstrait. Contre la volonté universelle au principe de ce droit abstrait, l’individu entend faire valoir sa volonté singulière. Ce que la figure du crime nous révèle, c’est l’insuffisance pour l’individu d’un droit compris comme universel qui s’oppose à la singularité de la personne. Et ce que le crime indique, du point de vue de l’esprit, c’est la nécessité de prendre en compte la volonté singulière de l’individu dans le droit. C’est en cela qu’on peut dire que le crime trouve son origine dans un défaut de reconnaissance et témoigne de la nécessité de son approfondissement.

L’approche pratique que nous proposons permet en troisième lieu de nourrir une réflexion concernant la marche à suivre pour surmonter la violence, pour sortir du conflit. La téléologie que présente le parcours du développement de l’esprit peut précisément nous aider dans cette tâche, en faisant de la réconciliation le telos d’une telle procédure de reconstruction de la relation brisée.

Pour illustrer ce point, je prendrai l’exemple de la seconde Philosophie de l’esprit d’Iéna. Ce texte rédigé en 1805 décrit la constitution de l’État à travers le développement de trois figures de la reconnaissance. L’amour d’abord, comme figure de la reconnaissance qui initie un rapport d’identité à soi. Le droit ensuite, comme reconnaissance réciproque qui initie un lien d’identité à l’autre. Et l’éthicité enfin, comme reconnaissance de soi dans l’autre à la fois comme identique et comme autre. La violence, qui surgit tout au long de ce parcours qui va de l’état de nature à l’État constitué, exprime à chaque fois le refus par l’individu de se conformer au degré du développement atteint par l’esprit au stade auquel il se trouve. Autrement dit, l’origine de la violence est liée à la question de la reconnaissance, à un rapport particulier à l’altérité. Or c’est également la reconnaissance qui va permettre de dépasser la violence. Si la progression de l’esprit nous indique un telos des relations intersubjectives, un idéal de la reconnaissance réciproque, on peut se baser sur cette dimension téléologique pour informer la direction que devrait prendre un processus de réconciliation.

En quoi consiste plus concrètement cette direction ? Nous avons vu que l’amour, le droit et l’éthicité forment une progression dans le parcours de la reconnaissance. Le point le plus abouti de cette progression condense la vérité des moments précédents. Ou autrement dit, l’éthicité chez Hegel forme la synthèse de l’amour et du droit. C’est donc dans cette synthèse des figures de l’amour et du droit que se trouve la clé du rapport à l’autre, et plus spécifiquement, de la réconciliation entre individus. Cette clé, c’est la reconnaissance de soi dans l’autre comme même et comme autre21. On peut se convaincre de l’efficacité d’une telle synthèse en observant ce que la justice transitionnelle ajoute à la justice pénale à l’heure de surmonter une très grande violence. C’est bien la logique de l’amour, à travers les modalités du pardon et de la confession, qui vient se joindre à l’idéal de symétrie et d’universalité voulu par le droit.

5. Théodicée

Quel est alors le rapport de tout cela à la théodicée ? Nous avons vu que c’est la liberté qui est le telos de l’esprit, la liberté comme subsomption de toute altérité. Or, pour Hegel, c’est Dieu, le Dieu de la trinité chrétienne, qui est la liberté de l’esprit. L’esprit n’est autre, chez Hegel, que le Dieu révélé du christianisme22. En ce sens, le parcours de l’esprit, l’histoire du monde, est la réalisation de la liberté de Dieu. Au début de son parcours, l’esprit est dit subjectif. C’est le moment de l’esprit sentant, du positionnement du sujet dans le monde (anthropologie, phénoménologie, psychologie). L’esprit devient ensuite objectif, il se représente comme objet dans le monde. C’est le moment des relations entre sujets, relations de reconnaissance qui ouvrent la possibilité de l’histoire, étant entendu qu’il n’y a pas d’histoire sans institutions chez Hegel, et pas d’institutions sans reconnaissance. Enfin, l’esprit est dit absolu quand il est parvenu à la certitude de sa propre vérité à travers l’art, la religion et la philosophie. C’est à ce stade ultime que se joue la réconciliation des réconciliations, celle de Dieu et du monde.

Si la liberté effective de l’esprit est la visée du système de Hegel, si cette liberté est Dieu et que la philosophie de Hegel retrace le parcours de cette liberté, la philosophie spéculative de Hegel prend la forme d’une théodicée. Hegel le formulera ainsi dans ses cours de 1823-1824 : « [L]a philosophie est la véritable théodicée, la justification de Dieu [...], elle est cette réconciliation de l’esprit, et de l’esprit qui s’est saisi dans sa liberté et dans la richesse de sa réalité effective »23. Ou pour le dire avec les mots d’Antoine Grandjean : « La philosophie de l’histoire est la justification de Dieu en tant qu’elle est l’exhibition du processus rationnel qu’est l’histoire mondiale, laquelle participe de la création même. La philosophie de l’histoire justifie le Créateur en tant qu’elle est connaissance de la rationalité de la création sous les espèces de la rationalité de l’histoire »24.

Qu’est-ce que cela signifie pour notre propos ? Qu’une procédure de réconciliation visant à surmonter les catastrophes par la reconstruction de la relation brisée, une procédure qui reprend du système hégélien le telos d’une reconnaissance de soi dans l’autre comme même et comme autre, une telle procédure participe, dans ses fondements strictement philosophiques, et pour autant qu’on veuille demeurer dans ce cadre, de la théodicée hégélienne. La question que l’on peut se poser à stade est alors celle de savoir si le rôle du philosophe ne s’en voit pas fondamentalement transformé. Il ne s’agit plus, semble-t-il, comme le voulait Hegel, d’adopter une posture spéculative de surplomb pour se contenter de comprendre le sens de l’histoire. Se basant sur la dimension téléologique de la reconnaissance, il s’agit désormais d’agir dans l’histoire. Agir pour œuvrer à lever le destin des relations brisées en laissant le fin mot sur le mal à Job, ce témoin par excellence de la sagesse selon Paul Ricœur. « [L]a sagesse n’enseigne pas comment éviter la souffrance, ni comment la nier magiquement, ni comment la dissimuler sous l’illusion. Elle enseigne comment endurer, comment souffrir la souffrance. Elle ne place la souffrance dans un contexte signifiant qu’en produisant la qualité active du souffrir. »25 Job qui prend le risque de croire à une négativité première, qui prend le risque de l’ébranlement de la confiance dans le monde en faisant la supposition du non-sens. Job qui « présume un sens insoupçonné » et se repent de cette supposition ; un repentir qui permet de « croire malgré »26.

Bibliographie

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Lebrun, Gérard, L’envers de la dialectique. Hegel à la lumière de Nietzsche, texte établi, annoté et présenté par Paul Clavier et Francis Wolff, Paris, Seuil, 2004.

— « Hegel et l’injustice », Les Études philosophiques 3 (2004), p. 331-340.

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Le Mal. Un défi à la philosophie et à la théologie, avant-propos de Pierre Gisel, Genève, Labor et Fides, 2004.

Tarminiaux, Jacques, Naissance de la philosophie hégélienne de l'État. Commentaire et traduction de la Realphilosophie d'Iéna (1805-1806), Paris, Payot, 1984.

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1Paul Ricœur, « Le scandale du mal », Esprit 316 (juillet 2005), p. 108.

2Ibid.

3Ibid., p. 110.

4Claire Pagès, Hegel & Freud. Les intermittences du sens, Paris, CNRS Éditions, 2015, p. 26.

5« [N]égatif, négation et négativité serviraient à désigner le même processus de trois points de vue différents. La négativité mettrait l’accent sur l’ensemble du processus par lequel la négation se redouble, la négation sur le principe d’un tel développement – l’inscription de la négation dans l’être et sa tendance à la répétition –, le négatif sur le caractère dynamique du processus, dont il est le moteur. » Ibid., p. 24.

6« À quoi sert le “négatif”, tel qu’on le parle depuis Platon ? À proscrire l’idée d’une différence absolue, à rendre tout à fait impensable ce “contraire de l’être” que Platon prie de ne pas confondre avec le “non-être” normalisé, lequel ne doit pas susciter de “défiance”. Ainsi le “négatif” permet de mentionner le “non-être”, mais entendu désormais comme la condition de la parousia – comme ce qui ne peut que localiser, ou compléter, ou annoncer l’étant. À ce titre, il rend possible le discours et compréhensible le mouvement, mais à l’intérieur de l’être (si l’on peut parler d’“intérieur” pour ce qui n’a pas d’en dehors). » Gérard Lebrun, L’envers de la dialectique. Hegel à la lumière de Nietzsche, Paris, Seuil, 2004, p. 218.

7Gérard Lebrun, L’envers de la dialectique, opcit., p. 306.

8Claire Pagès, Hegel & Freud, op. cit., p. 227.

9Gérard Lebrun, L’envers de la dialectique, opcit., p. 41-42.

10Ibid., p. 42-43.

11Au sujet de la violence, Gérard Lebrun dira qu’elle « ne peut être qu’un grippage de l’explication, le moment où l’immédiat ne se laisse pas déloger de son immédiateté, et se dérobe à l’assimilation. » Gérard Lebrun, L’envers de la dialectique, opcit., p. 100.

12Claire Pagès, Hegel & Freud, opcit., p. 217.

13Ibid.

14Gérard Lebrun, L’envers de la dialectique, opcit., p. 110.

15Une illustration du mauvais infini peut se lire dans la description que fait Hegel de la dévastation : « Le fanatisme de la dévastation, parce qu’il est élément absolu, et adopte la forme de la nature, est invincible dans son aspect extérieur ; car la différence et le déterminé succombent à l’indifférence et à l’indéterminité ; mais comme la négation en général, ce fanatisme a sa négation en soi ; si l’in-forme se presse dans l’indéterminité, c’est néanmoins parce qu’il n’est pas absolument informe, de même qu’une bulle d’eau va si loin dans l’expansion qu’elle éclate en infinies petites gouttes ; elle passe de son unité pure à son opposé, l’absence absolue de forme de la pluralité absolue, et devient par-là forme pleinement formelle ou particularité absolue, et par là l’informe devient ce qu’il y a de plus faible. » G. W. F. Hegel, Système de la vie éthique, trad. Jacques Taminiaux, Paris, Payot, 1976, p. 149.

16G. W. F. Hegel, Introduction à la philosophie de l’histoire, trad. Myriam Bienenstock et Norbert Waszek, Paris, Libraire générale française, 2011, p. 64-66.

17Ibid., p. 57-58.

18« [L]a sagesse remplit une des fonctions fondamentales de la religion[,] qui est de relier éthos et cosmos, ordre de l’agir et ordre du monde. Elle ne le fait pas en démontrant que cette conjonction est donnée dans les choses, non plus en exigeant qu’elle soit produite par l’action[,] elle joint éthos et cosmos au lieu même de leur discordance : dans la souffrance, plus précisément dans la souffrance injuste. » Paul Ricœur, Écrits et conférences 2, Herméneutique, Paris, Seuil, 2010, p. 219.

19Paul Ricœur, « Le scandale du mal », artcit., p. 110.

20Paul Ricœur, Le Mal. Un défi à la philosophie et à la théologie, Genève, Labor et Fides, 2004, p. 58. Parler de violence nous maintient dans le domaine de la relation. Le mal relève plutôt de la « “substantialisation” d’une relation ». Francis Wolff, « Quel Dieu ? Quel Mal ? », in Antoine Grandjean (dir.), Théodicées, Hildesheim-Zürich-New York, Olms, 2010, p. 171. La distinction entre mal et violence est utile pour penser la souffrance en relation à l’assignation. Du point de vue de l’individu, si le mal subi est subi comme mal, le mal commis n’est pas nécessairement commis comme mal. Le mal est en ceci fonction de la victime, non de son auteur. La violence, elle, est fonction de la relation entre les deux. Une relation qui, chez Hegel, se caractérise par l’immédiateté et l’extériorité.

21Cette synthèse de l’amour et du droit, l’éthicité (Sittlichkeit), se réalise chez Hegel à l’intérieur de l’État. Pour les besoins de notre réflexion, il convient d’opérer un décrochage entre l’éthicité comme figure de la reconnaissance et sa réalisation effective dans l’État. D’abord, parce que ce n’est pas nécessairement la constitution d’un État qui est visée par une procédure de réconciliation après une grande violence, une catastrophe. Ensuite, parce que la vision qu’a Hegel de ce que doit être un État peut laisser un interprète contemporain plus qu’insatisfait. Et ce pour plusieurs raisons, mais une en particulier : l’État hégélien, comme synthèse d’une société légale et d’une communauté morale, semble principiellement fermé au pluralisme. Cette réserve n’empêche certainement pas de redéfinir la synthèse de l’amour et du droit pour nos États contemporains, mais là n’est pas notre propos.

22« Dans la religion chrétienne, Dieu s’est révélé, ceci veut dire qu’il a donné à connaître aux hommes ce qu’il est, si bien qu’il n’est plus un [Dieu] fermé, secret. Par cette possibilité de connaître Dieu, nous est imposé le devoir de le connaître, et l’esprit pensant, qui est parti de cette fondation qu’est la révélation de l’être divin, doit se développer jusqu’au point où il réussira enfin à saisir aussi par la pensée ce qui est d’abord présenté à l’esprit sentant et représentant. Le temps doit enfin être venu de concevoir également l’histoire mondiale, cette riche production de la raison créatrice. Que le temps soit venu de la connaître – ceci doit dépendre de la question de savoir si ce qui constitue la fin ultime du monde est enfin entré de façon consciente, universelle, dans la réalité effective. [C’est] ceci – comprendre notre temps. » G. W. F. Hegel, Introduction à la philosophie de l’histoire, opcit., p. 57.

23G. W. F. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, trad. Pierre Garniron, Paris, Vrin, 1971-1991, t. 7, p. 2111.

24Antoine Grandjean, « Philosophie de l’histoire, théodicée spéculative et métaphysique », in Antoine Grandjean (éd.), Théodicées, opcit., p. 126.

25Paul Ricœur, Écrits et conférences 2, opcit., p. 219.

26Christian Berner, « Le monde, le texte et le dialogue. Le sens de l’herméneutique de Ricœur », Philosophie 132 (2017), p. 89.