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La théodicée aux prises avec le cartésianisme

Une réponse métaphysique et éthique au mal

Aurélien CHUKURIAN

Université de Montréal

1. Leibniz

1.1. La théodicée : une entreprise apologétique, éthique et juridique

Un mot d’abord sur le statut des Essais de Théodicée, publiés en 1710. L’ouvrage est réputé populaire, en témoigne l’emploi du français. Il serait de circonstance, s’enracinant, selon le récit que Leibniz se plait à donner, dans les conversations avec la reine Sophie Charlotte à la Cours de Prusse durant l’été 17021, portant sur les thèses défendues par Bayle dans son Dictionnaire historique et critique2. Or, les Essais de Théodicée sont aujourd’hui tenus pour une pièce maîtresse de l’œuvre leibnizienne, détenant une valeur philosophique propre.

Il importe de clarifier la problématique animant la théodicée. Le néologisme forgé par Leibniz3, associant deux mots grecs (dikè et théos), a fait l’objet de confusion de la part de ses contemporains, considérant le terme comme le pseudonyme d’un personnage. La théodicée, à l’intersection de la théologie et de la philosophie, recèle une dimension apologétique, juridique et éthique. Apologétique dans la mesure où il s’agit de plaider la cause de Dieu, en s’appuyant sur la raison, contre les athées qui tirent parti de l’existence du mal pour remettre en cause celle de Dieu, mais aussi contre les mauvaises théologies, qui réduisent Dieu à un tyran par la primauté accordée à sa puissance. Juridique (Leibniz était juriste de formation) en tant que c’est la justice divine qu’il faut sauver, en répondant au problème que constitue, non le mal en tant que tel, mais sa dimension injuste provenant de son caractère immérité, dont l’archétype est la figure du juste souffrant4. La théodicée est, comme Leibniz l’affirme à des Bosses dans une lettre du 6 janvier 1712, la doctrine du droit et de la justice de Dieu, dans la mesure où elle entend rendre compte du désordre que représente l’injuste répartition du mal physique et moral pour un Dieu regroupant les attributs de sagesse, de bonté et de puissance5. La théodicée, comme plaidoyer de la justice de Dieu, cible autant le rétablissement de la justice dans le sens de l’ordre, providentiel qui régit les choses, que la justice dans le sens d’un attribut, réunissant les perfections de Dieu : le défi est d’exonérer Dieu de tout concours physique et moral au mal, commis ou subi. Mais la théodicée ne se limite pas à cette dimension juridique et apologétique. Elle incorpore une dimension éthique, souvent occultée, visant à préserver la liberté humaine devant la providence et à orienter sa conduite en la libérant de l’emprise du mal. Le titre de l’ouvrage indique cette triple dimension traversant la théodicée.

1.2. Présupposés de la théodicée : principe de raison, univocité de la vérité, accord de la raison et de la foi

L’établissement rationnel de la justice de Dieu repose sur trois thèses, dont en premier lieu le principe de raison suffisante, universel, qui représente, avec le principe de contradiction et celui des indiscernables, les grands principes du raisonnement leibnizien : le mal, comme toute chose, possède une raison, un pourquoi. La justice de Dieu s’appuie également sur la doctrine de l’unicité de l’être, à laquelle répond l’univocité de la vérité sur le plan épistémique. À l’encontre de la thèse cartésienne de la libre création des vérités éternelles, Leibniz, subordonnant la puissance à la sagesse, juge les vérités logiques, métaphysiques et morales incréées et éternelles, inscrites dans l’entendement divin. L’homme, en tant qu’être raisonnable participant de la raison universelle qu’est Dieu, peut, en usant correctement de sa raison comprise comme enchaînement de vérités, discourir sur le vrai, le bien, et la justice : la justice de Dieu et celle de l’homme diffèrent en degré de perfection, non en nature. L’univocité de l’être se prolonge par son l’univocité de la vérité sur le plan épistémique, dans le sens où raison et foi sont placées dans un accord essentiel, Leibniz perpétuant Descartes. Foi et raison ne définissent pas deux ordres de vérités contradictoires, mais sont l’origine de deux genres de vérités qui s’accordent6, tout conflit étant résolu par la distinction entre ce qui est contre la raison et ce qui est au-dessus d’elle, selon qu’il s’agit d’expliquer, de comprendre, de prouver, ou de soutenir. L’accord de la raison et de la foi est le préalable à la théodicée7, Leibniz s’opposant à Bayle qui porte la voix du philosophe sceptique tenant une position fidéiste. Ce dernier dénonce la contradiction de la raison et de la foi, sur l’autel notamment de l’expérience du mal qui signe l’échec de la raison : la défense de l’innocence de Dieu par la raison exige pour elle le sacrifice d’un des attributs divins (cf. ses Réponses aux questions d’un provincial, chap. 81). Le mal humilie la raison et la fait taire, tant et si bien que seule la foi peut concilier Dieu et le mal, dans une expérience intime et ineffable dont la philosophie ne peut rendre raison. C’est pourquoi, contre Bayle qui place la foi dans une position de rupture vis-à-vis de la raison en lui imposant silence, Leibniz fait précéder la justification de Dieu d’un discours instituant la conformité de la raison et de la foi8.

La théodicée se présente comme une exigence de la raison, l’univocité requérant une justification de Dieu au motif de l’accusation portée par le désordre du mal : la raison convoque Dieu à son tribunal, et c’est parce qu’elle l’assigne qu’elle pourra l’absoudre. À ce titre, elle vise, non pas à trancher le « nœud gordien », mais à le dénouer : la justice de Dieu doit être sauvegardée sans renoncer à aucun attribut ni retirer à l’homme sa liberté.

1.3. La thèse de la création du meilleur des mondes possibles

La conciliation de la justice de Dieu et de la liberté humaine avec la présence du mal est instaurée dans le texte leibnizien, à l’aune de la thèse, notoire, de la création du meilleur des mondes possibles. Exposée dans le versant doctrinal, et non défensif, de l’ouvrage9, elle mobilise une argumentation rationnelle convoquant raisonnement a priori et a posteriori. L’assemblage entier de choses contingentes, appelé monde et constaté empiriquement, exige une raison première, une cause, portant avec elle la raison de son existence : Dieu10. Parmi les mondes possibles enfermés dans son entendement, la volonté en choisit un, unique et compossible, selon le principe du meilleur, et le fait advenir à l’existence par sa puissance : « Or cette suprême sagesse, jointe à une bonté qui n’est pas moins infinie qu’elle, n’a pu manquer de choisir le meilleur »11. Le principe du meilleur, formulation morale du principe de raison, impliquant un décret juste, milieu entre les décrets absolus et arbitraires12, met en jeu une nécessité morale et non métaphysique, distinction développée par la correspondance avec Clarke : il est impossible moralement, et non absolument, pour Dieu de faire autre chose que le meilleur13, en tant qu’il est souverainement libre. Il s’agit d’un devoir, ressortissant à l’essence parfaite de Dieu, requérant de distinguer ce qui est possible au regard de la puissance et ce qui actuel au regard de la volonté14. À cet égard, la création du meilleur des mondes est une vérité contingente, non démontrée, mais établie selon le registre d’une preuve, faisant l’objet d’une certitude infaillible assimilant la théodicée à une « quasi science » comme Leibniz l’exprime dans la lettre à des Bosses du 5 février 1712. Le fait, contingent, que constitue l’existence de notre monde atteste l’existence d’un monde supérieur en perfection parmi les possibles. Dieu l’a porté à l’existence selon la raison, inclinante, mais non nécessitante du meilleur régissant sa conduite : ce monde est le meilleur des mondes possibles, sans que sa perfection ne soit celle de Dieu.

Dans le sillage de Paul Rateau15, qui rapporte le meilleur au plus déterminé à partir de la méthode formis optimis, nous avançons que le critère du meilleur des mondes possibles, exigeant le point de vue du tout comme précédant celui des parties, consiste dans l’harmonie : il concerne l’ordre, non de quantité, mais de qualité, à travers la liaison d’un assemblage de choses hétérogènes. L’harmonie, repoussant uniformité et homogénéité, inclut le mal et exige de renoncer à un monde composé uniquement d’êtres rationnels, tous vertueux et gagnés par la félicité16 : un univers sans péché ni souffrance aurait été possible, « mais je nie qu’il aurait été le meilleur »17, non seulement parce que, ab effectu, ce n’est pas celui que Dieu a choisi, mais aussi parce qu’un tel monde aurait ôté les biens résultant du mal. Ce monde est le plus parfait en tant qu’il forme une harmonie où la richesse et diversité de ses parties s’allient dans un point convergent, celui du tout, que seul Dieu peut embrasser. La perfection du monde, « tout d’une pièce », dont le changement d’une partie altère l’ensemble, se situe au niveau, non quantitatif d’essence et de bien, mais qualitatif, sur le plan de l’intelligibilité. La détermination du monde participe de l’harmonie universelle, réunissant l’unité et la multiplicité, l’unité dans la variété : ce monde est le meilleur parce qu’en son sein s’éprouve l’union des contraires définissant l’harmonie18. Dieu est justement l’harmonie universelle, laquelle vaut pour principe suprême tout en englobant l’harmonie spéciale, préétablie, appliquée aux rapports âme et corps19.

Parce que le meilleur, devenant supérieur au bien par la richesse qu’il recouvre, signifie harmonie, le mal contribue à la réalisation du meilleur monde possible : le mal devient « l’ombre »20 rehaussant les couleurs du tableau vu dans son ensemble. Reste à innocenter Dieu de tout concours physique et moral au mal. La modalité du rapport entre Dieu et le mal se précise selon les trois catégories de mal21. La nature idéale de la créature, faisant partie des vérités éternelles dont l’entendement divin est le siège, tient lieu de cause déficiente du mal métaphysique22. Le mal métaphysique inscrit une imperfection originelle dans l’essence des créatures, avant le péché du premier homme, ne lui attribuant que des degrés de perfection. Cette imperfection native, dont le mal métaphysique est la mémoire, se double d’une propension au mal par l’effet du péché originel, la créature conservant toutefois des étincelles divines, permettant son action droite. Le mal commis découle, non d’une volonté perverse, mais de l’ignorance, mettant en valeur une limite ontologique23. Le mal métaphysique exhorte la créature à se perfectionner, en corrigeant son ignorance à la source des actions mauvaises.

Le mal métaphysique reçoit une primauté en tant que le mal physique et mal moral en procèdent. Leibniz disculpe Dieu de la responsabilité du mal physique et moral par une doctrine d’une volonté de permission, ayant pour pierre angulaire la distinction, provenant de J. Damascène (De fide orthodoxa, II,19), entre volonté antécédente et volonté conséquente24 : « Pour ce qui est du mal, Dieu ne veut point du tout le mal moral, et il ne veut point d’une manière absolue le mal physique ou les souffrances ; c’est pour cela qu’il n’y a point de prédestination absolue à la damnation »25.

Le mal physique est voulu relativement, comme moyen en vue d’une fin meilleure26, de telle sorte qu’il forme un bien subsidiaire. En revanche, le mal moral n’est jamais voulu par Dieu, absolument ou relativement. Sa volonté antécédente l’exclut en tant qu’elle veut sauver tous les hommes, ce qu’atteste le Christ. Dieu a seulement permis le mal moral à titre de condition sine qua non, eu égard à la nécessité hypothétique d’exécuter le meilleur selon sa volonté conséquente27. La permission du péché est « bonté »28, sans qu’elle n’entre en jeu dans le plan divin : elle est perçue comme « la suite certaine d’un devoir indispensable, de sorte que celui qui ne voudrait point permettre le péché d’autrui, manquerait lui-même à ce qu’il doit »29. Leibniz met en écho la justification rationnelle de la permission du mal moral à la Rédemption. La felix culpa originelle a appelé son effacement dans la rédemption offerte par la mort du Christ : « là où le péché a été abondant, la grâce a été surabondante »30.

Ainsi Dieu veut-il le bien absolu antécédemment, tandis que conséquemment il veut le meilleur comme fin, impliquant la volonté relative du mal comme moyen, et la permission du mal moral à titre de nécessité hypothétique liée au meilleur31. Voilà Dieu absous du concours moral au mal par la permissivité de sa volonté et du concours physique par l’inconsistance ontologique du mal, alors même que sont maintenues sa providence et la création continuée32 : le mal moral et le mal physique ressortissent au libre arbitre, sachant que leur cause réside au fond dans le mal métaphysique, lui-même rapporté aux mondes possibles enfermés dans l’entendement divin33.

1.4. Une explication générale

Cependant, il importe de relever le caractère général de l’explication que constitue le meilleur des mondes possibles : Leibniz entend rendre compte de l’origine du mal se manifestant dans le meilleur des mondes d’un point de vue général, mais ne prétend pas livrer la raison de tel mal particulier accablant telle personne. L’exposition, dans le détail34, des motifs pour lesquels Dieu permet le mal dans le choix de cet univers échappe à la théodicée, ressortissant à l’harmonie universelle : cette imperfection contractée par la théodicée ouvre à la foi, « laissant quelque chose à découvrir dans l’autre vie »35. La théodicée cherche un point d’équilibre, affirmant l’optimum de ce monde, où les biens prévalent sur les maux selon l’harmonie universelle, tout en réservant au mal particulier un caractère mystérieux.

1.5. Volet éthique

Or, la théodicée leibnizienne ne se réduit pas à la métaphysique, mais détient une portée éthique, sur plusieurs plans. La création du meilleur des mondes possibles inclut l’idée d’un progrès, le meilleur n’étant pas un état fixe, mais un processus dynamique encourageant l’homme à agir pour le perfectionner36. Surtout, la portée éthique de la théodicée se traduit en premier lieu dans l’établissement de la liberté humaine formant, avec la composition du continu, les deux labyrinthes occupant de tout temps les théologiens et les philosophes. Définissant la liberté humaine comme spontanéité jointe à l’intelligence, Leibniz conjugue le déterminisme rationnel des actions humaines et leur contingence37, réquisit de la liberté, tout en prenant en compte la prescience divine. La prescience, s’opérant dans l’entendement divin, introduit une nécessité hypothétique, n’influant pas sur le cours des événements, marquant la spécificité du fatum christianum38. La prescience est infaillible, parce que Dieu conçoit l’action future, mais celle-ci conserve sa liberté au sens où une raison prévalente y préside, que Dieu connaît dans la région des possibles, mais qui appelle à devenir effective par la volonté humaine39. Dès lors, associant volonté et entendement, la liberté consiste à « vouloir comme il faut », c’est-à-dire à agir selon la raison, inclinante, mais non nécessitante, du meilleur par la recherche de perceptions claires, l’action rationnellement libre revenant à imiter Dieu.

Or, nous affirmons, à titre exploratoire et à l’appui d’autres textes, que la portée éthique de la théodicée ne se limite pas à la conciliation de la liberté avec la providence, mais se déploie à travers l’amour.

D’une part, Leibniz érige la piété en finalité de la théodicée : la justification de Dieu par la raison est destinée à insuffler un amour authentique de Dieu. Cette finalité de la théodicée est tributaire d’une thèse cartésienne que Leibniz perpétue, soutenant que l’amour de Dieu s’enracine dans la connaissance de Dieu (Theoria cum praxi). L’ardeur de l’amour de Dieu croît à mesure de sa lumière. La théodicée, en tant qu’elle est la doctrine vraie sur les attributs divins, motive un amour naturel de Dieu, en exaltant sa justice comme attribut conciliant sa bonté, sa sagesse et sa puissance : « on ne saurait aimer Dieu, sans en connaître les perfections, et cette connaissance renferme les principes de la véritable piété »40. À ce propos, notons que Leibniz s’engage dans le grand débat provoqué par le quiétisme sur l’amour pur41, en unissant le caractère désintéressé de l’amour de Dieu et l’intérêt qu’il suscite42. L’amour de Dieu43, que la raison provoque et que le Christ avait professé en accomplissement de la Loi44, participe de notre félicité et la fait toute entière, les autres formes d’amour y étant soumises. Une telle prise de position repose en réalité sur la définition de l’amour. Notion univoque, incluant l’amour des créatures raisonnables et celui de Dieu, l’amour consiste dans le plaisir procuré par la félicité de l’autre45 : « aimer ou estimer, c’est trouver du plaisir dans la félicité d’autrui, ou, ce qui qui revient au même, faire entrer la félicité d’autrui dans la sienne »46.

Ainsi, si l’amour de Dieu consiste dans cet amour pur, désintéressé, où le bonheur de l’objet aimé fait notre plaisir, la théodicée contribue à l’éveiller en l’homme en conciliant les attributs divins.

D’autre part, notre hypothèse de travail consiste à avancer que la théodicée aboutit à autrui en déterminant les règles de l’action morale, offrant une nouvelle perspective sur le mal. En effet, l’imputation du péché à l’homme est suivie du remède par lequel s’en extraire, Leibniz maintenant la liberté de l’homme et la possibilité d’agir moralement, selon le principe du meilleur. Selon nous, le critère du meilleur pour l’homme est livré par l’amour de bienveillance47. Agir selon le principe du meilleur signifie œuvrer pour la félicité d’autrui, la morale leibnizienne48 devenant une morale de l’amour : l’amour de Dieu, insufflé par la théodicée en tant qu’il repose sur la connaissance de Dieu délivrée par celle-ci, se prolonge en amour de bienveillance des substances créées. L’amour de bienveillance est lié à la théodicée dans la mesure où Leibniz définit la justice comme « une charité conforme à la sagesse »49. En effet, dans la lettre à Sophie de mi-août 1997, Leibniz indique avoir donné, « dans la préface à son livre de droit » (Codex), « les définitions suivantes » : « la justice est une charité conforme à la sagesse ; la sagesse est la science de la félicité ; la charité est une bienveillance universelle, la bienveillance est une habitude d’aimer. Aimer est trouver du plaisir dans le bien, la perfection, le bonheur d’autrui »50.

L’amour de bienveillance, marquant l’apogée de la hiérarchisation des autres formes d’amour qu’il enveloppe, détermine la norme de la justice. Leibniz rapproche morale et droit, le droit étant l’extension du principe de la morale au bien public51. La justice du sage établit alors une bienveillance universelle, devenant la clef de voûte de la vertu comme habitude d’agir selon la sagesse. Surtout, la justice du sage fait office de fondement du droit naturel : elle accomplit les deux autres degrés de justice que sont la justice commutative et la justice distributive, qui valent dans le droit. Dans le même temps, elle rejoint le commandement d’amour de la charité, réclamant d’aimer son prochain comme soi-même : mais la justice l’interprète philosophiquement. Fixant la répartition de la charité, elle recherche, à l’appui de la raison, la meilleure utilité publique52, laquelle concorde avec l‘intérêt privé.

Dans cette optique, par la justice du sage53, la théodicée leibnizienne pourrait inviter à se mettre au bénéfice d’autrui : privilégier le bonheur d’autrui, parce qu’il est le mien, est là notre devoir suprême et l’expression de la véritable piété. La mise en œuvre de la justice, comme charité conforme à la sagesse, nous ferait participer à la cité des esprits dont Dieu est le monarque54 et renter dans le royaume de Dieu.

Ainsi, il serait possible de considérer que la théodicée gravite autour de la justice unie à l’amour : l’amour que Dieu se porte dans la Trinité et qui exprime sa gloire, motif de sa création ; amour de Dieu, génitif objectif, eu égard à sa justice restaurée par la raison, dans sa providence et comme attribut ; amour de Dieu, génitif subjectif, dont le Christ porte témoignage autant que le meilleur des mondes qui l’incorpore ; et mise en œuvre de la justice humaine dans l’amour de bienveillance. À ce titre, l’établissement rationnel de la justice de Dieu, célébrant sa gloire sur un plan analogique, aboutit à la justice humaine, cette articulation étant l’élément original par lequel percevoir l’actualité de la théodicée édifiée par Leibniz.

2. Descartes

2.1. Les indices d’une théodicée dans la Quatrième méditation

À l’appui de ces éléments formant le socle de la théodicée leibnizienne, qu’en est-il pour Descartes ? Celui-ci a-t-il posé les bases du problème de la théodicée, en s’employant à instituer la justice de Dieu face à l’existence du mal tout en sauvegardant la liberté humaine ? Deux lieux peuvent être avancés pour dessiner une théodicée cartésienne, à travers les racines que constitue la métaphysique exposée dans les Méditations de 1641, et la morale, branche la plus haute de l’arbre de la philosophie.

Sans se confronter directement à la justice de Dieu, la Quatrième méditation dissémine les indices d’une théodicée cartésienne en s’interrogeant sur l’origine de l’erreur : prétendant laisser de côté le péché56, Descartes rapproche finalement l’erreur du péché57. La théorie sur l’erreur paraît se juxtaposer avec celle du péché, la faute morale procédant d’un défaut épistémologique dans l’entendement, nul n’étant méchant volontairement. Assimilant degré d’être et perfection, Descartes assigne au mal une inconsistance ontologique, l’identifiant à une négation et une privation : la volonté ne saurait se déterminer positivement pour le mal. Quelle est alors l’origine de la faute ? Dieu est-il coupable ?

Exonérant Dieu, l’auteur attribue la cause de l’erreur à la disproportion entre la finitude de l’entendement et l’indéfinité de la volonté. Il place celle-ci dans l’horizon de ce qui est nommé la dialectique du tout et de la partie, dont se dégage une ontologie particulière :

De plus, il me tombe encore en l’esprit qu’on ne doit pas considérer une seule créature séparément, lorsqu’on recherche si les ouvrages de Dieu sont parfaits, mais généralement toutes les créatures ensemble. Car la même chose qui pourrait peut-être avec quelque sorte de raison sembler fort imparfaite, si elle était toute seule, se rencontre très parfaite en sa nature, si elle est regardée comme partie de tout de cet univers58.

Réfléchir à la perfection de l’œuvre divine exige d’adopter le point de vue du tout, au regard duquel est justifié le principe du meilleur : « il est certain aussi qu’il veut toujours aussi ce qui est le meilleur »59. L’argumentation cartésienne est saisissante : l’équilibre qu’elle recherche fait écho à la démarche de Leibniz tout en s’inscrivant en faux contre certains principes leibniziens. Elle se place également du point de vue du tout par lequel l’imperfection de la partie est transfigurée, devenant l’écrin de la perfection que ce monde manifeste. Mais Descartes n’introduit pas de perspective finaliste, bannie hors de sa physique au détriment des seules causes efficientes60. De même, l’appel cartésien au meilleur ne doit pas être mal interprété. Dieu veut le meilleur, mais non au sens où une raison prévalente déterminerait sa volonté : la libre création des vérités éternelles exclut toute priorité de l’entendement sur la volonté, jugée anthropomorphique. Dieu agit selon une indifférence spécifique, au sens d’une indistinction des opérations d’entendement, de volonté et de puissance61. Le meilleur se rapporte, non à la cause finale, mais à la puissance infinie et incompréhensible de Dieu, non limitée par le principe de non-contradiction : les essences des choses sont contingentes et ne doivent leur nécessité qu’à ce que Dieu les a librement créées comme telles en les imprimant dans notre esprit. Dieu agit selon le principe du meilleur dans le sens où sa création englobe la totalité des êtres, l’universalité étant le sceau de sa perfection : nous sommes seulement une partie d’un tout. Le point de vue du tout, réservé à Dieu, introduit alors le principe du meilleur et permet d’envisager l’imperfection de la partie, de sorte que l’erreur se voit légitimée sans qu’elle soit imputable à Dieu. L’exigence d’une création entièrement parfaite et dénuée de failles prend le contre-pied de l’idée de Dieu. Au contraire, mieux vaut un tout dont les parties ne sont pas identiques, l’imperfection d’une partie contribuant à la perfection du tout62. La dialectique du tout et de la partie, remplissant un rôle similaire à l’harmonie leibnizienne, transmue l’erreur, assimilée à un défaut et une privation, en source de perfection pour l’homme. L’homme est plus parfait en tant qu’il peut se tromper, que s’il ne le pouvait pas. L’erreur témoigne de la liberté de l’homme : le pouvoir de choix de la volonté fonde son mérite, les Méditations annonçant les lettres à Mesland. L’homme a sujet de « se contenter » de sa perfection, résidant dans la capacité, procédant de sa liberté, de retenir son jugement63.

Dieu se voit justifié du concours moral en ayant inclus, dans sa création, la possibilité de l’erreur entraînant le péché, tandis que le concours physique se trouve écarté en tant que Dieu ne saurait vouloir positivement le mal, eu égard à l’inconsistance ontologique de ce dernier, étant une négation pour Dieu et une privation pour l’homme : il « ne veut point la malice du péché, parce qu’elle n’est rien »64. La raison consacre un hymne aux attributs divins, aussi bien la puissance transcendante de Dieu que la bonté suivant sa véracité. Ces éléments contribuent à définir une théodicée cartésienne, dont il faut pourtant relever le caractère incomplet : si Descartes s’interroge sur l’origine de l’erreur en ambitionnant de disculper Dieu, il n’établit pas une théodicée au sens strict. N’envisageant pas les différentes formes de mal, il ne pose pas une doctrine d’une volonté permissive, que l’indifférence, parce qu’elle est unité des opérations, n’autorise pas à penser.

2.2. Morale du contentement comme une réponse théodictique : providence et générosité

Aussi nous proposons de prolonger les indices laissés par la métaphysique en matière de justification de Dieu par la morale. Tenue pour absente du corpus cartésien, elle peut être reconstituée en s’appuyant sur les échanges épistolaires avec Élisabeth et les Passions de l’âme. Devant la mélancolie d’Élisabeth, qui se traduit corporellement par une fièvre lente, Descartes s’emploie à la rendre « contente malgré les disgrâces de la fortune ». Descartes jette les bases d’une morale du contentement qui pourrait être perçue comme une tentative de théodicée : consolant la princesse de ses afflictions, cette morale joint le contentement et la vertu en précisant la modalité de la relation entre la liberté humaine et la providence. Énonçant trois règles du contentement, inscrites dans une relation dialectique avec celles de la morale par provision, Descartes fait de la vertu la condition et le chemin du contentement. Celle-ci consiste à accomplir le meilleur relativement à l’action, en le déterminant à partir de quatre vérités formulées dans la lettre à Élisabeth du 15 septembre 1645 : la connaissance de la providence, de l’immortalité de nos âmes, et du caractère indéfini de l’univers forment les trois premières. La dernière réside dans la dialectique du tout et de la partie, déjà présente dans la Quatrième méditation, mais dont cette fois l’auteur tire parti sur le plan moral en dégageant l’impossibilité pour l’homme de subsister seul et le devoir moral de préférer les autres à soi. Aussi est-ce dans le contexte moral que Descartes soutient la supériorité des biens sur les maux en cette vie qu’approuvera Leibniz. De surcroît, Descartes détermine la nature de la providence et son lien avec la liberté. Contra Élisabeth, Descartes se charge d’introduire dans le champ de la philosophie la providence dans sa dimension à la fois générale et particulière65, tout en maintenant sa conciliation avec la liberté, qui se connaît sans preuve, par la seule expérience que nous en faisons. Causant les inclinations et les pensées humaines, Dieu exerce une « détermination sans contrainte »66, laissant l’homme libre et dépendant du décret divin.

Définissant le mode opératoire de la providence à l’aune de l’indifférence et de l’immutabilité, Descartes identifie la prescience à la préordination de Dieu, ce que Leibniz refusera67. Il s’ensuit que la liberté, tout comme les mérites et les prières, se présentent sous le jour de l’effet, en tant qu’ils sont des effets de ce dont Dieu a connu et voulu qu’ils fussent les causes68. Par la providence, la morale du contentement enrichit la justification de Dieu esquissée dans la Quatrième méditation : Dieu cause nos actes en tant qu’ils sont droits69, par un décret unique, réunissant sa volonté, son entendement et sa puissance, sans contraindre la volonté à qui il revient de l’actualiser par le pouvoir positif de se déterminer. Mieux, la morale parachève la métaphysique en incitant à l’amour de Dieu, comme passion et amour intellectuel : l’articulation de la liberté à la providence aboutit à un amour de Dieu motivé par la seule lumière naturelle, consistant à se soumettre au décret divin. La connaissance rationnelle de la providence transpose alors philosophiquement le Pater : celui qui aime Dieu ne « désire plus rien au monde, sinon que la volonté de Dieu soit faite »70.

Ces quatre vérités, qui entendent corriger les erreurs des fausses théologiques scolastiques tout en s’accordant avec les vérités de la foi chrétienne71, sont la clef de voûte du bon usage du libre arbitre, érigé par Descartes en souverain bien en tant qu’il est ce par quoi l’homme porte l’image et la ressemblance de Dieu. La passion vertu de la générosité, point nodal de la maîtrise des passions en rassemblant leur valeur morale et sensible, place alors le souverain bien dans la sphère affective : réformant la magnanimité aristotélicienne, la générosité cartésienne consiste dans la juste estime de soi causée par la seule résolution de bien user de son libre arbitre72, tout en étant associée à une humilité vertueuse et non vicieuse eu égard à la conscience de la faillibilité de la nature humaine73. La générosité comprend un saut supra normatif dans le sens où, impliquant une estime universelle et une propension à excuser les fautes des autres hommes74, elle débouche sur une préférence des autres à soi75 dans un amour d’amitié tel que le définit la correspondance, pouvant aller jusqu’au sacrifice : perdre son âme si ce geste pouvait sauver celle de l’autre76. La générosité concrétise le devoir moral de préférer les autres à soi et conclut le cogito77, en faisant surgir une altérité dans un rapport réflexif tourné vers soi. Surtout, elle offre des parentés saisissantes avec la justice du sage leibnizien : conduisant à préférer les autres à soi, la générosité peut lieu de transposition philosophique de la charité en tant que l’une et l’autre mettent en œuvre, sur des bases distinctes, une « pure affection pour autrui »78.

La générosité pourrait être le dernier jalon de notre reconstitution d’une théodicée cartésienne, dont nous revendiquons le caractère artificiel : sans l’avoir échafaudée directement, la philosophie cartésienne fournit, dans la liaison de la métaphysique et de la morale, une justification de Dieu face au mal. L’argument de l’imperfection ontologique trouve son approfondissement rapporté aux règles axiologiques à adopter pour s’émanciper des malheurs, physiques et moraux, et atteindre, par la générosité, le souverain bien en cette vie.

Conclusion

Nous parvenons au terme de mon propos. Que retenir de ce parcours cartésien ? La théodicée offre une grille de lecture pour percevoir les ruptures et continuités entre Descartes et Leibniz : ils soutiennent que ce monde est le plus parfait et partagent le recours au point de vue du tout et au principe du meilleur dans leur justification rationnelle ; ils concilient la providence à la liberté, en insistant sur l’attitude de tout rapporter joyeusement au décret divin79 et ils exaltent la supériorité des biens sur les maux d’un point de vue général. Toutefois, la théodicée met au jour un Leibniz interprète de Descartes, réinsérant le finalisme, subordonnant la puissance à l’entendement et dissociant les opérations divines entre volonté antécédente et conséquente pour répondre aux différentes formes de mal qu’il thématise. La rupture métaphysique n’empêche pas les auteurs de converger sur le but qu’ils assignent à leur théodicée, relatif à la piété, et sur le versant éthique qui en découle. Mieux, la rupture métaphysique laisse apparaître un fond commun anthropologique, consistant à affirmer que nul n’est méchant volontairement. Ce résidu platonicien, rattaché à la figure tutélaire d’Augustin, marque la réussite conceptuelle de la théodicée tout en signant probablement son échec pour nous aujourd’hui. Quelle réponse devant la faute commise volontairement ? Sans doute est-ce là la pierre d’achoppement de ces modèles classiques de théodicée. Cependant, cet échec requiert de saisir que l’anthropologie coïncide avec l’ontologie, assimilant être et perfection, le mal ne pouvant que se ranger du côté du non-être.

Dès lors, la force de ces modèles de théodicée réside dans la portée éthique que nous avons découverte. Sur la base de leurs différences métaphysiques, Descartes et Leibniz se rejoignent en ce que la justification de Dieu insuffle un amour de Dieu et comporte un effet pratique : l’explication ne consiste plus seulement à rendre compte du mal, mais à s’en libérer par un agir vertueux défini communément, sur le terrain philosophique, par une pure affection pour autrui. Certainement est-ce dans cette exhortation à agir vertueusement que la théodicée peut, sur la base du cartésianisme, conserver une indissoluble actualité.

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1S’entretenant à la cours de Prusse à l’été 1702 des thèses défendues par P. Bayle dans son Dictionnaire, publié en 1696-1697 et réédité en 1702, notamment les articles Pauliciens et Manichéens, Leibniz, sur insistance de la reine Sophie-Charlotte, met par écrit ses réflexions et les rassemble en leur adjoignant d’autres pièces, notamment le Discours préliminaire de la conformité de la foi avec la raison, ainsi que des Réflexions sur l’ouvrage que M. Hobbes a publié en anglais, de la liberté de la nécessité et du hasard, les Remarques sur le livre de l’origine du mal, publié depuis peu en Angleterre, et la Causa Dei, associée à la seconde édition.

2Le caractère circonstancié de l’ouvrage est aujourd’hui atténué, eu égard à une part d’anachronisme, les textes de Bayle critiqués dans les Essais étant postérieurs à la disparition de la reine Sophie Charlotte : en ce sens, le rôle confié par Leibniz au contexte de rédaction s’explique par sa volonté autant de rendre l’hommage à la reine qu’à celle d’identifier clairement son adversaire

3Le terme apparaît pour la première fois dans une lettre à Étienne Chauvin du 29 mai/8 juin 1696, au pluriel. Leibniz ne craint pas de s’octroyer le privilège d’avoir travaillé la matière recouverte par le terme comme personne avant lui (lettre à P. Humbert de 1707).

4« [...] car on ne saurait nier qu’il y a dans le monde du mal physique (c’est-à-dire des souffrances) et du mal moral (c’est-à-dire des crimes), et même que le mal physique n’est pas toujours distribué ici-bas suivant la proportion du mal moral, comme il semble que la justice le demande. » G. W. Leibniz, Essais de théodicée, « Discours », éd. J. Brunschwig, Paris, Flammarion, 1969, p. 76.

5« Comment un tel désordre est-il possible sous un Dieu que l’on dit bon, sage et tout-puissant ? » Ibid., § 151.

6« Je suppose que deux vérités ne sauraient se contredire ; que l’objet de la foi est la vérité que Dieu a révélée d’une manière extraordinaire, et que la raison est l’enchaînement des vérités, mais particulièrement (lorsqu’elle est comparée avec la foi) de celles où l’esprit humain peut atteindre naturellement sans être aidé des lumières de foi ». Ibid., « Discours », p. 50.

7« Je commence par la Question préliminaire de la conformité de la foi avec la raison, et de l’usage de la philosophie dans la théologie, parce qu’elle a beaucoup d’influence sur la matière principale que nous allons traiter, et parce que M. Bale l’y fait entrer par tout ». Ibid., p. 50.

8« Après avoir réglé les droits de la foi et de la raison d’une manière qui fait servir la raison à la foi, bien loin de lui être contraire, nous verrons comment elles exercent ces droits pour maintenir et pour accorder ensemble ce que la lumière naturelle et la lumière révélée nous apprennent de Dieu et de l’homme par rapport au mal ». Ibid., § 1.

9Pour ces deux volets, cf. Paul Rateau, Leibniz et le meilleur des mondes possibles, Paris, Garnier, 2015.

10« Il faut aussi que cette cause soit intelligente ; car ce monde qui existe étant contingent, et une infinité d’autres mondes étant également possibles et également prétendants à l’existence, pour ainsi dire, aussi bien que lui, il faut que la cause du monde ait eu égard ou relation à tous ces mondes possibles, pour en déterminer un. » G. W. Leibniz, opcit., § 7.

11Ibid., § 8.

12« Le milieu qu’il y a à prendre est qu’elles sont un choix de la plus parfaite sagesse. Et ce grand exemple des lois du mouvement fait voir le plus clairement du monde, combien il y a de différence entre ces trois cas ; savoir premièrement : une nécessité absolue, métaphysique ou géométrique, qu’on peut appeler aveugle, et qui ne dépend que des causes efficientes ; en second, une nécessité morale, qui vient du choix libre de la sagesse par rapport aux causes finales ; et enfin, en troisième lieu, quelque chose d’arbitraire absolument, dépendant d’une indifférence d’équilibre qu’on se figure, mais qui ne saurait exister, où il n’y aucune raison suffisante ni dans la cause efficiente, ni dans la finale. Et par conséquent on a tort de confondre ou ce qui est absolument nécessaire avec ce qui est déterminé par la raison du meilleur, ou la liberté qui se détermine par la raison avec une indifférence vague ». Ibid., § 349.

13« Dieu a choisi entre de différents partis tous possibles : ainsi métaphysiquement parlant, il pouvait choisir ou faire ce qui ne fût point le meilleur ; mais il ne le pouvait point moralement parlant ». Ibid., § 234.

14Ibid., § 171 et 235. Cf. aussi la distinction, instructive, entre pouvoir prochain et pouvoir éloigné (ibid., § 182), que Leibniz illustre par l’exemple du magistrat brave et sage qui commettrait une extravagance.

15Paul Rateau, « Perfection, harmonie et choix divin chez Leibniz : en quel sens le monde est-il le meilleur ? », Revue de métaphysique et de morale 70/2 (2011), p. 181-201.

16« Il est vrai qu’on peut s’imaginer des mondes possibles, sans péché et sans malheur, et on en pourrait faire comme des romans, des utopies, des Sévarambes ; mais ces mêmes mondes seraient d’ailleurs fort inférieurs en bien au nôtre. » G. W. Leibniz, opcit., § 10.

17Ibid., § 9.

18« L’harmonie est, en effet, l’unité dans la multiplicité ; elle est la plus grande lorsqu’elle est unité du plus grand nombre d’éléments désordonnés en apparence, et ramenés, contre toute attente, par un admirable rapport, à la plus grande concordance ». Confessio Philosophi, Paris, Vrin, 1961, p. 45.

19Essais de théodicée, op. cit., § 62.

20Ibid., § 12.

21« On peut prendre le mal métaphysiquement, physiquement et moralement. Le mal métaphysique consiste dans la simple imperfection, le mal physique dans la souffrance, et le mal moral dans le péché. Or, quoique le mal physique et le mal moral ne soient point nécessaires, il suffit qu’en vertu des vérités éternelles ils soient possibles. Et comme cette région immense des vérités contient toutes les possibilités, il faut qu’il y ait une infinité de mondes possibles, que le mal entre dans plusieurs d’entre eux, et que même le meilleur de tous en renferme ; c’est ce qui a déterminé Dieu à permettre le mal. » Ibid., § 21.

22« On demande d’abord d’où vient le mal. Si Deus est, unde malum ? si non est, unde bonum ? Les anciens attribuaient la cause du mal à la matière, qu’ils croyaient incréée et indépendante de Dieu ; mais nous qui dérivons tout être de Dieu, où trouverons-nous la source du mal ? La réponse est qu’elle doit être cherchée dans la nature idéale de la créature, autant que cette nature est renfermée dans les vérités éternelles qui sont dans l’entendement. » Ibid., § 20.

23Cf. sur ce point le § 32 des Nouveaux Essais sur l’entendement humain.

24« Cette volonté est appelée antécédente, lorsqu’elle est détachée, et regarde chaque bien à part en tant que bien. [...]. Le succès entier et infaillible n’appartient qu’à la volonté conséquente, comme on l’appelle. [...]. Or cette volonté conséquente, finale et décisive, résulte du conflit de toutes les volontés antécédentes, tant de celles qui tendent vers le bien, que de celles qui repoussent le mal : et c’est du concours de toutes ces volontés particulières, que vient la volonté totale. » G. W. Leibniz, Essais de théodicée, opcit., § 22.

25Ibid., § 23.

26« On peut dire du mal physique, que Dieu le veut souvent comme une peine due à la coulpe, et souvent aussi comme un moyen propre à une fin, c’est-à-dire pour empêcher de plus grands maux, ou pour obtenir de plus grands biens ». Ibid.

27« Et c’est dans ce sens que Dieu permet le péché ; car il manquerait à ce qu’il se doit, à ce qu’il doit à sa sagesse, à sa bonté, à sa perfection, s’il ne suivait pas le grand résultat de toutes ses tendances au bien, et s’il ne choisissait pas ce qui est absolument le meilleur, nonobstant le mal de coulpe qui s’y trouve enveloppé par la suprême nécessité des vérités éternelles ». Ibid., § 25.

28Ibid., § 121 : « permettre le mal, comme Dieu le permet, c’est la plus grande bonté » ; § 26 : « quand il permet le péché, c’est sagesse, c’est vertu ».

29Ibid., § 24.

30Ibid., § 11.

31« D’où il faut conclure que Dieu veut tout le bien en soi antécédemment, qu’il veut le meilleur conséquemment comme une fin, qu’il veut l’indifférent et le mal physique quelquefois comme un moyen ; mais qu’il ne veut que permettre le mal moral à titre du sine qua non ou de nécessité hypothétique, qui le lie avec le meilleur. C’est pourquoi la volonté conséquente de Dieu qui a le péché pour objet, n’est que permissive ». Ibid., § 25.

32« Dieu est aussi peu la cause du péché que le courant de la rivière est la cause du retardement du bateau ». Ibid., § 31.

33« Nous avons établi que le libre arbitre est la cause prochaine du mal de coulpe, et ensuite du mal de peine, quoi qu’il soit vrai que l’imperfection originale des créatures qui se trouve représentée dans les idées éternelles en est la première et la plus éloignée ». Ibid., § 288.

34« Je ne saurais vous le faire voir en détail ; car puis-je connaître et puis-je vous représenter des infinis et les comparer ensemble ? » Ibid., § 10.

35« Il paraît que M. Bayle y demande un peu trop, il voudrait qu’on lui montrât en détail, comment le mal est lié avec le meilleur projet possible de l’univers ; ce qui serait une explication parfaite du phénomène : mais nous n’entreprenons pas de la donner, et n’y sommes pas obligés non plus, car on n’est point obligé à ce qui nous est impossible dans l’état où nous sommes : il nous suffit de faire remarquer que rien n’empêche qu’un certain mal particulier ne soit lié avec ce qui est le meilleur en général. Cette explication imparfaite, et qui laisse quelque chose à découvrir dans l’autre vie, est suffisante pour la solution des objections, mais non pour une compréhension de la chose ». Ibid., § 145.

36D’où les nombreux projets menés par Leibniz pour améliorer les sciences, favoriser l’accroissement des connaissances techniques, réunir les Églises et solidifier le droit.

37CfEssais de théodicée, § 288 et 301 et Sur la liberté, De libertate, contingentia et serie causarum providentia, été 1689.

38« Pour ce qui est de la fatalité qu’on m’impute aussi, c’est encore une équivoque. Il y a fatum Mahometanum, fatum Stoicum, fatum christianum. Le destin à la Turque veut que les effets arriveraient quand on éviterait la cause, comme s’il y avait une nécessité absolue. Le destin stoïcien veut qu’on soit tranquille : parce qu’il faut avoir patience par force, puisqu’on ne saurait regimber contre la suite des choses. Mais on convient qu’il y a fatum Christianum, une destinée certaine de toutes choses, réglée par la prescience et la providence de Dieu. » Lettre à Clarke, IV, § 13, in Die philosophischen Schriften von Leibniz, C. I. Gerhardt éd., Berlin, 1875-1890, réédition, Hildesheim, G. Olms, 1960-1961, t. 7, p. 391. La Préface des Essais de théodicée développe aussi cette tripartition.

39« Il est visible que ce décret ne change rien dans la constitution des choses, et qu’il les laisse telles qu’elles étaient dans l’état de pure possibilité, c’est-à-dire qu’il ne change rien, ni dans leur essence ou nature, ni même dans leurs accidents, représentés ici parfaitement dans l’idée de ce monde possible. Ainsi ce qui est contingent et libre, ne le demeure pas moins sous les décrets de Dieu que sous la prévision ». Essais de théodicée, opcit., § 52.

40Ibid., Préface, p. 28.

41Cf. Émilienne Naërt, Leibniz et la querelle du pur amour, Paris, Vrin, 1959 ; Michel Terestchenko, « La querelle sur le pur amour au XVIIe siècle entre Fénelon et Bossuet », Revue du Mauss 32/2 (2008), p. 173-184.

42« On peut même dire que dès à présent l’amour de Dieu nous fait jouir d’un avant-goût de la félicité future. Et quoiqu’il soit désintéressé, il fait par lui-même notre plus grand bien et intérêt, quand même on ne l’y chercherait pas, et quand on ne considérerait que le plaisir qu’il donne, sans avoir égard à l’utilité qu’il produit ». Principes de la nature et de la grâce, § 18, in Die philosophischen Schriften von Leibniz, op. cit., t. 6. Sur cette question de la conception leibnizienne de l’amour pur de Dieu, nous renvoyons à la correspondance, notamment à la lettre à l’Électrice Sophie de mi-août 1697, la lettre à Coste du 4 juillet 1706, ainsi qu’aux Sentiment de M. de Leibniz sur le livre de M. de Cambray et sur l’amour de Dieu désintéressé.

43Ce souverain amour implique une christologie singulière, en tant qu’il considère Dieu dans sa perfection et non dans l’humanité de Jésus-Christ.

44G. W. Leibniz, Essais de théodicée, opcit., Préface, p. 26-27.

45Leibniz inclut également la compassion dans l’amour, au sens de souffrir des peines de l’autre.

46Praefatio codex juris gentium Diplomaticus (1693), in Die philosophischen Schriften von Leibniz, op. cit., t. 3, p. 387 : « Amare autem sive diligere est felicitate alterius delectari, vel quod eodem redit, felictatem alienam asciscere in suam ».

47« Les théologiens ont distingué l’amour de la bienveillance de celui de la concupiscence, comme ils l’appellent en termes de l’école ; le premier est désintéressé et ne consiste précisément que dans le plaisir que donne la vue de la perfection et du bonheur de l’objet aimé, sans considérer d’autre bien ou profit qui nous en peut naître. Le second est intéressé, mais d’une manière qui peut être permise, et consiste précisément dans la vue de notre bien, sans avoir égard au bonheur et avantage d’autrui ». Lettre à l’Électrice Sophie, mi-août 1697, in Die philosophischen Schriften von Leibniz, op. cit., t. 7, p. 548.

48Nous n’ignorons pas les difficultés de la morale leibnizienne, du fait notamment du système monadique. Il reste que l’enfermement de la monade sur elle-même peut être dépassé par la sympathie universelle (cf. P. Rateau, Leibniz et le meilleur des mondes possibles, opcit., p. 245-246). Aussi le principe de prendre la place de l’autre impliqué dans l’amour de bienveillance par lequel nous présentons la morale peut être soutenu par « cette liaison que chaque être a avec tout le reste de l’univers » (Nouveaux Essais, Préface).

49Lettre à Sophie, op. cit., p. 549.

50Ibid. Cf. aussi Méditation sur la notion commune de justice (1702), in G. W. Leibniz, Le droit de la raison, René Sève éd., Paris, Vrin, 1994, p. 128-129 : « la justice est la bonté conforme à la sagesse, même en ceux qui ne sont point parvenus à cette sagesse. »

51René Sève, in G. W. Leibniz, Le droit de la raison, op. cit., p. 86 : « le but essentiel de l’argumentation leibnizienne consiste à montrer qu’il n’y a pas rupture mais continuité entre l’action juste au sens courant et étroit (qui ne nuit pas à autrui) et au sens propre et élargi. »

52G. W. Leibniz, De summa juris regula, in Le droit de la raison, op. cit., p. 88 : « summa juris regula est : quidquid publice utile est, illud faciendum est ».

53Nous n’évoquerons pas l’évolution de Leibniz dans son approche de la justice. Cf. Gaston Grua, La justice humaine selon Leibniz, Paris, P.U.F., 1956 ; P. Rateau, La question du mal chez Leibniz. Fondements et élaboration de la Théodicée, Paris, Honoré Champion, 2008.

54Dieu est l’architecte de la machine de l’univers et le monarque de la cité divine des esprits (cfMonadologie, § 87).

55À noter que les références aux textes cartésiens renverront à l’édition de Ferdinand Alquié qui fait, avec celle de Charles Adam et Paul Tannery, autorité dans la recherche sur Descartes. Cf. René Descartes, Œuvres philosophiques, 3 t., Paris, Classiques Garnier, 1967/2010.

56« Mais cependant il est à remarquer que je ne traite nullement en ce lieu-là du péché, c’est-à-dire de l’erreur qui se commet dans la poursuite du bien et du mal, mais seulement de celle qui arrive dans le jugement et le discernement du vrai et du vrai ; et que je n’entends point y parler des choses qui appartiennent à la foi, ou à la conduite de la vie, mais seulement de celles qui regardent les vérités spéculatives et connues par l’aide de la seule lumière naturelle ». R. Descartes, Méditations métaphysiques, « Abrégé des Six Méditations suivantes », in Œuvres philosophiques, éd. F. Alquié, t. 2, Paris, Garnier, 1967/2010, p. 402.

57Ibid., Quatrième méditation, p. 463 : « ce qui fait que je me trompe et que je pêche. »

58Ibid., p. 459.

59Ibid., p. 458.

60Ibid. : « car il ne me semble pas que je puisse sans témérité rechercher et entreprendre de découvrir les fins impénétrables de Dieu. »

61Lettre au Père Mersenne du 27 mai 1630, t. 1, p. 268 : « c’est en Dieu une même chose de vouloir, d’entendre et de créer, sans que l’un précède l’autre, ne quidem ratione [pas même logiquement] ».

62« Et je remarque bien qu’en tant que je me considère tout seul, comme s’il n’y avait que moi au monde, j’aurais été beaucoup plus parfait que je ne suis, si Dieu m’avait créé tel que je ne faillisse jamais. Mais je ne puis pas pour cela nier, que ce soit en quelque façon une plus grande perfection dans tout l’Univers, de ce que quelques une de ses parties ne sont pas exemptées de défauts, que si elles étaient toutes semblables. » Méditations métaphysiques, Quatrième méditation, t. 2, p. 466.

63Ibid., p. 466-467.

64Principes de la Philosophie, Première partie, art. 23 (« Que Dieu n’est point corporel, et ne connaît point par l’aide des sens comme nous, et n’est point auteur du péché »), t. 3, p. 106.

65Lettre à Élisabeth du 6 octobre 1645, t. 3, p. 617 : la seule philosophie « suffit pour connaître qu’il ne saurait entrer la moindre pensée en l’esprit d’un homme, que Dieu ne veuille et ait voulu de toute éternité qu’elle y entrât. »

66Lettre à Élisabeth de janvier 1646, t. 3, p. 634.

67Leibniz critique dans les Essais de théodicée la conception cartésienne de la providence, la jugeant trop « dure ». G. W. Leibniz, Essais de théodicée, opcit., § 164 : « il faut avouer que M. Descartes [...] parle durement [...] en disant qu’il n’entre pas la moindre pensée dans l’esprit d’un homme que Dieu ne veuille et n’ait voulu de toute éternité qu’elle n’y entrât. Calvin n’a jamais rien dit de plus dur ».

68R. Descartes, Méditations métaphysiques, Réponses aux Objections, Sixièmes Réponses, sixième paragraphe, t. 2, p. 873.

69« Dieu est aussi l’auteur de toutes nos actions, en tant qu’elles sont, et en tant qu’elles ont quelque bonté, mais [que] ce sont les diverses dispositions de nos volontés qui les peuvent rendre vicieuses. » Le Monde, chap. 7, t. 1, p. 362.

70Lettre à Chanut du 1er février 1647, t. 3, p. 716-717.

71Concernant l’affirmation de cet accord entre les principes cartésiens et les vérités de la foi chrétienne, cf. lettre au Père Dinet, lettre dite à Boswell de 1641.

72Passions de l’âme, Troisième partie, art. 153 (« En quoi consiste la générosité »), t. 3, p. 1067.

73Ibid., art. 155 (« En quoi consiste l’humilité vertueuse »), p. 1069.

74Ibid., art. 154 (« Qu’elle empêche qu’on ne méprise les autres »), p. 1068.

75Une telle préférence découle des deux propriétés de la générosité, impliquant de faire du bien aux autres et de mépriser son propre intérêt sans se mépriser soi-même. Cf. art. 156 (« Quelles sont les propriétés de la générosité, et comment elle sert de remède contre tous les dérèglements des passions »), p. 1069.

76Lettre à Élisabeth du 15 septembre 1645, t. 3, p. 607 : « au lieu qu’en se considérant comme une partie du public, on prend plaisir à faire du bien à tout le monde, et même on ne craint pas d’exposer sa vie pour le service d’autrui, lorsque l’occasion s’en présente ; voire on voudrait perdre son âme, s’il se pouvait, pour sauver les autres ». Cf. aussi la lettre à Chanut du 1er février 1647, t. 3, p. 719.

77« At sic, Amice, ego cogito, ergo sum Tuus (Mais ainsi, ami, je pense, donc je suis à toi) ». Constantijn Huygens, Poésie de 1644-1645, in AT, IV,664, cité par Jean-Marie Beyssade, Correspondance avec Élisabeth, et autres lettres, Paris, Flammarion, 1989, p. 36.

78R. Descartes, Lettre à Élisabeth du 6 octobre 1645, t. 3, p. 613.

79« Entre lesquelles la première et la principale est qu’il y a un Dieu, de qui toutes choses dépendent, dont les perfections sont infinies, dont le pouvoir est immense, dont les décrets sont infaillibles : car cela nous apprend à recevoir en bonne part toutes les choses qui nous arrivent comme nous étant expressément envoyées de Dieu. » Lettre à Élisabeth du 15 septembre 1645, t. 3, p. 605. « Qu’on réussisse ou qu’on ne réussisse pas, on est content de ce qui arrive quand on est résigné à la volonté de Dieu, et quand on sait que ce qu’il veut est le meilleur : mais avant qu’il déclare sa volonté par l’évènement, on tâche de la rencontrer, en faisant ce qui paraît le plus conforme à ses ordres. » G. W. Leibniz, Essais de théodicée, opcit., Préface, p. 28.