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Anna Maria Vileno, À l’ombre de la kabbale, Philologie et ésotérisme au xviie siècle dans l’oeuvre de Knorr de Rosenroth

(Libre Pensée et Littérature Clandéstine 65), Paris, Champion, 2016, 281 p.

Jean BOREL

S’il y a un domaine de la pensée européenne qui demeure non seulement méconnu, mais surtout source d’appréciations et d’interprétations souvent contradictoires, c’est bien celui des études kabbalistiques, qu’elles soient juives ou chrétiennes. Le lien intrinsèque qu’elles entretiennent avec la langue hébraïque, avec ses particularités lexicales et ses consonnes conçues comme autant de matrices de l’être, la variété des sources utilisées et le codage des méthodes herméneutiques et argumentatives, la diversité des motivations et des intentions des kabbalistes juifs aussi bien que chrétiens, comme des savants qui étudient leurs œuvres depuis un siècle, rendent très difficile une vision d’ensemble objective, nuancée et cohérente. Le travail de pionnier remarquable que nous propose Anna Maria Vileno poursuit un double but : mettre un peu de lumière dans cet imbroglio, et introduire le lecteur français à l’une des œuvres les plus représentatives de la kabbale chrétienne, la Kabbala Denudata de Christian Knorr de Rosenroth. Dans un premier chapitre retraçant l’histoire des travaux scientifiques qui ont débuté avec Gershom Scholem, l’A. analyse les différents points de vue qui les ont suscités et guidés. Si, pour Scholem, l’étude scientifique de la kabbale juive devait jouer un rôle de ‘puissante force de renouvellement’ dans la reconquête identitaire du judaïsme moderne, il a par contre « systématiquement discrédité comme courant “dévoyé” les productions intellectuelles des kabbalistes “non-juifs”, en raison de leurs visées apologétiques ou syncrétiques » (p. 26). C’est avec les recherches de Joseph Léon Blau, Ernst Benz, Joseph Dan et François Secret que l’étude de la kabbale chrétienne en tant que telle commence à prendre un certain intérêt ; mais la principale difficulté repose sur la distinction nécessaire qu’il s’agit d’opérer d’abord entre le travail de traduction que des juifs, convertis au christianisme ou non, et des chrétiens ont voulu faire du Zohar et d’autres textes kabbalistiques à la Renaissance, et l’utilisation de ces traductions à des fins doctrinales, spirituelles ou apologétiques. D’où la juste insistance de F. Secret sur le caractère ‘linguistique et littéraire’ de la kabbale chrétienne. C’est à partir de là que A. M. Vileno définit sa propre démarche méthodologique qui suppose la théorie des transferts culturels, laquelle « permet de comprendre la dynamique qui lie et oppose deux cultures, et la façon dont ces interactions les transforment de l’intérieur. (...) Nous considérerons, dit-elle, la culture chrétienne, et plus spécifiquement les humanistes hébraïsants, comme la culture “réceptrice” dans le cadre du transfert qui s’opère autour de la kabbale lourianique et de la pertinence de son utilisation dans la doctrine chrétienne » (cf. 66). Avec le second chapitre, nous abordons le milieu social, politique, religieux et philosophique dans lequel Knorr de Rosenroth, qui était fils de pasteur protestant, évolue, les conditions dans lesquelles le transfert a pu s’opérer à travers l’étude de sa formation et de ses relations intellectuelles, et la nature de sa quête d’une science pneumatique et d’une spiritualité chrétienne renouvelée au contact de la kabbale juive, qui puisse « contribuer à une meilleure compréhension du christianisme en revenant à ses origines réelles ou supposées, avec comme objectif de transcender les dissensions entre catholiques et protestants » (p. 86) Après avoir évoqué en un troisième chapitre la polémique qui opposa Knorr et le philosophe platonicien de Cambridge, Henry More, auquel il avait fait parvenir un texte d’introduction à la kabbale lourianique, l’A. se consacre à l’analyse de l’Adumbratio kabbalae christianae, publiée en 1684 et qui, dit-elle, compte parmi les rares productions propres de Knorr à avoir été intégrée dans l’importante anthologie que constitue la Kabbala denudata. Sous la forme d’un dialogue entre un kabbaliste et un philosophe chrétien, Knorr confronte de manière systématique la kabbale lourianique avec la doctrine chrétienne. L’entretien porte sur la création de l’univers et du monde, sur les différents états de grâce et de chute que connaît notre monde avant de parvenir à l’étape de la rédemption, la mise en comparaison de la figure kabbalistique de l’Adam kadmon ou Homme Primordial avec le Christ et leur égale fonction médiatrice entre le créé et l’Incréé, la préexistence des âmes, la négation du péché originel, l’immortalité de l’âme, l’apocatastase et, enfin, la défense d’une philosophia perennis qui débouche sur une concorde de toute les traditions spirituelles. L’A. met en évidence les sources des citations qui viennent à l’appui des différentes positions des protagonistes, et c’est toute la culture de Knorr qui apparaît là dans ses argumentations : sa connaissance profonde des deux Testaments et des écrits patristiques d’Origène et de Clément d’Alexandrie, la kabbale lourianique et le ‘Portail des Cieux’ d’Abraham Cohen de Herrera, le zoroastrisme et la philosophie grecque et, surtout la philosophie néoplatonicienne de Plotin, Proclus, Porphyre, Jamblique, Pléthon et Ficin. Les deux derniers chapitres présentent la compilation des Loci communes kabbalistici de Knorr, intéressante dans la mesure où elle révèle l’attachement de Knorr à la pratique symbolique et à l’harmonie entre les traditions religieuses. Une bibliographie et un index des noms cités font de cet ouvrage la première référence scientifique en langue française sur la doctrine de Knorr.