‘Si enim comprehendis, non est deus’
Penser, comprendre et toucher Dieu selon Augustin1
« Tamen, fratres, ante dico, si non potuero ego explicare, non rationem putetis, sed hominem defecisse. »2
L’effort de penser Dieu est aujourd’hui assez peu consenti par les philosophes et les théologiens eux-mêmes qui préfèrent se consacrer, semble-t-il, à d’autres causes plus à la mode. Mais il n’est guère de sujet plus vital, ni plus digne d’être pensé que l’idée de Dieu, car il est bien difficile de voir comment la vie humaine dans son ensemble peut avoir un sens s’il n’est pas de Dieu. Comme l’a dit Ivan Karamazov, s’il n’y a pas de Dieu, tout est permis. Pour les philosophes comme pour les esprits pénétrants, Dieu est aussi l’une des meilleures réponses que l’on puisse proposer à la question de savoir pourquoi il y a de l’être et non pas rien. Il est difficile de voir ce qu’il y a à gagner à mépriser cette réponse qui a été vénérée comme le souverain Bien dans toutes les cultures et à toutes les époques.
1. Dieu peut-il être compris ?
Il va de soi que, comme toutes les bonnes réponses, l’idée de Dieu soulève autant de questions qu’elle en résout. Deux sont particulièrement prééminentes et infiniment débattues (outre la question récurrente de la théodicée) : Dieu existe-t-il ? Et : qu’est-ce que Dieu ? En termes classiques, ces questions ont trait à l’existence de Dieu et son essence. D’aucuns jugeront que ces questions sont secondaires ou trop « métaphysiques », au mauvais sens du terme. Il est davantage dans l’air du temps, du moins dans certains cercles, de dire que Dieu ne peut pas être compris au motif qu’il transcenderait tout ce que nous, pitoyables humains, pourrions dire ou penser à son sujet. Cette idée selon laquelle nous ne savons absolument rien de Dieu est l’une des notions directrices de la tradition de la théologie négative, estimable par ailleurs. Elle a sans doute trouvé son plus grand poète en Plotin quand il a dit de l’Un qu’il était insaisissable3 et même ineffable4, même si cette affirmation, en forme de dénégation, souffre d’une petite contradiction puisque les notions de l’Un ou de Dieu (pour ne nommer qu’elles) peuvent bel et bien être exprimées, et si elles le sont, c’est qu’on pense qu’elles seront comprises. Plotin savait que cette idée remontait à Platon qui a écrit (!) que la sphère des premiers principes était indicible5 et qu’aucun poète n’avait jamais chanté d’hymne à propos du monde supracéleste6. Denys l’Aréopagyte a transmis cette tradition de la théologie négative au Moyen Âge où elle a influencé des géants de la pensée comme Maïmonide, Thomas d’Aquin7, Nicolas de Cues, Descartes et Pascal. Cette tradition a été renouvelée à notre époque par Jean-Luc Marion, qui fut profondément marqué par le Pseudo-Denys comme par la critique que Heidegger adresse à la métaphysique et sa conception idolâtrique de Dieu8. Comme Jean Greisch l’a récemment montré, dans son lumineux parcours des théologies philosophiques de la modernité, notre époque est fascinée par cette idée d’un Dieu qui serait « tout autre », pour utiliser une expression qui fut popularisée par Rudolf Otto et la théologie dialectique de Karl Barth, dans la foulée de Kierkegaard, qui citait lui-même l’adage d’Augustin que je discuterai dans ce qui suit9.
On fait en effet souvent remonter cette idée, attractive pour plusieurs contemporains, d’un Dieu qui serait tout autre à l’adage d’Augustin que je cite dans le titre de cette contribution, « si enim comprehendis, non est Deus ». À la différence peut-être de son sujet, cette sentence est aisée à comprendre : « si vous comprenez [ou « si tu comprends », le latin ne connaissant pas le vouvoiement], ce n’est pas Dieu ». Cette maxime semble porter la théologie négative à son comble : non seulement affirme-t-elle que Dieu transcende nos capacités de compréhension, ce qui est trivial si Dieu est Dieu, elle soutient, ou semble soutenir, que le simple fait que nous comprenions quelque chose à Dieu veut dire qu’il ne peut s’agir de Dieu. Il n’est donc pas étonnant de constater que l’adage d’Augustin soit volontiers revendiqué par les nombreux défenseurs de la théologie négative de notre temps de détresse10. Cette appropriation parfois euphorique de l’adage d’Augustin s’inscrit dans l’effort général de plusieurs penseurs, en cette époque post-moderne, d’humilier la capacité de compréhension humaine (comme si nous pouvions jamais en avoir une autre), prétendument au nom de la sacrosainte finitude humaine, le nouvel absolu de plusieurs philosophes.
J’aimerais ici me concentrer sur le sens de cet adage, « si enim comprehendis, non est Deus », afin de voir s’il est vrai que nous ne comprenons rien de rien à Dieu. Ce qui me frappe d’abord dans l’appropriation de cette formule par les adeptes de la théologie négative, c’est qu’elle abrite un certain nombre de contradictions. Les contradictions ou les paradoxes sont peut-être aussi dans l’air du temps quand il s’agit de penser Dieu, mais je ne suis pas sûr qu’ils soient recommandables quand on essaye de développer un discours cohérent sur quoi que ce soit, même quand on parle de Dieu. La contradiction la plus évidente dans l’idée d’Augustin, ou, comme je le pense et le suggérerai, dans la manière dont il est repris par ceux qui s’en autorisent, est qu’il est impossible de dire que « si l’on comprend, ce ne n’est pas Dieu » si on ne présuppose pas une certaine compréhension de Dieu qui nous permet de dire que, par comparaison, telle ou telle compréhension, indigne ou inepte, n’est pas Dieu. Autrement dit, on ne peut prétendre que Dieu dépasse toute compréhension à moins de présupposer une compréhension minimale de Dieu, ne serait-ce que la compréhension selon laquelle Dieu (qui est en soi un terme qui exprime une certaine compréhension ou une direction de l’esprit) transcenderait toute compréhension ou serait meilleur (melius) que tout ce que nous pourrions comprendre, comme le dit Augustin lui-même dans ses Confessions, formule qui est sans doute à l’origine de l’argument célèbre d’Anselme11. Lorsque nous parlons de Dieu, même si nous ne prétendons rien savoir de lui, nous ne pouvons pas ne pas présupposer que ceux qui entendent ce mot Dieu comprennent au moins vaguement ce qu’il signifie, ainsi qu’Anselme le rappellera à l’insipiens dans son Proslogion12. L’idée selon laquelle « si nous comprenons, ce n’est pas Dieu » est ainsi contradictoire puisqu’elle implique elle-même une compréhension de Dieu qui doit pouvoir se défendre.
Cette auto-contradiction est si patente que je ne peux pas croire qu’Augustin lui-même ait pu l’exprimer et puisse dès lors servir d’inspiration aux théologies négatives de notre temps. Certes, Augustin souligne souvent l’incompréhensibilité de Dieu, mais il n’en parle pas moins de Dieu à toutes les pages de son œuvre : il a rédigé quinze volumes sur la Trinité, très souvent il s’adresse à Dieu, et ne peut pas ne pas présupposer que nous savons ou « comprenons » de quoi, de qui (et dans son cas à qui) il parle. De plus, Augustin reconnaît parfaitement que Dieu s’est révélé dans les Écritures comme dans sa création et il l’a certainement fait pour être compris des hommes. Si Dieu demeure en un sens incompréhensible et même ineffable pour Augustin, c’est que, quand nous parlons du divin, nous nous servons immanquablement d’un langage qui est emprunté aux choses matérielles et qui ne peut donc, jamais, rendre adéquatement la réalité spirituelle de Dieu. Toutefois, dire de Dieu qu’il est une réalité spirituelle, c’est déployer une compréhension de Dieu ! Augustin n’exclut donc pas qu’une compréhension de Dieu soit possible.
Je pense que c’est ce que peut démontrer une lecture plus attentive de son adage, « si enim comprehendis, non est Deus », et de son contexte, lequel n’a pas toujours été pris en compte par ceux qui invoquent volontiers le texte d’Augustin. Ce texte se trouve dans son Sermon 117, connu depuis des siècles, mais dont François Dolbeau vient tout récemment, en 2014, de publier une édition critique impeccable13. Le sermon, qui est dense et relativement long, est souvent daté de 41814. Il porte sur les premiers versets de l’évangile de Jean, comme l’indique son titre intégral : « Traité (Tractatus)15 de saint Augustin contre les ariens [sur l’évangile de Jean 1,1] “Au commencement était le Verbe (Verbum), et le Verbe était avec Dieu, et Dieu était le Verbe, et le Verbe était au commencement avec Dieu” ». Ce verset inaugural de l’évangile de Jean est un texte qu’Augustin a souvent commenté et qui fut particulièrement signifiant pour lui puisqu’il a joué un rôle décisif dans sa conversion au christianisme, telle qu’il la décrit au livre 7 des Confessions (même s’il y dit, assez curieusement, que c’est un texte qu’il a trouvé dans les « livres des platoniciens »)16. Le titre précise que le sermon en question était dirigé contre les ariens17. Sa dernière partie souhaite en effet réfuter les arguments avancés par les ariens contre la coéternité du Fils et du Père et contre leur égalité parfaite18. Je ne peux proposer ici une interprétation du sermon dans son ensemble19 et souhaite plutôt me concentrer sur son contexte et le sens philosophique du « soupir » « si enim comprehendis, non est Deus », afin de montrer qu’une compréhension de Dieu est bel et bien défendable pour Augustin.
2. L’intention pédagogique d’Augustin
À cette fin, je ne tirerai pas trop argument du fait, trivial en soi, qu’Augustin développe ici une compréhension d’un passage de l’Écriture et, partant, de Dieu, car c’est là le but d’un tractatus ou d’un sermon. Je n’insisterai pas non plus sur le fait, banalissime aussi, qu’Augustin s’oppose ici dans une visée polémique à une compréhension arienne de Dieu qu’il juge erronée et qu’il le fait afin de proposer ce qu’il tient pour une meilleure compréhension de Dieu. Dans les deux cas, c’est-à-dire en proposant lui-même une interprétation de l’Écriture et en argumentant contre une compréhension inadéquate de la divinité, Augustin présuppose que Dieu peut être compris. Je ne tirerai pas non plus avantage du fait que l’idée de Dieu comme verbum, telle qu’Augustin l’entend, suggère fortement que Dieu s’est révélé dans son verbe, ou son « mot » (verbum) comme on préfère dire en anglais ou en allemand, et que cette parole peut dès lors être comprise comme telle, du moins jusqu’à un certain point. Tout cela tombe sous le sens et doit être rappelé contre ceux qui prétendent, avec ou sans Augustin, qu’aucune compréhension de Dieu n’est possible.
Si l’on veut tenir compte du contexte du Sermon 117, il m’apparaît plus important d’insister d’abord sur l’intention pédagogique de l’adage, « si nous comprenons, ce n’est pas Dieu », car cette intention est bien en évidence tout au long du sermon. Dès son commencement, Augustin se fait un point d’honneur d’indiquer qu’il ne cherchera pas à montrer comment le texte (In principio erat Verbum, et Verbum erat apud Deum, et Deus erat Verbum) doit être compris (intellegi)20, mais qu’il s’efforcera plutôt d’expliquer pourquoi il n’est pas compris (quare non intellegatur) et ce qui nous empêche de le comprendre (sed dicimus quid impediat ne intellegatur). Cela revient à dire que l’incompréhensibilité de ce passage de l’Écriture n’est pas absolue, elle a une raison. Cette raison réside dans le fait que l’œil de notre cœur n’est pas pur. Cette pureté du cœur est une condition sine qua non de la compréhension sur laquelle insiste la toute première ligne du sermon : « le passage de l’Écriture qui vient d’être lu, chers frères, requiert un œil clair et pur de notre cœur (clarum et purum oculum cordis inquirit) »21. Si cet œil n’est pas pur, nous ne comprendrons pas l’Écriture. L’incompréhensibilité de l’Écriture et, partant, de Dieu n’est donc pas principielle ni irrémédiable.
Ce n’est pas tout : l’incompréhension que nous éprouvons à la lecture de ce passage est là pour nous faire souffrir (doloret) parce que nous ne comprenons pas et pour que cette douleur nous incite à lever cet obstacle à la compréhension qu’est l’impureté de notre œil. Le texte est ici très clair :
Nous disons combien est incompréhensible le passage qui a été lu. Or il n’a pas été lu afin d’être compris par l’homme (non ut comprehendetur ab homine), mais afin que l’homme souffre parce qu’il ne comprend pas (sed quia doloret homo quia non comprehendit), qu’il découvre ce qui empêche cette compréhension et en vienne à lever cet obstacle, aspirant ainsi à percevoir le Verbe immuable (et inveniret unde impeditur a comprehensione, et removeret ea, et inhiaret perceptioni incommutabilis Verbi), se transformant ainsi de son état de déchéance vers le meilleur (ipse ex deteriore in melius commutatus)22.
L’incompréhensibilité de l’Écriture et de ce qu’elle dit à propos du verbum est ainsi « relative » : elle n’est incompréhensible qu’en raison de l’impureté de notre cœur qui rend ici impossible toute compréhension (les Confessions l’avaient démontré à leur manière en insistant sur le fait que la conversion essentielle au christianisme impliquait une conversion morale, laquelle sera accomplie au livre 8 des Confessions). L’incompréhension que nous ressentons est en quelque sorte voulue : son intention pédagogique est de nous faire souffrir (doloret) et de nous exhorter à éradiquer l’obstacle à la bonne compréhension qu’est l’impureté de notre cœur. La compréhension est donc ici hautement désirable ! Plus que cela, Augustin suggère qu’elle est même atteignable, du moins jusqu’à un certain point, car nous pouvons aspirer (inhiaret), dit-il, à la perception du Verbe immuable (inhiaret perceptioni incommutabilis Verbi). « Perception » est ici une traduction paresseuse et littérale du latin perceptio, qui évoque une « participation », ou communion, au Verbe immuable dont je tâcherai de montrer qu’elle n’exclut nullement une certaine forme de compréhension. Une telle compréhension ne dépend évidemment pas seulement de nous. Dieu doit nous aider à l’atteindre en nous exhortant à changer nos façons de faire, comme Dieu l’a manifestement fait avec Augustin à toutes les étapes de sa conversion dans les Confessions : « Faciat Deus ut intellegatis », écrit Augustin dans le Sermon 117, « Que Dieu fasse que vous compreniez »23. Avec le secours de Dieu, la compréhension (exprimée ici par le verbe intellegere sur lequel nous reviendrons) apparaît certainement possible.
L’une des nombreuses choses que nous ne comprenons pas s’agissant de Dieu et de son Verbe est « que Dieu n’est pas moindre dans une partie de son être que dans son tout »24. Nous ne comprenons pas cela parce que nos représentations sont formées sur le modèle des objets que nous apercevons dans l’espace. Il est indéniable que les parties de ces objets occupent moins d’espace et sont plus petits que le tout : un bras ou une tête sont moins que le corps dont ils font partie. Les images corporelles et le langage qui en sourd sont inaptes à rendre la réalité du Verbe de Dieu. Il faut donc se garder de la séduction des choses de chair quand nous imaginons les réalités spirituelles (non de suggestione carnis spiritalia imaginemur)25. Dans leur ordre, Dieu n’est pas plus petit dans une partie de son être que dans son tout26.
3. Toucher Dieu
C’est immédiatement après avoir dit cela (Sermo 117,4) qu’Augustin profère sa déclaration devenue « virale » (Sermo 117,5) :
Mais tu es incapable de penser une telle chose [c’est-à-dire un être qui n’est pas moindre dans une partie de son être que dans son tout]. L’ignorance en cette matière est plus digne de notre piété qu’une science présomptueuse. Après tout, c’est de Dieu que nous parlons. Il est dit: Et Deus erat Verbum. Nous parlons de Dieu, quoi d’étonnant si tu ne comprends pas ? (De Deo loquimur, quid mirum si non comprehendis ?) Si en effet tu comprends, ce n’est pas Dieu (Si enim comprehendis, non est Deus). Que notre confession d’ignorance (confessio ignorantiae) vaille plus que toute profession téméraire de science. C’est certainement un grand bonheur que de toucher quelque peu Dieu avec l’esprit (adtingere aliquantum mente Deum magna beatitudo est), mais le comprendre, cela est tout à fait impossible (comprehendere autem, omnino impossibile)27.
Ainsi que j’y ai insisté, l’incompréhensibilité de Dieu est « relative » dans la mesure où elle a tout à voir avec l’impureté de nos cœurs. Autant que faire se peut, nous devons aspirer à ôter cet obstacle qui nous fait souffrir (doloret). Dieu ne peut que nous assister à cet égard (faciat Deus ut intellegatis). Cela semble indiquer qu’une compréhension est possible et même souhaitable.
Dans notre état présent d’impureté (lequel peut être levé, comme le démontre l’exemple d’Augustin lui-même, si on croit en tout cas le récit de sa conversion morale au livre 8 des Confessions), tout ce que nous comprenons ne peut être Dieu. C’est ainsi que nous ne pouvons comprendre comment Dieu peut ne pas être moindre dans une de ses parties (dans son Verbe notamment) que dans sa totalité. Dans cette condition, une confession (!) de sa propre ignorance sera donc beaucoup plus pieuse que toute profession téméraire de science (magis pia est talis ignorantia, une anticipation de la docta ignorantia de Nicolas de Cues), note Augustin28.
Dieu n’en est pas pour autant inatteignable pour Augustin, comme l’enseigne le passage du Sermon 117 que nous sommes en train d’interpréter. Tout de suite après avoir souligné qu’une confession d’ignorance était plus pieuse que toute prétention présomptueuse de science, Augustin affirme, de manière un peu abrupte peut-être parce que rien de ce qu’il avait dit jusqu’à présent n’y préparait son auditeur ou son lecteur, que Dieu peut être « touché » par l’esprit (adtingere aliquantum mente Deum), du moins jusqu’à un certain point (aliquantum), une expérience qui ne peut manquer de produire une grande béatitude (magna beatitudo). Augustin emploie ici un verbe fort, adtingere, qui évoque l’idée d’un toucher ou d’un atteindre par l’esprit. Humeau traduit ici par une paraphrase : « Atteindre, par l’esprit, quelque chose de Dieu, est un grand bonheur »29.
Cela peut paraître déconcertant, du moins à nos oreilles : Dieu ne pourrait pas du tout être compris (comprehendere autem, omnino impossibile), mais on pourrait l’atteindre ou le toucher par l’esprit (adtingere aliquantum mente Deum) ! Des lecteurs pressés pourraient relever ici une incohérence : comme pourrions-nous d’une certaine manière atteindre ou toucher Dieu sans le comprendre ? Atteindre ou toucher Dieu, cela n’implique-t-il pas quelque compréhension ?30 Comment en effet pourrions-nous savoir que c’est bien Dieu que nous « atteignons » si nous ne comprenons pas que c’est de Dieu qu’il s’agit ?
Le terme qu’utilise Augustin pour décrire ce toucher est évocateur : adtingere, « atteindre ». Il désigne littéralement un « toucher à » (« ad-tingere »), quelque chose comme un « s’approcher de » qui se contente d’effleurer ce qu’il touche. Il est de plus tempéré par l’adverbe aliquantum31, qui est un adverbe de quantité (alis [une autre forme d’alius, alia, aliud] ; quantum). Cette quantité peut en être une d’intensité (« jusqu’à un certain degré ») ou de durée (« pour un certain temps »). La traduction d’Humeau l’entend au sens partitif d’une participation à la réalité divine (« atteindre par l’esprit quelque chose de Dieu »32), mais il ne faudrait pas oublier qu’aliquantum a souvent un sens temporel chez Augustin33. Pour tenir compte de cette dimension d’intensité et de temps, je le rends par « quelque peu », qui laisse l’intensité (de degré et de temps) de ce toucher incertaine. Mais Augustin ne dit pas ici (il le fera dans d’autres passages sur lesquels je reviendrai) qu’elle est nécessairement modeste. À dire le vrai, aliquantum est le plus souvent utilisé en latin pour évoquer une quantité élevée et notable34.
Le terme le plus fort dans ce contexte reste assurément adtingere, atteindre ou toucher, ne serait-ce que jusqu’à un certain point ou pour un petit moment. Qui ou quel « organe » effectue ce toucher ? Dans ce même paragraphe du Sermon 117,5, Augustin écrit que ce « contact » avec Dieu (adtingere Deum) est accompli par les yeux du cœur (oculis cordis)35, auxquels, on s’en souviendra, la première ligne du sermon avait déjà fait allusion : « Capitulum evangelii quod lectum est, fratres, clarum et purum oculum cordis inquirit » (Sermo 117,1 : « le chapitre de l’Évangile qui vient d’être lu veut l’être, frères bien-aimés, avec les yeux d’un cœur pur », suivant la traduction d’Humeau). Augustin ne manque pas de souligner de nouveau dans ce paragraphe (117,5) que ce toucher n’a lieu que si l’œil est pur (sufficit ut attingat, si purus est oculus)36.
L’idée selon laquelle le « toucher » de Dieu exige une pureté morale et ascétique était courante dans le néo-platonisme37, mais Augustin pouvait la retrouver dans des passages de l’Écriture, comme celui-ci : « Bienheureux les cœurs purs, car ils verront Dieu » (Mt 5,8). C’est un passage qu’Augustin prenait au pied de la lettre et qu’il a souvent commenté38. Le Sermon 117 a lui-même plusieurs choses précieuses à dire à propos de ce toucher à Dieu. Lorsque l’œil du cœur touche Dieu, précise le sermon, il le fait à la faveur d’un certain tact incorporel et spirituel (si autem attingit, tactu quodam attingit incorporeo et spiritali)39, qui n’est pas, insiste toujours Augustin, une compréhension (non tamen comprendit). Il redit avec insistance que c’est ce tact ou ce toucher qui nous rend heureux (beatus), et d’autant que nous touchons alors « ce qui est éternellement heureux » (illud quod semper beatum manet), et même ce qui « est lui-même la béatitude perpétuelle » (et est illud ipsa beatitudo perpetua). De plus, c’est par ce toucher que l’homme devient vivus (animé, vivant), par ce contact avec la vie perpétuelle, comme c’est par lui qu’il devient sage (unde fit homo sapiens [magnifique évocation en passant, même si elle est est accidentelle, du nom de notre espèce !]), grâce à la parfaite sagesse elle-même par laquelle il est illuminé d’une lumière éternelle40. Ce toucher est transformateur pour nous, mais n’a pas d’effet sur Dieu lui-même : « C’est par ce toucher que l’homme devient ce qu’il n’était pas encore, alors que ce qu’il touche ne devient pas, lui, quelque chose d’autre », car il reste toujours le même. Augustin peut donc conclure en disant : « Deus non crescit ex cognitore, sed cognitor ex cognitione Dei », « Dieu ne croît pas par la connaissance que nous en avons, c’est celui qui connaît qui croît grâce à la connaissance de Dieu »41.
Des interprètes avisés d’Augustin comme James O’Donnell et Vincent Giraud ont parfaitement raison d’associer ce léger mais exaltant toucher à Dieu, qu’Augustin appelle une cognitio mais non un comprehendere dans le Sermon 117, à la furtive expérience contemplative décrite au livre 9 des Confessions42. Augustin y évoque une expérience d’extase qu’il aurait partagée avec sa mère à Ostie, peu avant sa mort et après sa propre conversion qui allait de pair avec une purification morale (qui forme le cœur du livre 8 et le point culminant des Confessions). En parlant ensemble (conloquebamur) de ce que pouvait être la vie éternelle des saints (9,10,23), notre entretien (sermo), dit Augustin, en est venu à cette conclusion que le plaisir des sens charnels (carnalium sensuum delectatio) n’était en rien comparable à la félicité (jucunditas) de cette autre vie (9,10,24). Nous nous nous sommes ainsi « élevés à l’intérieur de nous » (adhuc ascendebamus interius), relate Augustin, « en fixant notre pensée, notre dialogue et notre regard admiratif sur tes œuvres (cogitando et loquendo et mirando opera tua)43. C’est alors « que nous sommes entrés dans nos esprits » (venimus in mentes nostras), mais pour les transcender aussitôt (et transcendimus eas) « pour toucher la région de l’abondance inépuisable (ut attingeremus regionem ubertatis indeficientis) où tu repais Israël à jamais dans le pâturage de la vérité » (écho à Ez 34,14). C’est là que « la vie est la sagesse (ubi vita sapientia est) par qui sont faites toutes choses présentes, celles qui furent et celles qui seront ». Or, pendant que nous parlions et aspirions à elle [cette sagesse] (inhiamus44 illi), « voici que nous la touchons à peine d’une poussée totale du cœur » (attingimus eam modice toto ictu cordis).
Les parallèles entre cette « vision » (« tactile », à dire vrai) d’Ostie, qui est souvent appelée une expérience mystique45, et le Sermon 117 sont saisissants. Les deux textes parlent d’un attingere (le terme étant utilisé pas moins de trois fois dans Confessions 9,10,24-25), d’un atteindre ou d’un toucher de la réalité supérieure. Dans les deux contextes, ce toucher est effectué par un mouvement du cœur (dont les Confessions disent qu’il est modéré : modice) et ce qui est touché, c’est la sagesse elle-même qui reste éternellement la même. Les deux contextes soulignent aussi que ce toucher est la source de la plus haute béatitude, ou joie dans le cas des Confessions (nonne hoc est : intra in gaudium domini tui ; Confessions 9,10,25)46. La seule différence (si cela en est une) avec le Sermon 117 est que les Confessions appellent cette expérience d’exception (qui forme à toutes fins utiles le terminus ad quem de la trame narrative des Confessions dans les livres 1-9 puisque le reste du livre 9 racontera la maladie et la mort de Monique) un moment d’intelligence (hoc momentum intelligentiae). C’est ce qu’il semble nier dans le Sermon 117 quand il dit que ce toucher n’est en rien un comprendre (Sermo 117,3,5: comprehendere autem, omnino impossibile).
4. Voir et comprendre
Nous pouvons trouver que cela est difficile à comprendre, car nous ne voyons pas comment nous pourrions vraiment « toucher » [à] Dieu, expérimenté comme la sagesse la plus haute et la source de toute béatitude, sans « comprendre » que c’est bien Dieu que nous touchons. Augustin a manifestement une autre intelligence du comprehendere que la nôtre. Le comprendre implique, en effet, pour lui quelque chose de plus qu’un toucher rapide de la divinité, comme celui qui peut se produire lors d’un rare moment d’extase. Comprehendere évoque une maîtrise intellectuelle qui enveloppe beaucoup plus qu’une simple vision ou même une cognitio ou une intelligentia47. Augustin explique très heureusement ce qu’il entend par comprehendere dans sa Lettre 147 (rédigée en 413 ou 414, donc dans le voisinage du Sermon 117), qui est un traité sur la vision de Dieu qu’Augustin a rédigé en réponse à sa correspondante Pauline :
En effet, une chose est de voir ; c’en est une autre de comprendre le tout, tout en voyant. Assurément, on voit ce qui est présent – de quelque manière qu’on le sente –, mais on comprend le tout en le voyant quand il est vu de manière telle que rien ne se dérobe à l’attention de celui qui le voit ou que l’on peut en embrasser du regard toutes les limites (Aliud est enim videre, aliud est totum videndo comprehendere. Quandoquidem id videtur, quod praesens utcumque sentitur : totum autem comprehenditur videndo, quod ita videtur ut nihil ejus lateat videntem, aut cujus fines circumspici possunt). Ainsi, rien de ta volonté ne se dérobe à ton attention, comme tu peux aussi embrasser du regard les limites de ton anneau. Voilà deux exemples dont l’un relève de la vision par l’esprit, l’autre de la vision des yeux corporels. La vue, comme l’a dit Ambroise, concerne les deux organes, les yeux et l’esprit48.
Ce texte nous aide à voir comment on peut voir ou toucher Dieu, selon le Sermon 117, mais sans le comprendre. Un comprehendere de Dieu équivaudrait à une vision (comme chez les Grecs, la raison est généralement comprise comme une faculté de vision chez Augustin49) telle que rien de Dieu n’échapperait à l’attention de celui qui le voit ou lorsque ses limites (fines) peuvent être définies. Il est évident que personne ne peut soutenir cela à propos de Dieu. Cette notion de compréhension (comme comprehendere), du moins telle qu’elle est présentée dans la Lettre 147, dans un passage que Thomas citera d’ailleurs dans sa Somme théologique50, évoque dans le latin d’Augustin une maîtrise parfaite de quelque chose, comme celle qui pouvait être tentée par les philosophes dont Augustin aime dénoncer la superbe. Pour Augustin, et pas seulement pour lui, j’en suis sûr, nous ne pouvons pas saisir par la pensée la réalité pleine et entière de Dieu avec nos concepts, nous pouvons seulement le toucher, doucement, ou l’atteindre par un mouvement de notre esprit, un toucher qu’il peut néanmoins aussi appeler une cognitio et un moment d’intelligence (d’intellegere, qui est moins totalisant dans le latin d’Augustin que comprehendere).
5. Atteindre Dieu dans la compréhension d’aujourd’hui
En évoquant l’idée d’un toucher de Dieu, Augustin se tient dans la tradition (néo)platonicienne pour laquelle la tâche de la philosophie ou de la religion (il n’y a pas vraiment de différence entre les deux51, car l’Évangile chrétien n’est pour lui rien d’autre que la vraie philosophie, comme y insistent les premières lignes de son De vera religione52) est de nous unir à la réalité supérieure53.
Si je ne fais pas erreur (ce qui n’est sans doute pas difficile s’agissant de Dieu), l’idée selon laquelle nous serions, d’une certaine manière, capables de « toucher » [à] Dieu et d’être uni à lui, même de façon très fugitive, sera peut-être jugée de manière plus problématique dans le climat nominaliste d’aujourd’hui, du moins pour ce qui est du croyant moyen durant sa vie terrestre. Cette idée platonisante d’une expérience directe du divin, qui se trouve bien sûr à la racine de la visio beatifica (et même des formes les plus usuelles de bonheur compris comme « extase », dont regorge la culture populaire), a perdu de son évidence en cette ère de la rationalité scientifique où l’expérience se limite prétendument aux données vérifiables dans l’espace-temps. Elle n’a pas pour autant complètement disparu. Outre ses rémanences dans la représentation que l’on se fait communément du bonheur, spontanément associé à la vision de quelque spectacle sublime et toujours jubilatoire, certains prétendent avoir fait une expérience surnaturelle du divin54. Hélas ! je ne peux prétendre faire partie de ces heureux élus que je ne peux qu’envier. J’avouerai qu’il m’arrive parfois de considérer avec quelque suspicion ces prétentions : comment savoir si ces expériences d’un contact direct avec la réalité divine ne sont pas une affaire d’autosuggestion, nonobstant la sincérité réelle de ceux qui affirment en avoir fait l’expérience ? Cette idée d’une expérience directe du divin n’en reste pas moins très présente dans quelques-unes des plus influentes philosophies de la religion aujourd’hui. Je pense en particulier au grand historien des religions Robert Bellah, qui associe volontiers le noyau de la religion à ce qu’il appelle une expérience d’union (unitive experience)55, ou à Charles Taylor qui comprend l’expérience religieuse comme réponse à un appel direct de Dieu56. C’est en ce sens que la religion est pour lui une expérience « transformatrice » au sens plein du terme.
Quoi qu’il en soit, ce qui nous sépare d’Augustin, c’est peut-être aussi notre intelligence plus modeste du comprehendere. Quand Augustin nie que nous puissions comprendre Dieu (si enim comprehendis, non est Deus), il ne veut pas dire que Dieu échappe totalement à notre connaissance, disons à notre cognitio, notre intelligence (intelligentia, intellegere) ou même à notre toucher (car un tactus de Dieu est bien possible selon le Sermo 117). Il veut dire que nous n’aurons jamais de comprehendere de Dieu qui nous permettrait d’en saisir toute la réalité (totum). C’est assurément vrai. Mais il serait erroné, je crois, de voir en Augustin un précurseur des théologiens négatifs de notre temps qui claironnent fièrement que nous n’avons aucune espèce de compréhension de Dieu et que, si d’aventure nous prétendons en avoir une, il ne peut s’agir de Dieu (pour ne rien dire des partisans de la déconstruction totale qui prétendent que nous ne comprenons rien du tout ; chose certaine, ils ne comprennent pas eux-mêmes ce qu’ils veulent dire lorsqu’ils affirment une énormité pareille). Il va de soi que nous avons une telle compréhension : nous avons une idée de ce que veut dire le mot de Dieu (même quand nous nions son existence) et nous pouvons comprendre Dieu à travers son Écriture et ses œuvres, comme par l’effort de notre compréhension vigilante qui cherche à comprendre quelque chose au sens de son expérience. Ce n’est pas parce que nous n’avons pas de saisie pleine et entière de la réalité divine par le biais de quelque comprehendere englobant que nous sommes privés de toute compréhension de Dieu. Le temps est peut-être venu de prendre quelque distance face à la tentative obsessive de certains d’humilier les capacités humaines d’intelligence et de (re)découvrir que la capacité de comprendre le monde à travers Dieu et de comprendre la beauté divine sont quelques-unes de nos plus grandes possibilités.
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1Le présent article est la version légèrement remaniée d’une conférence donnée à Fribourg le 27 octobre 2017 dans le cadre du colloque « Penser Dieu. Approches philosophiques et scripturaires. Débats historiques et contemporains sur le Dieu des philosophes et le Dieu des Écritures ». Ce colloque était organisé en lien avec le programme doctoral de théologie de la Conférence universitaire de Suisse occidentale (CUSO).
2Augustin, Sermon 117,6 (Vingt-six sermons au peuple d’Afrique, éd. François Dolbeau, Paris, Institut d’études augustiniennes, 1996, p. 234).
3Enn. 6, 9, 4.
4Enn. 5, 3, 13 ; 6, 9, 5.
5arrheton ; Lettre 7, 341 c 7.
6Phèdre 247c.
7On pensera ici à l’article 7 de la quaestio 12 de la première partie de la Summa theologiae : « comprendere Deum impossibile est cuicumque intellecto creato ». Ce texte est cité par K. Barth dans le § 27 du second volume de sa Kirchliche Dogmatik (II. Die Lehre von Gott I, Zollikon-Zurich, Evangelischer Verlag, 1940) sur « Les limites de la connaissance de Dieu », où le mot d’Augustin « si enim comprehendis, non est Deus » est aussi discuté. Cf. K. Barth, Dogmatique. Vol. 2., La doctrine de Dieu, t. 1, Genève, Labor et Fides, 1956, p. 185. Il va sans dire que le caractère caché de Dieu se limite pour Barth à la théologie naturelle, car Dieu se révèle bel et bien dans l’Écriture.
8Le titre de son livre célèbre de 1982, Dieu sans l’être (Paris, Fayard) joue à sa façon sur cette idée augustinienne. Il invite non seulement à penser Dieu sans la notion de l’être, mais aussi, voire surtout, à penser un Dieu qui n’est pas Dieu au sens où notre esprit le construit.
9Cf. Jean Greisch, Du « non-autre » au « tout-autre ». Dieu et l’absolu dans les théologies philosophiques de la modernité, Paris, P.U.F., 2013, p. VI s. Il oppose cette idée du tout autre à celle du non aliud, de Celui « qui n’est jamais autre », n’étant pas soumis au changement, chez Nicolas de Cues.
10Cf. ibid., p. 29. Dans son dernier livre sur Augustin (Au lieu de soi. L’approche de saint Augustin, Paris, P.U.F., 2008, p. 392), Jean-Luc Marion cite l’adage du Sermon 117, « si comprehenderis (sic), non est Deus », et veut voir dans l’incompréhensibilité de Dieu une condition de sa pensabilité : « l’impossibilité de comprendre ne constate pas seulement une impossibilité de fait, mais définit le champ et les conditions d’accès à Celui qui, faute d’incompréhensibilité, disparaît à la pensée. »
11Confessions 7,4,6 : « neque enim ulla anima umquam potuit poteritve cogitare aliquid, quod sit te melius, qui summum et optimum bonum es ». Emmanuel Falque trouve des anticipations de cette formule chez Cicéron et Sénèque. E. Falque, Le livre de l’expérience. D’Anselme de Cantorbéry à Bernard de Clairvaux, Paris, Cerf, 2017, p. 62s.
12Anselme, Proslogion, chapitre 2 : « sed certe ipse idem insipiens, cum audit hoc ipsum quod dico, aliquid quo nihil majus cogitari possit, intelligit quod audit, et quod intelligit, in intellectu ejus est, etiam si non intelligat illud esse » (Anselme de Cantorbery, Proslogion. Allocution sur l’existence de Dieu, trad. Bernard Pautrat, Paris, GF-Flammarion, 1993, p. 41 : « mais il est bien certain que ce même insensé, quand il entend cela même que je dis : “quelque chose de tel que rien ne se peut penser de plus grand”, comprend ce qu’il entend, et que ce qu’il comprend est dans son intellect, même s’il ne comprend pas que ce quelque chose est » ; je souligne). Dans son livre, Emmanuel Falque (op. cit., p. 69s.) propose une interprétation « théophanique » de l’argument d’Anselme : cette idée serait venue d’elle-même, c’est-à-dire d’en haut, comme manifestation de Dieu, à l’esprit d’Anselme qui aurait été trop « petit » pour la comprendre.
13Cf. F. Dolbeau, « Le Sermon 117 d’Augustin sur l’ineffabilité de Dieu. Édition critique », Revue bénédictine 124 (2014), p. 213-253. Cette édition repose sur l’ancienne collection De verbis Domini, et tient compte de toute la tradition manuscrite et plus particulièrement des nouveaux manuscrits trouvés à Mayence sur lesquels Dolbeau a déjà publié des travaux novateurs. Dans la Patrologia latina (PL), le sermon 117 se trouve dans le volume 38, p. 661-671. C’est d’après cette édition qu’il est généralement cité. L’adage « si enim comprehendis, non est Deus » fut cité par Jean-Paul II dans la Lettre apostolique qu’il a rédigée à l’occasion du 16e centenaire de la conversion d’Augustin le 28 août 1986, Augustinum Hiponensem. Dans ce texte, la référence au Sermo 117 (note 85) est erronément donnée comme PL 38,673 (recte : 663 : le pape, comme chacun sait, n’est pas infaillible). La traduction de ce sermon que je citerai est celle qui a été faite par G. Humeau, Les plus beaux sermons de saint Augustin, t. 2, Paris, Études augustiniennes, 1986, p. 153-179. J’ai aussi tenu compte de la traduction de l’abbé Jean-Baptiste Raux dans saint Augustin, Sermons sur l’Écriture, éd. M. Caron, Paris, Robert Laffont, 2014, p. 972-986, et de l’édition anglaise de ce sermon par Edmund Hill, The Works of Saint Augustine. A Translation for the 21st Century. Sermons, III/4, New York, New City Press, 1992, p. 209-223. Sur l’actualité de la formule d’Augustin et son importance pour la théologie négative, cf. J. Greisch, op. cit., p. 29s.
14Cf. Hill, op. cit., p. 210. Dolbeau (« Le sermon 117 », op. cit., p. 220) est plus prudent et situe le sermon dans les derniers quinze ans de la vie d’Augustin (415-430).
15En suivant ici le texte de Dolbeau, p. 227 (qui s’appuie sur le manuscrit de Mayence ; les autres versions utilisées par Dolbeau parlent de sermo). Tractatus ne signifie pas un traité au sens où nous entendons le terme, mais un « traitement », une discussion et, dans le cas d’Augustin, une homélie ou un sermo.
16Dolbeau, op. cit., p. 214.
17Ibid., p. 227.
18Ibid., p. 215.
19Cf. P. van Geest, « De Deo loquimur, quid mirum si non comprehendis ? (s. 117). The Merging of Orthodoxy, Heterodoxy and Negativity in Augustine’s Preaching », in : G. Partoens, A. Dupont, M. Lamberigts (dir.), Ministerium sermonis. Philological, Historical, and Theological Studies on Augustine’s Sermones ad populum, Turnhout, Brepols, 2009, p. 199-220, qui se trouve aussi dans P. van Geest, The Incomprehensibility of God. Augustine as a Negative Theologian, Leuven-Paris, Peeters, 2011, p. 175-192.
20Sermo 117,3 (Dolbeau, op. cit., p. 229) ; traduction Humeau, op. cit., p. 155 (« notre raisonnement n’a pas pour but de faire comprendre, mais de montrer ce qui empêche de comprendre ») ; traduction Raux, op. cit., p. 973; traduction Hill, op. cit., p. 210. Il faut noter qu’Augustin utilise ici le verbe intellegere, et non comprehendere, qu’il utilisera dans l’adage que nous commenterons. J’insisterai plus tard sur la différence entre les deux termes. Augustin explique dans ce contexte (ibid.) que Dieu ne peut être compris que de manière ineffable (ineffabiliter potest intellegi), parce que des mots humains ne peuvent rendre possible une pleine intelligence du verbe de Dieu (non verbis hominis fit ut intellegatur Verbum Dei). La limite des mots humains, comme nous l’avons souligné et comme le confirmera le Sermon 117, est que leur nature matérielle empêche une intelligence adéquate du spirituel. Néanmoins, une « expérience » non-verbale de Dieu est possible et nous verrons que le Sermon 117 tentera de la décrire.
21Sermo 117,1 (Dolbeau, op. cit., p. 227) ; traduction Humeau (modifiée), op. cit., p. 153 ; traduction Raux, op. cit., p. 972. Humeau traduit clarum et purum oculum cordis inquirit par « veut être lu avec les yeux d’un cœur pur ». Je suis ici la traduction plus littérale de Raux et celle de Hill, op. cit., p. 210.
22Sermo 117,3 (Dolbeau, op. cit., p. 230) ; traduction Humeau (modifiée, car peu littérale), op. cit., p. 153 ; traduction Raux, op. cit., p. 974 ; traduction Hill, op. cit., p. 210.
23Sermo 117,3 (Dolbeau, op. cit., p. 230) ; traduction Humeau (modifiée), op. cit., p. 153 ; traduction Raux, op. cit., p. 973 (« Fasse le ciel que vous me compreniez ! », ce qui est une mauvaise traduction parce que le texte ne dit pas que vous « me » compreniez) ; traduction Hill, op. cit., p. 211.
24Sermo 117,4 (Dolbeau, op. cit., p. 231 : non est ille Deus minor in parte quam in toto) ; traduction Humeau, op. cit., p. 157 ; traduction Raux, op. cit., p. 975 ; traduction Hill, op. cit., p. 211). L’importance de ce point dans la polémique anti-arienne ne saurait être sous-estimée, car les ariens arguaient que le Verbe, en tant que fils engendré de Dieu, était nécessairement moindre que Dieu le Père ou en tout cas second dans sa relation au Père.
25Sermo 117,4 (Dolbeau, op. cit., p. 231) ; traduction Humeau, op. cit., p. 157 ; traduction Raux, op. cit., p. 975 ; traduction Hill, op. cit., p. 211.
26Ibid.
27Sermo 117,5 (Dolbeau, op. cit., p. 231-232) ; traduction Humeau (modifiée), op. cit., p. 157 ; traduction Raux, op. cit., p. 975 ; traduction Hill, op. cit., p. 211-212.
28Sermo 117,5 (Dolbeau, op. cit., p. 231) ; traduction Humeau, op. cit., p. 157 ; traduction Raux, op. cit., p. 975 ; traduction Hill, op. cit., p. 211. On peut se souvenir ici des premières lignes des Confessions (1,1,1 ; Augustin, Œuvres de saint Augustin, tome 13 : Les Confessions, livres I-VII, trad. E. Tréhorel et G. Bouissou, Paris, Desclée de Brouwer, 1962, p. 272), où Augustin reprend l’idée d’un Dieu biblique qui « résiste aux superbes » (Pr 3,34 ; 1 P 5,5).
29Traduction Humeau, op. cit., p. 157. Raux, op. cit., p. 975, oublie pour sa part l’esprit : « Atteindre Dieu tant soit peu est un grand bonheur. »
30Augustin parle ici d’un toucher avec l’esprit (mente). On me pardonnera l’association d’idées, mais je ne peux m’empêcher ici de penser à la célèbre chanson de Leonard Cohen, Suzanne : « For you’ve touched her perfect body with your mind » (« car tu as touché son corps parfait avec ton esprit »), une chanson qui regorge par ailleurs de résonances religieuses (« Jesus was a sailor..., he knew for certain only drowning men could see him..., he himself was broken, long before the sky would open... Our Lady of the Harbour », etc.)
31Il est à noter qu’il pourrait aussi s’agir de l’adjectif aliquantus, -a, -um au neutre (et ici à l’accusatif : toucher « quelque chose de »).
32La traduction Raux, op. cit., p. 975, déjà citée dit : « atteindre Dieu tant soi [sic !] peu est un grand bonheur ». Une traduction anglaise du XIXe siècle du Sermon 117 (St. Augustine, Sermons on Selected Lessons of the New Testament, trad. R. G. Macmullen, Oxford, J. H. Parker, 1844, p. 789) était plus vague encore : « To reach to God in any measure by the mind, is a great blessedness. »
33Cf. l’usage d’aliquantum dans les Confessions 9,10,26, quand Monique dit à Augustin avant leurs adieux : « Unum erat quod in hac vita aliquantum immorari cupiebam, ut te christianum catholicum viderem, priusquam morerer » (Augustin, Œuvres de saint Augustin. T. 14, Les Confessions, livres VIII-IX, trad. E. Tréhorel et G. Bouissou, Paris, Desclée, 1962, p. 121 : « Une seule chose me faisait désirer de rester assez longtemps [aliquantum] dans cette vie : te voir chrétien catholique avant ma mort »).
34Suivant le vieux Dictionnaire Latin-Français Gaffiot qui donne comme premier sens d’aliquantum : « une assez grande quantité, une quantité notable ».
35Une expression qui selon Dolbeau (op. cit., p. 217) remonte à Origène. Cf. avant lui Platon, Rep. 533c.
36Sermon 117,5 (Dolbeau, op. cit., p. 233) ; traduction Humeau, op. cit., p. 158 (« Encore faut-il que l’œil soit pur et l’homme alors devient heureux en atteignant, par ce toucher du cœur [contingendo corde], Celui qui est éternellement bienheureux » ; traduction Raux, op. cit., p. 975 ; traduction Hill, op. cit., p. 212.
37Cf. à ce sujet W. J. Hankey, « Reason », in : Augustine Through the Ages. An Encyclopedia, Grand Rapids, Eerdmans, 1999, p. 698.
38Notamment dans sa Lettre 147 : Augustin à Pauline, traduite dans Augustin, La Vision de Dieu, préf. Patrice Cambronne, trad. de J. Lagouanère, Paris, Desclée de Brouwer, « Les Carnets DDB », juin 2010, sur laquelle nous reviendrons. Cette idée est peut-être difficile à concilier avec la notion chrétienne d’un Dieu qui serait surtout accessible aux pécheurs (Cf. Lc 19,10 ; Leonard Cohen y fait écho : « he knew for certain only drowning men could see [!] him »), mais c’est là une autre question.
39Sermo 117,5 (Dolbeau, op. cit., p. 233) ; traduction Humeau (modifiée), op. cit., p. 158 ; traduction Raux, op. cit., p. 976 ; traduction Hill, op. cit., p. 212.
40Ibid.
41Ibid.
42Cf. V. Giraud, Augustin, les signes et la manifestation, Paris, P.U.F., 2013, p. 246 ; J. J. O’Donnell, Augustine: Confessions III. Commentary on Books 8-13, Oxford, Oxford University Press, 1992 (2012), p. 130, sur les nombreuses similitudes entre l’attingere de Conf. 9,10,24-25 et le Sermon 117.
43Confessions 9,10,24, trad. Tréhorel et Bouissou (1962), op. cit., p. 117.
44C’est le même verbe qu’Augustin utilise dans le Sermo 117,3 ; Dolbeau, op. cit., p. 230 : inhiaret perceptioni incommutabilis Verbi, « aspirer à la “perception” du Verbe immuable » ; traduction Humeau, op. cit., p. 156 ; traduction Raux, op. cit., p. 974 (« soupirer après la connaissance de ce verbe immuable ») ; traduction Hill, op. cit., p. 210.
45Sur la question de savoir si Augustin peut être considéré comme un mystique, cf. la thèse récente de M. Cassin, « Augustin est-il mystique ? », thèse de doctorat présentée à la Faculté de théologie de l’Université de Fribourg (Suisse), 2014.
46Dans sa Lettre 147 à Pauline (13,31; PL 33,610 ; traduite dans Augustin, La vision de Dieu, op. cit., p. 88s. ; E. Hill, The Works of Saint Augustine. A Translation for the 21st Century. Letters, II/2, New York, New City Press, 2003, p. 335), consacrée à la vision de Dieu, Augustin discute de la question de savoir comment la substance divine peut être expérimentée (moyennant une certaine vision ou audition) par certaines personnes qui se trouvent encore dans cette vie. Il pense ici à Moïse qui aurait été saisi d’une expérience ineffable quand Dieu lui a dit que « personne ne peut voir mon visage et rester en vie » (Ex 33,20). Augustin se demande comment l’esprit de Moïse a pu faire une telle expérience : « est-ce que son union avec le corps était maintenue, est-ce que son esprit était arraché [pour un bref instant] de cette vie pour se tourner vers cette autre vie, comme cela arrive souvent (!) lors d’une expérience d’extase intense, ou est-ce que son esprit avait totalement délaissé son corps comme cela arrive dans l’expérience de la mort complète, c’est ce que l’on ne saurait dire ». C’est « l’extase intense », qui peut se produire pendant que l’union avec le corps persiste, qui semble correspondre au toucher décrit dans le Sermon 117 et l’expérience extatique d’Ostie.
47Augustin emploie le terme cognitio dans le Sermon 117,5 (Dolbeau, op. cit., p. 233 ; traduction Humeau, p. 158 ; traduction Hill (sermons), op. cit., p. 212) pour décrire cet adtingere Deum qui n’est pas un comprehendere, et les Confessions 9,10,25 parlent, comme nous venons de le voir, de l’expérience d’extase comme d’un momentum intelligentiae.
48Lettre 147,9,21 ; PL 33,606. Traduit dans Augustin, La Vision de Dieu, op. cit., p. 70 (citée ici avec modifications, Lagouanère traduisant systématiquement comprehendere par « embrasser par l’esprit »). Cf. l’édition anglaise : Augustine, « Augustine to Paulina » in : Hill, Letters, op. cit., p. 330 : « For it is one thing to see ; it is another to comprehend the whole while seeing. For that which is somehow perceived when it is present is, of course, seen, but the whole is comprehended by seeing when it is seen in such a way that nothing of it escapes the attention of the seer or when its boundaries can be seen. For example, nothing in your present will escape your attention, and you can see the boundaries of your ring. As examples I gave you these two, one of which pertains to the sight of the mind, the other to bodily eyes. Vision, as Ambrose said, can refer to both of them, that is, to the eyes and to the mind. »
49W. J. Hankey, « Reason », in : A. D. Fitzgerald (dir.), Augustine Through the Ages. An Encyclopedia, Grand Rapids, Eerdmans, 1999, p. 699.
50Summa theologiae, I, q. 12, a. 7. Il est intéressant de noter que Descartes, du moins dans sa Lettre à Mersenne du 27 mai 1630 (éd. Charles Adam-Paul Tannery I, 17-18, citée par Greisch, op. cit., p. 125), défend une conception très similaire de la compréhension : « comprendre, c’est embrasser de la pensée ». Pour sa part, Jean-Luc Marion dénonce une « idolâtrie conceptuelle » dans cette idée d’un « embrasser de la pensée » (cf. ibid.) Quoi qu’il en soit, il est fascinant d’observer que pour Descartes aussi, si nous ne pouvons comprendre Dieu, nous pouvons néanmoins le « toucher de la pensée » (AT I, 152 ; cité in ibid., p. 135).
51Cf. le rappel éclairant de Jérôme Lagouanère dans sa présentation d’Augustin, La vision de Dieu, op. cit., p. 20 : « Pour bien comprendre la pensée d’Augustin, le lecteur contemporain doit se déprendre de certains réflexes hérités de la scolastique médiévale. Pour Augustin, et plus largement pour les Pères de l’Église, il n’y a pas de distinction entre la philosophie et la théologie : le christianisme est alors vécu comme l’accomplissement de la philosophie. En résulte un refus, chez Augustin, d’opposer raison et foi. »
52Cf. Augustin, La vraie religion, 1.1., Bibliothèque augustinienne, t. 8 : La foi chrétienne, trad. J. Pegon, Paris, Desclée de Brouwer, 1951, p. 23 : « Le chemin de la vie bonne et heureuse n’est autre que la vraie religion, qui adore le Dieu unique et le reconnaît, avec une piété très pure, comme principe de tous les êtres, origine, achèvement et cohésion de l’univers. »
53Cf. Hankey, art. cit., p. 698.
54Cf. les témoignages recueillis par Ghislain Waterlot dans son étude « La vérité de l’expérience religieuse est-elle sui generis ? » in : J. Grondin et G. Green (dir.), Religion et vérité. La philosophie de la religion à l’âge séculier, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2017, p. 41, qui évoque avec justesse la pudeur de ceux qui ont fait l’expérience de Dieu à en parler : « Cette pudeur dit quelque chose, elle dit déjà une sorte de disproportion entre la réalité ordinaire et l’épreuve de l’expérience religieuse. Un événement s’est produit dont on ne peut aisément ou directement faire mention dans la vie ordinaire, même quand la vie ordinaire prend la forme d’une discussion sérieuse ou d’une discussion privée. »
55R. Bellah, Religion in Human Evolution, Cambridge, The Belknap Press of Harvard University Press, 2011, p. 12 : « The unitive event then, is a kind of ground zero with respect to religious representations. »
56Cf. la déclaration forte dans C. Taylor, A Secular Age, Cambridge, The Belknap Press of Harvard University Press, 2007, p. 768 : « In our religious lives we are responding to a transcendent reality. We all [!] have a sense of this, which emerges in our identifying and recognizing some mode of what I have called fullness, and seeking to attain it. Modes of fullness recognized by exclusive humanisms, and others that remain within the immanent frame, are therfore responding to transcendent reality, but misrecognizing it » ; trad. fr. C. Taylor, L’âge séculier, Montréal, Boréal, 2011, p. 1294 : « Dans nos vies religieuses, nous réagissons à une réalité transcendante. Nous en avons tous une certaine intuition, qui émerge lorsque nous identifions et reconnaissons sous une certaine forme ce que j’ai appelé la plénitude et que nous cherchons à l’atteindre. Les formes de plénitude reconnues par les humanismes exclusifs, et d’autres qui demeurent au sein du cadre immanent, sont donc une réponse à une réalité transcendante, que ses tenants toutefois méconnaissent » (je souligne). Taylor dit ici que même les athées font l’expérience d’une réalité transcendante, mais qu’ils la mésinterprètent (misrecognize). Qu’est-ce qui lui permet d’affirmer cela ? Que pensent au juste les athées de leur propre expérience ?