Joseph Moingt, Esprit, Église et Monde. De la foi critique à la foi qui agit
[= Croire au Dieu qui vient II], Paris, Gallimard, 2016, 539 p.
On tient là le second tome de Croire au Dieu qui vient dont j’ai recensé le premier tome dans cette Revue (RThPh 149/III-IV, 2017, p. 406 sq.) : après « De la croyance à la foi critique », on a ici « De la foi critique à la foi qui agit », et toujours à l’enseigne d’un présent et d’un futur, le « Dieu qui vient », non, d’abord ou exclusivement, le Dieu qui est venu (pour ex., p. 430, 477). Ce tome représente en fait la suite de la partie II déjà bien amorcée dans le volume précédent, et il se déploie en deux « Parcours » : « La vie de la foi dans le temps de l’Église ou la suite du Christ » et « L’agir chrétien dans le monde présent ou l’annonce de l’Évangile », que clôt un « Épilogue » : « Accueillir Dieu dans la nouveauté des temps qui viennent ». On remarquera la dualité de lieux, l’Église d’une part, le monde de l’autre, une dualité à laquelle l’auteur tient, une dualité qui n’entretient ni concurrence, ni opposition, chacun des deux lieux en cause réclamant l’engagement d’une même posture dans la manière de les habiter, seule étant respectée – mais ce n’est pas rien – la spécificité de lieux et de responsabilités, sur fond de fécondations réciproques possibles, par-delà une différence de lieux justement. On aura pu remarquer par ailleurs que ce double titre suppose non une figure du Christ comme modèle valant en et pour lui-même, mais inscrit cette figure dans ce qui la suit, en répond et lui donne corps, une suite ici décisive pour la compréhension même de cette figure et partie intégrante de ce qui s’y noue et s’y dit de vérité, comme était partie intégrante de la même figure du Christ ce qui se tenait en son amont, repris et récapitulé dans l’Ancien Testament aussi bien que s’étant noué anthropologiquement dans les cultures anciennes de l’humanité. Moingt propose donc deux « Parcours », avec des subdivisions d’énoncés classiques : « Baptisés dans l’Esprit », « Engendrés par l’Évangile », « Nourris du même pain », « Pour former un seul corps », pour le premier, et, pour le second : « Annoncer un salut pour ce monde », « Dévoiler Dieu révélé au baptême de Jésus ». Les énoncés sont classiques, mais les développements proposés le sont moins, moins attendus en tout cas au regard de ce qu’on entend le plus souvent aujourd’hui, en christianisme et hors christianisme. Ils méritent qu’on s’y arrête et qu’on y soit attentif. Au final, je reprendrai l’axe de travail et évoquerai quelques motifs en débat. Mais, auparavant, j’aimerais attirer l’attention sur les interludes (« coulisses » ou « hors-livre ») qui, imprimés dans un caractère différent, ponctuent l’ouvrage, marquant à chaque fois un arrêt de l’auteur, un pas-de-côté, un regard rétrospectif sur ce qui vient d’être écrit, en forme d’explication avec soi et pour le lecteur, et en vue de ce qui va suivre, des passages souvent donnés au titre d’« Interrogations ». Le lecteur y trouvera bien des clés, des renvois à la conjoncture ecclésiale ou sociale, des (ré)explicitations touchant la visée de fond (en lien avec des critiques adressées à l’auteur sur son projet et sa manière de travailler, ainsi p. 228-232 ; cf. aussi p. 292-294, 345-348, 449-453, à quoi on peut ajouter de très nettes prises de distance à l’égard d’un passé romain, p. 309 et 493 sq.), tel détour imprévu ou le pourquoi d’un horizon de mise en œuvre qui recule (celui de l’« agir » au cœur du monde, donc des pratiques et du coup de l’institutionnel, cf. p. 164 sq. ; voir aussi p. 428-431 et l’« Épilogue » ), un recul sinon quant au champ intra-chrétien, tout au moins pour ce qu’il en est d’une entrée délibérée dans le champ social de tous, étant entendu que le travail sur cet agir au cœur du monde présent doit rester « théologique » et non être simplement « pastoral » (p. 290, 292, 294 sq.), ou doit se faire « théologique » au cœur des pratiques et des institutions. Resserrons maintenant l’axe de travail mis en œuvre et quelques motifs en jeu qui, sur un terrain interne au christianisme, méritent attention par-delà le classicisme des références, abondamment bibliques et patristiques. D’abord, en lien avec ce que j’ai dit de la « figure » du Christ ci-dessus et au cœur de ma recension du volume I, un horizon fait d’une histoire déployée et lue à l’enseigne d’une triple considération, « prophétique, historique et eschatologique » (p. 503), avec le refus de confondre l’« origine » qui nous constitue et tel « commencement » émargeant à l’histoire. Ensuite, un arrière-plan qui est délibérément celui de la création (p. 245, 269, 333, 441 sq.) : tout ce qu’on a à penser comme « révélation » et comme « salut » s’y intègre ou y ressortit (c’est que Dieu ne fait pas le bonheur ou le salut de l’homme malgré ou sans lui, p. 336), et cela me paraît décisif, de toujours et aujourd’hui plus que jamais. Concrètement, la « révélation » ne sera pas comprise comme un « bloc de vérités », à l’encontre d’une position trop souvent courante aujourd’hui, mais, de fait, cristallisée en opposition – et dépendance ! – du rationalisme moderne (p. 310). Elle ressortit constitutivement, comme le « salut » qui lui est lié, ou qui en est quasiment un autre nom, à un engendrement et à un advenir d’une forme de l’humain, visant une humanisation de la vie ou étant une « contribution » à cette humanisation (p. 238 sq., 299) ; en langage chrétien : la participation à une filialité selon l’Esprit, en immanence (p. 449), même si c’est selon une transcendance qui conteste et réoriente, où corps et esprit s’entrelacent dans un « espace spirituel » (p. 336 sq., 398) ou « symbolique » (p. 354 sq.). Et c’est bien pourquoi « Esprit, Église et Monde » sont distincts et « entrecroisés » (p. 19), et tous trois écrits « avec la majuscule initiale et sans l’article singulier qui individualise ce qu’il désigne » (p. 163). Les développements et réflexions proposés se déploient ainsi pour l’essentiel sur le champ chrétien, même s’il est aussi requis – Moingt le sait – d’entrer plus délibérément sur un champ autrement balisé (un Michel de Certeau l’avait fait). Mais le champ de fait ici traité est décisif pour le christianisme et l’Église. Tout particulièrement aujourd’hui où reprennent de la vigueur, du côté aussi bien catholique que protestant, des positions qui en appellent à fondement et légitimation extrinsèques, commandant des projets de fait totalisants, même s’ils peuvent être, face au monde, d’extension diverse, voire modeste. Sur l’axe de travail et le détail théologique des motifs traités, je me trouve à chaque fois en plein accord avec l’auteur, par-delà tout héritage catholique ou protestant.