Marie-Anne Vannier (éd.), Mystique rhénane et Devotio moderna (Mystiques Chrétiens d’Orient et d’Occident 2)
Paris, Beauchesne, 2017, 297 p.
Au premier abord, le titre de cet ouvrage surprend. En effet, quelle relation peut-il bien y avoir entre la mystique rhénane issue de Maître Eckhart, et la devotio moderna, dont Gérard Grote est le pionnier et qui a fait de L’imitation de Jésus-Christ l’un de ses écrits de référence ? Dès les premières lignes de sa présentation, Marie-Anne Vannier avertit le lecteur que « force est de constater que de la mystique rhénane à la devotio moderna, il y a un étonnant phénomène de mutations, de transfert et parfois de permutation : à partir d’un paradigme commun, dit-elle, d’origine augustinienne, qui met l’accent sur l’intériorité et la liberté, un jeu de méconnaissances a transmis à l’Occident un patrimoine spirituel, axé sur des pratiques dévotionnelles beaucoup plus que sur l’exercice de la liberté, sur l’éthique plus que sur la spéculation, sur l’individualité plus que sur l’institution » (p. 11). Seize contributions de haut niveau, premier résultat du projet Demo de la Maison des sciences de l’homme de Lorraine, s’attachent à envisager sous plusieurs angles les aléas de ce passage délicat et compliqué aussi bien sur le plan de l’histoire des idées que sur celui de la transmission des textes. C’est à K. Zeyer d’ouvrir le débat en éclaircissant d’abord le concept et les sources de la Devotio moderna, ses différentes formes structurelles et temporelles et son extension géographique. J. Devriendt poursuit en précisant que si la théologie d’Eckhart a été refusée, l’adaptation qu’en a donnée Suso a été couronnée de succès en mettant l’accent sur l’importance du ‘Lebemeister’ capable d’enseigner par sa vie, ses actes de charité et ses pratiques dévotionnelles. On le sait, Eckhart n’a jamais laissé personne indifférent. Et ce sont bien les diverses manières de le lire et de le recevoir qui, depuis toujours et jusqu’à aujourd’hui, séparent les esprits. J.-C. Lagarrigue et, par son analyse du Sermon 52 sur la pauvreté, A. Quero-Sanchez mettent le doigt sur ce problème en expliquant comment Ruysbroeck, tout en se sentant proche d’Eckhart par l’exigence du colloque intime et de l’union de l’âme à Dieu, ni ne renonce ni ne relativise les liens sacramentaux qu’il faut garder avec l’Église institutionnelle, ce que se sont autorisés les disciples du Libre Esprit et des interprètes plus récents comme Jung et J.-Y. Leloup. L’exposé qui suit d’I. Raviolo est intéressant en ce qu’il met en lumière les implications théologiques, ontologiques et anthropologiques de l’importance décisive que la Devotio moderna a mise, sous l’influence de Tauler, sur la conformation du croyant au Christ souffrant, la dévotion à l’Eucharistie et l’adoration du Saint-Sacrement. Influence que confirment W. C. Schneider et S. Bara, car ce ne sont non pas tant les textes d’Eckhart que la compilation qu’en avait faite Tauler qui ont servi de moyen de diffusion de la mystique rhénane jusqu’en Espagne. Deux contributions abordent l’âpre critique que Jan van Leeuwen a faite d’Eckhart et la transmission négative de son héritage à la Devotio moderna (S. Kikuchi) et, à l’inverse, l’impact positif et capital qu’a joué Suso avec sa doctrine spirituelle de la Passion du Christ (M. Gruber). Et puisque c’est dans le rayonnement de L’imitation de J.-C. que la Devotio moderna s’est comprise et structurée comme mouvement spirituel, il était important de se pencher plus précisément sur la figure de son auteur. Alors que M. Enders met en lumière l’influence que l’Horloge de la sagesse a eue sur l’écriture de l’Imitation, R. Geleoc compare les affinités de pensées qu’il y a entre Thomas a Kempis, Eckhart, Hadewijch et les Béguines. De son côté, E. Mangin suggère en une synthèse de traits significatifs ce qui a changé en un siècle entre l’auteur de L’imitation et le Thuringien et, enfin, D. Mieth explore le thème de « l’intériorité au lieu de l’action dans le monde » et sa réception chez quelques auteurs piétistes. La dernière étude que propose H. Schwaetzer sur la Theologia Teutsch d’Ignaz Paul Troxler nous transporte au XIXe siècle et nous montre qu’à cette époque, avant d’être séparées, mystique rhénane et devotio moderna ne faisaient qu’un, et qu’elles ont su féconder en profondeur les pensées de Baader et de Schelling.