Paul Valéry, Lettres à Néère (1925-1938)
Édition établie, annotée et présentée par Michel Jarrety, Paris, La Coopérative, 2017, 253 p.
Ce n’est pas sans une vive émotion que l’on peut lire aujourd’hui les 160 Lettres (conservées à la BnF sous la côte Naf 19201) que Paul Valéry écrivit à la sculptrice Renée Vautier (1898-1991), dont il avait crypté le prénom par l’anagramme « Néère » et dont il s’éprit passionnément de 1925 à 1938. Ces lettres nous mettent face à l’homme réel que fut Paul Valéry, si l’on peut dire, et plus réel encore que l’homme qu’il voulait faire connaître à ses lecteurs en analysant les processus complexes de la vie de l’esprit dans les Cahiers : l’homme au prise avec ses contradictions les plus intimes, avec ce qu’il y a d’immaîtrisable dans la passion amoureuse, alors même qu’il croyait que son intellect avait définitivement bridé l’affect : « Je me fis l’Ennemi du Tendre, de toutes les forces de ma tendresse désespérée » avait-il écrit. Cette Néère et son image obsessionnelle, dont on retrouve la présence dans L’Idée fixe, va peser sur la vie du Poète qui se veut plus rationnel qu’il n’est en vérité. Mais ce n’est là qu’un premier aspect de cette correspondance bouleversante qui se trouve entre nos mains à qui elles n’étaient pas destinées. Très vite, en effet, le Poète comprend qu’il y a une dissymétrie entre l’amour qu’il voue à Néère et l’amour qu’il attend et ne reçoit pas : « Quoi de plus étrange, lui écrit-il, que d’avoir sans avoir, de tenir sans tenir ? » (p. 47). « Comment est-il possible d’aimer tant, et de ne pas se faire aimer ? J’ai cette question fatale dans l’âme » (p. 71). Valéry, qui est au faîte de la gloire avoue : « Je donnerais tout ce renom pour que ne fût pas ce qui est, et que fût ce qui n’est pas » (p. 51). Est-il sincère ? Lui seul le sait, ou peut-être même ne le sait pas. Ce qu’il sait, c’est qu’il est vaincu par un irrésistible besoin de tendresse, qui lui fait écrire, le 1er avril 1935, alors qu’un autre visage commence de surgir devant tout rempli d’une promesse de réciprocité : « Ce dont je souffre, c’est de ne pouvoir être pour vous celui qui vous ferait oublier tout ce qui n’est pas lui – celui auquel vous penseriez sans raison. Je ne demande que ce peu, l’impossible. (...) Je ne peux plus être sans aimer et – être aimé. Tout m’ennuie et me pèse sans cela. Tout me serait léger avec cela. [...] Quelqu’un a pour moi des sentiments depuis longtemps prononcés, – quoi que j’aie toujours opposé la plus froide réserve à ce que je comprenais bien être un appel de tendresse – extrême. (...) Du côté où je ne regardais point, je me trouve être l’unique » (p. 186). Dans son avant-dernière lettre à Renée Vautier, qui avait sculpté son buste en 1935, Valéry écrit : « Le temps agit bizarrement sur ces choses. Après tout – c’était une espèce d’œuvre que je m’étais faite de vous. Œuvre involontaire, mais Œuvre, chose de moi. Sur la statue agit la durée, et les événements la modifient comme les intempéries » (p. 203). L’excellente introduction et les notes de Michel Jarrety permettent au lecteur de recevoir à sa juste mesure ce qui ne lui appartient pas, et de réaliser, si l’on devait une conclusion provisoire à cette présentation que « mieux vaut souffrir d’avoir aimé que souffrir de ne pas avoir aimé ».