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Michel Itty, Silke Schauder (éds), Rainer Maria Rilke, Inventaire – Ouvertures (Littératures de langue allemande)

Villeneuve-d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2015, 502 p.

Jean BOREL

Trente-cinq auteurs spécialistes de Rilke et venant de huit pays différents se sont rassemblés en août 2009 au Centre culturel international de Cerisy-La-Salle pour tenter de dresser un bilan du rayonnement de son œuvre, de la puissance novatrice de son écriture et des éclairages originaux qu’elles éveillent un peu partout dans le monde. Composée de poèmes, lettres, essais, traductions littéraires, prose et théâtre, l’œuvre de Rilke est profondément liée aux événements de sa vie extérieure comme à la dynamique intime et complexe de sa vie intérieure. C’est sur cet aspect fondamental que s’ouvre le colloque par la mise en lumière du rôle décisif, sur les deux plans littéraire et affectif, qu’a joué Elisabeth Dorothée Klossowska, appelée Merline, qu’il rencontra à Genève en août 1920, et avec laquelle il restera lié jusqu’à sa mort, le 29 décembre 1926, à la clinique de Valmont sur Montreux. Les exposés suivants abordent les liens étroits et formateurs sur le plan artistique que Rilke a entretenus avec Rodin, dont il fut le secrétaire, les révélations successives que furent pour lui la découverte de Cézanne, Picasso, Goya, Le Gréco, et son travail de critique d’art et de conférencier. Né à Prague, Rilke a vécu en Allemagne, France, Italie, Suisse, tout en voyageant en Russie, Suède, Espagne, Egypte. C’est sur ce thème du nomadisme et de l’éthique du voyage en tant qu’« être en route » que se penchent trois conférenciers pour montrer comment fonctionnent chez ce poète cosmopolite les vases communicants que sont l’expérience vécue et sa transcription dans les œuvres. Mais il est également impossible de comprendre Rilke en profondeur sans se pencher sur l’importance qu’ont eue certaines rencontres féminines privilégiées : sa femme Clara Westhoff, d’abord, avec laquelle il aura une fille, Ruth, puis, après leur séparation, son amante et amie Lou Andreas-Salomé, Paula Modersohn-Becker, Magda von Hattingberg, Claire Goll, Lisa Heise, Marie von Thurn und Taxis et d’autres encore. Plusieurs communications s’attachent à retracer, à travers les douze milles lettres qu’il laisse, le sens tout-à-fait unique de sa pratique épistolaire et la manière si personnelle et passionnée avec laquelle il s’est toujours donné à connaître à ses destinataires. Si, à la mort du poète, Paul Valéry s’est écrié : « Cher Rilke, à qui doivent mes vers de sonner dans une langue que j’ignore », d’autres écrivains eussent pu le dire comme Michel-Ange, Dante, Gide, Anna de Noailles, Gaspara Stampa et bien d’autres, car l’œuvre littéraire de Rilke est inséparable de son travail de traducteur qui comprend plus de 1 200 pages, 56 auteurs et huit langues différentes. C’est ce qu’analysent de façon pertinente quelques auteurs sans oublier, bien sûr, de s’intéresser aux difficultés que présente aussi la traduction française des poèmes de Rilke. Ce remarquable inventaire s’achève alors sur quelques aspects moins connus de la pensée de Rilke, lecteur de Nietzsche, Baudelaire, Gide, Kassner, sur son intérêt pour la psychanalyse et sa résistance à entreprendre une cure. Une contribution passionnante évoque le concept de l’« Ouvert » chez Rilke avec ce qu’en disent Heidegger et Lacan. « L’Ouvert, dans la poésie de Rilke, est en rapport avec la mort, dit l’auteur. Spectacle pressenti avec angoisse et attendu : toute vie se dévoile sous le signe de l’attente de l’Ouvert, dans lequel c’est la mort même qui nous introduit. L’Ouvert, c’est le monde qui tourne en rond, dans cette immanence de la vie en tension permanente avec la mort. Tourbillon mortel : le vivant, pris dans son élan, n’a plus de structure, il est privé de son centre et de toute direction. Car le centre, c’est l’absence, dont la mort est le vecteur et la seule orientation de l’homme. [...] Pour Heidegger, le centre dont parle Rilke est la figure poétique de l’être qui tient tous les étants en balance, en même temps qu’il se retire d’eux. L’être est le centre de gravité qui abandonne tout étant à lui-même et le livre ainsi au risque de mort » (p. 344). C’est enfin aux ouvertures que l’œuvre de Rilke suscite dans les domaines du cinéma et du théâtre, et à son appropriation dans le quotidien numérique de ses lecteurs d’aujourd’hui que s’intéressent les dernières communications de ce colloque exceptionnel. Une série d’illustrations et de documents accompagnent les textes et permettent au lecteur de visualiser certains lieux, personnages et œuvres artistiques qui ont marqué l’itinéraire du poète.