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Éditorial

150e anniversaire de la Revue de théologie et de philosophie

1868-2018 : cela fait 150 ans que des théologiens et des philosophes de Suisse romande décidèrent de fonder un journal, publié chez Georg à Genève et intitulé Théologie et philosophie. Compte-rendu des principales publications scientifiques à l’étranger. Le nom de la revue était alors « le Compte-Rendu »1. Son fondateur et premier directeur, le pasteur Eugène Dandiran (1825-1912), enseigna la théologie à la Société évangélique de Genève avant d’être nommé professeur d’histoire à la Faculté libre de théologie de Lausanne2. Il était assisté d’Henri-Frédéric Amiel (1821-1881), professeur de philosophie à l’Académie de Genève, auteur du célèbre Journal intime (plus de 17 000 pages), de Jean-Frédéric Astié (1822-1894), gascon originaire de Nérac, ancien pasteur de l’Église réformée française à New York, professeur de philosophie et de théologie moderne à la Faculté libre de théologie de Lausanne3, du pasteur et historien du protestantisme Théodore Claparède (1828-1888) et de plusieurs professeurs à l’Académie de Genève : Auguste Bouvier (1826-1893), professeur d’apologétique puis de dogmatique, Étienne Chastel (1801-1886), professeur d’histoire ecclésiastique, Hugues Oltramare (1813-1891), professeur de Nouveau Testament, Pierre Vaucher (1833-1898), professeur d’histoire formé d’abord en théologie. Le tout premier article du premier tome, en 1868, est un résumé ou, selon l’expression de Dandiran, une « réduction »4 fidèle, longue de 50 pages (!) et signée J.-F. Astié, du gros livre du théologien berlinois Isaak August Dorner, Geschichte der protestantischen Theologie, besonders in Deutschland (1869, paru un an plus tard en français : Histoire de la théologie protestante, Paris, Meyrueis). Mais ce premier tome contient également une présentation du livre de Julius Müller, très étudié à l’époque, sur la doctrine chrétienne du péché, une présentation de l’ouvrage de David Friedrich Strauss Der Christus des Glaubens und der Jesus der Geschichte (Le Christ de la foi et le Jésus de l’histoire), paru en 1865, ainsi qu’un « Bulletin » recensant certains des principaux travaux philosophiques et théologiques récemment parus. Pour ce qui concerne la philosophie, An Examination of Sir William Hamilton’s Philosophy, par John Stuart Mill (1865), figure en bonne place. Parmi les nombreux collaborateurs de la revue figurent de grands noms comme Ferdinand Buisson (1841-1932), alors professeur à l’Académie de Neuchâtel, le philosophe lausannois Charles Secrétan (1815-1895), et le bibliste et apologète Frédéric Godet (1812-1900), pasteur et professeur à Neuchâtel.

Au terme de la première année, le 1er décembre 1868, Eugène Dandiran prend la plume pour expliquer ce qui a motivé la création du Compte-Rendu :

Prenant pour base deux faits, l’un général et avéré, savoir la crise profonde qui travaille actuellement le monde de la pensée religieuse ; l’autre, plus local mais non moins réel, l’existence, dans le public de langue française, d’un nombre croissant d’esprits sérieux et indépendants, soucieux d’examiner sous leurs divers aspects les questions en litige et désireux pour le moins d’entendre la défense des idées mêmes qu’ils ne partagent pas, il nous a semblé voir, dans ces deux circonstances, la raison d’être d’une revue nouvelle5.

Voilà pour les motifs qui ont présidé à la naissance de la revue. Concernant la visée, le propos est plus limpide encore : il s’agit, en toute « impartialité » – le mot est imprimé en majuscules – et donc sans chercher à promouvoir telle ou telle école théologique et philosophique, de créer « une sorte de terrain neutre où la parole appartient à chacun tour à tour »6. La revue se veut « hospitalière à toutes les opinions », afin d’informer les lecteurs « sur le mouvement actuel de la philosophie et de la théologie dans les grandes nations de l’Europe et de l’Amérique »7. Le souci d’objectivité est tel, dans ces premiers numéros, qu’on n’y trouve guère de remarque critique à propos des ouvrages présentés. Les collaborateurs du Compte-Rendu sont expressément « priés de s’effacer devant l’auteur à reproduire » et de fournir « la copie en petit devant le tableau original »... C’est aux lecteurs de la revue de faire office de « jurés » et de « se faire eux-mêmes leur opinion »8.

Dès 1872, la revue paraît à Lausanne. Sa situation financière est précaire. En ouverture de cette 5e année, les deux directeurs, Eugène Dandiran et Jean-Frédéric Astié, prennent la plume pour adresser quelques mots aux abonnés : « Notre publication n’est pas de celles qui attirent la foule ; elle a même de la peine à grouper ceux qui devraient lui porter quelque intérêt. »9 L’avenir du Compte-Rendu, après cinq années d’existence, est loin d’être assuré : « il nous faut au moins cinquante abonnés nouveaux pour assurer l’avenir de notre publication », écrivent les deux directeurs au nom du Comité de rédaction10. L’objectif d’impartialité, quant à lui, est toujours là : « nous ne sortons pas du rôle de simples rapporteurs. »11

Avec le 6e tome, en 1873, le Compte-Rendu devient la Revue de théologie et de philosophie et compte-rendu des principales publications scientifiques. Les deux directeurs annoncent alors que des ouvrages publiés en français feront désormais également l’objet de comptes rendus.

En 1913, la revue fut relancée, avec une « nouvelle série », suite au retrait des deux principaux rédacteurs, Henri Vuilleumier (1841-1925), professeur d’Ancien Testament à l’Académie (puis Université) de Lausanne, et Philippe Bridel (1852-1936), le successeur d’Astié en tant que professeur d’histoire de la philosophie à la Faculté de théologie de l’Église libre de Lausanne. Arnold Reymond et René Guisan, tous deux nés en 1874, deux figures qui allaient marquer de leur empreinte la philosophie et la théologie en Suisse romande, reprirent la direction de la revue, entourés de divers collaborateurs tels Henri-Louis Miéville (1877-1963), Samuel Gagnebin (1882-1983) et Henri Reverdin (1880-1975). Ce fut avant tout René Guisan qui eut la responsabilité de la Revue, jusqu’à sa mort soudaine en 1934, peu avant son soixantième anniversaire. Henri Meylan (1900-1978), professeur d’histoire ecclésiastique à l’Université de Lausanne, assuma alors la charge de la rédaction pendant un peu plus de quinze ans, avant de présider le Comité général pendant vingt-six ans (1950-1976)12.

En 1951, un Comité de rédaction renouvelé et très rajeuni, avec Pierre Bonnard (1911-2003), Édouard Mauris (1908-1995), Jean-Claude Piguet (1924-2000), Pierre Thévenaz (1913-1955) et Gabriel Widmer (1923-2913), lançait une nouvelle série, conservant l’objectif d’« unir théologiens et philosophes, par-delà leur spécialité, dans une recherche et une confrontation communes »13.

Cent ans après le premier tome, en 1968, la revue fêta son premier siècle d’existence avec des conférences et un concours, remporté par Jean Zumstein – Henry Mottu et Jean-Pierre Thévenaz recevant le deuxième prix, ex æquo.14

Ces derniers mois, la revue a eu l’occasion d’exprimer sa profonde gratitude à Pierre Bühler, qui a présidé le Comité de rédaction pendant trente ans, jusqu’en 2017, et Frédéric Wieder, responsable de la Rédaction pendant vingt-six ans, jusqu’au printemps 2018.

Jeune de 150 ans, désormais publiée, à partir du présent numéro (2018/I), par les soins de la Librairie Droz à Genève après plusieurs décennies de collaboration avec les Presses centrales de Lausanne, la Revue de théologie et de philosophie poursuivra, nous l’espérons, son chemin, dans un paysage théologique et philosophique profondément changé par rapport aux diverses étapes de son siècle et demi. Les révolutions technologiques s’ajoutent au défi de renouveler et élargir le cercle des lecteurs et abonnés – la revue est disponible dans sa quasi-intégralité (à l’exclusion des trois dernières années) et gratuitement sur internet (www.e-periodica.ch et www.jstor.org).

Ce qui ne change pas, c’est le désir de celles et ceux qui animent la revue de contribuer à la réflexion philosophique et théologique et, au-delà de leur juxtaposition, de favoriser un dialogue entre ces disciplines par la publication d’articles scientifiques, d’études critiques et d’une bibliographie sélective, adaptée aux orientations de la revue. Comme l’écrivaient les nouveaux responsables de la revue en 1951, sous l’impulsion notamment de Pierre Thévenaz : « Nous sommes fermement décidés à ne pas dilapider cet héritage précieux, à ne laisser ni la rabies theologica ni l’hermétisme philosophique nous rendre sourds les uns aux autres et dresser entre nous des murailles qui seraient bientôt notre propre prison. [...] Théologiens et philosophes, nous sommes convaincus que nous pouvons dans la confrontation et le dialogue nous aider beaucoup à devenir ce que nous sommes, à devenir ce que tout seuls nous avons tant de peine à être : d’authentiques philosophes et d’authentiques théologiens. [...] Notre intérêt vital est donc de rétablir partout des ponts. C’est le sens même de notre effort. »15

Le Comité de rédaction

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1Cf. E. Dandiran, « À nos lecteurs », Théologie et philosophie. Compte-rendu des principales publications scientifiques 1 (1868), p. 655.

2Cf. « À la mémoire d’Eugène Dandiran », Revue de théologie et de philosophie 1 (1913), p. 8-11.

3Sur Astié, cf. Philippe Daulte, « La pensée religieuse de Jean-Frédéric Astié », RThPh 33 (1945), p. 5-32.

4E. Dandiran, « À nos lecteurs », art. cit., p. 655.

5Ibid.

6Ibid.

7Ibid.

8Ibid., p. 656.

9E. Dandiran et J.-F. Astié, « À nos lecteurs et à nos amis », Théologie et philosophie. Compte-rendu des principales publications scientifiques 5 (1872), p. i.

10Ibid., p. iii.

11Ibid., p. ii.

12Cf. Olivier Fatio, « Hommage à Henri Meylan (1900-1978) », RThPh 110 (1978), p. 205.

13« Éditorial », RThPh 1 (1951), p. 1.

14Cf. l’exergue qui précède l’article de Henri Meylan, « La Revue de théologie et de philosophie, 1868-1968 », RThPh 18 (3e série) (1968), p. 273.

15« Éditorial », RThPh 1 (1951), p. 1-3.