Les Églises issues de l’immigration
Des Églises qui défient les prédictions sociologiques et les caractérisations ecclésiologiques1
Les Églises issues de l’immigration occupent dans la constellation protestante une place à part. Non seulement elles représentent toutes les réalisations confessionnelles et interconfessionnelles possibles, mais même dans leurs profils classiques elles ne connaissent pas le déclin de leurs sœurs de la même confession.
Cette dynamique de ces nouvelles communautés protestantes est atypique en Europe occidentale, et relativement peu prise en compte dans les études actuelles, qui se concentrent surtout sur les quêtes ésotériques individualistes ou les spiritualités bricolées de nombreux contemporains2. Ces Églises misent au contraire sur l’engagement communautaire, sur des affirmations doctrinales classiques et une éthique stricte, en les déployant dans une ecclésiologie de type congrégationaliste et souvent selon une spiritualité de type charismatique.
Cette étonnante vivacité, accompagnée de multiples recompositions ecclésiologiques, interpelle la théologie. C’est pourquoi ma leçon de rentrée, le 14 octobre 2015, ouvrait un chantier en théologie pratique, face à la nécessité d’étudier des réalités qui modifieront considérablement à l’avenir le profil des Églises de la Réforme. Entre-temps des lectures et visites, ainsi que la collaboration avec Philippe Gonzalez, enseignant-chercheur en sciences sociales déjà expérimenté dans ce questionnement, me permettent de fournir un article plus documenté3.
Une recherche sur les Églises issues de l’immigration présente un intérêt tant pour la sociologie des religions que pour l’ecclésiologie. En sociologie, elle renouvelle l’analyse des reconfigurations contemporaines des Églises protestantes. Car si de nombreux travaux s’intéressent aux Églises évangéliques et pentecôtistes, ils ne consacrent encore que peu de place aux Églises issues de l’immigration, qui, malgré leurs liens avec le mouvement évangélique, ne s’y identifient pas complètement4.
À côté et à l’aide de ces approches sociologiques, il serait nécessaire qu’une recherche en théologie pratique explore les convictions et le vécu des communautés à partir de la normativité interne à la foi chrétienne. En effet, ces Églises et communautés changent la face du protestantisme pour les décennies à venir. La revue réformée française Information-Évangélisation a publié une première étude en 2004, qui estimait déjà les migrants à 10 % du protestantisme en France, ce qui apporte à ce protestantisme ultra-minoritaire un nombre impressionnant de fidèles... ou risque de lui faire concurrence !5 La Fédération des Églises protestantes de Suisse (FEPS) répertoria en 2009 Les nouvelles Églises de migrants en Suisse. Après avoir demandé à ses 26 Églises membres, et à 41 communautés évangéliques libres, quelles Églises de l’immigration de première génération elles connaissent, elle annonce 210-230 Églises connues par les Églises réformées, 121 par les Églises évangéliques6. Ce nombre est en croissance.
Dans la perspective théologique que nous adoptons ici, de nombreuses questions sont à poser : comment les Églises issues de la Réforme gèrent-elles en Europe occidentale cette diversité, qui peut aussi être une rivalité ? Comment, dans un climat de décroissance protestante, expliquer la dynamique des Églises de l’immigration ? Répondent-elles à des besoins spécifiques ? N’intéressent-elles que des « étrangers » ? Quels sont les objectifs, l’organisation et les expressions locales de ces nouvelles communautés protestantes surtout urbaines ? Sur quelles bases peuvent-elles établir des relations fécondes avec les Églises du pays d’accueil ?
1. Églises issues de l’immigration protestantes, une triple difficulté conceptuelle
Une première délimitation concerne le qualificatif de « protestants », qui peut couvrir des réalités très différentes : un protestantisme « de souche » (réformé, luthérien, méthodiste, anglican), qui soigne aussi son envergure internationale à travers les alliances et communions mondiales ; des courants évangéliques, eux-mêmes multiples, puisque certaines Églises sont issues de l’anabaptisme (mennonites), d’autres du Réveil ou d’entreprises missionnaires ; le mouvement pentecôtiste, dont la troisième vague (le « néo-pentecôtisme »), ne se revendique plus nécessairement d’une appartenance protestante, mais se déploie selon de multiples orientations non-dénominationnelles. Ainsi le qualificatif de « protestant » s’avère peu opérationnel. La délimitation n’est pas évidente, car elle peut être une auto-définition qui risque d’être mise en question par d’autres personnes ou institutions se réclamant de la même appartenance, ou elle risque d’être sujette à des stéréotypes.
Le point commun de ces Églises est la tendance à une organisation congrégationaliste, et cela même dans des Églises de confession réformée ou anglicane ou luthérienne. En effet, ce fonctionnement congrégationaliste n’est pas un choix théologique, mais s’avère pratique : l’insistance sur la communauté locale et son autonomie décisionnelle conviennent mieux à la mobilité et à la créativité, valorisent davantage les personnalités des dirigeants, la motivation des fidèles et les réalisations locales.
Ainsi ce qualificatif « protestant » ne pourra servir que de terme générique pour une ecclésiologie qui n’est ni définie par un ministère pastoral ni par une autorité ecclésiale unificatrice et qui revendique souvent sa « liberté », voire son indépendance.
Les autres caractéristiques sont à préciser : comment les Églises se nomment-elles ? Comment définissent-elles leur vocation et leurs tâches ? Quels liens établissent-elles avec des Églises protestantes, plus largement avec d’autres Églises chrétiennes ?
Une seconde précision concerne la « migration ». Ce terme couvre de nombreux destins de personnes déplacées de leur pays, qui ne sont pas toutes en difficulté sociale. Plusieurs Églises issues de l’immigration sont installées en situation stable depuis quelques générations, ou sont des Églises internationales où se retrouvent les « migrants du travail » sur la base d’une langue commune, sans partager une appartenance ethnique. Nous évitons donc la terminologie de migrant churches ou de Migrantenkirchen, qui présupposent une situation de migration permanente, tout comme les qualificatifs d’« Églises étrangères » ou « Églises ethniques ». Nous privilégierons « Églises issues de l’immigration », pour évoquer l’origine en laissant l’avenir ouvert.
Un flou de langage entoure également le terme d’« Églises », car ces assemblées peuvent être de composition diverse : des cellules de maison, des groupes sans rattachement institutionnel, ou à l’inverse des grandes, voire des méga-Églises non-dénominationnelles.
2. Un exemple : la situation à Genève
Lauriane Savoy, doctorante et assistante en théologie pratique à la Faculté de théologie protestante de l’Université de Genève, a réalisé en janvier 2016 une pré-enquête sur les Églises de l’immigration dans le canton de Genève. Elle disposait d’un matériel très détaillé de repérage de tous les groupes religieux, la « Cartographie de la diversité religieuse à Genève » réalisée par le « Centre intercantonal d’information sur les croyances » (CIC) en 20147.
Un questionnaire qu’elle compléta par des entretiens téléphoniques permit de dénombrer 104 Églises/communautés issues de l’immigration pour le canton de Genève, originaires de tous les continents sauf l’Océanie8. Près de la moitié d’entre elles ont été fondées depuis 2000. La langue de culte la plus courante est le français, suivi de l’anglais, du portugais et de l’espagnol. Environ 70 de ces Églises se réunissent au sein du mouvement œcuménique « Témoigner ensemble à Genève », dont le pasteur Gabriel Amisi, mis à disposition pour 20 % par l’Église protestante de Genève, est le coordinateur9.
Une difficulté, explorée dans la suite, sera de comprendre les identités dénominationnelles qui se manifestent dans cette grande diversité. Celles-ci ne sont pas aisément discernables, dans la mesure où près d’un quart de ces Églises se disent « indépendantes », ou dans des liens de type inter-dénominationnel, voire non-dénominationnel. De plus, les qualifications habituelles ne correspondent que partiellement à leur auto-compréhension. Ainsi, le CIC qualifie la moitié d’entre elles de « pentecôtistes », alors que certaines se disent plutôt « évangéliques » ou « non-dénominationnelles ». D’autres, considérées par le CIC comme « évangéliques », se déclarent elles-mêmes « pentecôtistes ». Plus significatifs sont souvent les noms choisis pour exprimer le sens de la vocation poursuivie.
Cette vocation de témoigner de l’Évangile dans un monde étranger est rendue difficile par les conditions concrètes d’exercice du culte qui se déroule, la plupart du temps, dans des lieux prêtés ou loués par les Églises locales, notamment l’Église protestante de Genève. Pour un tiers des communautés, les déménagements fréquents sont de rigueur, puisqu’elles se réunissent dans des lieux non religieux et n’ont pas nécessairement de garanties de stabilité. Le nombre de fidèles conduit aussi à trouver des espaces plus larges ou mieux accessibles.
Une grande surprise fut de constater que cinq de ces Églises sont desservies par une femme pasteure (des Églises évangéliques, baptistes, pentecôtistes et non-dénominationnelles), et deux par un couple de pasteurs mari et femme.
3. Une typologie à partir des liens aux Églises locales et aux Églises d’origine
La difficulté d’appréhender ces réalités est liée à leur extrême mobilité, à la composition d’une identité métissée entre le lieu d’origine (et les rapports éventuellement poursuivis avec ce lieu), et le lieu d’accueil avec ses réalités socio-historiques spécifiques ; mais aussi entre différentes générations de croyants plus ou moins éloignés des marqueurs de langue ou de culture.
Nous partons du critère des liens à l’Église d’origine et aux Églises du pays d’arrivée10.
3.1. Des communautés confessionnelles
Certaines de ces Églises ont gardé l’organisation et l’empreinte de l’Église-mère du pays d’origine et tiennent à leurs identités confessionnelles. Elles peuvent rester rattachées à leur Église d’origine ; ou elles constituent une communauté dans le pays d’accueil (en conservant leur identité confessionnelle mais sans rattachement à leur communauté d’origine), voire une communauté confessionnelle mais plus ouverte. C’est le cas notamment des Églises malgaches en France, qui connaissent ces trois types de rattachement (avec de grandes tensions entre elles)11, alors que la « Communauté œcuménique chrétienne malgache en Suisse et aux environs » ne répond qu’au besoin de se retrouver entre personnes d’origine malgache pour des cultes et des fêtes, sans fonder une Église et dans une perspective œcuménique. Cette orientation évite qu’il y ait des situations de concurrence et favorise même les liens interconfessionnels. Cette communauté demeure indépendante des Églises à Madagascar.
3.2. Des communautés relativisant leur identité d’origine pour l’intégration dans des unions d’Églises du pays d’accueil
Une installation plus ancienne et durable dans le pays d’accueil permet une reconnaissance officielle, comme par exemple pour la « Conférence des Églises Évangéliques Africaines en Suisse » (CEAS) créée en 1997, regroupant 25 Églises africaines. Le but est de promouvoir l’unité entre des Églises « d’expression africaine », dont les lieux d’origine sont parfois englués dans des conflits sociaux et politiques qui risquent de se répercuter dans les communautés à l’étranger. La priorité de cette Conférence va à l’apaisement des tensions entre ces Églises, tout comme à de bonnes relations avec les Églises du pays d’accueil. Cette Conférence fait également partie du « Réseau évangélique suisse ». L’on constate dans cet exemple que les identités d’origine sont relativisées pour une loyauté partagée entre ces Églises et avec celles du pays d’arrivée, au service d’un témoignage commun. Cela apparaît aussi, par exemple, dans la « Mission évangélique Carrefour pour Christ » du Mont-sur-Lausanne, communauté d’origine congolaise, aujourd’hui « multiculturelle », composée de « tous ceux qui croient au Christ », insérée dans le réseau évangélique.
3.3. Des communautés non-dénominationnelles indépendantes
De très nombreuses Églises sont de type non-dénominationnel, si bien que l’on penserait qu’elles sont d’orientation néo-pentecôtiste, centrées sur leurs fondateurs/trices et déterminées à une logique d’expansion. Or une observation plus montre plus de nuances. Ainsi, le « Centre Mamré » à Bienne, très petite communauté indépendante, fondée et toujours dirigée par une pasteure africaine, n’est pas charismatique mais se caractérise par une offre d’accompagnement, de prière et d’aide spirituelle. L’« Iglesia Cristiana Evangelica de Ginebra », grande communauté hispanophone qui s’affirme indépendante en tout point, ne recherche pas les manifestations charismatiques12.
3.4. Des communautés missionnées par des megachurches pour le réveil spirituel de l’Occident
Toutes les communautés visitées visent l’accueil le plus efficace possible, mais ne sont pas nécessairement organisées pour évangéliser activement ou massivement. L’on pourrait mettre dans cette catégorie des Églises internationales à visée d’évangélisation mondiale la célèbre Église « Hillsong », dont la mission est fondée sur le chant et la musique, ou la « Church for the Nations », qui, dans un quartier populaire de Genève, développe un projet missionnaire d’inspiration charismatique.
Cette tentative de taxinomie a un caractère poreux, ce qui met en évidence l’importance du discernement de chaque Église en lien avec son propre projet.
4. Des mutations ecclésiologiques vers des identités inter- ou non-dénominationnelles
Mon intérêt pour cette question et le sens de son urgence est issu du constat de mutations ecclésiologiques actuellement très complexes. Dans les dernières décennies se manifeste en particulier une forte relativisation des identités ecclésiales. Après un siècle d’œcuménisme qui a changé les postures et discussions théologiques, mais fort peu les réalités institutionnelles (contrairement aux réalités locales), le début du XXIe siècle est marqué par des dynamiques de liens et d’identités « inter » ou « non-dénominationnelles », qui déplacent bien davantage les frontières entre les Églises que ne réussit à le faire l’œcuménisme inter-confessionnel.
Plusieurs évolutions concomitantes se sont produites à la fin du XXe siècle : de nombreuses Églises de la mouvance évangélique classique ont quitté leur posture d’intransigeance à l’égard des Églises traditionnelles13. Pourtant se dessinait aussi la tendance contraire, d’un profil évangélique fier de ses succès et tendant à se regrouper dans une stratégie de visibilité, même face aux instances civiles.
Parallèlement, d’autres mouvements nombreux mettaient en question ces identités confessionnelles, pour s’affirmer « non-dénominationnelles » ou « inter-dénominationnelles », choisissant un nom relevant d’un projet, généralement missionnaire (« Ministère International pour l’Évangélisation et la Louange de Dieu »). Leur caractéristique commune est le souci de semer l’Évangile sans s’encombrer de délimitations doctrinales ou structurelles. Ainsi la notion même d’identité confessionnelle n’a plus de pertinence. Aujourd’hui un nombre croissant des Églises issues de l’immigration relève de ces appartenances, ne recherchant pas une unité ou un profil identitaire, mais privilégiant une spiritualité libre, insistant sur le réconfort, la convivialité, parfois la célébration des charismes, voire la guérison et les signes visibles de libération, la force de la prière, la bénédiction de Dieu, la conduite de l’Esprit Saint, non seulement pour l’Église, mais pour toute la société14. Ces caractéristiques ne qualifient pas exclusivement les « néo-pentecôtistes » ou « néo-charismatiques », comme on pourrait le supposer.
Une généralisation serait périlleuse, puisqu’un nombre croissant d’Églises non- ou inter-dénominationnelles sont bien confessionnelles, mais se sont développées internationalement ! La « Church of Scotland » à Genève, pourtant d’une identité confessionnelle forte, puisqu’elle fut fondée par John Knox en 1556 pour les réfugiés écossais à Genève et qu’elle célèbre dans l’Auditoire de Calvin, est internationale avant d’être dénominationnelle, par le simple regroupement d’anglophones de plus de 30 nationalités ! Financièrement autonome, elle vit des offrandes. Un autre exemple de tel regroupement international est l’Église luthérienne de Genève, réunissant une communauté germanophone et une communauté anglophone au-delà de critères de dénomination.
Plus largement, l’on pourrait formuler l’hypothèse que cette internationalisation vaut pour toutes les communautés issues de l’immigration : même si, dans la première génération, les caractéristiques socio-culturelles de l’origine sont prépondérantes, les générations suivantes évoluent selon une perspective métissée avec le pays d’accueil et dans une perspective internationale, qui peut mener à un profil non-dénominationnel si les paramètres confessionnels perdent de leur pertinence.
5. Un chantier théologique
Comment aborder cette florissante diversité des Églises de l’immigration sans généraliser ni trahir ce qui fait leur apport propre ?
Philippe Gonzalez s’est intéressé aux « Congregational Studies », méthodes empruntant à la sociologie et à l’ethnologie, incluant une perspective d’ecclésiologie pratique en se concentrant sur la réalité des communautés en tant que telles. La perspective d’analyse est holistique, approchant les paroisses dans leur dynamique propre. Dans un ouvrage pionnier de 1986, les chercheurs se concentrèrent sur quatre paramètres : 1. le programme (la vocation ou les convictions de chaque communauté), 2. le processus (la mise en œuvre des convictions), 3. le contexte social (et culturel), 4. l’identité, et les interactions entre ces pôles15. La méthode est narrative et descriptive avant d’être évaluante. Le but est en particulier d’examiner comment fonctionne (ou dysfonctionne) un projet de communauté. Philippe Gonzalez, s’appuyant sur des développements plus récents, invite à examiner sur le terrain les caractéristiques de « l’écologie » (milieu de vie et environnement social), la culture, les ressources, la dynamique (mise en œuvre du projet ecclésial), l’organisation de l’autorité.
L’analyse théologique doit s’y ajouter : quelle appartenance ecclésiologique/confessionnelle est revendiquée ? Quels sont les rapports avec d’autres Églises (d’origine/du pays d’accueil/de fédérations) ? Quelles sont les activités classiques et/ou atypiques ? Comment célèbre-t-on les sacrements et actes pastoraux ? Quel est le rapport au corps (guérisons ? Parler en langues) ? En quels termes et sous quelles formes s’exprime le témoignage, selon quelle herméneutique biblique ? Un projet missionnaire et/ou un travail social sont-ils visés ?
Je soulignerai dans cette partie finale les questions qui m’agitent en tant que théologienne.
5.1. Les éléments culturels sont-ils véritablement les paramètres identitaires décisifs de ces Églises ?
L’on a pu affirmer que la caractéristique principale des communautés de l’immigration est l’appartenance ethnique. Ces membres ne s’intégreraient pas dans les communautés du pays d’accueil, de par leur désir d’exprimer leur louange et leur prière dans les formes de leur culture, ou pour transmettre à leur jeunesse exilée leurs traditions, leur langue et leurs valeurs, et pour donner abri à des personnes en exil. Les liturgies se consacrent dans la forme, les chants et les rites, les instruments de musique et parfois le vêtement, à construire une demeure proche des origines. Néanmoins, force est de constater que ces communautés peuvent s’ouvrir à des auditoires plus larges et plus internationaux. Comment réussissent-elles ? Si nous faisons l’hypothèse que pour les générations suivantes, qui s’expriment dans la langue du pays d’accueil et vivent une identité métissée, ces communautés font appel à une offre de sens plus large que l’abri culturel, quelle peut être une offre de sens attractive ? Il conviendrait, pour y répondre, d’analyser les messages, la rhétorique, les images et les langages de la prédication et plus largement de la communication de ces Églises. De telles études restent à mener.
5.2. La prédication est-elle typique de la réalité culturelle ?
Contrairement à ce que l’on peut supposer, la prédication de ces communautés n’est pas tant marquée par le pays d’origine que par des thèmes récurrents liés à la situation de nomadisme, d’exil, mais plus largement de besoin de réconfort, de l’aspiration à être reconnu(e), de l’estime de soi, de l’espérance. Les prédicateurs, et bien plus fréquemment qu’on ne le croit les prédicatrices, apportent dans leur message et leur témoignage un empowerment ! Ils/elles fortifient la joie et l’espérance par une prédication existentielle, liée aux questions quotidiennes. Cette dynamique porteuse d’espérance peut attirer bien d’autres fidèles, et même tisser des liens avec les Églises réformées autochtones, puisque le besoin de réconfort et de capacité d’espérance traversent toutes les communautés.
Une question à poursuivre, qui peut être très profitable aux paroisses réformées, est la nécessité de repenser le culte dans une perspective interculturelle : comment y faire place à des personnes issues de traditions et de milieux différents ? La théologie interculturelle existe dans le monde universitaire, mais ne semble pas avoir approfondi ces questions. Au niveau local, l’on se limite généralement à quelques propositions pragmatiques.
5.3. Les Églises de l’immigration sont-elles attractives du fait des offres spécifiques de la pastorale ?
L’étude des communautés de l’immigration inclut la manière dont elles savent prêter attention aux besoins psychologiques, spirituels, anthropologiques et théologiques des contemporains. Les études concernant la quête spirituelle actuelle montrent la grande importance de la corporéité, de la demande de guérison de l’âme, mais aussi du corps. Ces Églises présentent une offre pastorale très engagée non seulement dans le domaine social (aide pour l’immigration, conseils juridiques, aide au logement ou à l’apprentissage du français), mais aussi dans l’écoute, l’accompagnement spirituel et les offres thérapeutiques.
Une hypothèse à vérifier serait que de nombreux fidèles trouvent ici une offre d’accompagnement plus engagée que dans d’autres Églises : la prière, la bénédiction, la demande de guérison, le soutien communautaire et diaconal, et pour certaines Églises des rites spécifiques. Ces besoins ne concernent pas seulement les fidèles de cultures étrangères. Comme on le constate dans les mouvements charismatiques, des demandes telles que des bénédictions de personnes ou d’objets, des guérisons, des accompagnements personnalisés sont aussi celles d’Occidentaux non migrants.
5.4. La guérison et la délivrance sont-elles vraiment l’apanage des Églises issues de l’immigration ?
Mon hypothèse est que ces demandes représentent les aspirations de très nombreux contemporains qui espèrent de la foi chrétienne un ancrage existentiel, un accompagnement chaleureux et engagé du quotidien avec tous ses besoins. Certaines de ces Églises apportent une réponse à cette attente en insistant sur la conversion et sur des signes visibles de bénédiction de Dieu. Il est urgent que la théologie sache mieux travailler aux liens entre la santé spirituelle, la corporéité et le salut. Par ailleurs, certaines pratiques de guérisons, ou plus encore les exorcismes ou l’attachement aux défunts, l’insistance sur l’influence des démons sont des accents dérangeants, et pourraient même s’avérer dangereux pour certain-es fidèles. Ces expressions sont très répandues et aussi largement discutées dans la littérature évangélique/charismatique, mais ce n’est que depuis peu que le monde réformé ose s’y confronter16. Un approfondissement théologique s’impose. Les catégories de bénédiction/de malédiction et les enjeux liés à la mort nécessiteront une confrontation des conceptions respectives de la vie, de l’au-delà et de l’espérance chrétienne17.
5.5. L’herméneutique biblique n’est-elle pas le lieu séparateur par excellence ?
L’interprétation de la Bible, source et norme de la foi et de la vie en Église, demeure un enjeu polémique au sein du protestantisme, où s’affrontent les lectures vivant de plain-pied avec les personnages de la Bible comme si les contextes étaient immédiatement transposables, et les lectures sensibles aux décalages historiques et culturels. Si l’interprétation biblique ne fut pas en soi séparatrice entre les Églises issues de la Réforme, elle le devint fréquemment au cours des siècles et demeure jusqu’à aujourd’hui le lieu profond de leurs différends, parce qu’elle touche à de nombreux autres enjeux importants, notamment l’autorité, l’éthique, le témoignage, l’image publique, le lien à la Cité.
La théologie a besoin de travailler prioritairement et incessamment à une interprétation des textes bibliques avec foi et avec raison, en définissant ses critères centraux et en établissant des lieux d’interprétation qui se corrigent mutuellement. Le jeu interprétatif de diverses instances, dont les contextes bibliques, les confessions de foi, les synodes et les réalités de vie nécessite d’être clarifié au sein de chaque Église. Car si une Église prône l’autorité de la « Bible seule » sans autre instance, la question devient plutôt : qui est l’interprète autorisé de cette « seule » Bible ? Le/la pasteur-e seul-e ?
La tendance d’une lecture subjective ou limitée à un groupe de personnes n’est nullement l’apanage des seules Églises de l’immigration, mais traverse toutes les Églises. Un autre enjeu majeur où se manifeste cette problématique est l’éthique. En fait, le rôle des facteurs socio-culturels semble bien plus décisif que les affirmations théologiques, comme on le constate au sein de toutes les Églises dans les discussions autour des enjeux d’éthique sexuelle ou d’anthropologie. Les débats doivent être menés, notamment au vu de l’intention des Réformateurs, qui n’était précisément pas de privilégier la subjectivité, mais l’autorité de l’Évangile, qu’il ne s’agissait pas d’enfermer dans des consignes éternellement valables mais qui demeure à discerner.
5.6. La mission, si ardemment poursuivie par un grand nombre de ces communautés, n’est-elle pas finalement une menace pour les paroisses locales ?
La mission est sans conteste une tâche privilégiée par une majorité d’Églises issues de l’immigration, qui comprennent difficilement l’attitude pusillanime, voire angoissée, des chrétiens suisses dans le témoignage de leur foi. Son succès (puisque nombre de communautés grandissent, même si elles recrutent essentiellement parmi les populations étrangères) renverse aussi les catégories convenues : ceux/celles qui n’ont pas de voix dans la société civile, sont respecté-es, sont entendu-es, se voient accorder parfois le titre de « prophètes », et se retrouvent en tout cas dans des groupes de pairs qui se portent mutuellement. Le groupe fortifie les individus, ce qui explique sans doute leur pouvoir attractif pour les populations non autochtones... et le déclin de cette attractivité pour les générations suivantes ?
Pour les populations autochtones la venue de migrants se posait jusque-là, en principe, en termes d’accueil et d’aide à des personnes dans l’insécurité. Mais, pour les Églises réformées, le défi s’inverse et se pose parfois comme inquiétude. En Suisse il n’est pas aussi sensible que dans les pays où le protestantisme est ultra-minoritaire. En Italie, la petite Église vaudoise a accueilli des communautés d’origine ghanéenne, érythréenne et latino-américaine qui représentent maintenant plus de 60 % des protestants d’Italie. L’intégration fut orientée vers les paroisses locales, ce qui a considérablement revitalisé le protestantisme autochtone plutôt que de lui faire concurrence. L’on pourrait ainsi espérer que la rencontre entre les Églises locales et les Églises de l’immigration apporte un enrichissement mutuel et des dynamiques bénéfiques à l’ensemble des fidèles. Mais du côté réformé, la crainte du prosélytisme ou de la différence de culture fait souvent obstacle à une vraie rencontre, alors que les deux attitudes que sont le courage missionnel des migrants et la pudeur des autochtones pourraient donner lieu à un témoignage sensible et adapté aux lieux et aux temps. Or l’efficacité missionnaire ne tient pas nécessairement du prosélytisme, mais de l’adéquation de l’offre pastorale. Néanmoins, un discernement s’impose aussi pour des situations plutôt liées à des entreprises de prosélytisme orchestrées par des megachurches, où les communautés de l’immigration sont instrumentalisées.
5.7. Quels types de formations seraient à promouvoir ?
Une analyse des formations théologiques proposées par des Églises ou des institutions du pays d’accueil aux Églises de l’immigration est indispensable. Différentes descriptions de formations existent, mais ne sont pas examinées dans la perspective critique des influences possibles. L’enjeu est considérable puisque ces Églises et communautés sont potentiellement pourvoyeuses de nouveaux fidèles. Il sera donc particulièrement important d’examiner quels sont les organismes partenaires de ces Églises pour la formation. Leur but est-il une intégration massive des fidèles de l’immigration, ou un dialogue critique à propos d’enjeux controversés, ou un équipement biblique et théologique pour la mission ? Comment penser plutôt une formation « interculturelle » et donc réciproque et partagée ?18 La composition des cours, leur cohérence, leurs contenus théologiques et les représentations identitaires qu’ils véhiculent indiqueront l’objectif poursuivi et le modèle de collaboration future envisagé : une intégration dans les Églises locales, des formes de partenariat, une coexistence apaisée, ou des influences tant théologiques que financières19.
Ce ne sont là que quelques questions majeures à approfondir.
Enfin, l’intérêt pour l’ecclésiologie protestante est aussi de croiser ultimement ces résultats d’enquêtes avec les recherches de l’œcuménisme sur des Églises non-dénominationnelles qui ne sont pas issues de l’immigration, et qui se propagent largement. Ces recompositions dessinent-elles l’avenir du protestantisme, constituent-elles une appartenance attractive, où les repères identitaires historiques et doctrinaux qui ont prévalu depuis des siècles ne seraient plus que des souvenirs et où n’importent que le présent et l’avenir ?
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1Le présent article est la version remaniée de la leçon inaugurale prononcée par Élisabeth Parmentier, titulaire de la chaire Irène Pictet, le 14 octobre 2015 à la Faculté de théologie de l’Université de Genève.
2Jörg Stolz et al., Religion et spiritualité à l’ère de l’ego, Genève, Labor et Fides, 2015.
3Philippe Gonzalez, « De l’expérience religieuse des évangéliques à la place des religions dans l’espace public », in Cahiers de la Société française des Sciences de l’Information et de la Communication 12 (2016), p. 206-209.
4Quelques articles dans des collectifs consacrés au monde évangélique : Frédéric Dejean, « Les Églises issues de l’immigration, entre visibilité et invisibilité : une approche spatiale des communautés africaines et haïtiennes », (étude à partir du site eglise.org (merci de vérifier et comlpléter l’URL) qui recense les Églises évangéliques), in : Sébastien Fath et Jean-Paul Willaime (éds.), La nouvelle France protestante. Essor et recomposition au XXIe siècle, Genève, Labor et Fides, 2011, p. 165-178. Bernard Boutter, « Le protestantisme en France : un terreau d’accueil privilégié pour les migrants ? », in Sébastien Fath et Jean-Paul Willaime (éds.), La nouvelle France protestante. Essor et recomposition au XXIe siècle, Genève, Labor et Fides, 2011, p. 300-313.
5Bernard Coyault, « Un voyage inattendu au cœur de l’Église universelle : panorama des Églises issues de l’immigration en région parisienne et en France », in Information- Évangélisation no 5 (octobre 2004), p. 52.
6Simon Röthlisberger et Matthias Wüthrich, Les nouvelles Églises de migrants en Suisse, FEPS Études 2, 2009.
7http://info-religions-geneve.ch (consulté 10.7.2017).
8Le questionnaire de cette pré-enquête portait sur le nom de la communauté, le pays d’origine des fidèles, la date d’implantation à Genève, les langues utilisées, le lieu de culte, l’affiliation éventuelle, les liens avec le pays d’origine, les réseaux d’affiliation, le pourcentage de travail rémunéré du/des ministre(s), le nombre de membres et de fidèles, l’organisation de la vie paroissiale, les activités cultuelles et autres.
9https://temoignerensemble.wordpress.com/ (consulté 10.7.2017).
10Je suis partie d’une typologie inspirée par Bernard Coyault, « Les Églises issues de l’immigration dans le paysage protestant français : de la “mission en retour” à la mission commune ? », Information- Évangélisation, op. cit., p. 3-18, pour le contexte français, mais en modifiant et à partir d’exemples suisses.
11La création de l’« Église protestante de Madagascar en France » (FPMA) eut lieu en 1959 et réunissait alors six Églises locales, aujourd’hui 24 dans cinq régions, comportant chacune un exécutif régional, réunies par le synode général dirigé en alternance par un ministre luthérien ou réformé. L’Église est unie et indépendante de Madagascar depuis 1996, où l’Église luthérienne et l’Église réformée n’ont pas réussi à s’unir. Il en résulte un conflit de loyauté, car chaque Église-mère a aussi envoyé des missionnaires pour fonder des paroisses malgaches luthériennes ou réformées (non unies) en France. Ainsi coexistent, à côté de la FPMA, des paroisses réformées ou luthériennes directement dépendantes de leurs Églises à Madagascar.
12J’intègre dans le présent article quelques éléments d’enquêtes de terrain menées par des étudiant-es de Master au printemps 2017 dans des communautés de l’immigration. J’ai documenté cette petite enquête dans la Revue des Cèdres : « Des communautés issues de l’immigration : réalité interne ou inquiétude externe pour les Églises réformées autochtones ? », in La Revue des Cèdres 47 (2017), p. 139-148.
13Cf. mon article « L’œcuménisme : avancées et perplexités des Églises issues de la Réforme », in Revue d’Histoire et de Philosophie Religieuses 90/4 (2010), p. 521-541.
14Philippe Gonzalez, Que ton règne vienne. Des évangéliques tentés par le pouvoir absolu, Genève, Labor et Fides, 2014.
15Jackson W. Carroll et al. (éds.), Handbook for Congregational Studies, Nashville, Abington Press, 1986.
16Raphaël Picon, Délivre-nous du mal. Une approche protestante, Genève, Labor et Fides, 2013.
17Deux études sur la « délivrance » in Gwendoline Malogne-Fer, Yannick Fer (dir.), Femmes et pentecôtismes. Enjeux d’autorité et rapports de genre, Genève, Labor et Fides, 2015. Pour l’utilisation de la guérison dans deux situations de témoignage en paroisse : Christophe Monnot et Philippe Gonzalez, « Témoigner avant et après la guérison. Ce que le témoignage fait à la communauté », in Ethnologies 33/1 (2011), p. 95-116.
18Une réelle réciprocité dans l’apprentissage a été développée en Allemagne depuis les années 1990, à l’Academy of Mission de l’Université de Hambourg (où se trouve le plus grand nombre d’immigrants africains, notamment du Ghana et du Nigéria). Le programme ATTIG (African Theological Training in Germany), organisé sur deux ans, veut établir un pont entre des pasteurs migrants africains et des Églises en Allemagne et propose non seulement un apprentissage partagé mais aussi des célébrations communes et des échanges de présence dans les communautés. Des projets analogues existent à Wuppertal, Francfort et Neuendettelsau, et depuis 2007 ces programmes sont coordonnés au niveau national.
19En France ce sont les Instituts évangéliques qui furent pionniers pour les formations destinées aux Églises de l’immigration. Aujourd’hui diverses initiatives sont coordonnées par la plateforme « Mosaïc » de la Fédération protestante de France.