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Présence de l’autobiographie chez Paul Zumthor

Jean ROUSSET

Université de Genève

La poésie, la fiction accompagnaient fidèlement chez Paul Zumthor le travail du médiéviste, du savant aux multiples facettes ; elles étaient moins dérivatif ou repos que source et incitation ; les deux activités ne se séparaient pas dans son esprit, il y voyait les expressions alternées de sa passion de connaître, deux formes de son besoin d’écrire et de se dire. Les contraintes du savoir objectif, sévèrement respectées et nourries de recherche érudite, n’excluaient pas l’impulsion autobiographique, le goût de lier autrefois et aujourd’hui. Le temps médiéval, éloigné mais encore accessible à l’imagination moderne, se prêtait à l’exercice critique de l’historien et du théoricien qui maintient les distances, tout en s’offrant à la rêverie du romancier, à son plaisir de raconter, de vivre le passé comme s’il lui était proche.

Notre ami le reconnaissait lors d’un entretien publié en 1984 : « le statut du Moyen Age dans ma vie a été, en deçà et au-delà de celui d’objet d’étude, celui d’un thème de pensée et d’imagination. Lorsqu’il y a une vingtaine d’années j’ai ressenti le besoin d’écrire une sorte de confession-journal, je n’ai pu le faire que par le truchement d’images médiévales ; ç’a été mon Puits de Babel, paru en 1969 chez Gallimard, sous le label de ‘roman’, mais qui pour moi était bien autre chose. »1

Un roman, le plus dense, le plus complexe qu’il ait écrit, mais d’abord une sorte de confession-journal, c’est le discours pris en charge par la première personne, le je d’un homme d’aujourd’hui marchant dans la ville qui est la sienne en ce moment, le je suscitant le tu de ce frère du XIIe siècle, Abélard, qu’il travaille à rejoindre par la passerelle permanente du dialogue, d’une conversation intime qui tient à la fois de la confidence voilée et de l’appel à un ami éloigné pressé de répondre.

Ces deux mondes, ces deux siècles, la forme dialoguée, par bonds successifs de l’un à l’autre, les fait apparaître dans le croisement d’une double aventure rétrospective et actuelle, vécue par l’un là-bas, dans son terroir d’ancienne France saisie en sa rudesse quotidienne, puis cheminant autour de Paris vers son amour brisé, vers ce centre intellectuel aussi qu’il s’apprête à dominer ; et par l’autre ici, flânant le long des canaux dans les rues encombrées d’une Amsterdam contemporaine : « nous allons à la rencontre l’un de l’autre, l’un portant l’autre » ; ce que chacun porte en soi et offre à l’autre, selon le battement contrasté qui rythme le récit, ce sont deux moments historiques, deux mémoires qui se construisent par petites touches concrètes, rapprochant pas à pas le compagnon lointain du narrateur premier ; celui-ci, poursuivant son parcours, relie par les mots d’aujourd’hui deux époques, deux vivants singuliers qui s’interpénétrent dans sa songerie : « De toi à moi, cette unique ressemblance, mais qui pour l’heure nous suffit : notre condition d’hommes […]. Tout converge vers toi […] : moi je divague à la recherche d’analogies avec le siècle qui fut le tien […]. »2

De ce roman foisonnant, je n’ai retenu que l’essentiel à mon propos : une narration chargée d’expérience actuelle recrée sympathiquement, subjectivement, jour après jour, une existence immergée dans son douzième siècle. Mais qu’on ne se méprenne pas, nous ne lisons pas un roman historique conforme aux recettes du Romantisme : le médiéviste, très conscient de sa position ambiguë, n’oublie pas ce qu’exige sa différence, la « nécessité de maintenir le statut de l’histoire », exigence plus d’une fois rappelée dans Parler du Moyen Age ; pourtant, « parlant du moyen âge, je ne puis le faire que de ce qui est ma place au soleil : […] on ne parle bien que de ce par quoi l’on se sait personnellement concerné » ; d’où le désir d’instaurer « d’incessants franchissements entre ailleurs et ici, entre ce passé et le présent vécu »3. Ce qui est dit du rôle de l’historien suggère et implique le besoin de fiction et, moyennant changement d’optique et de style, le passage au roman.

Ainsi se justifie, entre moi et lui, entre le XIIe siècle d’Abélard et le XXe du narrateur, le va-et-vient qui structure de son mouvement pendulaire ce Puits de Babel dont l’auteur dira par la suite combien l’engageait cette tentative « d’articuler un discours proprement ‘poétique’ et son savoir de médiéviste »4.

De ce constant désir, je vois une autre expression dans l’enquête sur la voix que Paul Zumthor a entreprise avec tant d’enthousiasme dès la fin des années 70, recherche liée à la nature orale des textes médiévaux dans la mesure où il furent conçus pour être énoncés et transmis par la parole dite ou chantée, l’écriture n’intervenant qu’en relais provisoire destiné à soutenir le « geste vocal »5.

On sait qu’à cette recherche furent consacrés plusieurs livres, sans que fût négligée l’exploration sur le terrain au Brésil, en Afrique noire surtout, où se conservent d’anciens usages de la parole improvisée. Or la voix – à la différence de l’oralité qui est une abstraction – « la voix émane d’un corps […]. Dans la voix sont présentes de façon réelle des pulsions psychiques, des énergies physiologiques, des modulations de l’existence personnelle »6. La voix est donc présence, dans le double sens du terme : le sujet s’y énonce ici et maintenant dans l’action immédiate, « de bouche à oreille », qu’est la performance, à l’adresse de destinataires eux-mêmes engagés dans une opération commune qui tient du spectacle, je renvoie notamment à La lettre et la voix (1987). Je ne veux ici qu’indiquer une continuité, celle qui relie le travail savant et la fiction poétique ou narrative. Car la performance, mettant face à face les deux acteurs d’un échange gestuel et vocal, reproduit à sa manière la forme dialoguée du Puits de Babel où deux présences, à travers la distance temporelle, entraient en communication de personne à personne.

J’ai mis l’accent, dans ces quelques pages d’ouverture, sur l’exigence de confession, d’autobiographie indirecte qui anime, sous les formes si diverses qu’elle a prises, l’œuvre de notre ami ; cette impulsion n’est pas absente du livre qui l’achève, comme une interrogation longtemps laissée en suspens : Babel ou l’inachèvement (1997). A première vue, l’ouvrage est isolé dans l’ensemble puisque, par delà le Moyen Age, au delà de l’histoire, il remonte à un mythe d’origine, et le plus énigmatique. Pourquoi cette plongée inattendue dans le lointain ? A vrai dire, « très vieux projet », plusieurs fois entrepris et abandonné, jamais tout à fait oublié, puisqu’un titre – Le puits de Babel – suscité par une lecture de Kafka, y avait fait une allusion inversée.

De fait, le plus lointain, le plus archaïque ne nous est pas étranger et peut nous parler comme s’il était proche : « texte étrange », mais « exemplaire », la fable insérée dans la Genèse est lue ici comme un texte ouvert « dont la structure sémantique, à la fois stable et toujours inachevée » – premier sens d’inachèvement – présente un réseau de significations assez complexes sous une trompeuse simplicité, assez allusives pour être transposables à d’autres temps et même à une situation historique telle que la nôtre, urbaine et centralisée. Récit infime enfoui dans l’énorme masse biblique, « Babel reste une énigme agissante »7. Tel est l’enjeu de la patiente investigation à laquelle l’ouvrage ultime soumet le vieux mythe, ses manifestations au cours des siècles, oublis et retours, et plus incisivement ses résurgences actuelles : « récit ductile […], le récit babélien n’a cessé de proliférer […]. La construction de Babel reste inachevée, sans pourtant s’interrompre. »8

Si Babel importe encore à notre histoire, à « l’aventure de notre société », comment l’entendre ? « Puis ils dirent : Allons ! Bâtissons une ville… » (Genèse, XI, 4). Fixation ou errance, construction ou site naturel, unité ou pluralité des langues : prenant tour à tour le point de vue des sédentaires ou celui des nomades, mais sachant que les contradictions sont faites pour être dépassées, le « nomade » Paul Zumthor pressent, dans le chantier de Babel, l’origine et la menace d’une civilisation organisée, rationnelle, étatique et finalement inhumaine, la nôtre : même si, « sans les Babéliens, l’Histoire se serait assoupie au sortir de l’Eden »9.

De cette première entreprise technicienne, les nomades ont été les spectateurs méfiants, et perdants : tous les hommes furent dispersés, nous dit le texte de la Genèse (XI, 8-9) ; les nomades, dans cette perspective, sont les exclus de toujours et d’aujourd’hui, rejetés hors de la ville et maintenant dans les banlieues misérables ; ils représentent aussi, à leur avantage, le singulier, l’irrationnel et, plus intimement, « une perception poétique et la bienveillance envers les choses »10 ; traduisons : ils sont parmi nous ceux qui gardent le sens du concret, de la présence pour parler comme Yves Bonnefoy invoqué à plus d’une reprise en cours de route.

Je simplifie à l’extrême ce qui est moins une argumentation réglée qu’une pensée en mouvement, une quête inquiète avec ses détours et ses incertitudes, une interrogation qui porte tantôt sur l’histoire, tantôt sur la diversité des langues : celle-ci serait-elle surdité mutuelle, perte de la communication ou, tout au contraire, « besoin vital », richesse profonde mais en perdition, « tant de cultures progressivement (et parfois si cruellement) éliminées »11 ; et avec elles tant de sources d’authenticité et de poésie. La sympathie affleure pour les autochtones d’Amérique ou d’Afrique, porteurs fragiles de valeurs déjà condamnées par les constructeurs de Babel ; ils sont aujourd’hui les exilés du monde moderne ; et il arrive à notre ami, par le message d’un poème, de se dire leur semblable et leur contemporain12 :

Seule tristesse      le retour

impossible      la clé

perdue      le pain

amer d’ailleurs

exil

Exil de terre

Exil de temps

profond      vaste      âme corps

la brisure

              Et moi

libre citoyen de ce vide

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1 « Profession médiéviste. Réponse à une enquête de la revue Médiévales (1984) », Ecriture et nomadisme. Entretiens et essais, Montréal, l’Hexagone, 1990, p. 120.

2 Le puits de Babel, Paris, Gallimard, 1969, pp. 25 et 96.

3 Parler du Moyen Age, Paris, Minuits, 1980, pp. 28-29 et 11.

4 « Ecriture et nomadisme. Entretien avec André Beaudet », Ecriture et Nomadisme, op. cit., p. 34.

5 La lettre et la voix. De la ‘littérature’ médiévale, Paris, Seuil, 1987, p. 60.

6 « Ce que nous ‘dit’ le Moyen Age. Entretien avec Gérard le Vot (1988) », Ecriture et nomadisme, op. cit., p. 103.

7 Babel ou l’inachèvement, Paris, Seuil, 1997, p. 120.

8 Ibid., p. 53.

9 Ibid., p. 183.

10 Ibid., p. 158.

11 Ibid., p. 144.

12 Point de fuite, Montréal, l’Hexagone, 1989, p. 27.