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Présence et plénitude

Sur une trace philosophique dans l’œuvre de Paul Zumthor

Hans Ulrich GUMBRECHT

Stanford University

La réflexion que je propose aurait été inimaginable du vivant de Paul Zumthor. Il était trop présent, avec sa voix et cette pensée toujours en mouvance que sa voix portait, il était si présent que l’on n’avait pas la place pour se demander s’il avait une philosophie – car tout ce qu’il avait à offrir était toujours (et c’était toujours trop pour le temps qu’on avait). La mort de Paul Zumthor a confirmé qu’il était encore plus irremplaçable que beaucoup d’autres grands savants et grands écrivains. On s’est rendu compte que la lecture de son œuvre et la mise en pratique de sa pensée ne réussissent pas à remplir le vide que sa mort a laissé. Parfois, cependant, en relisant cette œuvre, c’est comme si la voix et le corps de Paul Zumthor étaient là – avec toute leur séduction et aussi toute leur fragilité (fragilité qu’il n’aurait jamais admise). C’était par un glissement métonymique que cet effet de présence dans la lecture de ses textes a commencé à attirer mon attention vers un niveau de réflexion que je propose d’appeler « la philosophie de Paul Zumthor » et qui est le mieux caractérisé, je crois, si on le définit comme une philosophie de la présence et de la plénitude.

Je dis « philosophie » – et non pas « théorie » – bien que je ne veuille point suggérer que Paul Zumthor avait l’ambition d’être philosophe. Les catégorisations de ce genre le touchaient de très loin (sauf, peut-être, pour celle de « médiéviste », qui était importante pour la perception publique de son œuvre). Plutôt, en parlant de la « philosophie » de Paul Zumthor, j’essaie de dissocier sa pensée d’une certaine connotation que la notion de « théorie » a récemment adoptée dans la critique littéraire. Par le mot de « théorie », je le crains, on fait allusion à des ensembles d’idées fragmentées qui sont institutionnalisées comme jargons disciplinaires (du « Bloom », du « Derrida », du « Foucault »…), et aussi aux résultats d’une opération d’abstraction appliquée à une multiplicité de différents faits historiques (« Théorie de l’Avant-garde », « Théorie du Roman latino-américain »…). La philosophie de Paul Zumthor, par contraste, ne dépend ni d’un champ particulier de référents ni d’une tradition particulière de maîtres penseurs. Il aurait été le dernier à nier toutes sortes d’influences et de dépendances intellectuelles car (autant que je sache) l’idée romantique d’« originalité » n’avait pas grande signification pour lui. Mais c’est peut-être – paradoxalement – par un manque d’ambition d’être original que sa « philosophie » a atteint une originalité remarquable.

D’autre part, si Zumthor n’avait pas l’ambition d’être philosophe et si nous n’attribuons pas un statut naturellement supérieur au discours philosophique, pourquoi ne pas laisser cette philosophie dans l’immanence de l’œuvre zumthorienne ? Pourquoi faire l’effort – et l’inévitable violence intellectuelle – d’« extraire » cette philosophie des écrits de Zumthor ? Cette entreprise m’intéresse parce que je crois que sa philosophie a une valeur symptomatique considérable. Je vois en elle le symptôme d’une transition qui se réalise de nos jours dans la pensée occidentale : la transition entre un moment constructiviste qu’elle va laisser derrière elle et un moment, ou plutôt un désir, ontologique. Si je parle de « constructivisme », j’essaie de marquer un point de convergence pour un certain type de réactions au grand trauma épistémologique du XIXe siècle, c’est-à-dire au trauma d’avoir perdu l’assurance du référent1. J’appelle « constructiviste » toute réaction à cette expérience qui, au lieu de vouloir rétablir un rapport immédiat avec la réalité, commence par se pencher sur les opérations de la conscience humaine qui « construisent » ce que nous croyions être « la réalité ». Cet ensemble de positions philosophiques comprend toutes les variantes de la phénoménologie, mais aussi l’intérêt d’un Nelson Goodman dans les ways of world-making et ceux parmi les interprètes de l’œuvre de Michel Foucault qui voient le dernier horizon épistémologique dans la discursivité.

La fascination constructiviste, cependant, n’a jamais éteint le désir philosophique contraire, c’est-à-dire le désir de trouver un rapport d’immédiateté avec la « réalité », le désir de sentir la « résistance » de la réalité – qui est toujours le désir d’une présence2, d’une plénitude (et au cas échéant, d’un vide) absolus. C’est un des grands mérites de Martin Heidegger que d’avoir rendu une légitimité philosophique à ce désir – tout en le décrivant comme un désir pleinement conscient de son impossibilité. Dans ce sens précis je parle d’un retour à l’ontologie – à la grande question philosophique de l’Etre et du Non-être (plutôt que du « Néant ») – et c’est sous cet angle que je vois l’œuvre de Zumthor comme un symptôme épistémologique. Il est possible que Paul Zumthor lui-même aurait été surpris par cette interprétation, mais je ne crois pas qu’il l’aurait rejetée. D’ailleurs, c’est cette absence d’un projet explicitement philosophique dans ses écrits qui justifie notre effort.

Voilà pourquoi je propose de tracer son ontologie par induction et par collage. Mon point de départ est un corpus de remarques pris dans les livres de Zumthor et dans les interviews accordés par lui, un corpus dont la plus grande partie consiste dans des intuitions peu développées, parfois même, j’en ai l’impression, dans des observations qu’il aurait été tenté d’éliminer de ses textes plus programmatiques. La perspective « inductive » qui est ici la mienne consiste à identifier un réseau de pensées dans un texte qui ne présente pas ces idées à sa surface. Mais je vais essayer d’arranger ces loci récurrents de la réflexion zumthorienne d’une façon (par « collage ») qui nous permette d’y entrevoir une systématicité potentielle. Bien que Zumthor soit revenu à ces motifs récurrents dans des contextes de travail bien différents, une fois juxtaposés, ceux-ci montrent une complémentarité et une cohérence considérables.

Ontologie

Dans la tradition que Heidegger essaie de reprendre et qui remonte au XVIIe siècle, l’ontologie pose la question de l’Etre et du Non-Etre moins en fonction de certains problèmes existentiels – comme le soin (« Sorge »), l’authenticité (« Eigentlichkeit ») ou la mort dans L’Etre et le Temps – mais pour penser les modalités de notre accès au monde et le rapport entre sa réalité et notre savoir. C’est cette perspective d’une praxis épistémologique qui semble animer la philosophie de Zumthor. En effet, le paragraphe qui m’a suggéré l’idée qu’il y a une fascination ontologique chez Zumthor porte sur le refus d’accepter une définition « constructiviste » du concept de « facticité » :

Qu’est-ce, dans cette perspective, qu’un « fait » ? […] Il est permis de se demander si cette notion, dont s’emparèrent nos positivistes, ne provient pas de la dégradation progressive d’une grande idée médiévale, que l’on voit se former dès l’époque carolingienne, chez Scot Erigène : l’histoire est un être, cet être possède une forme, et cette forme est figurable. […] Que reste-t-il de la densité ontologique de ces formes dans notre « fait historique », concept si fragile qu’il entraîne à vau-l’eau celui de cause ? 3

Faut-il souligner l’excentricité de cette proposition dans un texte publié en 1980 ? Au lieu de répéter le geste, tout à fait normalisé dans les sciences humaines depuis une trentaine d’années, qui consiste à insister sur le caractère épistémologiquement naïf du concept empirique de facticité, Zumthor en effet postule une notion plus forte. Ce qui semble être sous-entendu – et que Zumthor semble opposer à une facticité basée sur des méthodes comme la statistique ou la critique philologique – c’est la distinction aristotélienne entre la substance et la forme. La substance est ce qui fait la présence tangible du monde et de ses objets ; mais la substance, à tout moment, a besoin d’une forme pour être perçue. La forme n’existe pas sans la substance dans laquelle elle s’inscrit et qui la porte ; mais la substance n’en a pas moins besoin de la forme. Comme je l’ai déjà dit, au lieu de donner une interprétation existentialiste à cette distinction (historiquement) pré-ontologique et (systématiquement) ontologique, Paul Zumthor l’applique au quotidien du travail académique. Il donne ainsi à ce motif le statut d’une critique générale de tout travail dans les sciences humaines qui ne serait pas saturé d’informations et de faits :

Tout effort de généralisation ou d’explication, toute recherche causale […] ne prennent sens que dans et par le travail d’information qui les accompagne, les nourrit et qu’en retour elles fécondent. Plusieurs des hommes de ma génération ou de la suivante oublièrent parfois cette banale évidence, au profit d’une métaphysique qui taisait son nom.4

Si on est d’accord avec Zumthor sur cette réhabilitation illimitée de la facticité (illimitée dans le sens de ent-grenzt, « sans limite », mais point dans le sens « métaphysique »), on se trouve dans un espace épistémologique ou les phénomènes « émanent », « se présentent » et « sont » avant de ne rien « exprimer » et avant d’être soumis à des interprétations. En d’autres mots : si l’espace ontologique n’exclut pas la pratique herméneutique, l’interprétation n’y a plus le statut d’une obligation universelle, parce que le monde n’est plus conçu comme une « construction » par laquelle un sujet créateur (individuel et collectif) s’exprime. Jamais Zumthor est plus près de Heidegger qu’en soulignant sa distance envers cette herméneutique qui avait fait de l’interprétation une obligation universelle : « L’œuvre d’art est tautologique, en ce sens qu’elle ‘n’exprime’ pas ; elle est. »5

Mais qu’est-ce qui anime ce désir pour la réalité chez Zumthor ? Pourquoi accumuler des informations et des faits si on ne les transforme pas par l’acte de l’interprétation – au moins, si on ne les transforme pas nécessairement – dans des orientations pour la vie collective et individuelle ? La réponse que Paul Zumthor donne à cette question est surprenante. C’est notre savoir du monde – et, je suppose, le contact implicitement promis avec la réalité ontique du monde – qui détermine notre perspective sur ce monde. Au lieu de concéder au sujet-observateur la liberté de choisir ses perspectives, Zumthor conçoit une dépendance de notre regard – et, probablement, une dépendance même de la position de notre corps – par rapport aux formes et à la substance des phénomènes qui constituent le monde : « il nous faut prendre conscience de ce que l’information factuelle remplit une fonction nécessaire de toute lecture critique : la mise en place respective de l’objet et de son observateur. »6

La très grande question, cependant, la question aussi naïve que philosophiquement sublime, reste en suspens. Il est vrai (au moins, il est vrai pour Zumthor) que nous sommes en contact avec la réalité ontique du monde, suffisamment en effet pour que ce monde puisse nous imposer les perspectives de sa perception. Mais pouvons-nous connaître ce monde, pouvons-nous en acquérir un savoir « adéquat » ? Pouvons nous savoir si jamais nous connaîtrons ce monde ? Zumthor laisse en suspens cette question. D’une part, il va jusqu’à nier que nous puissions jamais rien « posséder » de ce monde. Si, d’autre part, il laisse ouverte la possibilité « de capturer ce monde », je trouve intéressant qu’il concède cette possibilité à une plante plutôt qu’à l’esprit humain :

Quoi qu’on fasse, on ne possédera jamais rien. Ça, on le sait. Reste la liberté dérisoire de tracer des signes sur le papier, si peu de chose, le dessin de ramilles nues à la branche de l’érable sous ma fenêtre, qui feignent d’avoir capturé dans leur filet le ciel entier de l’hiver – et, qui sait ? l’ont peut-être vraiment pris.7

Les dimensions du réel

Décrire une pensée comme « ontologique », c’est faire référence à un type de rapport que cette pensée présuppose entre elle et un « monde réel » présupposé comme existant en dehors d’elle. Mais cela ne détermine pas encore une manière spécifique de s’imaginer – ou devrait-on plutôt dire de « percevoir » ? – ce monde réel. J’en suis arrivé à penser que la grande et complexe métonymie pour tout ce que Paul Zumthor imaginait et percevait comme monde réel était le chant. En essayant d’identifier quelques-unes des dimensions par lesquelles il voyait le monde, il lui est naturel de commencer avec cette longue description du chant :

Si j’entends chanter pendant trois minutes, ces trois minutes sont vécues par moi, dans l’intensité émanant de la présence du chanteur, de la matérialité de sa voix frappant mes sens, d’une manière telle que l’effet temporel se trouve plus ou moins atténué. Je serais porté à dire que ce qui est transmis par la voix existe de façon spatiale beaucoup plus que temporelle. L’effet vocal donne une impression de présence instante, remplissant un espace, aussi bien matériel que sémantique, au détriment des impressions de fugacité, de renouvellement, de durée, qui jalonnent notre perception du temps.8

J’aimerais souligner trois aspects dans le répertoire des notions descriptives que Zumthor présente dans ce passage. Tout d’abord, nous voyons comment l’espace rentre dans le champ philosophique. Heidegger avait bien mentionné la presque incompatibilité entre l’espace et le paradigme cartésien9. Une philosophie qui donne priorité à la res cogitans au détriment de tout objet tangible (res extenso) ne réussit pas à s’intéresser à l’espace. Tout ce qui y est important est la temporalité dans laquelle la pensée se réalise. Une fois, cependant, qu’on met l’accent sur les objets et les corps, on a besoin de l’espace comme une dimension où les rapports entre les choses et les corps peuvent être négociés et articulés. Deuxièmement, plutôt que d’être une notion temporelle, chez Zumthor la présence appartient au registre épistémologique de l’espace. Ce qui est présent – devant moi – est tangible. Sous un certain angle, la présence est la dialectique entre l’espace et les corps : l’espace ne se constitue qu’autour d’un corps et les corps ont besoin de l’espace pour devenir tangibles. Troisièmement, les effets que des voix différentes ont sur mon corps dans l’espace se distinguent par un critère quantitatif, c’est-à-dire par leur intensité. Espace (et non pas temps), corps (et non pas esprit), quantité (et non pas qualité), tels sont les trois axes sur lesquels l’anthropologie de Zumthor est fondée.

Mais si sa philosophie peut être appelée une anthropologie, elle n’a jamais été anthropocentrique, parce qu’elle n’a jamais privilégié la res cogitans qui – dans notre tradition – est regardée comme un phénomène exclusivement humain. Tout en mettant l’accent sur la spatialité, il y un aspect temporel – probablement subordonné – qui revient d’une façon presque obsessive dans l’œuvre de Zumthor. Cet aspect temporel est celui d’un passage de la pure pensée à la dimension concrète et, aussi, le passage qu’est la disparition des objets et des corps. Les choses et les corps sont toujours en émanation ou en disparition chez Zumthor. « La performance, c’est la matérialisation (la ‘concrétisation’, comme disent les Allemands) d’un message poétique par le moyen de la voix humaine et de ce qui l’accompagne, le geste ou même la totalité des mouvements corporels. »10 Les formes que nous voyons (et que si souvent nous admirons) ne sauraient exister sans présupposer ce passage à la concrétisation. Par conséquent, elles sont toujours des formes incarnées chez Paul Zumthor : « je donne à ce mot de ‘forme’ le sens le plus vivant, le plus chatoyant, le plus concret, comme lorsqu’on dit d’une femme qu’elle a des formes »11. Pour une chanson, par exemple, la mise-en-forme de la voix, sa matérialité est plus importante que le contenu qui, d’un certain point de vue linguistique, ne serait que l’effet de la mise-en-forme vocale. La forme de la voix, la forme à laquelle la voix donne substance, touche les corps de ceux qui l’écoutent. La voix initie un rapport érotique, c’est-à-dire un rapport qu’on apprécie surtout à cause de son énergie et de son intensité :

Peut-être dans la chanson d’amour l’important est-il la voix qui chante plus que la langue même qui ne fait que manifester cette voix. L’énergie de cette voix émane du corps, émanation profonde, intense, débordante, chargée de valeurs inconscientes qui font d’elle un moyen de transmission du message érotique beaucoup plus direct, plus agressif, plus conquérant que ne pourrait l’être l’écriture.12

Il semble que Zumthor veuille postuler ici une incompatibilité entre la dimension sémantique (ce qu’il appelle simplement « la langue ») et la force de la présence dans l’espace. L’intensité et la touche érotique d’une voix qui a trouvé une forme, va toujours au détriment des mots qu’elle prononce et des contenus que les mots articulent : « la voix, dans certain cas, s’impose tellement qu’elle tend à dissoudre le langage, tant sa présence est intense, alors que le langage, comme disent certains philosophes allemands, est pure négativité. »13

Dans une typologie philosophique, ce que Zumthor perçoit et décrit comme réalité est une dimension éminemment aristotélicienne. Elle est basée sur la distinction – plus aristotélicienne qu’aucune autre – entre substance et forme. Elle est occupée par des corps et des choses qui sont dans un mouvement constant d’apparition et de disparition. Ce qui prend la place de l’événement est le toucher. Dans ce sens, la réalité de Zumthor est aussi une sphère érotique et érotisante, une sphère dont l’énergie est toujours dirigée (et peut être même adressée) vers un autre objet ou un autre corps : « Désir au fond indicible mais qui sans cesse recommence à se porter vers cet auditeur virtuel, tiré du néant par le chanteur, son Autre »14.

Plénitude

Et cet auditeur est toujours à sa place dans l’œuvre de Zumthor, comme la voix trouve toujours une forme, et les corps se rencontrent toujours dans l’espace. La réalité de Zumthor est une énorme machine – ou peut-être un théâtre de dimension calderonienne – dont les mouvements se réalisent avec justesse, en pleine intensité et en pleine harmonie. Comme j’ai déjà eu l’occasion de le remarquer, une telle plénitude n’a pas nécessairement la tonalité d’une ontologie. Si l’ontologie, en général, s’intéresse autant à l’absence qu’à la présence, et si la présence risque d’être une présence précaire, il faut conclure que cette joie de la plénitude est une tonalité très particulièrement zumthorienne. Je dis « joie de la plénitude », parce que remplir son espace n’est pas une prise de possession chez Zumthor. La plénitude, c’est donner à l’espace la substance dont il a besoin, c’est réaliser le potentiel de l’espace : « Le chant vise à emplir l’espace acoustique entier de la voix. […] Si je chante, je m’affirme, je revendique la totalité de ma place, de mon être-au-monde. » Donc : « La performance est une réalisation poétique plénière. »15 Parfois, en lisant Paul Zumthor, l’aristotélicien, on a quand même l’impression d’être englobé dans un discours platonique, tellement tout phénomène est présenté sous l’angle de sa réalisation plénière. Mais dans la réalité qu’il imagine, ces « réalisations plénières » ne cherchent point l’appui et la correspondance des idées. Au contraire, comme il s’agit d’un monde qui n’existe que dans le concret et sous la condition d’un espace toujours fini, on se heurte parfois à une menace de violence, à la menace d’une occupation de l’espace ou d’un blocage de l’espace par l’imposition de la force physique. Ces menaces, cependant, ne se transforment jamais en actes agressifs, car le monde de Paul Zumthor semble exclure de telles transgressions. Tout reste en harmonie, mais dans une harmonie qui ne cache pas la possibilité de sa propre absence – et cette implication d’une violence potentielle semble bien contribuer à une expérience d’intensité pour le lecteur de Zumthor.

Une autre conséquence de ce semblant de « platonisme » chez Zumthor est la joie qu’il prend de toujours mettre en jeu toutes les parties composant chaque phénomène dont il parle. Les œuvres apparaissent comme des orchestres qui ne connaissent pas de moments piano : « l’œuvre, […] le terme embrasse la totalité des facteurs de la performance, facteurs produisant ensemble un sens global qui, lui non plus, n’est pas réductible à une addition de sens particuliers »16. S’il y a un sens dans les objets culturels, chez Zumthor, ce doit être un sens global, absolu et peut-être même sublime, un sens tellement fort qu’il finit par s’imposer – au lieu d’être accessible par le mouvement inductif d’une interprétation. Le « sens global » est toujours plus puissant que l’ensemble de ses parties. Ce principe revient quand il décrit sa faim presque physique de savoir. Inévitablement, le savoir qu’on possède est le résultat d’une accumulation. Néanmoins, les faits accumulés finissent toujours par constituer un « Savoir » (avec S majuscule) d’une dignité supérieure : « J’aime le Savoir. J’aime savoir. Accumuler des informations me donne un plaisir intense : je me jette sur elles avec gourmandise (c’est pourquoi sans doute je me sens peu apte à l’« essai » tel que le comprend la tradition anglo-saxonne […]). Mais ce savoir emmagasiné, il faut qu’il explose, qu’il s’écoule en discours »17.

Les dimensions des sciences humaines

Tout en convergeant avec les phénomènes du réel qui sont dans une dynamique permanente et qui ne cessent d’émerger, d’émaner ou de se présenter, nous voyons que le Savoir, lui aussi, ne peut pas rester tranquille. Paul Zumthor insiste même « qu’il faut » que le savoir « explose ». Comment cette loi générale se réalise-t-elle ? L’explication offerte ne réussit pas trop à éclaircir sa pensée : « Le passage de la documentation à l’interprétation, de l’écriture documentaire à la lecture qui, grâce à elle, sera faite de 1’‘histoire’, va ainsi d’un terme réellement fragmentaire à une fin virtuellement totalisante »18. Cette réflexion suggère un parallèle entre les passages de la documentation à l’interprétation, d’un côté, et d’un autre côté, de l’écriture documentaire à la lecture. Dans ce contexte, l’interprétation apparaît comme une performance plutôt que comme un résultat : une interprétation musicale. Lire et interpréter, pour Paul Zumthor, sont analogues à l’interprétation d’une pièce musicale : ces actes donnent une réalité incorporée à quelque chose qui, avant, n’existait qu’en virtualité. Une fois traduit en une forme incorporée, le Savoir ne saurait plus apparaître comme fragmentaire. Car, par le corps qui se prête à l’« interprétation » du Savoir, sa nouvelle réalité devient « totalisante » – mais elle n’est que « virtuellement totalisante » parce que le passage entre la fragmentation du Savoir et sa totalisation-par-incamation est, pourrait-on dire, un « effet secondaire » vis-à-vis duquel l’interprète peut prendre sa distance. Et c’est peut-être en se référant à cet effet inévitable (mais peu problématique) de totalisation-par-incamation que Zumthor dit qu’il faut que le Savoir « explose » (au lieu de présupposer cette « explosion » comme garantie).

Ce n’est donc pas simplifier que de dire que la lecture et l’interprétation, pour Zumthor, sont les actes d’une conjuration du passé. Le passé rentre dans cet acte magique, il réclame de l’espace et, surtout, il ne saurait jamais refuser le passage au présent. Une fois, cependant, que le Savoir du passé ou le texte ancien sont incarnés dans notre présent, leur présence devient tellement forte (selon Paul Zumthor) que l’historicité primaire des référents, du Savoir ou des textes en question, est effacée :

Le terme ultime où nous visons est bien d’actualiser le texte ancien, c’est-à-dire de l’intégrer à cette historicité qui est la nôtre. L’écueil est, ce faisant, de nier ou d’effacer la sienne : d’écraser l’histoire et, en donnant figure achronique au passé, d’occulter les traits spécifiques du présent.19

Tout en cherchant et en provocant ce passage-par-conjuration, nous savons fort bien que la réalité (ré-) incamée du passé qu’on a conjuré n’est point la « vraie » et « authentique réalité du passé » (au moins, c’est ce que nous croyons savoir dans notre rationalité moderne) : « Mais jamais nous ne nous trouvons dans les conditions d’une performance à proprement parler, d’une performance telle qu’elle était vécue, telle que la voix, cette voix que nous entendions à l’instant, y résonnait. »20 Dans les sciences humaines, selon Paul Zumthor, le savoir accumulé sur le passé subit un dynamisme qui le pousse vers l’incarnation, laquelle, comme présence dans l’espace d’un nouveau présent, nie l’historicité de ce qui est incarné. Insister, cependant, sur l’historicité propre de ce qui est incorporé initie un mouvement tout a fait différent qui nous mène hors des sciences humaines et vers la psychanalyse : « Mais ce qui est certain, c’est que si l’on fait l’archéologie de la voix, on se trouve inévitablement confronté à la voix du père. Cependant, on entend aussi la voix de la mère. »21

Présence / Absence

Si la plénitude était la modalité selon laquelle le Savoir sur le passé était re-présenté (c’est-à-dire, la modalité selon laquelle le Savoir sur le passé entrait dans notre espace), les souvenirs que Paul Zumthor avait de son propre passé, celui surtout de son enfance, étaient dominés par le motif d’une présence pénétrée par l’absence. On pourrait donc dire que pendant son enfance et son adolescence – comme d’ailleurs pendant sa carrière académique entière – Zumthor n’occupait jamais les espaces qui lui « correspondaient » intellectuellement (si de telles correspondances existent) : « progressivement s’est enraciné dans ma psyché d’enfant, d’adolescent, puis de très jeune homme, le sentiment que là où je suis, c’est ailleurs »22. On ne résiste pas à la tentation, dans ce contexte, d’associer le motif d’une présence « perforée » avec le trauma de la mort prématurée du père, trauma que Paul Zumthor avait essayé de transformer dans une présence permanente dans sa vie de la mort – de la mort qui est l’origine existentiellement primaire de toute absence :

La mort a toujours été pour moi, depuis lors, une pensée certes lointaine, mais non étrangère ; une sorte de perspective d’avenir ; elle n’avait rien de mythique, puisqu’il y avait eu la mort de mon père. Quand j’atteignis la quarantaine, cette pensée est devenue très proche et je la cultive de manière affectueuse. La mort est une amie qui viendra.23

C’est peut-être à cause de cette présence si étrangement bienvenue de la mort, à cause de cette présence dans sa vie de la mort qui est l’absence, que l’écriture – et la personnalité – de Paul Zumthor étaient si fortement imprégnée par le désir d’une plénitude – mais d’une plénitude qui n’était jamais saturée. Du côté existentiel, ce manque de saturation s’articulait comme manque du bonheur – un manque dont Zumthor parlait d’ailleurs sans dramatisation.

Je peux donc dire que j’ai été, et suis encore, un homme heureux. Pourtant, si l’on se montre exigeant envers les mots, peut-être dois-je dire qu’il m’a toujours manqué un petit quelque chose pour posséder le bonheur. Mais qu’est-ce que le bonheur ? Un épanouissement, une sorte de parfait équilibre ? Je ne sais pas.24

C’est la mort qui, comme possibilité de ne pas être, était toujours présente dans la vie de Paul Zumthor et qui y établissait un espace transcendantal sans religion ni dieu. Celui qui, à chaque moment, vit en pleine conscience de la possibilité de ne pas vivre, est incliné à sentir une gratitude et une obligeance envers la vie. Ce doit être à cause de cette alternative, à cause de la présence dans sa vie de la possibilité de ne pas vivre, que Zumthor voyait sa vie et son œuvre comme offrande requise par la Vie – Vie qui finit par produire un effet d’immanence / transcendance dans sa philosophie : « Ma responsabilité à moi […] c’est de faire des projets pour, à travers eux, me maintenir en vie ; et si possible, les réaliser jusqu’au bout pour prouver à la vie que je l’aime. »25 Comme il est important pour les offrandes qu’elles aient une substance et qu’elles soient visibles, Paul Zumthor n’était point de ces érudits qui se contentent de la pure potentialité de leur recherche et de leur pensée.

Achever ses livres et les voir en état de réalisation matérielle n’était pas secondaire pour lui. Et parmi les genres académiques et littéraires qu’il cultivait, celui le plus directement lié à ce soin était la poésie. Car dans la poésie, la forme et la substance graphématiques et sonores sont inséparables du contenu : si on arrive peut-être à imaginer un essai ou un livre académiques « en état de potentialité », un poème sans forme et substance est une idée absurde. Chacun des soixante-dix poèmes, par exemple, qui constituent la collection Midi le juste dessine une forme bien marquée de lettres et de lignes sur sa page blanche, et c’était par cet aspect que Paul Zumthor associait sa propre poésie à la tradition chinoise. Mais chacun de ses textes est aussi un édifice substantiel et complexe des dénotations qu’il invoque. « Invocation » est en effet le mot juste, car Zumthor semblait donner une présence réelle aux objets de référence et aux notions qu’il conjurait :

Masque

aux yeux vides

rongé de signes absents

inscrits dans quelles chairs

obscures

lourdes de veilles

usées de lune cruelle26

Ce masque que le poème rend présent n’exprime absolument rien et, par conséquent, ne devrait jamais être interprété. Le masque est là, dans le poème, comme une surface faite présente par le jeu entre l’invocation par le texte et l’imagination du lecteur. Ce n’est plus par les signes que ce texte se communique. En effet, le masque est « rongé » par des signes, mais ces signes sont « absents » et (ou devrait-on dire : « parce que » ?) ils sont « inscrits dans quelles chairs / lourdes de veilles / obscures ».

Le motif des signes absents revient dans des permutations presque infinies. On se rend compte d’un vœu de conjurer les référents et les concepts jusqu’au point où ils n’ont plus besoin d’être représentés par les signes :

Mur sans ombres

lèvres de sang sourire et par delà

les flammes celées où renaître

phénix inscrit sur la pierre

rouge

mais nous entravés de nos corps

au milieu de l’espace creux

en vain quêtons la trace effacée

de qui burina dans la planche de poussière

la parfaite quadrature du ciel.27

Il faut souligner cependant que si, dans la poésie de Paul Zumthor, ce motif des signes qui ne signifient plus – ou qui, du moins, ne signifient plus sans problèmes – a une certaine importance, il est moins dominant chez lui que chez beaucoup de ses prédécesseurs poètes et philosophes du XXe siècle. Pour Zumthor, ces « espaces creux » ne sont pas que des espaces qui ne sont plus occupés par des corps et par des choses ; plutôt, ils semblent attirer les corps et les choses, ils initient les mouvements des corps et des choses vers leur articulation et leur affirmation dans l’espace. On pourrait même dire que ce mouvement vers l’articulation est le grand sujet – mais « sujet » non pas dans un sens thématique : plutôt le sujet-agent – des poèmes de Paul Zumthor.

Ce sujet comprend l’émergence de chaque poème individuel dans l’écriture et dans la lecture. Voilà pourquoi je ne réussis pas à lire un certain poème que Paul Zumthor a écrit à Dubrovnik où, pendant les années quatre-vingt, nous avions participé ensemble à trois colloques académiques, pourquoi je ne réussis pas à lire ce poème sans que la belle voix de Paul Zumthor commence à s’articuler dans ma mémoire. Si je lis à haute voix, cette voix devient encore plus fortement présente en moi – par conjuration – et disparaît comme disparaissent les voix de tous les morts28 :

Dressée hautaine pierre si tendre

Un pas de mur à mur sonne midi

bourdon du jour lumière sur mer marbrée d’écume

ronge-rocaille à plat sous l’œil  aplomb   la tour

oubli des siècles mémoire

vaine sous les collines

nues   sous l’aile d’aigle

invisible

crevant le voile du ciel.

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1 Pour préciser mon point de vue, je souligne qu’il s’agit du même moment épistémologique que celui décrit par Michel Foucault au centre des Mots et les choses.

2 II s’agit d’une « présence » différente de celle dont Jacques Derrida a dénoncé l’impossibilité ; Derrida attaque une présence autoréflexive. Voir Jean-Luc Nancy, The Birth to Presence, Stanford, 1993, et mon article, « Form without Matter vs. Form as Event », Modem Language Notes, 111, 1996, pp. 578-92 (traduction allemande dans Henk de Berg et Matthias Grangel (éd.), Systemtheorie und Hermeneutik, Berne, 1997, pp. 31-46).

3 Parler du Moyen Age, Paris, Minuit, 1980, p. 39.

4 Ibid., p. 87.

5 Ibid., p. 70.

6 Ibid., p. 89.

7 Ibid., p. 103.

8 « Présence de la voix. Cinq entretiens avec André Beaudet à Radio-Canada (1984) », Ecriture et nomadisme. Entretiens et essais, Montréal, L’Hexagone, 1990, p. 72.

9 Cf. M. Heidegger, Sein und Zeit, §§ 19-24, Tübingen, Niemeyer, 1984, pp. 89-113.

10 « Ecriture et nomadisme. Entretien avec André Beaudet », Ecriture et nomadisme, op. cit., p. 48.

11 Ibid., p. 45.

12 « Présence de la voix », op. cit., pp. 58-59.

13 Ibid., p. 57.

14 Ibid., p. 59.

15 Ibid., pp. 62 et 76.

16 « La poésie et le corps », Ecriture et nomadisme, op. cit., p. 126.

17 « Ecriture et nomadisme », op. cit., p. 38.

18 Parler du Moyen Age, op. cit., p. 91.

19 Ibid., p. 40.

20 « Présence de la voix », op. cit., p. 73.

21 Ibid., p. 80.

22 « Points de repère. Réponse à un questionnaire de Jean-François Duval (1989) », Ecriture et nomadisme, op. cit., p. 12.

23 Ibid., p. 25.

24 « Ecriture et nomadisme », op. cit., p. 51.

25 « Points de repère », op. cit., p. 24.

26 Midi le juste, Gourdon, Dominique Bedou Editeur, 1986, p. 7.

27 Ibid., p. 33.

28 Ibid., p. 46.