Entre l’oralité et l’intimité vocale de l’écriture
Ce n’est pas la mort dans l’âme, mais avec une mémoire vivante que je salue la présence parmi nous de Paul Zumthor, dont j’ai eu l’honneur de partager fraternellement l’amitié et l’enseignement : médiéviste éminent à qui nous devons d’avoir non seulement élargi considérablement le champ de la littérature médiévale française, mais d’en avoir transformé la compréhension. Avec Paul Zumthor, la littérature médiévale, libérée de sa fonction documentaire, est définitivement rendue à sa dimension propre d’œuvre de littérature dont nous n’avons pas fini aujourd’hui de dégager les virtualités à venir.
Paul Zumthor appartient à ce type de chercheurs pour qui, à l’échelle de l’Europe et du monde, l’errance et le nomadisme étaient en quelque sorte consubstantiels à l’espace mental d’un Christophe Colomb littéraire, grand explorateur de mondes inconnus, espace ouvert, sans compartimentages didactiques ni œillère, dans une démarche singulière où la quête d’un Gai Savoir des Lettres et les aventures fantastiques du romancier ne sont que les deux versants d’un même récit : fable autobiographique de l’esprit zumthorien invitant le lecteur à jouir des recherches du savant dans le beau délire du romancier – une des dernières en date portant le titre de La fête des fous1. Il faut bien voir que cette fête des masques est beaucoup plus qu’une anamnèse du carnaval médiéval dans le jeu subtil de cet érudit bifrons. La fête des fous de Zumthor est le lieu d’un retour à ce formidable enthousiasme qui accompagne les explorateurs de nouveaux mondes avec le regard toujours tourné au-delà du connu. Aussi n’est-ce pas par hasard que Zumthor a situé son roman au XVe siècle, c’est-à-dire à une époque de grands bouleversements dont il a su tirer une aventure toute personnelle, placée sous l’invocation de Christophe Colomb au nom prédestiné. Dans une interview accordée en 1988 à Genève, Zumthor dévoile un peu ses jeux. Comme l’écrit Pascale Zimmerman, « La fête des fous jaillit de l’Espagne et de la France au XVe siècle. Dansent les lieux, dansent les personnages, autour d’une figure centrale presque christique : Lui, le Maître, ‘colonne ou colombe ou pigeon, qui sait ?’ ‘Celui dont le nom est Porte-Christ Christophe et Colombe, l’Esprit sur les eaux immémoriales, annonciateur de la terre nouvelle, […] confiant dans la magie du nom de Colomb, qu’il s’est donné (on l’assure) à cause de l’Arche et de Noé’ »2.
Le double jeu que mène Paul Zumthor en faisant passer, mine de rien, l’un dans l’autre le romancier et le savant, fait songer à cette sentence superbe proférée par Chrétien de Troyes dans son roman d’Yvain :
Li sages son fol pansé cuevre
et met, s’il puet, le san a oevre.3
(Le sage cache sa folle pensée et met, s’il le peut, ses dons d’invention en œuvre.)
Ainsi le savoir de Paul Zumthor participe du roman et de l’érudition dans le même souffle, le même élan, le même tempo. Dans son entretien avec Pascale Zimmerman, Zumthor poursuit à propos de son roman : « Mon désir était de faire un récit dans lequel le langage serait marqué du signe de l’Histoire. Je puis ainsi parler de choses très personnelles, dans une langue à laquelle le décalage chronologique assure plus de distance. En tant que médiéviste, j’ai acquis des connaissances que j’ai complètement intériorisées et qui guident ensuite mon expression. C’est pourquoi La fête des fous n’est absolument pas un roman historique où les connaissances seraient plaquées de l’extérieur. Celles-ci ne sont qu’un élément de pittoresque. »4 C’est donc en romancier, en écrivain, en homme de la lettre et des Lettres que Paul Zumthor poursuit à travers l’oral et l’écrit, en des analyses rigoureuses, une seule idée inaugurale : instauration d’un nouvel espace de l’oralité que l’auteur de La lettre et la voix place sous l’invocation de la littérature médiévale, en ayant bien soin de mettre le mot littérature entre guillemets dans le sous-titre, puisque, dans cet ouvrage, il y va de la vie de la lettre matricielle dont le rythme mystérieux est constitutif du jeu littéraire en tant que poétique de la Voix. C’est ce qui fascine Zumthor, et précisément dans la mesure où elle demeure la grande inconnue dans le livre monumental du critique. Certes, il n’est pas question de diminuer l’importance du phénomène empirique de la voix qui relève de la science, de l’anatomie, de la psychologie, de la psychanalyse. Mais on constate qu’à travers toute la tradition occidentale, écrivains, poètes, mystiques, font allusion à une autre voix, qui justement fait énigme dans l’écriture de l’oralité.
Rappelons tout d’abord avec Jacques Derrida, l’auteur de La voix et le phénomène, que je, une fois couché dans l’écriture, n’est plus celui d’une présence vivante, mais celui d’une entité grammaticale d’essence testamentaire5. Exemple :
Je, Françoys Villon, escollier.6
Ce je du Lais n’est plus rien d’autre qu’une fiction d’identité, celle d’un fantôme qui n’aura cessé de « revenir » en faisant résonner la voix dans les couloirs, pour suppléer l’éclat de la présence. Le phonème, l’acoumène est le phénomène du labyrinthe où l’oralité vivante disparaît dans le trait muet de l’écriture qui, sur la page, fait trace de cet amenuisement vocal dans ce que Jacques Derrida appelle le battement rythmique d’un blanc7. Simplement, la mise en œuvre du pouvoir rhétorique ne manque jamais d’halluciner dans la lettre la présence vivante d’une parole dont l’écriture vise le retour, lors même que ce retour ne sera jamais que l’effet d’une seconde nature d’un art qui joue à l’effacé. Parmi ces grands artistes de la « voix vivante de l’oralité », il y a Platon, dont l’écriture mime la voix de Socrate, lequel, dit-on, n’a jamais rien écrit. Il y a Rabelais, qui joue l’oralité avec une science prodigieuse du rhétorique. Quant au « primesautier » de Montaigne, son air « naturel » est le fruit d’une conquête de ce que la rhétorique n’a jamais cessé d’enseigner : dissimuler toute stratégie de la parole ou de l’écrit sous un effet de sincérité. C’est la raison pour laquelle il y aura toujours quelque chose de fantomal ou de spectral dans l’intimité vocale de l’écriture. Cette voix, qui supplée son absence par une rhétorique de la parole vive, stimule la rêverie. Isidore de Séville (VIIe siècle), le fervent de la lettre écrite et de ses affinités phoniques, nous le rappelle : la voix, dit-il, s’absente dans l’écriture et nous parle à travers cette absence8.
Un exemple parmi tant d’autres : la voix fantomalisée de Renart tombé dans un puits profond. Comment sortir de ce trou marécageux ? Il suffira d’en faire l’image d’un puits de vérité, le creux résonant d’une voix d’outre-tombe, la voix d’un bienheureux annonçant aux vivants la bonne nouvelle : à savoir que le paradis fait de gras pâturages ne réside pas en Haut mais en Bas. Pour remonter à la surface, Renaît prisonnier du trou, y fera descendre Ysengrin. Celui-ci, fasciné par ce mirage céleste qui répond à son désir, se fait piéger par la voix infernale de la sirène.
Cette mise en scène de la voix spectrale n’aura fait que révéler au lecteur complice la toute puissance érotique de cette oralité dont le rêve qu’elle suscite, pour être elle-même un rêve, n’aura fait que renforcer le pouvoir de séduction de l’intimité vocale du récit renardien. Rien n’est donc plus étrange que cette voix dont l’absence hante la lettre écrite sans qu’on puisse en définir l’essence. Plus on tente de l’expliquer, plus on en épaissit l’énigme. Le puits de Renart est sans fond, mais il produit l’écho d’un certain chant de haute séduction :
Amère, sombre et sonore citerne,
Sonnant dans l’âme un creux toujours futur ! 9
La chose qui sonne le creux dans la lettre rythmique est ce qui répond de la façon la plus juste à l’objet inconnu et littéralement stupéfiant, insolite, du Beau.
On ne peut écrire du Beau qu’en parlant d’autre chose. Ce détour est le négatif abondant de la louange. Celle-ci fait retentir, dans l’ébruitement vocal, la voix de l’Autre qui impose silence aux mots dans le discours. Retentir doit se dire ici d’une Voix qui, d’être écrite, ne s’entend plus qu’en rêve.
Prenons exemple sur l’admirable roman du Chevalier de la charrette de Chrétien de Troyes. L’aventure se déploie d’un bout à l’autre dans une sorte de rêve éveillé dont le taire explicite appartient à la voix profonde du récit et pour lequel la même disposition intérieure est requise du lecteur : celle de la seconde veille du rêve qui donne accès, bouche cousue, à l’espace onirique des belles conjointures du roman. Lorsque, dans le prologue, le narrateur, pour rendre hommage à la beauté de la dame de Champagne, se sert de quelques hyperboles convenues, non sans un brin d’humour, c’est dans le seul but d’y introduire un mutisme dont la voix blanche, entre les mots, est la seule qui convienne à la louange de la Comtesse :
[…] je n’en dirai rien,
s’est il voirs maleoit gré mien.10
(Mais je n’en dirai rien, même si ce que j’en dis est vrai malgré moi.)
Et cependant, c’est bien cette Voix non empirique qui, au cœur de l’œuvre, en constitue l’intensité directrice, entendons bien le sen, en tant que pulsion rythmique dont le surgissement antérieur à toute spéculation formelle en est la donation : celle qui vient de l’Autre sous la figure de la dame de Champagne, la véritable contesse, sans laquelle il n’y aurait pas d’invention. Le narrateur le déclare en toutes lettres dans son Prologue :
Mes tant dirai ge que mialz oevre
ses comandemanz an ceste oevre
que sans ne painne que g’i mete. (vv. 21-23)
(Mais j’affirme que le commandement de la dame œuvre mieux dans mon œuvre que le sens – sensus – et l’effort que j’y apporte.)
Ce qui travaille et pénètre en silence, du dedans, tout le récit, c’est le sen qui donne à inventer. Cela vaut tout autant pour le héros, Lancelot, puisque, sorti d’un tel silence, il garde à jamais la marque indélébile d’une tacitumité consubstantielle à l’âme d’un somnambule, dont l’amour pour la reine Guenièvre scelle à jamais le secret dans la lettre du récit de fin’Amor. C’est en quoi Lancelot apparaît bel et bien comme la figure éminente de cette intimité vocale qui traverse en silence l’écriture narrative de Chrétien. Du reste, le caractère de part en part onirique du roman pourrait se condenser, en sa Dichtung, dans la stature impressionnante et plus grande que nature du chevalier tel qu’il est présenté au début du récit. Lancelot, entièrement absorbé dans sa contemplation de l’image adorable de la Reine, semble dormir tout éveillé sur sa monture, immobile, dans l’oubli total du monde extérieur, tandis que le cheval onirique se précipite à toute allure vers ce qui, pour le chevalier, signifie son plus grand désir. Ainsi, l’immobilité à grand galop du chevalier indique l’intensité d’un silence intérieur dont le cheval rythmique mobilise l’aventure dans les belles conjointures du récit.
En écrivant ces lignes, j’avais constamment à l’esprit les travaux de Paul Zumthor sur La lettre et la voix et je remarquais qu’au terme de ses analyses brillantes et combien nouvelles, notamment dans une étude intitulée « Entre l’oral et l’écrit », il dénonce dans la culture occidentale une généralisation du mutisme par évidement, par réduction au minimum du contenu de la parole orale. A quoi Zumthor oppose une oralité toute nouvelle. « J’entends, écrit-il, d’une oralité épanouie dans son espace propre, au-delà des contraintes inévitables, universellement diffusée en un nomadisme de la voix profonde : l’oralité qui dans notre imaginaire s’est attachée à un ensemble de figures archétypiques maintenues avec ténacité, à travers le temps, par la poésie, par le rêve, par le lieu commun, A ce niveau originel la dichotomie voix / écriture ne fait plus le poids. L’oralité, la communication vocale, constituent un mode d’être et, pour le jugement critique, une catégorie épistémologique »11. On voit donc que, chez Zumthor, la différence entre l’oral et le vocal s’efface au profit d’un seul mode d’être de la vocalité écrite ou parlée. Or, à supposer que Zumthor entende par mutisme une certaine privation ou sacrifice de l’oralité, tant s’en faut que le silence ait jamais causé dans le travail de création littéraire un affaiblissement de la voix écrite, bien au contraire. C’est même une permanence de la littérature occidentale :
Patience, patience,
Patience dans l’azur !
Chaque atome de silence
Est la chance d’un fruit mûr ! 12
L’intensité structurante, germinale, rythmique, du silence intrinsèque à l’invention écrite, se manifeste notamment, chez les écrivains médiévaux, dans la symbolique de l’écriture surnaturelle, par quoi s’avère que la « voix » profonde d’une œuvre poétique vient de l’Autre. Par exemple, saint Gilles, dans la Chanson de Roland, garantit la véracité du récit en vertu d’un miracle : un Ange rapporte à l’ermite de Provence les événements de Roncevaux et lui ordonne d’en faire un récit pour Charlemagne13. Ce logos surnaturel n’est qu’une version christianisée du logos grec dont la dimension métaphysique se fonde dans le grand silence de la voix angélique : c’est elle qui mesure la justesse intérieure du décasyllabe épique dont l’espace rythmique assure au chant narratif l’étendue qui convient au souffle de la voix. Les trois lettres séminales – AOI – qui figurent dans les marges du manuscrit d’Oxford ne pourraient-elles pas formuler à partir du centre I (Dieu), l’Alpha et l’Oméga du récit placé sous le signe de l’universelle justice, dont l’« étemel » Charlemagne-père est le représentant sur terre. Voilà aussi pourquoi le véritable événement de la Chanson de Roland c’est, au fond, l’avènement d’une langue inaugurale, celle des Francs de France. Elle s’annonce dans un ordre de grandeur surhumaine dont la transcendance est censée procéder, en structure de fable, d’une voix angélique dans laquelle seule compte l’Idée pure. Car seule l’Idée est ce qui donne signifiance à l’histoire. A fortiori lorsque, dans le symbolique, l’Ange porte la parole à son plus haut degré d’ouverture dans le jeu des hyperboles.
Gloire du long désir, Idées.14
Il importe de ne jamais perdre de vue l’héritage orphico-pythagoricien dans le champ de la culture occidentale. Cette doctrine de l’acoustique spirituelle, selon laquelle la musique silencieuse des astres gouverne le cosmos, reste toujours féconde du point de vue de l’imaginaire poétique. Car sans l’écriture orphique, la poétique de la Voix resterait lettre morte au milieu d’un vacarme généralisé dont l’oralité vous mutile le tympan. Nous sommes loin des spéculatifs du Haut Moyen Age affirmant que seule la musique théorique est la vraie musique de l’âme. Et cependant, sans le tacite concert des nombres symboliques par quoi Dante fonde, dans une rhétorique astrale rythmico-musicale, la transmutation de sa langue, cet événement rythmico-poétique n’aurait tout simplement pas lieu, pas plus du reste que l’accession du nom de Béatrice au rang de principe donateur de la parole, ou plus exactement, d’un verbe qui institue dans le langage – au symbolique – son essence féminine, en ce que la jouissance résulte de la langue dite « maternelle » (il parlar materna) pour en être la Poésie souveraine : la parfaite amie. Ainsi Béatrice garde dans son nom même la source vive d’une jubilation analogue au joy des troubadours, mais dont l’eros, chez Dante, racine, au plus profond de l’être désirant du poète, dans le nombre trinitaire redoublé par son multiple neuf. Or ce nombre neuf, en sa double entente, signifie à la fois l’inauguralité de l’existence nombrante du nom de Béatrice et la vie nouvelle – Vita nova – du vulgaire illustre mesuré par le signifiant ternaire : Béatrice, Elle, l’unique, celle qui, en sa béatitude, est offerte comme logos harmonique à l’aimance de l’Esprit et promeut les dames qui, pour rappeler ici le sonnet célèbre de Dante, ont l’intelligence d’Amour15.
Cet appel de F Autre sous le nom de Béatrice, c’est sous le nom du Don Juan de Régine, l’étemelle bien aimée, que Kierkegaard, répondant à un appel analogue dans L’alterative, a poursuivi toute sa vie durant à travers la langue maternelle, cette tonalité fondamentale soustraite à toute sonorité sensible.
Je m’appliquerai sans relâche à déceler l’élément musical dans l’idée […], à tendre l’oreille pour le surprendre, et si je parviens à rendre le lecteur réceptif à la musique au point qu’il croira l’entendre en l’absence de toute sonorité, j’aurai alors accompli ma tâche, je me tairai et je dirai au lecteur, comme à moi-même : écoute ! 16
Pour me risquer encore plus loin dans mon propos sur l’intimité vocale de l’écriture, j’aborderai très vite un immense sujet linguistique : le signifiant de l’Ange, dont l’imagination hante, depuis la fantastique angéologie des médiévaux jusqu’à nos jours, toute la tradition littéraire occidentale. Les anges sont légions dans le ciel des médiévaux. Mais c’est aussi parce que l’ange est chaque fois l’unique pour chacun d’entre nous : l’ange gardien, le protecteur invisible qui vous précède en silence en ce qu’il annonce d’insolite et d’inattendu sur son passage.
Dans la première chanson qui figure dans un traité d’inspiration orphique, le Convivio, Dante s’adresse aux anges moteurs qui gouvernent la troisième planète, lieu de la rhétorique et de l’amour. Le poète florentin demande aux puissances angéliques de bien vouloir écouter la chose qui habite le lieu le plus secret du cœur. Que signifie ici écouter ? Dante va nous l’apprendre dans un très beau commentaire :
Je ne dis pas écoutez parce que les intelligences des anges entendent des sons, puisqu’elles n’ont pas de sens ; mais comme qui dirait oyez, à savoir par cette ouïe que les anges possèdent, qui leur permet d’entendre par intellect. Je dis : « Ecoutez les raisons que j’ai au cœur », car elles n’ont pas encore paru au dehors. Et l’on doit savoir qu’en cette chanson, selon l’un et l’autre sens, « le cœur » est pris pour les secrètes choses au-dedans, et non pour une autre partie spéciale de l’âme et du corps.17
Le poème de Dante, en faisant appel à l’Ange, est obédience aux injonctions de l’inaudible : d’un chant astral dont la rhétorique, occupant le ciel des Lettres et de l’amour, constitue le véritable principe rythmique. De l’audible à l’inaudible, de la perception sensible au tacite concert des nombres, le poème en son centre ouvre le chant à l’au-delà du discours. Car il faut bien voir qu’en réglant son écoute sur celle de la spéculation angélique, le poète s’y réfléchit à son tour et se voit ange, parlant d’esprit à esprit ! Sauf qu’il s’agit ici d’une fiction spéculaire, dont l’espace réservé, mesuré par la langue des hommes, introduit dans le « lien musaïque » de son verbe, une sonorité blanche dont le creux donne passage au souffle de l’Ange : le messager qui, appelé, vient pour faire de la lettre un résonateur de l’esprit. Et croyez-moi, l’Ange n’a rien perdu de son actualité dans la pratique des Lettres. Ecoutez ce texte superbe de René Char :
L’intelligence avec l’ange, notre primordial souci.
(Ange, ce qui, à l’intérieur de l’homme, tient à l’écart du compromis religieux, la parole du plus haut silence, la signification qui ne s’évalue pas. Accordeur de poumons qui dore les grappes vitaminées de l’impossible […]).18
Pour Char, l’Ange, une fois débarrassé de tout son appareil théologique, est, comme pour Mallarmé et Valéry, une figure sublimée de l’homme, sa hantise d’une virginité inaccessible de la parole et d’une écoute qui égalerait la transparence de l’immortelle Parole ; tout comme Dante en évoquait le Rêve à partir d’une fable théologique.
Si Paul Zumthor, au terme de ses analyses, nous renvoie à un mode d’être originel d’une poétique généralisée de la Voix, non sans avoir tenté d’effacer les frontières entre l’oralité et l’écrit – et je salue ici la variété et la fécondité de ses analyses –, cette valorisation ontologique de la vocalité n’est plus tributaire d’une pure phénoménalité mais d’un logos ou d’un verbe dont la spéculation greco-augustinienne traverse toute la culture occidentale fondée sur l’écriture de la voix du silence. Zumthor en parle fort peu, mais suffisamment pour éviter les écueils d’un positivisme outrancier et sans reste. L’autre écueil serait de souligner une constante de l’intimité vocale des Lettres sans en montrer les différences historiques : si j’ai fauté de ce côté, l’érudition de Zumthor supplée largement cette lacune et confirme le fond qu’il me tenait à cœur de dégager un peu plus en signe d’hommage rendu à son grand œuvre. Car, qu’il s’agisse de l’oralité ou de l’écrit, qu’il y ait là un partage des voix, demeure en tout cas, l’énigme de la voix, dont Abélard développe sur ce motif une pensée qu’il serai trop long de vous exposer ici.
Rien n’est plus étrange que cette Voix qui, au cœur du phénomène, l’interpelle comme Autre, sans qu’on puisse en identifier la nature, et pour laquelle ne suffit plus l’audition purement empirique, bien qu’on puisse toujours encore se demander, dans ce redoublement du même et de l’autre, s’il n’y a pas là un effet d’écholalie : la question revenant toujours encore de savoir qui parle, quand on prend la parole et, surtout, quand on écrit. Et cependant, ce n’est pas par hasard que l’expérience de la foi religieuse est fondamentalement une affaire d’écoute. Fides ex auditu : « Ecoute, Israël, le Seigneur ton Dieu. »19 Il s’agit toujours d’une disposition de l’anima dont la pensée accueillante est d’abord et fondamentalement une écoute au sens où l’entend Jean-François Lyotard. « Pour nous, écrit-il, c’est toujours et d’abord quelqu’un qui parle. Mais il y a des jeux de langage où l’important est d’écouter, où la règle porte sur l’écoute : c’est le jeu du juste. C’est-à-dire : on parle en écouteur, si je puis dire, et pas du tout en auteur. C’est un jeu sans auteur. De même que le jeu spéculatif, de l’Occident est un jeu, si je puis dire, sans écouteur, car le seul écouteur toléré par le philosophe spéculatif, c’est le disciple. Or qu’est-ce qu’un disciple ? Quelqu’un qui va pouvoir devenir un auteur. Qui va pouvoir prendre la place du Maître. C’est à celui-là seulement que ce dernier parle. C’est un privilège pragmatique, il délimite un jeu de langage. »20 Ce que je retiens de ce propos qui me paraît trop peu nuancé pour ce qui concerne l’écoute spirituelle en Occident – il suffit de songer aux mystiques de l’Occident latin, roman et germanique, Eckhart par exemple, avec le commentaire magistral d’Alain de Libéra21 – c’est qu’il y a ce fait majeur que personne ne peut se prévaloir de la maîtrise du jeu du langage, sinon sous le couvert d’une fiction rhétorique, c’est-à-dire d’une représentation. Dans le mot obédience, il y a audience, et cela veut dire que le Maître doit apprendre, lui en tout premier lieu, à faire le mort, comme le bon psychanalyste, afin que lui-même, vidé de sa suffisance, devienne à son tour l’écouteur anonyme de l’Autre dans les autres. Dire qu’on est toute oreille, au singulier, c’est convertir le pluriel de l’organe auditif anatomique en une « entente » qui absorbe tout l’être désirant dans une attention unique. Laquelle, en s’écoutant du dedans, s’accomplit dans son dire sur le mode du « désir demeuré désir », comme dit René Char22. Sans cette oreille interne, l’écriture n’aurait tout simplement pas lieu.
De cette oreille réflexive, intérieure au langage de la Poésie, Rilke note le processus de réversion dans un poème intitulé Gong :
Son qui n’est plus pour l’oreille,
oreille plus profonde qui
nous écoute, faux écouteurs.23
Et poussant jusqu’au silence la dimension empirique de l’audition, Rilke, dans un de ses poèmes français, donne à entendre ce silence dans l’écoute :
Il faut fermer les yeux et renoncer à la bouche,
rester muet, aveugle, ébloui :
L’espace tout ébranlé, qui nous touche
ne veut de notre être que l’ouïe.24
L’Art de la fugue et l’Offrande musicale de Bach relèvent d’une musique mentale qui n’était destinée à aucun instrument spécifique. Ainsi la surdité de Beethoven n’a fait que creuser en lui l’usage de cette oreille interne donnant accès à l’essence spirituelle du son, notamment dans les derniers quatuors.
Cette oreille interne, Michel Leiris, dans Biffures, avait donné le nom de la divinité Perséphone, dont les syllabes réveillent dans l’oreille étymologisante de l’écouteur, le pays profond de l’ouïe graphique. D’autant plus que le mot percer, dans le nom de Perséphone, lui rappelait le « perce-oreille », l’insecte dont le métier principal est de ronger, pour en tirer la substance, l’intérieur des noyaux et des fruits et qui, parfois, dit-on, perfore les tympans humains au moyen de ses pinces. Il a cela de commun avec la fille florale de Déméter, parce qu’il s’enfonce aussi dans un royaume souterrain dont la cavité labyrinthique renvoie, au plus profond de l’ouïe, à la caisse de résonance d’une voix fantomalisée qui nous revient du corps et du trait silencieux de la lettre écrite25.
L’ancien français connaît le verbe oreiller. Et Chrétien de Troyes appelle oreille du cœur celle qui écoute du dedans ce qui lui revient de la voix sensible. Sans cette oreille, les belles conjointures des romans de Chrétien de Troyes risquent de ne pas se faire entendre dans leur dimension symbolique. Une lecture qui n’est pas secrètement guidée par l’oreille du cœur demeure absolument stérile. Lorsque, dans le roman d’Yvain, Calogrenant, le premier narrateur (fictif), raconte son aventure à la requête de la reine Guenièvre, la chose qu’il réclame avant tout de la part de ses auditeurs, c’est d’être entendu avec l’intelligence du cœur :
Cuers et oroilles m’aportez,
car parole est tote perdue
s’ele n’est de cuer entandue.
De cez i a qui la chose oent
qu’il n’entandent, et si la loent ;
et cil n’en ont ne mes l’oïe,
des que li cuers n’i entant mie ;
as oroilles vient la parole,
ausi come li vanz qui vole,
mes n’i areste ne demore,
einz s’an part en molt petit d’ore,
se li cuers n’est si esveilliez
qu’au prendre soit apareilliez ;
car, s’il le puet an son oïr
prendre, et anclorre, et retenir,
les oroilles sont voie et doiz
par ou s’an vient au cuer la voiz ;
et li cuers prant dedanz le vantre
la voiz, qui par l’oroille i antre.
Et qui or me voldra entandre,
cuer et oroilles me doit randre.26
(Cœur et oreilles m’apportez, car parole est toute perdue si elle n’est de cœur entendue. Il y a des gens qui entendent la chose et font l’éloge de ce qu’ils n’ont pas saisi, étant donné que le cœur n’y a rien entendu. La parole vient aux oreilles comme le vent qui vole, sans s’y arrêter, car très vite elle s’en va si le cœur n’est assez éveillé pour se disposer à la capter ; car s’il peut la capter en son ouïe et l’enclore pour la retenir, les oreilles sont alors chemin et conduit par où la voix s’en vient au cœur. Et le cœur saisit dans le ventre la voix qui par l’oreille y entre. Et celui qui à présent voudra entendre, cœur et oreille me doit rendre.)
Si j’ai tenu à vous entretenir de l’oreille du cœur en demandant la vôtre, c’était, me semble-t-il, la seule qui dût convenir pour l’écoute de l’œuvre de Paul Zumthor, un des grands pionniers de nos études médiévales modernes. Si nous n’avions pas les mêmes idées sur certains points, cette différence n’a fait que consolider notre amitié réciproque tout au long de notre parcours du connu en direction de l’inconnu. C’est ce qui me fait dire aujourd’hui, pour saluer sa mémoire sous l’invocation de Baudelaire27 :
Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir !
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1 La fête des fous, Montréal, l’Hexagone, 1987.
2 « Les jeux de bascule de Paul Zumthor », entretien de Pascale Zimmerman avec Paul Zumthor, Le Journal de Genève, « Le samedi littéraire », 5 mars 1988, p. III.
3 Chrétien de Troyes, Le chevalier au lion (Yvain), vv. 1329-1340 ; éd. M. Roques, Paris, Champion, 1960.
4 « Les jeux de bascule de Paul Zumthor », op. cit.
5 Jacques Derrida, La voix et le phénomène, Paris, PUF, 1967.
6 François Villon, Le Lais, V. 2 ; Le Lais Villon et les Poèmes variés, éd. J. Rychner et A. Henry, Genève, Droz, 1977.
7 J. Derrida, Psyché. Inventions de l’autre, Paris, Galilée, 1987, p. 102.
8 Cf. Isidore de Séville, Etymologiae, I, 3. 1 ; éd. F. Lindsay, Oxford, 1929.
9 Paul Valéry, « Le cimetière marin », Charmes, Œuvres, Paris, Gallimard, La Pléiade, vol. I, 1957, p. 149.
10 Chrétien de Troyes, Le chevalier de la charrette, vv. 19-20 ; éd. M. Roques, Paris, Champion, 1958.
11 « Entre l’oral et l’écrit », Les Cahiers de Fontenay, 23, 1981, pp. 29-30.
12 P. Valéry, « Palmes », Charmes, op. cit., p. 155.
13 Cf. La chanson de Roland, vv. 2095-98 ; éd. J. Bédier, Paris, H. Piazza, 1921. Sur saint Gilles et le problème des origines, cf. Joseph Bédier, Les commentaires de la Chanson de Roland, Paris, H. Piazza, 1927, pp. 26-27.
14 Stéphane Mallarmé, « Prose pour des Essaintes », Poésies, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1945, p. 56.
15 Cf. Dante, Vita nova, sonnet XIX ; éd. G. Gomi, Turin, Einaudi, 1996, p. 93.
16 Sören Kierkegaard, L’alternative, Paris, Edition de L’Orante, vol. III, p. 84. « La musique seule exprime Don Juan », écrit Kierkegaard (ibid., p. 82).
17 Dante, Convivio, II, vi, 1-2 ; éd. G. Busnelli et G. Vandelli, 2ème édition, Florence, F. Le Monnier, 1964, p. 144 (la traduction est nôtre).
18 René Char, Feuillets d’Hypnos, 16, Fureur et mystère, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1983, p. 179.
19 Cf. S. Kierkegaard, Hâte toi d’écouter. Quatre discours édifiants, Deuxième discours, § 17, trad. Viallaneix, Paris, Aubier-Montaigne, 1970, p. 121.
20 Jean-François Lyotard, Au juste, Paris, Bourgois, 1979, p. 137.
21 Maître Eckhart, Traités et sermons, trad. et commentaire par A. de Libéra, Paris, Garnier-Flammarion, 1993.
22 « Le poème est l’amour réalisé du désir demeuré désir » (R. Char, Seuls demeurent, XXX, Fureur et mystère, op. cit., p. 162).
23 Rainer Maria Rilke, Poésie, Œuvres, II, éd. P. de Man, Paris, Seuil, 1972, p. 459.
24 R. M. Rilke, Poésie, op. cit., p. 518 ; cf. le commentaire de Paul De Man, Allégories de la lecture. Le langage figuré chez Rousseau, Nietzsche, Rilke et Proust, Paris, Galilée, 1989, pp. 80-81.
25 Cf. Michel Leiris, La règle du jeu, I, Biffures, Paris, Gallimard, 1948, « Perséphone », pp. 77-138.
26 Chrétien de Troyes, Le chevalier au lion (Yvain), vv. 150-70 ; op. cit.
27 Charles Baudelaire, « Harmonie du soir », Les fleurs du mal, Œuvres complètes, vol. I, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1975, p. 47.