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Le Moyen Âge de Paul Zumthor

Jacqueline CERQUIGLINI-TOULET

Université de Paris IV – Sorbonne

En 1967, Paul Zumthor ouvrait le tome IV des Œuvres complètes de Victor Hugo que publiait son ami Jean Massin par une étude qu’il intitulait « Le Moyen Age de Victor Hugo »1. Affleurait là un long compagnonnage, commencé en 1946 avec l’essai sur Victor Hugo, poète de Satan2 et qui réapparaîtrait encore en clins d’œil voulus dans tel titre, Le masque et la lumière de 1978 en écho à une notation de Mille francs de récompense3, ou dans telle remarque. Parenté profonde de deux poètes qui entretinrent une « relation vivante » à l’histoire4.

Quel est alors le Moyen Age de Paul Zumthor ? car, ainsi qu’il l’écrit de Victor Hugo :

[…] l’écran, c’est cet homme-là, tout s’y joue. Et c’est lui aussi le projecteur : son œil. (p. I)

Il faudrait, sans doute, commencer par un hymne à la Lotharingie dont Paul Zumthor qui avait le souffle épique entonna parfois les premières laisses. Naissance à Genève d’une famille paternelle originaire de Bâle, carrière commencée à Bâle et poursuivie en Hollande dans les anciens états bourguignons. « Le hasard a fait de moi un homme de frontières » déclarait-il en 1989 dans son recueil de nouvelles Les contrebandiers5. Frontière encore, institutionnelle, que le Vincennes des années 1970, nouvelle frontière enfin avec le passage de l’Atlantique, La traversée pour reprendre le titre du roman de 19926.

Le Moyen Age de Paul Zumthor est un Moyen Age des grands espaces, vastes ensembles chronologiques : VIe-XIVe siècles dans l’Histoire littéraire de la France médiévale7, IXe-XVe siècles dans l’Essai de Poétique médiévale8, vastes ensembles géographiques, également, qui vont s’élargissant d’un livre à l’autre et qui induisent une prise en considération de la diversité des langues : bilinguisme d’abord français-latin dans l’Histoire littéraire de la France médiévale, profondément originale de ce point de vue, et qui tient compte également de la langue d’oc, puis élargissement de l’étude des phénomènes à l’ensemble des langues romanes, voire germaniques pour aboutir à la réflexion radicale qui a toujours hanté le poète : Babel9.

L’image géographique traverse l’œuvre de Paul Zumthor qui comprend le Moyen Age comme un panorama duquel observer, ainsi qu’il le formule dans la préface de Langue, texte, énigme de 1975, « notre propre texte culturel » :

Remonter le cours du temps permet parfois de découvrir un site d’où le paysage entier qui nous importe – le nôtre – accuse ses reliefs, ramasse ses perspectives, révèle des lignes à ras de sol estompées – comme celles que la photographie aérienne livre aux archéologues – se colore et se « remet en place » de manière inattendue, apte durant un instant à nous en faire percevoir quelque forme cachée mais pertinente, sinon un principe d’unité, voire la permanence d’une faille.10

Ampleur de la phrase qui, telle une houle, enfle, bouillonne puis retombe et se brise sur le mot faille. Moyen Age aux larges horizons permettant le vaste coup d’œil, sentiment géographique qui mène à l’essai de 1993 : La Mesure du monde. Représentation de l’espace au Moyen Age11.

Mais le Moyen Age « énorme » de Paul Zumthor est, comme celui de Victor Hugo, né de l’examen sensible de terrains de prédilection. « A l’époque de Notre-Dame, le Moyen Age, c’est le flamboyant, le XVe finissant, presque baroque », écrit Paul Zumthor du Victor Hugo de 1831. A l’époque de l’Essai, pourrait-on dire, le Moyen Age de Paul Zumthor c’est celui des trouvères, de la circularité du chant. Le critique participe en cela d’un mouvement qui trouve sa source dans la réflexion de Robert Guiette : « D’une poésie formelle en France au Moyen Age », conférence recueillie en 1949 dans la Revue des Sciences Humaines de l’Université de Lille12, et son épanouissement dans la thèse de Roger Dragonetti : La technique poétique des trouvères dans la chanson courtoise qui paraît en I96013. Ainsi l’Essai de poétique médiévale se structure autour de ce que Roger Dragonetti a appelé le grand chant courtois. Le roman n’y apparaît qu’en opposition au chant. Une conséquence visible de ce traitement subordonné est le rejet en annexe sous le titre Points d’histoire d’un chapitre consacré à Chrétien de Troyes.

Mais si ce traitement procède d’une thèse, il relève également d’une sensibilité. Paul Zumthor me confia un jour ne pas aimer le Roman de Renart, ce que confirmerait la place très mince qui lui est faite dans l’Essai et il avouait à André Beaudet dans « Ecriture et nomadisme » son « horreur de l’allégorie »14. Il ajoutait :

Tristan et Iseut, je les sens comme une allégorie, alors qu’Abélard et Héloïse, quoique l’authenticité de la correspondance ne soit pas tout à fait assurée, entrent dans la sphère de ce qui est réalité empiriquement constatable, donc objet d’histoire. L’histoire ne peut mourir. Elle sait. (ibid.)

Affirmation qui peut laisser perplexe, mais qui est à mettre en parallèle avec l’ultime clausule de La poésie et la voix :

une voix qui met en cause le langage et, ontologiquement, le sait15

ou encore avec l’image si belle qui clôt Parler du Moyen Age :

Reste la liberté dérisoire de tracer des signes sur le papier, si peu de chose, le dessin de ramilles nues à la branche de l’érable sous ma fenêtre, qui feignent d’avoir capturé dans leur filet le ciel entier de l’hiver – et, qui sait ? l’ont peut-être vraiment pris. (p. 115)

Qu’est ce que ce savoir ?

Chant et Histoire. Deux pôles majeurs de la pensée de Paul Zumthor. Deux pôles problématiques. On connaît la formule frappante, dans sa concision et ses modulations, à l’aide de laquelle on résume une partie des théories explicatives des origines de la chanson de geste. « Au commencement était la route » nous dit Joseph Bédier, auquel Albert Pauphilet répond : « Au commencement était le poète. » « Au commencement était le chant » nous suggère Paul Zumthor pour tout discours poétique médiéval, et de commenter dans son article « Les masques du poème. Questions de poétique médiévale » qui paraît en 1988 dans les actes d’un colloque qu’avait organisé Marie-Louise Ollier :

Peut-être même faut-il franchir un pas encore, et se demander si l’origine de tout ne fut pas la forme la plus fermée, la plus opaque, la plus manifestement « masquante » du langage poétique : le chant. On m’assure que l’une des techniques de rééducation des aphasiques consiste à leur chanter des phrases dont on aplanit peu à peu la mélodie jusqu’à en faire du parlé. On tirerait de cette situation un apologue applicable à l’histoire des ‘littératures’ européennes ! Du chant provient le langage ; et nos siècles médiévaux n’apprirent qu’assez lentement ce qu’est la poésie hors chant.16

On saisit le mode de raisonnement. Le critique remonte du phénomène historique à l’explication anthropologique. Au chant se substitue la voix, pour arriver enfin à la radicalisation totale qu’on rencontre dans l’étude « Une poésie de l’espace », réflexion sur la poésie sonore, recueillie dans Ecriture et nomadisme :

Au commencement était le cri : les accoucheurs le savent depuis toujours, mais il était bon de le rappeler aux poètes.17

On touche là à un nœud essentiel – est-ce un nœud paradoxal ? – de la pensée de Paul Zumthor pris dans un double mouvement : goût et pensée de l’histoire, peur de l’origine.

Ce retrait, ce recul, – mais cette fascination également – par rapport à la question de l’origine, se lit sur bien des plans. Idéologique d’abord. La crainte s’exprime ainsi dans la préface de Langue, texte, énigme :

Toute étude [que] suscite [le Moyen Age] semble nous contraindre à une confrontation avec une fictive origine, et nous avons tout lieu de suspecter ces retours-là. (p. 8)

Et Paul Zumthor de repousser l’utilisation politique, « nationaliste », possible d’un retour au Moyen Age.

De manière plus étonnante, le critique marque un désintérêt pour la question de l’origine en ce qui concerne le texte lui-même et se coupe volontairement de toute réflexion sur la question de son établissement. Non qu’il ignore l’enjeu d’une telle pratique. Il le souligne dans l’introduction de l’Essai (p. 11), évoquant les travaux de Gianfranco Contini et de ses élèves et leur importance pour l’interprétation18. Mais Paul Zumthor décide de trancher :

Je travaillerai sur des textes « établis », sans plus m’interroger sur les principes ayant présidé à leur établissement. Mettons que je prends ce risque. (p. 11).

Décision stratégique née du sentiment d’une urgence. Il est frappant de constater que ce sentiment traverse toute l’œuvre de Paul Zumthor19. Il explique son recours non honteux aux anthologies, son goût pour le renouvellement terminologique permanent, quitte à pratiquer l’autocritique20 : il faut « inventer un discours neuf » dit-il dans « Le savoir et la science », conférence faite à Berlin en 198321, et il faut le faire vite. Ce non-engagement personnel de Paul Zumthor dans la question de l’établissement des textes explique le malentendu qui a pu naître autour du concept de mouvance qu’il a proposé. Son approche en effet ne relève pas de la génétique textuelle. Elle est socio-historique.

La voix apporte alors à Paul Zumthor une solution à la tension dans laquelle il se trouve pris entre pensée de l’histoire et refus de l’origine. Il écrit dans La poésie et la voix de 1984 :

La voix, elle, n’a ni origine ni destin, elle n’évolue ni ne décline, elle ne revendique aucune filiation : elle est présence, formalisée par les mouvements physiques d’un corps autant et plus que pas les paroles prononcées. (p. 111)

Et encore dans « Une poésie de l’espace », après l’affirmation que j’ai rappelée, « Au commencement était le cri », cette mise en garde :

Pourtant, il ne s’agit point, je le répète, de retour aux sources.22

La notion qui résout chez Paul Zumthor la tension du corps sans origine et de l’histoire, des Voix intérieures et de la Légende des siècles, si je poursuis en contrepoint ou en contrebande ma comparaison hugolienne, est celle de plaisir. Notion barthésienne. C’est sur elle que se termine Parler du Moyen Age :

Plaisir confronté à la connaissance historique, en un apparent déni mutuel – tension et, là encore, rupture, entre deux finalités différentes, mais que l’on ne saurait dissocier sans ruiner totalement l’entreprise. L’une sans doute (le plaisir) se situe au-delà de l’autre (la connaissance) : mais cela ne suffit-il pas à condamner ceux d’entre nous dont le savoir est triste, pour exalter en revanche ce gay saber dont les derniers troubadours nous léguèrent l’exemple ? (p. 103)

Que le savoir a une saveur, que cette saveur est liée, par delà l’absence, à la voix de Paul Zumthor, reste pour moi vérité.

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1 Victor Hugo, Œuvres complètes, édition chronologique publiée sous la direction de Jean Massin, tome IV (1831-1833), Paris, Le Club français du livre, 1967. C’est à Jean Massin que Paul Zumthor dédie Parler du Moyen Age (Paris, Minuit, 1980), réflexion sur son parcours critique.

2 Victor Hugo, poète de Satan, Paris, Laffont, 1946. L’année précédente, Paul Zumthor avait offert au public un choix de textes de Victor Hugo : Victor Hugo, morceaux choisis, 2 vol. (prose ; vers), en collaboration avec G. Cattaui, Fribourg, L.U.F., 1945.

3 Le masque et la lumière. La poétique des grands rhétoriqueurs, Paris, Seuil, 1978.

4 La formule est de Paul Zumthor pour Hugo, dans « Le Moyen Age de Victor Hugo », op. cit., p. I.

5 Les contrebandiers, Montréal, l’Hexagone, 1989. Un roman de Paul Zumthor paru à Paris, aux Editions mondiales en 1962, porte ce même titre.

6 La traversée, Montréal, l’Hexagone, 1992.

7 Histoire littéraire de la France médiévale (VIe-XIVe siècles), Paris, P.U.F., 1954 ; réimpression : Genève, Slatkine, 1973.

8 Essai de poétique médiévale, Paris, Seuil, 1972.

9 Babel ou l’inachèvement, Paris, Seuil, 1997. Auparavant dans le domaine romanesque, Le puits de Babel, Paris, Gallimard, 1969.

10 Langue, texte, énigme, Paris, Seuil, 1975, p. 8.

11 La Mesure du monde. Représentation de l’espace au Moyen Age, Paris, Seuil, 1993.

12 Robert Guiette, « D’une poésie formelle en France au Moyen Age », Revue des Sciences Humaines, avril-juin 1949, nouvelle série, fasc. 54, pp. 61-69. Ce texte, augmenté, a été repris en volume, à Paris, aux Editions Nizet en 1972. Dans son avant-propos, Robert Guiette signale les travaux qui ont fait écho à ses suggestions et il cite les noms de Roger Dragonetti, Paul Zumthor (« On en trouvera des traces dans l’excellent ouvrage de M. Paul Zumthor, Langue et techniques poétiques à l’époque romane ») et Daniel Poirion.

13 Roger Dragonetti, La technique poétique des trouvères dans la chanson courtoise. Contribution à l’étude de la rhétorique médiévale, Bruges, De Tempel, 1960.

14 « Ecriture et nomadisme. Entretien avec André Beaudet », Ecriture et nomadisme. Entretiens et essais, Montréal, l’Hexagone, 1990, p. 37.

15 La poésie et la voix dans la civilisation médiévale, Paris, P.U.F., 1984 (Essais et conférences. Collège de France), p. 115.

16 « Les masques du poème. Questions de poétique médiévale », dans Masques et déguisements dans la littérature médiévale, Etudes recueillies et publiées par Marie-Louise Ollier, Paris, Vrin, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1988, pp. 9-21 (p. 17).

17 « Une poésie de l’espace », Ecriture et nomadisme, op. cit., p. 142.

18 Rappelons que Gianfranco Contini, alors à Fribourg, fut l’un des trois membres du jury de la thèse que Paul Zumthor soutint à Genève en 1942. Le savant italien se trouvait aux côtés de Walther Von Wartburg et de Marcel Raymond.

19 On lit ainsi à l’ouverture de Parler du Moyen Age : « Il ne s’agit point de parler de soi, encore moins de se lover dans son creux de souvenirs ; mais de choisir, avec économie car le temps coûte cher et il presse, le point de référence le plus directement accessible » (p. 10).

20 Voir la préface de 1973 à la réédition de l’Histoire littéraire de la France médiévale de 1954 : « Il m’est difficile de ne pas désavouer une certaine terminologie trop superficiellement sociométrique : la « production » littéraire, le « succès », et autres expressions qui font trop bon marché des conditions réelles de constitution des textes, telles qu’on les connaît aujourd’hui » (p. 2 non numérotée).

21 « Le savoir et la science : le problème du romaniste », conférence faite le 5 octobre 1983 au Deutscher Romanistentag à Berlin, publiée dans Mittelalterstudien Erich Köhler zum Gedenken, éd. H. Krauss et D. Rieger, Heidelberg, Carl Winter, 1984, pp. 301-312.

22 « Une poésie de l’espace », op. cit., p. 143.