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Paul Zumthor : errance et transgressions dans une destinée d’historien

Yves BONNEFOY

Collège de France

Paul Zumthor était bien conscient de la singularité de son destin. Par exemple, il y a réfléchi dans quelques écrits des années 80, abordant la question par le biais des lieux où il avait eu à vivre, des haltes mais aussi des départs, des recommencements qui furent siens, une approche par le dehors mais qui n’est pas sans ressources métaphoriques, et dont il sentait bien qu’elle touchait à plus essentiel. Dans « Points de repères », qui sont ses réponses à un questionnaire de 1989, et dans l’important entretien de 1986 avec André Beaudet intitulé « Ecriture et Nomadisme », il expose ainsi quelques bizarreries de son existence, quelques paradoxes de sa carrière. Francophone mais d’ascendance alémanique, ce qui éveilla sa curiosité pour la langue allemande, qu’avec grande ardeur il apprit seul, dès l’enfance ; suisse ou pour mieux dire genevois, mais appelé dès ses six ou sept ans à vivre en France, où il resta établi, avec sa famille, et commença ses études supérieures, en droit, en lettres, jusqu’au jour où il lui fallut comprendre qu’un étranger n’avait pas le droit de se présenter à l’agrégation ; de retour à Genève où il soutint son doctorat – sur Merlin l’enchanteur – et se maria, mais pour en repartir aussitôt après ou presque, cette fois pour la Hollande où on lui offrait une chaire ; et l’heureux habitant ensuite des Pays-Bas, le passionné d’Amsterdam et de son histoire, mais celui qui tout aussi bien, après plus de vingt ans, quitta brusquement ce havre de son travail, et d’une façon assez remarquable. Il avait enseigné d’abord à Groningue. A Amsterdam, il avait dirigé à l’université de cette ville l’institut d’études romanes, il avait assuré le développement de celui-ci, il y avait bénéficié, en paix et parmi les livres, de ces conditions favorables que souhaite tout chercheur épris de rigueur, il put ainsi élargir et approfondir ses recherches, jusqu’à l’Essai de poétique romane, – néanmoins il rompit, c’est là son mot, avec cette situation, avec cette vie, et après un passage à Vincennes, un autre à Chicago, il débarqua en 1972, à 55 ans, à l’aéroport de Montréal, « porteur pour toute fortune, dit-il, d’une valise de vêtements et d’une de livres ». A Montréal il allait achever sa carrière universitaire ; mais bien loin donc des pays où il avait fait ses études, dont il étudiait la littérature ancienne, et qui ne l’avaient certes pas méconnu. Le Paul Zumthor qui quittait l’Europe était un médiéviste très respecté, il était même membre de l’institut.

Mais il est vrai qu’il avait aussi beaucoup voyagé déjà, souvent en des occasions professionnelles mais étendues quelquefois à de véritables séjours, ainsi en Afrique, et qu’il parlait de ces voyages avec un intérêt passionné : ils « satisfaisaient un besoin très profond », déclare-t-il. Quel besoin donc ? Paul Zumthor ne fut pas sans en dire au moins un des aspects essentiels. En voyage, « tantôt je prends chaque jour des notes, tiens un journal, tire des photos ; tantôt je ne le fais que de façon irrégulière et partielle ; tantôt enfin, pas du tout ». Avec les années, le « pas du tout » l’emporte. N’est-ce pas là l’indice que quelque chose se refuse à ce que le voyage devienne le substitut de quoi que ce soit, en tout cas le substitut du lieu où l’on est ? L’indice qu’une conviction se fait jour : le voyage doit demeurer « nomadisme pur ».

Et Paul Zumthor parlait aussi de son « moi nomade » et, en effet, il faut bien qu’il y eût en lui, bien profond, le besoin de partir, de tout laisser derrière soi, de planter sa tente toujours ailleurs, emportant simplement la farine dont il ferait du pain sur une pierre chauffée, pour que l’historien en lui, le « scholar », l’homme des habitudes de la rigueur – une rigueur à laquelle il n’aurait rien sacrifié, il l’a souligné plusieurs fois, avec peut-être un rien d’inquiétude –, acceptât, après les premiers hasards du métier mais à la suite aussi de ces années en Hollande qui répondaient à tant de ses vœux, de recommencer sa vie sans guère, au début, d’assurances pour l’avenir ; acceptât de tout remettre en question, en somme, et, semble-t-il, désirât même le faire. Mais le nomadisme n’est pas en soi un principe d’explication ultime, quand il s’agit d’un être d’évidente complexité, et Paul Zumthor lui-même l’a relativisé en opérant un rapprochement qui noue cette façon d’être à d’autres aspects de sa vie. Le nomadisme, dit-il, le besoin d’errer, sont les proches du désir de raconter, de faire des récits, d’en imaginer peut-être même. « Un lien pour moi évident attache espace et fiction », constate-t-il dans cette note précieuse, « Points de repères ».

Quel est ce lien ? Notons que Zumthor ne le précise pas, dans ce passage, mais la remarque n’en est pas moins éclairante car, c’est le moment de le souligner, un autre des aspects singuliers de son existence, d’aucuns diraient de ses paradoxes, c’est que ce grand historien fut un romancier, qui consacra beaucoup de son temps à des livres amples et réfléchis, ainsi Le puits de Babel et La fête des fous. Or, entre le travail de l’historien et celui du conteur la dissemblance n’est qu’apparente, du moins Paul Zumthor veut-il le penser. L’histoire aussi est un récit, estime-t-il, « je suis profondément convaincu que l’histoire se raconte » ; et dès sa première recherche de médiéviste, ce serait donc aussi son tempérament de romancier qui se serait marqué, exercé, approfondi. « J’aime savoir […] mais ce savoir emmagasiné, il faut qu’il explose, qu’il s’écoule en discours ». Et, réciproque assurément nécessaire : « mon désir de fiction », ajoute Zumthor, « je l’intègre dans mes travaux académiques à mon désir de ‘dire vrai’ ». En bref, l’historien et le romancier n’auraient été en lui que deux pratiques d’un même esprit, pour lequel la fiction serait accès à la vérité, soit celle du groupe social soit celle de la personne. Et comme société et individu se confondent sur bien des plans, en tout cas s’éclairent l’un de l’autre, le récit et l’étude à proprement parler historique n’auraient guère, au total, à être tenus pour différents. Le puits de Babel, ce récit où Paul Zumthor part à la recherche de soi en empruntant à l’histoire d’Abélard et Héloïse – deux figures qu’il a tout spécialement étudiées dans ses travaux d’historien et d’éditeur de textes –, Le puits de Babel qui lui permet de mettre en jeu « l’énorme savoir accumulé dont », rappelle-t-il, « je dispose dans ce domaine », serait un exemple de cette unité par en dessous, rejointe, il est vrai, après quelques tâtonnements du romancier cherchant sa place dans la maison de l’homme de science. « Le puits est mon premier ouvrage de fiction que rien à mes yeux n’isole, sur quelque plan que ce soit, de mes recherches historiques ».

Et nous voici donc en présence d’un axe, dans l’existence et l’esprit de Paul Zumthor, où la dissemblance perçue par lui clairement, de deux pulsions, l’une la vocation à l’étude, l’autre le besoin de partir, ce qu’il appelle le nomadisme, serait comme expliquée, et réduite, par leur lien à chacune avec le besoin de formuler des fictions : ces fictions qui seules, estime et déclare Paul Zumthor, permettraient d’atteindre à la vérité humaine de façon suffisamment complète et subtile. Vérité de la société, vérité du moi que le groupe social façonne mais non sans en être changé lui-même ; et bien assez d’énigmes, sur ces deux plans, pour justifier la double recherche. « Dès le début de ma carrière », révèle Paul Zumthor, « je me suis constamment interrogé : « Qu’est-ce que je fais ? » Et cette question, ajoute-t-il signifiait (j’en étais conscient) « Qui suis-je ? » Un approfondissement de la vérité humaine par la voie conjointe de l’enquête savante et de l’introspection, en vérité un beau projet humaniste, devenu bientôt une bien belle œuvre.

Reste, bien sûr, à comprendre ce qui affleure de cette vérité dans la recherche entreprise. Et ce sera, je crois pouvoir l’annoncer, avoir à découvrir chez Paul Zumthor une autre tension encore, une autre cause encore de disparité dans les choix, mais cette fois dans un rapport à soi de nature bien plus profonde, et nullement expliqué par l’assimilation du goût du voyage, des grands départs, du perpétuel nomadisme, à simplement la stimulation de la faculté d’imaginer des fictions en vue de la connaissance de la société ou de la personne. « Qui suis-je ? », oui, c’est bien la question, mais remarquons maintenant que cette question s’accompagne de ce que Zumthor déclare « un profond malaise » ; se colore d’un sentiment d’insécurité dans les situations pourtant les plus stables de sa vie, comme s’il se sentait « mis à l’épreuve », et « avec urgence » – ce sont toujours ses paroles –, comme s’il se voyait invité à « sauter un mur ». Il y a d’évidence, dans cette préoccupation de soi quelque chose de profondément dénivelé, si j’ose dire, en même temps donc que de mal connu de celui qui parle ainsi, de tout à fait inconscient peut-être. Quelque chose que l’écriture romanesque, en tout cas, n’avait pas vraiment éclairé à celui qui la pratiquait au moment de ces confidences, faites après les deux grands romans, Le puits de Babel et La fête des fous, déjà cités.

Je vais tenter de comprendre cet « en plus » du rapport de Paul Zumthor à soi-même ; et – quel autre paradoxe ce sera là ! – je crois, et vais essayer de montrer, qu’il faut en chercher l’indice, la manifestation la plus apparente, non dans les pages introspectives du romancier, mais dans celles, impersonnelles, de l’historien ou, disons même, dans leurs apports scientifiques, dans ce que l’historien en Zumthor a révélé, éclairé, mis en relief de la société médiévale. Le défi que le moi profond lançait au moi de surface, et que les romans n’ont peut-être pas su relever aussi hardiment qu’il l’aurait fallu, c’est dans un travail d’apparence impersonnelle, et conduit avec la rigueur et l’érudition les moins soupçonnables, qu’il s’est fait entendre le plus fort, et a permis des pensées qui sont chez Paul Zumthor des aveux, des jugements de valeur, des proclamations cette fois empreints de sa vérité la plus intime.

Comment cela ? Eh bien, Paul Zumthor, je n’ai pas besoin de vous le rappeler, s’était consacré, dans son étude du Moyen Age, aux périodes les plus anciennes des documents en langue française, du Xe au XIIe siècles ; et il acquit vite la conviction que notre idée moderne de littérature n’est nullement applicable à des textes d’alors que l’on avait pris, bien plus tard, l’habitude de dénommer littéraires. Ces textes ne sont devenus cela, des textes – ne sont devenus ce que nous, nous lisons comme des textes – qu’à partir du moment où ils ont été notés, et diffusés, mais aussi bien figés, par des manuscrits ; et auparavant, et d’ailleurs aussi pour tout un moment encore, en marge de leur sorte nouvelle de présence, ils avaient été essentiellement l’occasion de ce que l’auteur de l’Essai de poétique médiévale, reprenant un des sens anglais de ce mot, aima appeler une « performance ». Qu’est-ce que la performance ? « C’est la matérialisation, déclare-t-il, d’un message poétique par le moyen de la voix humaine et de ce qui l’accompagne, le geste ou même la totalité des mouvements corporels ».

Et c’est là une indication, plutôt en fait un rappel, d’une grande importance certainement, mais qui n’aurait pas valeur aussi décisive, à la fois pour les lecteurs de Zumthor et pour la suite de sa recherche, s’il n’en avait pas tiré hardiment, dans son Introduction à la poésie orale, de 1983, une conséquence encore peu explorée. Pour caractériser la performance, remarque-t-il, il ne suffit pas de parler d’oralité, car ce mot risque de faire prendre la voix pour un médium neutre, analogue, au plan auditif, à ce qu’est l’écriture au plan visuel. Il faut comprendre, au contraire, que le passage du texte par la voix, qui émane du corps, qui en enregistre et exprime les pulsions, est une véritable transmutation, laquelle fait de cet écrit un événement, dans un moment de présence toute physique, toute immédiate, du poète à son auditeur. Il faut comprendre, autrement dit, qu’il est utile d’opposer à l’idée insuffisante d’oralité le concept nouveau de vocalité. Oralité et vocalité, deux mots vraiment nécessaires pour une distinction capitale, au dire, mais qui est fondé, de Zumthor. « Oralité, précise-t-il, est un terme historique qui désigne un fait touchant des modalités de transmission : il signifie simplement qu’un message est transmis par l’intermédiaire de la voix et de l’oreille. Il n’y a pas là de problème. Vocalité, en revanche, me paraît une notion anthropologique, non historique, relative aux valeurs qui sont attachées à la voix comme voix et donc se trouvent intégrées au texte que la voix transmet ». Et encore : « La voix émane d’un corps […]. Dans la voix sont présentes de façon réelle des pulsions psychiques, des énergies physiologiques, des modulations de l’existence personnelle […]. Par là, cette transmission vocale constitue un phénomène foncièrement différent de la transmission écrite, de la perception médiatisée par la lecture ».

La distinction est capitale, en effet. Et dans son champ propre d’application, elle a conduit Paul Zumthor à un renouvellement de l’étude de la poésie et même de la société médiévale, désormais mieux comprise dans quelques-unes de ses structures. Aux Xe, XIe, XIIe siècles la voix prédominait. au sein du groupe social, puisque l’écriture était alors entre les mains des seuls clercs, qui la transmettaient en langue latine « à partir des débris de la culture antique ». L’écriture détenait ainsi le savoir, mais la voix contrôlait tout le reste de la présence humaine, et en particulier le pouvoir. « Le pouvoir était du côté de la voix », nous dit l’historien qui peut alors nous montrer que dans la suite des siècles du Moyen Age cette structure évolua « par un long mouvement de bascule », après quoi ce fut le « moment (celui des légistes) où le pouvoir passe à l’écrit, qui dès lors séquestre tout, savoir et pouvoir ». Savoir et pouvoir, et pour une part aussi littérature, la littérature naissante, puisque le roman apparaît au XIIe siècle au sein d’un champ de discours, de récit, où régnait et continua longtemps d’avoir importance la lecture de l’œuvre à haute voix. On lisait à haute voix le grand Lancelot, on l’avait pensé à partir de la haute voix, et c’est là sans doute ce qui donne son charme si prenant à cette langue de prose, mais ce grand récit fortement structuré, par de grands symboles très médités, et articulés savamment, n’en était pas moins déjà de l’écriture.

Toutefois, ce n’est certes pas mon propos, non plus que ma compétence, que d’exposer les apports d’historien de Paul Zumthor, je m’en voudrais même beaucoup de paraître songer à vouloir le faire devant une audience de médiévistes. Et si j’ai rappelé cette pensée de la performance poétique que l’Introduction à la littérature orale et nombre d’autres essais de Paul Zumthor ont su commencer et enrichir, c’est pour une autre raison, qui concerne à nouveau l’existence de celui-ci, son rapport à soi le plus personnel. – Mais une remarque, d’abord, sur la notion de vocalité comme telle, et sur l’impact de la voix sur la communication de la poésie, sur ce partage. Faut-il souligner l’importance de cet impact, dire que le poème médiéval n’était présent à son auditeur, et revécu par son interprète, que du fait de la mise en œuvre de la voix, avec toutes ses vibrations, avec même les gestes qui en suivent l’ébranlement à travers les corps ? Certes, et c’est en cela que les indications de Paul Zumthor sont précieuses. Mais il faut alors ajouter que si la voix était perceptible de cette façon immédiate, prenante, dramatique dans les performances, comme il disait donc, de ces siècles, c’est qu’en fait elle est plus qu’un élément des poèmes, qu’ils soient médiévaux ou modernes, plus qu’une composante à laquelle il convient de reconnaître et laisser toute sa place, mais la cause même du poétique.

Qu’est-ce que la poésie, en effet ? La transgression dans la parole ordinaire du système de représentations évidemment partielles, abstraites qui nous privent de la présence proche du monde. Or, cette transgression ne peut se laisser pressentir dans l’emploi des mots que si on prête l’oreille au son qui est le leur, au revers de la signification qu’ils véhiculent. Car, lorsque commence une telle écoute, la matérialité de ce son, les rythmes qui peuvent s’y établir, la musique qui pourra naître de ces structures rythmiques, toutes ces perceptions qui sont déjà le début d’un acte bien spécifique, appelons celui-ci le chant, détournent l’esprit des propositions conceptuelles que jusqu’alors on écoutait seules, et affaiblissent donc celles-ci dans les vocables, allègent en ces derniers l’autorité de la forme que les concepts confèrent au monde : en bref, la parole entendue au lieu simplement d’être comprise laisse le mot s’emplir d’un peu de la proximité, de la présence des choses. – Le son est donc à l’origine du poétique ; et avec lui, bien sûr, la voix qui a produit ce son, au commencement du langage, puis dans chacune de nos paroles, et qui joue sur lui, et qui de ce fait même est ce qui en nous non seulement le dit mais l’écoute. La voix est ce qui nous permet d’entendre le mot, de le porter au delà de la signification, d’accéder ainsi à l’intimité de la chose : elle est bien la cause, autant que le lieu, de la poésie.

Et comprendre ce fait éveille à une question, quant à Paul Zumthor, une grande question que ce que lui-même dit de la voix, de la vocalité, de la performance, pourra nous aider à mieux formuler si ce n’est même résoudre. Revenons maintenant aux précisions qu’il a fournies à maintes reprises sur la nature de la voix quand il cherchait à comprendre son rôle dans la poésie médiévale. Ces précisions sont claires, sont explicites. Pour lui, ce n’est pas douteux, la voix est une des expressions du corps matériel, un corps que l’on peut dénommer ainsi, corps matériel, parce qu’il n’est rien d’autre que ses fonctions organiques, ses composantes charnelles : la vie mais dans ce que celle-ci a de totalement immanent à son substrat biologique. Et Paul Zumthor ne pourra donc qu’en déduire, il le fait tout aussi résolument, que la voix, même si des faits de conscience s’y impriment, est à comprendre avant tout comme une matérialité elle-même, qu’il faut reconnaître et revaloriser au plan seul où elle fait paraître le corps dont elle est un des aspects, un des actes. Douterait-on qu’il pense comme cela, il suffirait pour ne plus le faire, de lire les pages d’« Une poésie de l’espace », le remarquable essai des années 80 qu’il consacra à des expériences vocales de notre temps mais avec en esprit les mêmes catégories que dans son étude des jongleurs du XIe ou XIIe siècles. Ces expériences, qu’il nomme poésie et semble même prêt à dire la seule poésie aujourd’hui possible, seraient « véridiques » en ceci que toutes ont trait avant tout, ou pour dire mieux, uniquement, à la voix perçue comme purement et simplement sa propre matière : y ont trait au point qu’elles font appel – et c’est légitime, dit Paul Zumthor – à des machines, synthétiseurs par exemple, qui, loin de décomposer comme on pourrait croire ce que nous avons à entendre, vaudront de nous enseigner ce que la voix est réellement, ce qu’elle est dans sa matérialité innée, irréductible, et cependant méconnue.

Prenant appui sur les travaux d’Henri Chopin, qu’il admire, Zumthor nous parle ainsi des « micro-particules vocales » que le chanteur de musique rock peut mettre en évidence en faisant adhérer le microphone à ses lèvres, à ses « muscles buccaux », ou d’autres façons encore. « Habituellement fondues dans le bruit des paroles, ces particules, récupérées, livrées à l’attention auditive », rétablissent, dit-il, « la vérité de la voix à un niveau plus profond de réalité : percussion de la langue sur le palais, sifflement de l’air le long des dents », « souffles œsophagiques » ou autres, – et elles sont donc la révélation, de proche en proche, de « la corporéité entière », qu’il faut savoir assumer « sans fausse pudeur ». A son concept de vocalité Zumthor ajoute d’ailleurs en ce point celui de vocèmes, un mot pour désigner les unités microphoniques de variation dont est formée la matière, « première et ultime », de ce qu’il nomme la voix, mais qui seraient donc tout aussi bien les éléments constitutifs de la performance qu’il veut voir dans la poésie, poésie du Moyen Age, qu’il étudia avec attention, mais aussi poésie souhaitée pour l’époque contemporaine. Vocème, et Zumthor le dit explicitement, c’est pour faire pièce à phonème, un concept dont il se méfie car il le voit « séquestré par la linguistique ». Et on ne peut certes mieux rompre, si on fait cette distinction, avec la tradition qui a séparé la parole du corps, souvent pour des raisons religieuses ; on ne peut mieux soutenir la thèse d’un matérialisme radical, qui remonterait dans l’esprit du fond même de la gorge. Après quoi il est simple de suggérer que la poésie est de cette immanence du corps le lieu naturel d’insistance, d’affleurement, parfois d’irruption, – la poésie parlée ou chantée, car la musique ajoutée aux mots, c’est ce qui ferait valoir la voix comme telle aux dépens du texte. « Tralala » ! « Il arrive qu’à certains moments la voix ne module plus que des sons dépourvus d’existence linguistique », mais c’est bien ainsi, dit Zumthor, car ce qui importe le plus profondément à la voix, c’est que la parole dont elle est le véhicule s’énonce comme un rappel ». Comprenons : le rappel que c’est elle, la voix, qui, en tant que le corps, est la seule réalité.

La vocalité, dans la pensée de Zumthor, est donc bien une façon d’affirmer, d’aborder, une idée de la voix comme pure donnée sonore, produite par un instrument qui serait lui-même, étant biologie et anatomie, une simple variante de la matière. Et devant une pensée aussi hardiment tranchée, je dois indiquer, en ce point, que je ne suis pas sans éprouver des réserves. Assurément il est excellent, et il l’était en particulier vers 1980, au plus haut de ce que Paul Zumthor appela l’inflation textologique, de rappeler le fait de la voix, et que celle-ci joue un rôle dans la création et la communication de l’objet étudié sous le nom de littérature. Mais encore faut-il reconnaître suffisamment ce que la voix est au juste ; et je ne puis m’empêcher de penser que quelques remarques fondamentales sont de ce point de vue nécessaires.

La première étant celle-ci. Souvenez-vous du cri primal, dit Zumthor, et reconnaissez en lui que la voix est le corps de façon directe, l’enfant ne faisant ensuite que la « plier au langage ». Oui, mais le cri primal est d’avant la prise de conscience des autres êtres, et quand celle-ci commence on voit l’enfant – encore infans, encore d’avant les mots – utiliser ses cordes vocales, non plus comme cri mais chantonnement, bourdonnement, insertion du son dans l’espace, pour, d’évidence, prendre de cette façon conscience de soi comme présence à ce monde qu’il voit se dégager d’une brume. Il emploie le son, il fait des essais de voix, si j’ose dire, il prête aussi une voix, une ébauche de voix, à ses jouets, à tout ce qui sous sa main va pouvoir aussi devenir présence, et ne doit-on pas en conclure que cette activité cependant vocale est quelque chose déjà de bien distinct du cri ou du geignement du plaisir ou de la souffrance, mais le matériau vierge encore où un esprit va inscrire, à travers ses découvertes du fait social et des données du langage, sa relation d’existant au monde ? La voix n’est pas un des modes d’être du corps physique, du corps matériel, laissons ce rôle au cri, qui en est distinct, elle est l’instrument de recherche de la conscience naissante. Elle va, cette voix, garder une part de son expérience en deçà des mots, parce que ceux-ci ne sauront pas tout dire de ce qu’elle découvre autour d’elle, et surtout peut-être parce qu’ils ne voudront pas l’exprimer, en ayant trop peur, ou trop de désir, mais elle sera née de les découvrir un à un, de les apprendre, et elle ne sera davantage qu’eux, en somme, que dans l’espace d’un monde qui n’existent que grâce à eux.

Disons cela autrement : la voix est bien l’expression du corps, puisque c’est en celui-ci que sont les pulsions, les désirs, les capacités de souffrir ou d’avoir joie qu’elle ressent, qu’elle sait et qu’elle exprime, alors que souvent les mots ne sont pas assez subtils ou courageux pour le faire. Mais le corps dont elle est ainsi le rappel dans la parole est déjà structuré par le langage, c’est un corps second, un corps existentiel, notion tout à fait légitime puisque c’est bien dans les mots, et par eux, que l’on souffre ou désire, ou travaille ou meurt, dans ce monde. Et les « microparticules vocales », les bruits des muscles buccaux, ne sont pas plus importants dans cette vie de la voix que les grincements dans les cordes si le violon est mauvais. Qu’on les prenne au sérieux, et on n’aura pas compris qu’ils ne sont perçus par nous que déjà réinterprétés avec nos moyens de langage, déjà pourvus par nous de leur fonction signifiante, dotés, par exemple, d’une valeur d’immédiateté, d’une qualité d’origine, d’une supposée puissance libératrice. On n’aura pas compris qu’ils ne sont que notre utopie.

Et voici de quoi revenir une fois de plus à Paul Zumthor, mais avec assez de moyens cette fois pour en poser le problème. Car, d’une part, la poésie ne peut être cette utopie. Même si, au Moyen Age ou chez quelques contemporains on a employé les mots sous ce signe, en une des formes-limites de sa recherche, elle n’en est pas moins ce qui, écoutant la voix, le fait pour mettre en question la façon timide dont le langage est employé d’ordinaire, non pour récuser ou même simplement diminuer le fait ou les pouvoirs du langage comme tel. Elle vise à rejoindre l’Un derrière les représentations qui le voilent, mais c’est par une avancée parmi celles-ci, et fondamentalement et toujours elle est donc un fait de culture. C’est de cette façon d’ailleurs que Paul Zumthor lui-même l’a reconnue dans la pluralité de son œuvre même. Romancier déjà autant qu’historien, il aura aussi, en effet, été un poète, et avec beaucoup de distinction. Plusieurs livres de poèmes, surtout vers la fin de son existence, et là une authentique écriture où est perceptible l’essence dialectique de la poésie : cette reconnaissance du fait des mots au moment même où en ceux-ci la voix, qui s’y fait entendre, qui y réclame d’être entendue, en trouble l’économie, et cela pour y délier les nœuds du concept, pour en distendre les mailles. Midi le juste, c’est le titre d’un de ces livres. Comme si Paul Zumthor était même tout particulièrement sensible, dans l’exercice de la parole, à ce moment où les grands aspects du monde naturel paraissent à la fois y révéler une ordonnance profonde et se dissiper, du fait de l’éclat d’une réalité plus élémentaire, plus « une » qu’eux.

Paul Zumthor, en cela poète. Et pourtant – et voici là le point où il nous fallait en venir – avec quelle ardeur véritablement juvénile embrassa-t-il la cause de cette vocalité, et chercha-t-il à retrouver et célébrer dans la société d’aujourd’hui ces « performances » qui selon lui font des mots la simple occasion de l’émergence du corps ! L’essai auquel déjà j’ai fait allusion, « Une poésie de l’espace », n’est pas simplement une étude, celle de diverses formes récentes de ce que Zumthor appelle la poésie sonore, ou plus volontiers la P.S. – comme on dit la B.D., et avec le même vœu d’un accueil universel, immédiatement familier, pour une forme nouvelle –, c’est un véritable manifeste, d’ailleurs très beau, dont le style parfois assez péremptoire, le ton souvent exalté ne tranchent guère sur ceux que les écrivains qui se définissent comme avant-garde adoptent pour exprimer leurs convictions quant à ce qui vaut et ce qui doit advenir. Comme les dadaïstes, les futuristes, les ultraïstes, Zumthor fonde sur des rejets. Epuisé, s’exclame-t-il, « ce que l’on nomma, durant deux ou trois cents ans (si peu dans notre histoire !), littérature ». « Manifeste », je cite toujours, « l’inadéquation du langage à ce qu’il importe le plus de faire entendre ». A « corroder », « à terme à défaire » la langue, et « qu’elle laisse la place à la pure énergie sonore ! » A oublier l’harmonie, la mélodie, qui ne sont qu’idéalismes, à refuser « les vertiges de la transcendance », et avec ceux-ci les « antiques croyances concernant le sexe ou les fondements de l’autorité ».

Et c’est qu’aussi bien il s’agit pour qui parle ainsi de faire place dans son esprit à un projet on ne peut plus radical, qui est de laisser paraître – dans les ruines, en somme, de la culture – ce désir « que la voix porte en elle depuis toujours », assure Zumthor, et qui est moins la réclamation de tel ou tel bien, produit à jamais trop étroit des aliénations du langage, que le vœu d’une « pure immanence à l’univers », d’une immédiateté désormais sans aucune entrave, d’un « corps merveilleux, pour la première fois », comme dit Rimbaud dans Matinée d’ivresse, un poème auquel cette « Poésie de l’espace » s’apparente souvent d’une façon étonnante. Zumthor écrit : « Le corps aujourd’hui prend dans les mœurs et les arts, sur des siècles d’oppression, une revanche sauvage, dont peu importe qu’elle pousse parfois jusqu’au grotesque ». Et encore : « Rien des nostalgies anciennes, du souvenir d’un Eden et de l’Ange à l’épée de feu ; simplement un acte, ici, maintenant, engageant celui qui le pose. Le travail vocal libère les forces internes d’une phonie tournée, retournée, brisée, revitalisée », il dissipe la temporalité souffrante, celle qui contraignait l’être prisonnier du langage, il lui ouvre un instant plénier où le regard aussi, est-il besoin de le dire, est pour Paul Zumthor rédimé : le regard, une autre de ces relations du corps et du monde qu’aura désenchaînées la voix enfin toute à soi, la voix vive.

« Son corps ! Le dégagement rêvé, le brisement de la grâce croisée de violence nouvelle ! », écrivait Rimbaud dans Génie. Paul Zumthor dans cet étrange et superbe essai, « Une Poésie de l’espace », a donc retrouvé la réclamation la plus extrême qui se soit élevée dans l’histoire de l’Occident : et c’est là quelque chose qui peut surprendre. Aux antipodes de sa vocation à l’étude – examen s’il en est des réseaux de médiations qui constituent la culture et justifient le langage – mais loin aussi, bien loin du projet de conscience de soi réfléchi, informé, patient, que fut son travail de romancier, et sans rapport non plus avec les poèmes qu’il avait écrits avant « Une Poésie de l’espace » ou qu’il écrira par la suite, comment ne pas s’étonner de voir dans ces pages se marquer avec une si extrême vigueur un vœu qui semble vouloir la fin de la civilisation comme l’Occident l’a connue ? Est-ce là le sens dernier du « nomadisme » de Paul Zumthor ? de son besoin de partir, de quitter l’Europe, « ce continent où la folie rôde » ? Oui, sans nul doute, et il y avait donc en lui le même désir qui harcelait Rimbaud quand celui-ci dénonçait cette folie, justement : « cris, tambours, danse, danse, danse, danse ! »

Et juste un mot, pour finir, après avoir constaté cette extraordinaire pluralité de besoins, de soucis, d’aspirations chez un homme qui tout de même aura donc choisi de réfréner en lui ce qu’il a dit qui était le plus véridique. Faut-il ne voir dans sa double postulation que simplement la bizarrerie d’un être, explicative peut-être des singularités de son existence, mais sans valeur propre de vérité, ce que justement prouverait sa résignation à l’étude, au roman, et même à la poésie ? En vérité, je crains de paraître vouloir préparer à conclure ainsi. Mais ce n’est pas ma pensée. Et je voudrais au contraire saluer la lucidité d’un esprit capable de déchiffrer en soi deux besoins dont l’un induit d’ordinaire à mépriser l’autre, et faire admirer le courage dont Paul Zumthor fit preuve en assumant une tentation dont l’historien en lui aurait si bien su relativiser, à d’autres moments ou à d’autres œuvres du long passé de l’Europe, les expressions nécessairement utopiques. Du fait même qu’il fut homme de savoir et de réflexion, Paul Zumthor a donné, avec lucidité, oui, certainement, et courage, à sa formulation directe de son désir la valeur d’un grand témoignage. Il rappelle que le langage a beau être notre seule réalité, où même la poésie doit se savoir prise quand elle vise à son au-delà, c’est un fait cependant que demeure bien vif en nous le besoin de vie organique brute qu’a refusé, refoulé, l’institution du langage. Il rappelle que sous le fait proprement humain il y a – encore un mot de Rimbaud – le bond sourd de la bête, le bonheur de l’être encore sans la parole à vivre dans l’immédiat : autrement dit, pour citer un événement qui d’ailleurs, au moment de son grand départ, à la fin des années 60, a dû compter dans sa vie, il dit que « sous les pavés il y a la plage ». Et témoigner ainsi, c’est, disons, utile. Cela permet à la recherche historique, ainsi mieux armée, de n’être pas elle-même une utopie.