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Performer le passé

Rencontre avec Paul Zumthor

Helen SOLTERER

Duke University

Paul Zumthor s’était particulièrement attaché à son néologisme, la « théâtralité ». Il en revendiquait la paternité1. Aujourd’hui, ce terme est certainement moins bien connu que d’autres – à la différence de « mouvance », il ne donne lieu à aucun héritage controversé. Pourtant, à travers quatre décennies d’écrits, l’idée de la théâtralité exerce une fascination sur lui qui ne faiblit pas. Zumthor l’introduisit dans l’Essai de poétique médiévale, marqué par l’ébullition de mai 68. Il l’improvise dans une langue où se combinent vocabulaire structuraliste et fantaisie créatrice. La théâtralité y scintille, car elle évoque une « spontanéité qui s’invente elle-même en s’exprimant », une « sensation spatiale », « le son (le chant, ou simplement les jeux de la voix), le geste, la mimique. […] la danse »2. Des années plus tard, à propos de la fête dans la société médiévale, Zumthor forgeait une autre définition plus abstraite : « c’est ici même que s’insère, dans la matière sociale, le jeu poétique, que, pour ma part, j’évoque sous l’appellation de théâtralité, terme référant très précisément à notre théâtre et à la pratique impliquée par celui-ci. L’élément structurel et sémantique commun entre les termes ainsi donnés pour continus – performance médiévale, théâtre moderne – réside dans la présence physique simultanée, articulée autour d’un corps humain par l’opération de sa voix, de tous les facteurs sensoriels, affectifs, intellectifs d’une action totale. »3 Zumthor s’éloigne d’une esthétique théâtrale. Il abandonne le genre et, jouant avec le suffixe, il commence à faire l’éloge du corps ludique. Chemin faisant, il dotait la théâtralité de toutes les attractions sensuelles possibles : elle résonnait ; elle vibrait ; elle exhalait – sinon « l’odeur mêlée du sang et des roses » d’Huizinga – un parfum tout particulier. Elle poussait les participants à se serrer les uns contre les autres, à se soulever d’un même élan. Une fois l’action théâtrale liée à de tels effets corporels, elle privilégiait la chaleur de la voix. Zumthor la délivra de la mainmise de l’écrit ; il la libéra aussi de la « Littérature ».

Toutefois, tout néologisme se place dans une histoire de continuelles réinventions, et celui-ci ne fait pas exception. C’est peut-être Platon qui fut son premier auteur. Il envisagea un état théâtral qu’il nomma « théâtrocratie »4. Ce régime imaginaire inspirait la peur parce qu’il appelait la foule à se ressembler en un tohu-bohu. La populace dominait et l’ordre rationnel de l’aristocratie semblait menacé. Pour les Grecs, la Théâtrocratie rivalisait même avec la Démocratie et avec la violence de son pouvoir.

Au début de notre siècle, Nicolaï Evreinov, homme de théâtre russe, recréa le mot tout naturellement. Theatralnost fut inventé pour nommer un sixième sens, un instinct qui incitait l’homme à se transformer5. Il prenait l’animal humain pour provoquer chez lui une métamorphose fondamentale. Il activait aussi bien l’individu que le groupe. Pour Evreinov, c’était également le ressort essentiel de son Théâtre Ancien, de ses mises en scène du Miracle de Théophile et du Jeu de Robin et Marion au sein de la Moscou avant-gardiste. Ce sens théâtral galvanisait les manifestations de masse, telle que La prise du Palais d’hiver, que le russe a orchestré aux beaux jours du bolchévisme, ainsi que ses expérimentations avec le Cartel durant son exil en France6.

Pour Zumthor, c’est plutôt Roland Barthes qui est généralement crédité de l’invention de la « théâtralité »7. Cette locution parisienne captait une partie de l’énergie révolutionnaire de Brecht. Elle fut d’abord définie par ce qu’elle n’était pas : « le théâtre moins le texte. »8 Arracher la performance aux Belles Lettres du théâtre, c’était une provocation à la manière des soixante-huitards. Cela permettait à Barthes d’imaginer une autre façon d’agir dans le vaste monde9. La théâtralité quittait la scène. Intervenir théâtralement devenait une activité de tous les jours visant à impliquer tous les gens présents.

J’écrivis à Paul Zumthor alors que j’enquêtais sur cette histoire de la « théâtralité ». Je ne l’avais jamais rencontré. Zumthor m’écrivit par retour du courrier. Sa promptitude à répondre me frappa ; et ce qu’il disait était encore plus surprenant : « Ce sera avec plaisir que j’évoquerai les souvenirs du temps où je fus étudiant. Mais comment le faire par lettre ? Une telle évocation n’est possible que de vive voix, car elle tient de trop près à ce que le passé a de plus personnel. »10 Comment la lettre formelle d’une parfaite étrangère pouvait-elle avoir provoqué une réaction si vive ? Apparemment, mes questions avaient ouvert un puissant réservoir mémoriel. Elles le ramenaient en arrière au temps de l’Université où il était entré dans une troupe de théâtre étudiant, appelée les Théophiliens, sous la direction de Gustave Cohen, Professeur de littérature médiévale française à la Sorbonne11. Zumthor avait déjà manifesté son penchant à se remémorer cette période. Dans Parler du Moyen Age, il fait allusion à ses maîtres12. Et Zumthor adorait donner des interviews. Il en avaient donné de nombreuses au journaliste québécois André Beaudet. Avec Jean-François Duval, il était revenu rapidement sur sa rencontre décisive avec Cohen13. Pour une raison quelconque, il était prêt à faire un nouveau retour sur cette période, après toutes ces années.

Je suis allé le voir à Montréal, il y a sept ans. Nous avions convenu de nous rencontrer chez lui, une maison de style Tudor à l’adresse parfaitement british : avenue Victoria. A peine avais-je franchi la porte qu’il se lança aussitôt. La même rapidité, la même impatience à parler que j’avais ressentie dans sa lettre. Il vérifiait souvent mon magnétophone un peu poussif pour être sûr que notre conversation était bien enregistrée. C’était une personne d’un rare charisme. Sa réputation d’intellectuel passionné m’avait touchée. J’étais prise sous son charme, et cela ne manquait pas de m’inquiéter. Puisque Zumthor avait écrit avec tant de brio sur la théâtralité, je guettais le moindre geste théâtral de sa part, toute trace d’exagération ou de maniérisme. Assise dans cette pièce blanche et lumineuse, j’étais encore méfiante, au cas où il me ferait son numéro. Zumthor restait le maître persuasif. Il prenait un rythme vif. Il sondait sans trêve son interlocutrice. Sa voix résonnait à travers toute la maison.

Heure après heure, je commençais à sentir combien Zumthor goûtait la possibilité de voyager par le dialogue même. Il saisissait toutes les occasions de raconter ses tournées à travers les continents. Se remémorer, spéculer, c’était, pour lui, parcourir tout l’espace. Cet écrivain trotteur de globe était absorbé par le travail qui allait devenir La Mesure du monde. Cependant, sa conversation aventureuse était également une sorte de voyage dans le temps. Zumthor avait le don peu commun d’amener les gens à la rencontre d’un passé distant et inerte. Il avait réussi à leur rendre vivantes tant de facettes du Moyen Age. Même sur cette scène nord-américaine, où il s’était embarqué pour une autre vie d’enseignant et d’écrivain, il s’enflammait toujours à l’idée de redonner vie au Moyen Age européen. Ici, loin de Genève, de Paris, d’Amsterdam, il pouvait se rappeler à nouveau, non seulement cette tranche du passé qu’il avait explorée depuis si longtemps, mais également son propre passé.

Nos discussions étaient rythmées par des sorties, pour faire des courses chez le « dépanneur » du coin. Le soir, quand Marie-Louise Ollier est rentrée de l’Université, nous nous sommes tous interrompus pour le repas et un whisky sur la terrasse. Le lendemain matin, nous avons encore poursuivi pendant plusieurs heures. Je désirais conclure ; Zumthor était toujours prêt à aller de l’avant. Quand notre conversation s’est finalement épuisée, je lui ai montré les enluminures de cette pièce Théophilienne du XIIIe siècle : le Jeu de Robin et Marion. Il se mit à rire en les voyant parce que, étonnamment, il ne pouvait se rappeler les avoir vues auparavant. « Je n’ai jamais vraiment été du genre à me plonger dans les manuscrits », confessa-t-il. Il était temps pour lui de retourner à son bureau. Marie-Louise était déjà au travail dans le sien.

Ce qui suit représente une synthèse des conversations qui s’étalèrent sur ces deux jours, un week-end d’« été des Indiens » à Montréal, les 7 et 8 septembre 1991. J’ai seulement tâché d’éliminer les répétitions14.

I. Souvenirs parisiens

H. S. : Vous êtes entré à l’Université en France dans les années de plomb. Vous avez opté pour les Lettres, poursuivant vos études avec le médiéviste Gustave Cohen. Pourrions-nous parcourir cette période ensemble à la recherche de vos expériences théophiliennes ?

P. Z. : Quand je suis arrivé à la Sorbonne en 1933 – c’était en automne – Cohen avait déjà une sérieuse réputation, et cette réputation était bien fondée. Il n’était pas français, non, il était belge. Je crois qu’il avait obtenu par suite de mérites acquis au cours de la première guerre mondiale d’être intégré à l’Université française. Il avait des relations très étendues dans le milieu parisien ; il fréquentait des écrivains, des artistes… enfin, il n’était pas cloîtré dans le milieu universitaire. Il a été en relation avec bien des gens et, en particulier, il était très lié avec Jacques Copeau. Je ne sais pas quelle était la nature de leur relation, mais il en a souvent parlé. Dans la troupe des Théophiliens, l’un de nos camarades était par ailleurs acteur chez Copeau, avec qui il étudiait l’art dramatique. C’était un garçon extrêmement doué. Il a été fusillé par les Allemands pendant la guerre. Ce qui a poussé Cohen, je crois, non seulement à s’intéresser au théâtre mais aussi à faire l’expérience des Théophiliens, c’est la découverte qu’il a faite au début de sa carrière du livre du régisseur de Mons. Ce livre est le registre d’un régisseur de théâtre qu’on a pu dater de 1501. C’est donc assez ancien. C’est une découverte positive qu’a faite Cohen. Pendant toute sa carrière, il a exploité cette découverte. Evidemment, il s’en est servi avec prudence… enfin, il s’est servi de ce texte pour la mise en scène du Miracle de Théophile, j’en suis persuadé. Le Miracle a été la première chose qu’il ait mise en scène. Je crois bien que c’était sa première pièce, c’est d’ailleurs pour cette raison qu’il a appelé sa troupe les « Théophiliens ». Il a imaginé tout de suite une mise en scène sous la forme de mansions. Le manuscrit du Miracle de Théophile pourrait laisser penser en effet que chaque acteur avait son lieu propre, mais je pense que ce sont des considérations issues de ce que l’on sait sur le théâtre de la fin du Moyen Age qui ont amené Cohen à extrapoler un peu et à considérer que c’était là une tradition ancienne. En tout cas, comme système théâtral, c’était très efficace.

H. S. : On a l’impression que, pour le haut Moyen Age, Cohen prenait à titre d’exemples des éléments datant du quinzième siècle ou du seizième siècle, tels le Miracle de sainte Agnès ou le Miracle d’Apolline. A-t-il donc construit sa théorie du décor simultané, c’est-à-dire la « théorie des mansions », d’après des modèles d’une toute autre période ?

P. Z. : Disons que les scolies du manuscrit ne lui donnent pas tort. En tout cas, pour cette tentative proprement théâtrale qu’a été la création du Miracle de Théophile – je dis création au sens où, justement, on l’entend au théâtre – Cohen a vraiment été un précurseur. Auparavant, oui, on se posait des questions. On a toujours considéré que la question du dialogue entre les acteurs, enfin, le problème proprement dramaturgique ne se posait pas pour les médiévistes avant Cohen. Il faut dire que Cohen, sur la scène, au moment où l’on répétait, c’était vraiment le metteur en scène, avec toutes les réactions d’un homme de théâtre.

H. S. : Les étudiants de Cohen étaient-ils tous Théophiliens ?

P. Z. : Et bien, je peux vous donner des chiffres approximatifs : en gros, pour le cours que Cohen donnait à la Sorbonne, il y avait en général trois cents personnes dans l’amphithéâtre. Or, on était dix ou douze dans la troupe des Théophiliens : voilà la proportion. A vrai dire, il choisissait les étudiants. Dans mon cas, cela s’est passé comme ça : c’était au cours de ma première année à l’Université, il donnait un cours sur le Miracle de Théophile et il avait proposé des sujets de dissertation, comme cela se fait ici en travail de séminaire, et il fallait la rendre à une certaine date. Je m’en souviens, c’était mon premier travail universitaire et c’est la seule fois de toute ma vie d’étudiant que j’ai travaillé une nuit entière.

H. S. : Une nuit blanche ?

P. Z. : Depuis six heures du soir jusqu’à neuf heures du matin !

H. S. : Qu’est-ce que c’était comme travail ?

P. Z. : Je ne me rappelle plus exactement ce que c’était. Ce que je sais, c’est que j’avais fait une comparaison entre Le Miracle de Théophile et Faust. Cela n’était pas bête du tout, c’était une intuition de jeune homme. Mais en réalité, il y a un lien : l’histoire de Faust est une des formes modernes de l’histoire, ou du conte, de Théophile. Quand Cohen a fait la correction, il a dit : « la meilleure copie que j’ai eue vient d’un monsieur… » ; et puis, il a eu du mal à déchiffrer mon nom et il a ajouté : « j’aimerais bien qu’il vienne me voir après le cours. » Alors je suis allé le voir et on a échangé quelques mots. Il m’a dit de venir chez lui. Il recevait très volontiers les étudiants ; à l’époque, c’était rare : un professeur ne recevait jamais. Je lui ai expliqué ma situation et il a manifesté de l’intérêt pour moi, pour bien des raisons, mais je crois que le fait que j’étais suisse en France, sans la nationalité française, reproduisait un peu ce qu’il avait lui-même vécu jadis en tant qu’étudiant belge à Paris sans la nationalité, sa position à l’égard des concours, face à l’organisation de l’éducation française qui avait été chauvine. Et peu de temps après, mon père est mort accidentellement et la situation de ma famille était très difficile. Je suis donc allé trouver Cohen qui s’est montré extrêmement aimable. Il a même aidé ma mère à… enfin, il l’a conseillée. Et puis il m’a dit : « tu devrais t’encadrer dans un groupe de jeunes, viens donc chez les Théophiliens. » Il tutoyait les étudiants, ce qui était aussi tout à fait révolutionnaire à l’époque. Il tutoyait les étudiants et il embrassait les jeunes filles !

H. S. : Il paraît qu’il se voyait un peu comme le père de tout ce clan d’étudiants.

P. Z. : Oui, c’est vrai. C’était très séduisant au début et, au bout d’un certain temps, cela m’a agacé. Il était très paternel en effet ; aujourd’hui, on dirait paternaliste. Les étudiants de nos jours ne le supporteraient pas. Mais à l’époque, c’était tellement différent ! Nos professeurs étaient en général des hommes froids. On avait donc de la sympathie pour lui. Cohen n’avait pas de fortune, il avait son salaire de professeur, bien sûr. Dans son appartement à Paris où il vivait, il avait des dizaines de milliers de livres : son appartement était une véritable bibliothèque. Au cours des années, il avait acheté trois petites maisons. Oh ! à peine des maisons, des baraques de trois mètres sur cinq. Il en avait une à Auvers[-sur-Oise], près de Paris, c’était le lieu de prédilection des impressionnistes. Il y en avait une autre quelque part dans les Alpes du sud et une à Bormes les Mimosas [La-Croix-Valmer], au bord de la Méditerranée. Il y emmenait ses étudiants, les Théophiliens du moins. Moi, j’ai fait un séjour à Bormes par exemple. Toute la troupe était là, oui, on devait être dix ou quinze. Alors on campait. Il faisait cela par gentillesse mais il restait quand même assez « grand seigneur » : il aimait qu’on lui dise « maître ».

H. S. : Mais à l’époque, les grands professeurs de la Sorbonne étaient des maîtres.

P. Z. : C’est ça, oui, oui. Je me souviens de sa femme, c’était une femme très sympathique, un peu taciturne. Et lui, lorsqu’il en parlait à ses étudiants, il l’appelait – il ne disait pas « ma femme » – il l’appelait « la maman théophilienne ».

H. S. : Toujours cette image d’une famille nombreuse…

P Z. : Exactement. Je me rappelle qu’une fois, il y avait une jeune fille qui faisait partie de la troupe qui jouait le personnage de la Vierge dans Le Miracle de Théophile. Et puis un jour, elle nous a appris qu’elle allait entrer au couvent. Elle devait y entrer le lendemain de la dernière représentation du Jeu de Marie Madeleine (Cohen l’avait tiré de la Passion d’Arnaud Gréban. Je jouais aussi dans cette pièce). Je pense qu’elle devait jouer le rôle de Marie-Madeleine. Après le spectacle, elle était encore grimée et Cohen était là avec son smoking de toujours. Il nous a tous réunis et il a commencé à faire un discours : « nous disons adieu à notre sœur. » Et puis, il l’a prise comme ça contre lui et il s’est mis à pleurer. Et je m’en souviens encore, je l’entends encore, de grosses larmes roulaient sur sa barbe et tombaient sur le plastron de son smoking, et cela faisait floc, floc, floc…

H. S. : Il savait parfaitement jouer.

P. Z. : Je peux vous le dire, c’était un bon acteur. Il l’était profondément, il avait le tempérament d’un acteur. Il aurait certainement eu beaucoup de succès sur les planches, mais son infirmité évidemment l’en empêchait.

H. S. : Avez-vous joué vous-même ?

P. Z. : Oui… Lorsque je suis arrivé, la troupe existait déjà. Elle a été fondée à peu près à l’époque où je suis entré à l’Université ou très peu de temps avant. Cela a dû commencer dans le cours de l’année 33 et cela a été suivi en 34 par la troupe de théâtre grec qui avait été formée par Mazon. Les hellénistes ont imité les Théophiliens, cela a été le début d’un mouvement.

H. S. : Et Barthes a-t-il été membre de la troupe grecque ?

P. Z. : Oui, il faisait partie de la troupe de Mazon. Je me suis trouvé à côté de Barthes, sur le même banc que lui en cours. Barthes avait, je crois, deux ans de plus que moi, mais du fait de sa maladie, et puis du fait que l’ordre des cours n’était pas imposé, nous suivions ensemble le cours de latin de Pierre Labriolle au cours de l’année 34-35. Je vois encore la salle où Labriolle donnait son cours. C’était un commentaire de Tertullien. Maintenant la salle n’existe plus : il y a, à la place, les bureaux du secrétariat de la Sorbonne. Nous nous sommes souvenus de tout cela beaucoup plus tard, un jour que nous faisions tous deux partie d’un jury de thèse. Tout ceci pour dire que Cohen, par la création des Théophiliens, a non seulement considérablement changé la perspective selon laquelle on envisageait le théâtre médiéval, mais qu’il est aussi à l’origine, en tous cas en France, d’un mouvement qui tente de sortir de la simple considération des textes dans l’étude du théâtre. Sur le moment, les jeunes étudiants, nous étions tous simplement séduits par le côté tout à fait nouveau de la chose. Il nous donnait vraiment l’impression d’une grande fenêtre ouverte sur le monde. Avec le recul du temps, je suis sûr que c’est un point sur lequel Cohen aura eu, à long terme, une très heureuse influence.

H. S. : L’idée de ranimer des textes médiévaux n’était donc pas quelque chose d’étrange ou de rébarbatif. Etait-ce plutôt une invitation ? Un défi ?

P. Z. : Pour nous ce n’était pas rébarbatif. Ecoutez, je pense par exemple à un homme dont j’ai suivi les cours et pour lequel j’avais beaucoup d’admiration, Edmond Faral. Il était à l’opposé de Cohen. Faral, on peut le dire aujourd’hui, a fourni des arguments à tous ceux qui ont essayé de comprendre ultérieurement la nature des mimes médiévaux. Mais Faral, par tempérament, par formation d’esprit, par préjugé aussi, se désintéressait de tout ce qui n’était pas le texte et, je dirais même, de tout ce qui n’était pas le texte imprimé. Par certains côtés, c’était un homme de génie ; mais son œuvre reste, en tout cas pour moi, stérile, parce qu’il n’est jamais sorti du texte. Alors, pour Faral et d’autres, Cohen était un cabotin, et ils n’avaient pas tort. Mais il y a un genre de textes pour lequel il faut être cabotin. Je pense que les collègues de Cohen devaient considérer qu’il faisait cela comme d’autres font une collection de timbres, que c’était son hobby.

H. S. : Oui, on considérait que ce n’était pas un travail sérieux de chercheur. En quoi consistait cette mise en scène du Miracle de Théophile ?

P. Z. : Comme je vous le disais tout à l’heure, il a suivi les scolies du manuscrit et ces scolies ne sont pas très complètes. En effet, le texte commence de façon abrupte et il est vraisemblable qu’une page ait disparu : il doit manquer un prologue, lequel, on peut supposer, était pourvu de scolies. L’action n’est pas amputée, si vous voulez, il ne manque rien à l’action, mais il est vraiment étrange que cette pièce, une pièce religieuse, n’ait pas de prologue. D’autant plus qu’il existe, vous savez, une série de Miracles de Théophile dans d’autres langues, en néerlandais, allemand et italien, et partout ailleurs, il y a un prologue. Enfin, pour en revenir au manuscrit, il manque vraisemblablement les scolies du début, ce qui gêne beaucoup. Mais dans ce qui reste, on voit des mentions comme, « Théophile se rend à la maison de l’évêque », « Théophile va chez le sorcier », etc. Ce qui suppose une multiplicité de lieux. Alors Cohen a imaginé que les acteurs restent debout devant leur « lieu », donc devant leur maison, entre deux dialogues. Là, il y a un document visuel qui donne du poids à cette façon de voir. Je me rappelle que Cohen nous y avait amené, non pas seulement les Théophiliens, mais tout un groupe de jeunes gens qui suivaient son cours sur Théophile. Au portail nord de la cathédrale de Paris, il y a tout un tympan qui représente l’histoire de Théophile. Evidemment, comme c’était une légende très répandue, on ne peut pas être certain, je pense, que le sculpteur ait représenté le jeu, mais c’était l’idée de Cohen. Cohen disait même que ce tympan avait été sculpté au milieu du treizième siècle : or c’est le moment où l’on peut situer la représentation du Miracle de Théophile. Et le Miracle, vu son contenu, a dû être représenté à proximité d’une église. Rutebeuf ayant travaillé surtout à Paris, Cohen en tirait la conclusion que, selon toute vraisemblance, cela avait été joué devant, ou peut-être à l’intérieur, mais plutôt contre l’une des parois de Notre Dame, au moment où les sculpteurs étaient en train d’élaborer ce chapiteau. Je n’en suis pas sûr, mais en tout cas il y a une ressemblance, on peut suivre le découpage des scènes sur la sculpture ; enfin, ce n’est jamais très clair, mais cela peut correspondre au découpage du texte.

H. S. : Les Théophiliens ont-ils joué devant la cathédrale ?

P. Z. : Non, on ne l’a pas fait. La seule chose à ma connaissance qui ait été faite devant une église, c’est le Jeu d’Adam, sur la place publique, devant le portail de la façade sud de Notre Dame de Chartres. C’était très beau, sans aucun décor : les chanteurs étaient simplement répartis à différents endroits devant la façade. C’était surtout musical. Une chose qui a fait beaucoup pour le succès de ses représentations, c’est que, du point de vue musical, il était très bien appuyé par Jacques Chailley. Chailley a mon âge. C’était un de nos camarades. Il suivait les cours de Cohen par intérêt pour le Moyen Age, mais il faisait de la musicologie, et notamment de la musicologie du Moyen Age. Il avait formé un groupe de quatre chanteurs, je crois, qui s’appelait « La Psalette Notre Dame » et qui faisait le chœur [cf. Figure 1]. Je ne me rappelle plus ce qu’il chantait dans le Miracle de Théophile, mais Cohen avait eu l’idée de faire une sorte d’illustration, de prologue et d’épilogue. Du reste, à la fin, si je m’en souviens bien, le manuscrit invite à chanter le Te Deum. Et donc, il y avait là une articulation musicale qui donnait beaucoup d’ampleur au Jeu d’Adam. On avait eu recours à des chantres de la cathédrale ; c’était très bien parce que le Jeu d’Adam comporte à plusieurs reprises des répons liturgiques. D’habitude, on les supprime dans les éditions courantes parce que ce n’est pas le texte. Or, c’était très beau parce que, finalement, le dialogue apparaissait comme un commentaire de ce qui avait été chanté. En général, c’est plutôt l’inverse. Il faut voir cela : on chante des versets liturgiques du Carême et puis le dialogue, en somme, les commente sur le plan narratif et, si l’on peut dire, historique.

H. S. : Ce sont des échos.

P. Z. : Oui, ce sont les échos du chant, si vous voulez. Ceci doit être vu selon une perspective en somme symbolique : le chant, c’est la parole divine et le dialogue, la parole humaine, avec la différence entre le chanté et le dit. Et la parole humaine ne fait que transposer pauvrement en style historique ce que Dieu dit dans un mode intemporel.

H. S. : Comment représenter la parole diabolique ?

P. Z. : C’est Moussa Abadi qui jouait cela et il était absolument extraordinaire. Cohen nous avait convaincus à l’époque, aujourd’hui j’en doute, que les paroles du sorcier s’adressaient au diable, qui, lui, ne parle pas, puisqu’il est muet.

H. S. : Un silence affreux.

P. Z. : D’après Cohen, les paroles du sorcier étaient de l’hébreux déformé ; moi, je crois qu’elles sont dénuées de sens.

H. S. : C’est un fatras de mots, du non-sens.

P. Z. : Exactement. Et Abadi faisait cela. C’était poignant : on était subjugués. Il m’est apparu, enfin, plus tard, quand j’ai réfléchi à ces choses là, qu’il ne subsiste alors du langage que le rythme. Pour s’adresser au diable, il faut aller en deçà, redescendre en deçà du langage, simplement dans les rythmes de la voix. C’est pourquoi le diable ne parle pas.

H. S. : Serait-il en quelque sorte le degré zéro du langage ?

P. Z. : Evidemment, ces textes médiévaux sont souvent assez pauvres quand on les lit, mais ce sont tous ces éléments qui leur donnent leur profondeur, leur force, et qui les rendent efficaces. Parce qu’il est clair que ces choses là devaient exercer une très forte impression sur les spectateurs.

H. S. : Quelle était la réaction parisienne ? Vous avez joué à Paris, à Marseille, dans plusieurs endroits en Europe…

P. Z. : A Paris, on jouait en général dans la salle Louis Liard qui existe toujours [cf. Figure 2]. Elle s’y prêtait mal, évidemment : elle était assez petite. Mais l’accueil était toujours enthousiaste. On a fait des tournées en province et à l’étranger ; mais, pour des raisons diverses, je n’ai participé qu’à une seule de ces tournées, dans le Midi. Je crois qu’on avait joué à Menton et à Marseille. Je n’ai pas souvenir du public. On a joué sur une place, à l’air libre : c’était une très belle place. On a joué également une fois à l’Opéra Comique ; et là, je me souviens que l’on avait été très applaudis. Oh, cela devait être en 34 ou 35, en tout cas, pas plus tard que 35. À vrai dire, dans toute cette expérience des Théophiliens, autant que je me souvienne, ce qui m’attachait fortement, car j’y tenais beaucoup, c’était plutôt l’espèce d’atmosphère d’équipe, d’amitié et une sorte de circulation de vie que m’apportait cette collaboration, le fait de collaborer à cette entreprise. Cette expérience était complètement différente de la sécheresse habituelle de la vie universitaire. Pour moi, cela a été des années un peu difficiles puisque c’était à la fois le début de mes études, la mort de mon père, les bouleversements dans la vie familiale. Et donc que, sans doute sans m’en rendre compte, j’avais besoin d’un milieu un peu chaleureux que les études ne pouvaient pas m’apporter. Alors là, je le trouvais. Et c’est peu à peu, en réfléchissant au travail que nous faisions, que j’ai conçu, pour ainsi dire, cette entreprise comme participation au théâtre. Et si vous voulez, ce n’est pas le désir de faire du théâtre qui m’y a conduit, c’est l’invitation de Cohen. Et puis, j’ai trouvé un milieu qui m’a paru très sympathique. Au bout de deux ans, j’ai commencé à déchanter un peu parce que ça devenait un peu étouffant, à cause du côté « coterie » justement. Mais, en ce qui concerne l’expérience dramatique, c’est plutôt après, alors que je n’étais plus dans les Théophiliens, qu’en repensant à ce qu’on avait fait, à ce que Cohen avait désiré nous faire faire, que j’ai fait les réflexions qui m’ont permis de tirer toutes les conclusions dont nous avons parlées.

Figure 2 : Le Jeu de Robin et Marion. La Salle Louis Liard, 1935-1936.

Voilà ce que j’ai été amené à jouer. J’ai tenu deux rôles. La première fois, quand je suis entré dans les Théophiliens, on était en train de préparer le Jeu de Marie-Madeleine. On a distribué les rôles et on m’a attribué le rôle du prophète Abacut. J’avais à un certain moment une tirade à prononcer. Je me rappelle que, pour la représentation, j’étais revêtu d’une superbe robe, une grande robe, comme une toge, et je crois me rappeler qu’elle était jaune. Oui, c’était l’idée de Cohen, parce que c’était la couleur des Juifs. C’était un rôle secondaire. Enfin, je pense que je ne m’en étais pas mal tiré. J’ai surtout un certain souvenir : la mémorisation du texte ne me posait aucun problème, mais je me souviens d’avoir eu du mal à donner du naturel à ce rôle. Je sais que j’ai dû répéter beaucoup. Et puis la pièce principale, le Miracle de Théophile, mais ma mémoire me trahit… J’ai l’impression que, comme j’étais venu tard, on s’est servi de moi quand il y avait des absences. Cependant, en 35 je pense, sur la scène de l’Opéra Comique, Cohen m’a demandé de tenir le rôle de Dieu. Là, comme je vous disais, il s’est servi de « mansions », de petites maisons, de sortes de guérites pour chaque personnage, telles qu’elles figuraient dans les théâtres de la fin du Moyen Age. Dans le manuscrit du Miracle, il est mentionné quelque part que la Vierge intercède auprès de Dieu, mais Dieu ne figure pas dans le texte. Néanmoins, Cohen avait mis Dieu sur scène. Il avait organisé la mise en scène de la gauche à la droite du spectateur : le ciel d’un côté, l’enfer de l’autre, et puis les maisons des différents acteurs d’après leur degré de vertu ou de vice. Ainsi, le plus près de l’enfer, c’était le sorcier, le sorcier juif. Le plus proche du ciel, c’était l’évêque.

H. S. : Ah, cette hiérarchie.

P. Z. : Une hiérarchie, oui. Donc dans le ciel, il y avait Dieu. C’était un rôle muet et immobile. J’étais assis sur un trône avec une couronne, elle était en bois, et ça me faisait mal au crâne. Et je tenais un sceptre. Ma seule action devait être, au moment où la Vierge venait prononcer cette longue prière, de donner mon accord : je devais abaisser mon sceptre comme dans le geste – c’était là encore l’idée de Cohen – comme le geste de l’épée dans l’adoubement. Je me revois encore comme ça, il y avait cette jeune fille dont je vous ai parlé : elle était agenouillée devant moi dans une robe blanche, et elle avait récité de façon magnifique cette prière. Il y avait les feux de la rampe et moi, sans lunettes, ébloui, je voyais le visage de cette jeune camarade. Elle disait son texte avec tellement de présence qu’à un certain moment, j’ai oublié d’abaisser mon sceptre. Et alors, entre ses dents, elle m’a dit : « tu le baisses, le sceptre, nom de Dieu ! »

H. S. : Et vous avez obéi.

P. Z. : Oui, c’est le souvenir que j’en ai. Seulement, sur une scène de théâtre, vous savez, il y a la rampe, les lumières. Or, moi qui suis myope, je ne voyais pas la salle et j’étais tellement tendu que je l’entendais à peine. Mais j’ai l’impression que cela avait été un succès. En tout cas, cela a duré jusqu’à la guerre. Après la guerre, mais je ne crois pas que Cohen y fut pour quelque chose, on a monté la plus grande partie de la Passion d’Arnaud Gréban devant Notre Dame de Paris, sur le parvis.

H. S. : C’était au début des années cinquante. Mais revenons à ce que vous avez évoqué de la période avant-guerre, à la réaction en général. Robert Brasillach, par exemple, dans son livre Animateurs de théâtre, et Benjamin Crémieux dans la NRF, tous les deux se sentaient personnellement touchés par ce genre de mises en scène. Comment comprenez-vous ce phénomène ?

P. Z. : Oui, pour des lettrés de formation classique, il y avait de la surprise. Elle était grande. Car ces textes anciens étaient considérés, comme ils le sont toujours par ce qu’on appelle « le français cultivé », comme des choses mineures auxquelles on peut s’intéresser comme on s’intéresse aux contes de fées. Et tout à coup, cela prenait une force. Et je me rappelle d’ailleurs – c’est cette fille qui est devenue religieuse qui la récitait – d’une longue prière de la Vierge à la fin du Miracle de Théophile. Quand c’est dit par une fille qui a un véritable talent d’actrice, c’est incroyable, aucun public ne peut résister à l’envoûtement de ce texte. Je crois que des gens comme Brasillach, Crémieux, je ne sais pas, s’y intéressaient parce qu’ils avaient perçu que ces textes, beaucoup plus que les textes dramatiques modernes, ne peuvent exister que par la présence de l’acteur. Il y a un autre texte de Rutebeuf, un monologue, le Dit de l’Herberie, que j’ai vu également dit à l’Opéra Comique – c’était l’ouverture d’un spectacle de Moussa Abadi. C’était absolument extraordinaire : l’assistance était prise à la gorge car, lui, il en faisait quelque chose. Il utilisait tout ce comique pour en faire quelque chose de tragique – je ne sais pas comment au juste, c’est peut-être ma mémoire qui me joue des tours. Vous savez, tout cela se passait en 37-38 ; on sentait très bien ce qui allait se passer. Moussa trouvait le moyen de faire passer quelque chose de cette angoisse collective dans son texte. C’était un grand acteur.

H. S. : Sa manière de jouer répondait aux sentiments d’angoisse, d’incertitude de l’époque.

P. Z. : Il y avait quelque chose. Ça, c’est le vrai talent de l’acteur. C’est-à-dire que Cohen avait eu le nez, et puis je pense qu’il y avait Copeau derrière lui qui devait lui donner des conseils. Mais il avait eu le flair, l’instinct de choisir au moins quelques personnes de grand talent, des jeunes gens de grand talent, qui faisaient passer la chose. Moi, j’ai le souvenir de cette jeune fille qui… en Marie-Madeleine, elle était parfaite. C’était une fille de très grand talent.

H. S. : A ce propos, parlons de l’identification de l’acteur à son rôle, surtout pour un rôle religieux.

P. Z. : Oui, dans ce cas particulier, cette jeune fille est entrée au couvent. Ce qui suppose qu’elle ait eu un rapport très profond avec l’aspect religieux du texte. Et d’autre part, elle avait du talent. Mais il est probable que pour elle, l’identification s’est faite en accord avec une piété particulière envers la Vierge.

H. S. : N’était-ce pas le cas pour la plupart des étudiants ?

P. Z. : Non, mais c’était certainement le cas d’Abadi quand il jouait le sorcier. Il était un acteur comique mais de tempérament tragique. C’est la combinaison la plus forte.

H. S. : Ce n’est pas forcément l’aspect théologique qui m’intéresse ici, mais plutôt cette problématique de l’identification : si on joue souvent ces pièces religieuses de façon passionnée, a-t-on tendance à s’identifier à son personnage ?

P. Z. : En somme, est-ce que l’identification peut aller au-delà du personnage, jusqu’au contenu de son discours ?

H. S. : C’est ça, la question qui se pose dans cette tentative…

P. Z. : Remarquez, dans le cas de la jeune fille dont nous parlions tout à l’heure, élevée dans une famille chrétienne, ayant par ailleurs un talent incontestable et du goût pour le théâtre, ces deux éléments ont pu se conjuguer pour l’amener à entrer dans ce groupe et pas dans un autre, à demander ce rôle et pas un autre. Non, à vrai dire, j’hésiterais à affirmer. Qu’il y ait, lorsque l’acteur est bon, identification au personnage, c’est incontestable. Autrement, cela ne marche pas. Mais qu’il y ait identification au discours tenu par le personnage, je dirais que cela peut être un facteur dans certains cas… Remarquez, c’est à peu près ce que disaient les censeurs à l’époque classique à propos de la tragédie. En effet, il peut se produire une sorte d’identification, mais cela n’est pas une règle.

H. S. : Dans l’après-guerre, le théâtre de Brecht s’est imposé en France, notamment sa théorie de la Verfremdungs-effekt, de l’effet de distanciation. Dans les années trente, n’y avait-il pas, à l’encontre de l’idée de Brecht, un désir profond de s’identifier au discours ?

P. Z. : Disons que moi, je ne l’ai pas ressenti comme ça. Mais encore une fois, il n’y a pas, à ma connaissance, de théorie qui serait à l’opposé du Verfremdungs-effekt de Brecht ; à moins qu’on aille invoquer certaines positions d’Artaud. Il est vrai que j’étais bien jeune et j’étais loin de savoir tout ce qui se passait. Mais à cette époque là, Artaud, pour nous, pour le groupe que nous étions là, Artaud était à peine un nom. J’ai entendu parler d’Artaud pour la première fois pendant la guerre, dans les années 40, et j’ai lu des textes, par exemple, Pour en finir avec le jugement de Dieu, ou bien Le Théâtre et son double. Jamais, autant que je puisse me rendre, autant que ma mémoire m’est fidèle, il n’a été question dans le groupe des Théophiliens, ni entre nous, ni sur les lèvres de Cohen, de questions théoriques sur le drame ou le théâtre, comme telles. Les questions de théâtralité étaient implicites, en ce sens que Cohen, en partie grâce à ses recherches, à sa découverte du manuscrit de Mons, s’était fait une idée assez précise de la manière dont un texte médiéval doit être performé. Et sur ce point là, son enseignement était net. Et sa pratique. Je vous le dis, sur scène, c’était vraiment le metteur en scène qui était là. En tout cas, je n’ai pas l’impression qu’avec les étudiants il ait élaboré une pensée théorique. Mais du fait de sa fréquentation de Jacques Copeau, du fait qu’il adorait le théâtre, enfin, il serait étonnant qu’il n’aie pas eu quelque idée de la théâtralité [cf. Figure 3]. Mais il devait estimer, pour des raisons pratiques, que ce n’était pas nécessaire avec Copeau. Exactement comme un metteur en scène ne fait pas de la théorie quand il y a quinze acteurs à manipuler sur le plateau.

H. S. : Pour nous, aujourd’hui, il est tout à fait intéressant de situer ce jeu dans un contexte plus large. D’où l’importance de vos allusions à Artaud ou à Copeau.

P. Z. : Oui. Mais, en tout cas, ce qui est certain, c’est que, pour moi, un certain nombre de souvenirs qui remontent à cette époque-là ont joué un rôle dans ce qui m’a conduit, il y a quelques années, à l’idée que tous ces textes doivent être entendus en performance. D’une manière générale, je dirais que c’est le cas pour tous les textes poétiques du Moyen Age. Lorsque j’ai commencé à m’orienter dans cette direction, il y a une quinzaine d’années, je ne peux pas dire que j’avais tout cela à l’esprit, que j’y avais pensé spécialement, mais je suis sûr que cela a joué un rôle.

II. Une intelligence poétique

H. S. : Avez-vous joué ailleurs ?

P. Z. : Il m’est arrivé à plusieurs reprises dans mon enseignement de performer un texte devant les étudiants.

H. S. : Quels textes par exemple ?

P. Z. : Je me rappelle, par exemple, d’une chose que j’ai faite ici à Montréal lorsque je parlais des chansons de geste, pour donner aux étudiants une idée de ce que cela pouvait être. Alors je chantais le seul vers que nous connaissions, je veux dire, dont nous ayons la musique, qui est un vers d’Audigier. Et puis j’avais trouvé une autre référence. Il y a une espèce d’épopée populaire en patois local qui a été composée au dix-septième siècle et qui n’est connue que par des feuilles volantes. Il s’agissait donc d’imprimés populaires. Cette épopée raconte la victoire remportée par des habitants de Genève sur le duc de Savoie qui voulait restaurer le catholicisme. Cette chanson, on la chante toujours à Genève, c’est même l’hymne national. J’ai toute une théorie à ce propos. A plusieurs reprises, je l’ai donc chantée devant les étudiants en patois. Il m’est arrivé de faire une expérience que je n’ai faite que pendant vingt minutes avec les étudiants. J’ai récité à haute voix, en faisant un minimum de gestes, un roman, un roman de cinq mille vers.

H. S. : De quel texte est-ce qu’il s’agissait ?

P. Z. : Le roman qui m’a servi pour ces expériences, c’est le roman de Gautier d’Arras. Ça m’avait pris – enfin, je l’avais faite en plusieurs fois – pour l’ensemble, je comptais huit heures.

H. S. : Et les étudiants, comment ont-ils reçu cette performance ?

P. Z. : Oh, ils étaient enthousiastes ! C’était comme Cohen pour nous dans les années trente, ça les changeait des cours traditionnels. Et c’est ce qu’il faut faire, c’est-à-dire qu’ils se rendent compte, même de façon confuse, que ce ne sont pas des textes comme les autres. Ce sont des textes qu’il faut non seulement jouer mais, je dirais même, avec lesquels il faut jouer. L’auteur du texte conçoit un matériel de jeu. Ensuite, il y a des spécialistes ou des amateurs qui jouent la partie.

H. S. : Cette image d’un Zumthor comédien et metteur en scène dans un amphithéâtre à Montréal me fait penser à une autre dimension de la question. N’y a-t-il pas un aspect théâtral de la pédagogie ? C’est-à-dire que tous les enseignants sont en quelque sorte des comédiens ou des histrions…

P. Z. : Oui, j’en suis persuadé, depuis toujours. J’ai toujours eu ce sentiment depuis le début de ma carrière, depuis le jour en fait où j’ai dominé les difficultés de l’enseignement, c’est-à-dire quand j’ai senti que je commençais à tenir mon auditoire. Je me suis rendu compte qu’il fallait le tenir avec des moyens qui sont des moyens d’acteur. J’ai pu donner mon plein quand je suis arrivé ici. On m’a fait venir à Montréal, c’était tardivement, en 1972, parce qu’ils avaient besoin de quelqu’un d’expérience. On m’a donné alors une tâche redoutable mais que j’ai acceptée avec enthousiasme. Il s’agissait de faire un cours d’introduction au Moyen Age qui était destiné à faire comprendre aux étudiants l’intérêt de la matière. Or ce cours était obligatoire. C’est-à-dire que c’étaient là les pires conditions possibles. Ce cours avait lieu le vendredi après-midi. J’avais entre deux cent cinquante et trois cents étudiants dans un immense amphithéâtre. Et là, il fallait absolument les tenir. Si je ne les tenais pas, c’était fichu tout de suite. J’avais construit le cours de façon à ce que chaque séance leur apprenne quelque chose de positif, pour qu’ils se rendent compte en sortant qu’ils avaient acquis quelque chose qu’ils n’avaient pas à l’arrivée. Il fallait que cela soit vraiment quelque chose de simple et de massif. Et pour cela, il fallait maîtriser la voix, le geste – je me déplaçais beaucoup. Et la première chose que je faisais était de débrancher le micro ; je leur disais que je n’en avais pas besoin, que j’avais la voix assez forte : « si je mettais le micro, ça vous assourdirait. » C’était mon one man show. Et cela durait trois heures. Maintenant, il y a plus de dix ans que c’est fini, que j’ai pris ma retraite, eh bien, il m’arrive encore de rencontrer dans la rue des gens, des hommes et des femmes qui me saluent et me demandent : « vous ne vous rappelez pas ? j’étais dans votre cours. » Il y a un de mes élèves qui est maintenant journaliste à la radio, il me dit que de toutes ses études, ce cours était le seul où il ait jamais vu les étudiants, spontanément, se lever.

H. S. : Ce qui est aussi un acte théâtral.

P. Z. : C’est-à-dire qu’ils répondaient dans le même langage. Evidemment c’est nécessaire, il fait partie de la pédagogie. Ce que vous dites là reprend exactement les mots qu’on a employés pour les textes médiévaux et qu’on peut appliquer à tout texte. Ils sont faits pour le jeu.

H. S. : C’est peut-être un des fruits les plus inattendus des cours de Cohen, qui consiste à avoir su créer une atmosphère théâtrale dans une salle bondée d’étudiants et d’avoir su lier cette atmosphère à une notion plus ou moins théâtrale de la « chose médiévale ».

P. Z. : Oui, oui, sans doute. En tout cas, si je dois reconnaître, avec le recul du temps, que Cohen était un savant médiocre, il a su donner à tous ses étudiants une passion. Tous ceux qui ont été ses étudiants ont été passionnés par le Moyen Age [cf. Figure 4]. C’est-à-dire qu’il ne se situait pas parmi les chercheurs de pointe, mais il communiquait cette espèce d’attachement très profond à la matière. Et c’est un élément capital. Ensuite, on peut former ultérieurement des jeunes gens à la recherche. Mais d’abord, il faut les séduire, il faut que la matière les séduise, et la matière passe par l’action du professeur ; donc, c’est le professeur qui doit les séduire.

H. S. : Dans un petit essai de Cohen qui porte sur ses études avec Bédier, il a parlé doublement d’un « Bédier séducteur » : il dit que le comédien est un séducteur, mais que c’est en même temps celui qui risque de vous égarer, de vous mettre sur d’autres pistes ambiguës.

P. Z. : Je n’ai pas du tout connu Bédier, mais cela est tout à fait possible. Alors, ce qui me donne à penser que Cohen a tout à fait raison, c’est que Bédier écrivait très bien. C’était un écrivain. C’est rare pour un universitaire. Les légendes épiques est un livre admirablement écrit. Son Tristan est magnifique. Je ne sais pas ce qu’il était dans les cours, mais le fait que l’on puisse dire qu’il écrit bien, que c’est un écrivain, veut dire que c’est un séducteur.

H. S. : Est-ce qu’il y a le même paradoxe dans le fait d’être à la fois comédien et savant et dans le fait d’être savant et écrivain ? C’est-à-dire que Bédier se sentait pris dans l’engrenage de ses propres talents ?

P. Z. : Je ne sais pas, on peut difficilement répondre à la place d’un autre. Mais ce qui est certain, c’est que, pour moi, depuis mon plus jeune âge, depuis mes premiers travaux, j’ai toujours été conscient de la fécondité d’une conception poétique des choses. Quand je dis poétique, j’entends quelque chose d’assez précis. Pour moi, il y a la forme d’intelligence que j’appelle poétique qui agit principalement par analogie. Alors que l’intelligence dite scientifique agit par déduction. Je simplifie beaucoup. L’intelligence poétique se manifeste en particulier par des formes de langage, des formes de dire, des formes d’action. Le simple fait d’investir des qualités proprement littéraires dans un travail de recherche, c’est déjà une manifestation, encore mineure, mais une manifestation tout de même d’intelligence poétique. Et je pense que l’intelligence poétique ainsi comprise a un pouvoir de persuasion – que certains récusent, mais je dirais : tant pis pour eux ! c’est dommage !

H. S. : Cette intelligence poétique, se manifestait-elle chez Bédier, chez Cohen, chez vous-même ?

P. Z. : Ah ! chez Bédier, sans aucun doute, et chez Cohen aussi, sans doute. A vrai dire, dans le cas de Cohen, dans son activité théâtrale, c’est évident, c’est absolument certain. Dans ses écrits, c’est moins net, mais il faut dire qu’il n’y a pas de grand écrit de Cohen : l’œuvre écrite de Cohen est une œuvre très quelconque. En ce qui me concerne, c’est fondamental, je l’ai poussée, l’intelligence poétique. Non seulement j’en étais conscient, mais j’ai écrit des poèmes, j’ai publié de la poésie, et c’est ce à quoi j’attache la plus grande importance. Et je pense que lorsque l’on jette un regard sur un objet, une forme d’intelligence poétique vous conduit naturellement à rapprocher cet objet d’autres objets. L’analogie doit être contrôlée. Enfin, dans la poésie au contraire, il faut abolir tous les contrôles, dans la poésie proprement dite. Lorsque vous utilisez cette forme d’intelligence dans la recherche ou dans l’essai, il faut contrôler. C’est une question de savoir.

H. S. : Qu’entendez-vous par « contrôler » ? Vous voulez dire : tenir compte des différences que mettent en lumière les analogies ?

P. Z. : Tenez, pour vous donner un exemple, à propos des fabliaux. C’est une idée qui m’est venue et je suis à peu près sûr que, là, c’est une analogie qui fonctionne. Il y a une dizaine d’années, j’ai fait un séjour au Japon où j’ai des collègues médiévistes avec lesquels je suis en relation depuis longtemps. Le Moyen Age japonais est extrêmement intéressant. Ils m’ont emmené voir un type de spectacle que l’on peut trouver dans une dizaine de salles à Tokyo qui y sont entièrement consacrées. C’est ce qu’on appelle le Rakugo. J’y suis allé et je suis ressorti en me disant : voilà la solution à tous les problèmes des fabliaux. Il s’agit de contes qui sont récités par un type, qui ont à peu près la longueur moyenne d’un fabliau et qui, comme les fabliaux, sont faits presque entièrement de dialogues. De plus, les thèmes sont sensiblement les mêmes. Voilà. Ce sont les points d’analogie. Mais ce qu’il y a, c’est que le Rakugo, qui est un genre attesté et cultivé depuis le seizième siècle au Japon et même peut-être bien avant, a certains caractères. Il y a un corpus de six cents contes et jamais on en crée de nouveaux. D’autre part, ils sont destinés à être performés selon des règles extrêmement strictes. En particulier, l’une de ces règles exige que le conteur utilise plusieurs registres de voix selon les personnages, ce qui permet de réciter les dialogues sans qu’il soit possible de se tromper. Cela explique beaucoup de choses à propos des fabliaux. Evidemment, on peut m’objecter que cela n’est pas une preuve. Simplement, peut-être qu’un jour quelqu’un viendra et trouvera quelque chose d’encore plus probant. D’autre part, ce que j’entends par « intelligence poétique » ou « perception poétique des choses », c’est que rien n’est mort, tout vit.

III. Translatio corporis

H. S. : Je suis vivement frappée par l’accent que vous mettez sur l’« intelligence poétique », sur ce caractère animé de l’entité poétique. Cohen, lui aussi, a toujours insisté sur le langage charnel et sur le vocabulaire d’incarnation.

P. Z. : Oui, oui, sans aucun doute, c’était le côté poétique de Cohen. Il était manifestement un homme très sensuel. Or, la sensualité n’est peut-être pas une condition indispensable mais elle est très souvent liée a une perception poétique des choses, en tout cas chez les êtres intelligents. On sentait un homme qui, malgré son infirmité, malgré l’âge qui venait, aimait la vie. Moi, encore une fois, c’est parce que j’ai fait une carrière qui ressemblait un peu à la sienne que j’ai pris des distances, que j’ai été amené à le juger. Mais certains de mes anciens confrères théophiliens, dont les existences ont pris un tour différent, ont conservé un souvenir de Cohen absolument intact, enthousiaste. Moi je suis, comme vous le savez, de ceux qui emploient un vocabulaire de ce genre là, mais aussi de ceux qui orientent la pensée dans cette perspective. Je voudrais dire, non sans hésitation, parce qu’on pourrait penser qu’il y a des implications que je ne veux pas mettre… mais du moins, pour nous, les êtres humains, rien ne vit que par le corps. Ce corps, c’est à la fois le moyen, le canal, et le signe de la vie. Ce qui n’a pas de corps peut naturellement avoir en nous un mode d’existence, mais celui-ci relève, si j’ose dire, presque de la fiction. Je ne veux aucunement attenter à des croyances religieuses, mais cela ne peut pas être senti comme vie. Encore une fois, le corps est à la fois l’origine, la source, le moyen et, je le répète, le signe. On pourrait ajouter que c’est un truisme, dans ce sens que n’importe quel médecin ou psychologue vous dira que ce que nous appelons « l’esprit » ne peut pas fonctionner indépendamment du corps. On pourrait l’exprimer d’une autre manière, il n’y a pas de connaissance, à mon avis, qui puisse faire abstraction du témoignage des sens. Les connaissances purement abstraites sont pour moi d’un autre ordre – là, on retrouve l’intelligence poétique dont on parlait tout à l’heure. Les connaissances de caractère purement abstrait sont davantage d’ordre instrumental que d’ordre existentiel. Ce qui est, ce que je sais de l’existence, ce que je sais de ce qui existe, je le perçois. Le Moyen Age, comme la plupart des cultures humaines, est assez hétérogène, parce que vous avez d’une part une pensée théologique qui est assez cohérente, plus cohérente, plus fermée sur elle-même qu’à d’autres époques et qui est plaquée sur une réalité qui souvent lui échappe totalement. Or le témoignage des poètes est plutôt un témoignage de cette réalité qui échappe à l’emprise théologique. Les poètes médiévaux sont des voix profondément « corporelles ». Et je pense que cela tient à bien des raisons dont la principale sans doute est que le moyen de communication entre les hommes, le moyen de resserrer le lien social, était la voix, et la voix est l’émanation éminente du corps.

H. S. : Et si l’on procède par voie analogique, pour reprendre vos propres termes, il me semble qu’il existe des correspondances entre le langage corporel de la majorité des textes médiévaux et la critique qui prend pour objet principal la culture médiévale. On trouve en effet chez plusieurs chercheurs ce langage.

P. Z. : Oui, sans doute, oui. Mais quand vous tombez sur un historien qui a ce langage, vous le sentez tout de suite. Il y avait Barthes surtout. Mais je voulais dire autre chose. C’est-à-dire que des médiévistes comparables à Barthes, il n’y en a pas beaucoup. Et pourquoi ? Je pense que cela vient de ce que cette voix est à la fois chamelle et poétique, l’un ne pouvant pas être dissocié de l’autre. Lorsqu’elle nous parle du monde contemporain, cette voix en parle d’une manière qui nous touche immédiatement. Alors que si elle parle du Moyen Age, elle est obligée de se charger de toutes espèces, je dirais, de « bruitages » historiques et cela alourdit. Et donc, il y faut un talent beaucoup plus fort et l’entreprise est plus risquée.

H. S. : Ce langage possède-t-il toujours certaines dimensions théologiques ?

P. Z. : C’est ça. Je pense que, dans la recherche de Cohen d’une espèce de proximité de l’objet, il a rencontré l’idée d’incarner, de s’incarner, l’idée de chair, d’incarnation. Etant donnée la charge théologique que le christianisme met dans le mot, cela a fait résonner en lui soit une recherche profonde, soit même une conviction déjà acquise ; et alors il joue de cette ambiguïté.

H. S. : Reste-t-il ambigu… ?

P. Z. : Là, je suis peut-être injuste ou mauvais juge, mais d’après les souvenirs que j’ai de l’homme Cohen, je trouve que c’est ambigu. C’est-à-dire qu’il employait ce terme en sachant très bien que parmi ceux de ses lecteurs chrétiens, cela allait éveiller des échos.

H. S. : Mais pour les autres, ce n’est pas forcément une notion théologique.

P. Z. : Non. Seulement, il faut considérer que dans l’Europe occidentale des années trente, la tradition chrétienne était encore extrêmement forte. Et même si une grande partie des intellectuels en étaient sortis, ils n’avaient pas pu oublier cette terminologie. De même qu’à cette époque, tout individu ayant un certain niveau d’instruction avait une culture biblique, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. C’est pourquoi, si je suis affirmatif maintenant en disant que, dans mon souvenir, c’est ambigu, c’est parce que je me rappelle très bien qu’il y a eu un moment pour moi, pas à l’époque où j’étais chez Cohen, mais un peu plus tard, où cette ambiguïté me faisait plaisir. Parler, employer à propos de choses relevant de l’existence, de l’expérience quotidienne, des termes qui, par ailleurs avaient une existence bien attestée comme termes théologiques, cela me délectait. Et je n’étais pas le seul dans ce cas. C’est un état d’esprit qui, autant que je m’en souvienne, était très fréquent chez les très jeunes intellectuels, qui avaient une culture chrétienne dans les années trente jusqu’au début des années quarante. Parce que j’ai l’impression… Peu après, je me suis marié avec une jeune fille qui avait mon âge et qui faisait partie du même genre de groupe ; et pour elle, c’était la même chose. Je me rappelle que, quand nous avions vingt ou vingt-cinq ans, on recherchait constamment ce type d’ambiguïté, lesquelles nous paraissaient être un moyen de renouveler à la fois notre conception du monde, le christianisme et le reste. Ensuite, tout cela est devenu rapidement intolérable, et puis cela a été abandonné. Il s’est passé un tas de choses. Mais je pense qu’à propos de Cohen, parler d’incarnation, pour lui, c’était appliquer à une certaine conception qu’il avait de son objet, du discours qu’il devait tenir sur ces textes qu’évidemment il aimait, un discours sur lequel le vocabulaire qu’il employait plaquait des connotations théologiques.

H. S. : Vous avez mentionné Artaud tout à l’heure. Il me semble que, lui aussi, il joue délibérément avec ce vocabulaire théologique. Il parle d’une sorte de « transsubstantiation dramatique ».

P. Z. : Vous savez que cette espèce d’ambiguïté dont nous parlons a été utilisée au cours des années trente et quarante selon deux fins complètement différentes. Par des gens comme Artaud dans un but de désacralisation ; et d’autre part, par des chrétiens qui représentaient à l’époque l’avant-garde de l’Eglise, dans un but de resacralisation.

H. S. : Pour reprendre l’expression de Barthes, d’« ultra-incarnation ». Est-il un exemple de cette opération de désacralisation ?

P. Z. : Sans doute. Et chez Barthes, la substitution du préfixe – cette petite pointe de snobisme, cette coquetterie – elle marque déjà autre chose. Parce que là, il retourne l’ironie contre l’autre terme.

H. S. : Par le simple fait de la répétition, on arrive à créer un autre sens pour le même terme.

P. Z. : Oui, c’est ça. Ou bien, on cherche l’effet inverse : on cherche à confondre, à effacer la différence entre des choses d’ordre très divers qu’unit un même texte. Autrement dit, le même mot, « incarnation » par exemple, sera employé pour désigner un phénomène poétique et, par ailleurs, la notion théologique. Cela peut être fait aussi pour créer une confusion qui aboutit à éliminer la sacralité. C’est ce que je disais tout à l’heure. C’est aussi bien sacralisant que désacralisant.

H. S. : L’un n’empêche pas l’autre. Dans quel livre avez-vous joué avec ce concept de théâtralité corporelle ?

P. Z. : Le terme théâtralité, je l’ai employé, je crois, pour la première fois dans l’Essai de poétique. Seulement, je n’y mettais pas alors tout le sens que j’y mets maintenant. Je l’ai repris indépendamment du Moyen Age dans l’Introduction à la poésie orale. Et puis j’ai approfondi la notion dans le dernier paru, La Lettre et la voix. C’est-à-dire que j’y suis revenu relativement tard. Au fond, pourquoi ? C’est parce qu’il a fallu d’abord des années pour dépouiller des masses de choses, pour acquérir l’énorme savoir que j’ai acquis. J’essaie de me rappeler. L’Essai a paru en 72 ; et cela se trouve au début du livre. C’est dans mes cours à Montréal que j’ai commencé à parler de ces choses-là. J’y suis venu progressivement, j’ai parlé d’abord de l’aspect théâtral des performances. Ultérieurement, j’ai parlé de la voix, et la voix m’a amené à parler du corps, m’a amené au jeu. Dans mes cours, j’ai commencé de parler de ces choses-là vers 65, 66.

H. S. : Ah ! l’effervescence des années soixante.

P. Z. : Certainement. Il y a une sorte – comment dirais-je ? – de montée qui est très nette. Ce qui, d’un côté, a abouti chez les étudiants à cette espèce de rejet d’un certain nombre de modèles, ce fut le cas pour moi-même et pour un certain nombre de gens de la génération précédente. Et cela s’est traduit également par une interrogation sur le discours qu’on tenait et sur notre enseignement.

H. S. : Y a-t-il un lien qui s’instaure là ?

P. Z. : Il est difficile d’établir des liens très précis. Je me rappelle qu’en 68, je dirigeais l’Institut des langues romanes à Amsterdam : c’était une grosse machine, il y avait, je ne sais pas, quatre cents étudiants. Et donc, nous avons eu une sorte de révolution. D’ailleurs, cela a été assez dur à Amsterdam : on a même eu un étudiant qui a été tué par la police. Mais en tout cas, il s’était formé une espèce de comité d’étudiants avec lequel j’ai tout de suite collaboré ; et on a essayé de recréer un enseignement sur des bases uniquement orales : c’est-à-dire, en bannissant de cet enseignement la médiation de l’écriture. Non pas en abolissant les livres. Mais nous voulions un enseignement qui aurait tenu davantage de la maïeutique que du cours. On a essayé. Moi, j’ai réussi à tenir ça pendant un an, un an et demi. Du reste, certaines expériences se sont avérées désastreuses, parce que ce genre de choses ne s’improvise pas. A ce moment là, j’ai quitté.

H. S. : Il y avait un intervalle considérable entre les leçons et les expériences des années trente et des années soixante. En ce qui concerne vos recherches sur la théâtralité, cette distance, comment s’explique-t-elle ?

P. Z. : J’allais dire que, dans mon cas particulier, entre le moment où j’étais l’élève de Cohen et celui où j’ai commencé, il s’est écoulé presque trente ans. Mais au cours de ces trente ans, il y a d’abord eu les années de guerre, pendant lesquelles on avait d’autres choses à faire. Puis, il y a eu pour moi les véritables années d’apprentissage, les années quarante, durant lesquelles j’ai appris, j’ai lu des textes, j’ai fait cet énorme livre, l’Histoire littéraire de la France médiévale qui m’a demandé dix ans de travail, mais qui m’a appris beaucoup de choses. C’est-à-dire qu’au fond, les études universitaires m’avaient donné des idées, m’avaient fait connaître des gens comme Cohen, cela avait été une expérience extrêmement enrichissante, mais qui m’avait très peu appris. L’Université m’a très très peu appris. Donc, j’ai dû apprendre après-coup. Il m’a fallu presque vingt ans, et il y a eu la guerre, ce qui explique que l’Histoire de la France médiévale n’ait paru qu’en 54. On peut dire que ce sont meine Lehrjahre, comme Wilhelm Meister !

H. S. : Das stimmt !

P. Z. : Ensuite, j’ai commencé à regarder les choses. Je peux dire que la première démarche originale que j’ai faite dans laquelle j’ai essayé d’aller au-delà de ce que j’avais appris, au-delà des expériences antérieures – et peut-être que là, il y a eu une résurgence de ces images venues de la vieille Sorbonne – cela a été une conférence que j’ai faite au centre de Poitiers dans l’été 58, je crois. L’idée m’en était venue même l’année précédente. C’était René Laborde, qui était historien de l’art, et qui était en train de confectionner un fichier photographique sur l’art médiéval. Il rangeait ses photos par terre et alors, j’ai pris le paquet et j’ai fait comme ça. Vous savez, enfin, vous n’avez peut-être pas cette chose, mais anciennement dans le temps : c’était un jeu qu’on donnait aux enfants, avec vingt fois le même dessin et chaque fois une petite différence, et quand on les passait comme ça, rapidement, on avait l’impression que donne le cinéma. Bref, cela m’a donné cette impression. Cela m’a donné une idée de la mouvance, de la variation, enfin de ce que j’ai développé par la suite. Et j’avais, enfin, j’ai toujours un ami italien avec lequel j’étais assez lié : D’Arco Avalle. Et quelques temps après, Avalle m’envoya son premier article, qui s’appelait « Variatione su tema obligato », et cela portait exactement là-dessus. Mais, lui, il avait pris des textes littéraires, alors que moi, j’avais eu des photos. C’est là que l’idée m’est vraiment venue que tout cela vit, comme un corps avec les battements du sang. Je n’aurais pas pu à l’époque m’exprimer avec cette métaphore. Mais finalement, il est possible que certains souvenirs, moins de l’enseignement de Cohen que de sa conversation, aient pu resurgir. Par exemple, sa conception du théâtre ; parce que Cohen, vous savez, pratiquait la variante.

H. S. : Là on était en pleine période structuraliste. Il devait y avoir un certain écart entre la structure linguistique et les gestes, ou bien votre idée de la poésie du corps.

P. Z. : Vous avez tout à fait raison. Alors, je pense que cet impact du structuralisme a retardé la sortie de tout ce j’avais à dire sur le corps et la voix. Cela l’a retardé. J’aurais pu le dire des années plus tôt s’il n’y avait pas eu l’épisode du structuralisme. Oh, je ne renie rien. C’est ça qui m’a permis bien des choses. Mais il est clair qu’au début des années soixante, quand cela a commencé, en tout cas dans le milieu où je travaillais, cela a pris une très grande importance. C’est à ce moment-là que j’ai connu Greimas, avec lequel je me suis lié d’amitié pendant assez longtemps. Et alors, c’était très tentant. Ces gens-là apportaient une scientificité qui avait toujours manquée à ces études. Et il a fallu traverser tout cela pour se rendre compte que c’était au prix de l’abandon – justement – de toutes les valeurs existentielles. Je pense que cette espèce d’autocritique, elle correspond pour moi aux années où j’ai écrit l’Essai de poétique. Dans l’Essai, cela se sent ; il y a encore des passages qui me font penser aux premiers écrits de Todorov. Et il y en a d’autres, en particulier au début, où justement, pour la première fois, je prends l’idée de théâtralité. Les premiers chapitres ont été écrits, comme presque toujours, en dernier lieu.

H. S. : Avez-vous remarqué un mouvement semblable chez Barthes ? Car lui aussi, il était roi d’un certain cercle structuraliste. Il y a aussi, comme vous disiez, ce langage extrêmement charnel qu’on perçoit surtout dans les derniers écrits.

P. Z. : J’ai eu l’impression que Barthes, de son côté, sur le chemin de crêtes, sur une scène bien éclairée, et moi, d’une façon plus modeste, nous suivions exactement le même chemin. Moi, j’en ai toujours eu l’impression. Et d’autant plus que, non seulement j’ai lu tout ce qu’écrivait Barthes, mais c’est un homme pour lequel j’avais beaucoup d’amitié. Il était d’une très grande discrétion, il manifestait très peu. Mais j’ai toujours eu le sentiment que, en tout cas, il avait de la sympathie pour moi. Et l’évolution a dû se faire au même moment, dans la fin des années soixante. Et là, c’est très net que les tout derniers livres de Barthes, qui à mon avis sont les plus beaux, montrent un autre langage : Fragments d’un discours amoureux, c’est admirable. C’est bien le genre de livre que je voudrais faire. Mais en tout cas, ce parallélisme est d’autant plus significatif que, Barthes et moi, nous sommes tout à fait de la même génération. Et on était deux hommes différents.

IV. Les années théâtrales

H. S. : Reprenons le fil de notre dialogue d’hier. Quel était l’essentiel de votre expérience théophilienne ?

P. Z. : Pour moi, le fruit que j’ai pu tirer de cette expérience, en ce qui concerne tout ce dont nous avons parlé sur la théâtralité des textes et, d’une manière générale, sur ce qu’est le théâtre, cela m’est venu de réflexions ultérieures. Et quelquefois, très rarement, mais dans les années qui ont suivi. Pendant les années de guerre par exemple, lorsque j’étais en Suisse, j’ai commencé à m’intéresser vraiment au théâtre comme théâtre. Et alors, là, des souvenirs sont ressortis : cela a pris forme, cela a pris position, pour ainsi dire. Mais sur le moment, au cours des deux ans pendant lesquels j’étais dans la troupe, ce qui comptait pour moi, beaucoup, c’était cette atmosphère d’amitié. Il régnait quelque chose qui ressemblait plus ou moins à cette espèce de « bohème » des troupes d’acteurs ; c’était un esprit particulier.

H. S. : Qu’en était-il de l’esprit des jeunes pendant les années trente, que ce soit dans le contexte de cette troupe, de cette bande réunie autour de Cohen, ou en général, à la Sorbonne ?

P. Z. : Vous savez, naturellement, quand je reviens sur cette période, ma mémoire me joue peut-être des tours, c’est-à-dire que c’est un peu recréé. Je crois qu’il se passait quelque chose dans le groupe des camarades que j’avais. C’était spontané, je me liais avec des garçons ou des filles qui avaient un minimum d’esprit critique. Je dis cela parce que je ne sais pas dans quelle mesure les groupes auxquels je me suis ainsi associé étaient tout à fait représentatifs. Mais en tout cas, ce qui est certain, c’est que dans le milieu étudiant que j’ai fréquenté, l’Université avait complètement perdu tout prestige. On avait l’impression d’une institution poussiéreuse, vieillie, qui était incapable de répondre aux questions que la vie nous posait. Cela, c’était très net. De temps en temps, il y avait un professeur qui apparaissait comme plus vivant, et c’était le cas de Cohen. Encore une fois, j’insiste parce que c’est un contraste qui me paraît expliquer bien des choses. Plus tard, je me suis dit que l’œuvre scientifique de Cohen ne valait pas. Mais il n’empêche que, pour moi et pour tous ceux que je connais et qui l’ont approché, c’était vraiment un homme qui avait une capacité de rayonnement ; et surtout, qui nous donnait une impression de liberté. De même, j’ai fait du droit, et à la Faculté de Droit, j’ai eu un professeur dont je n’ai plus jamais entendu parler. Je ne sais pas ce que c’est : peut-être que, juridiquement, c’était quelqu’un de médiocre aussi. Il enseignait l’histoire du droit. C’était un homme qui parlait bien et, à cause de la matière même, il m’a donné à moi une telle impression de liberté. Par ce qu’il donnait à travers son discours, je comprenais que toute la société, les structures sociales, toutes ces choses qui nous entouraient et qui semblaient mortes, étaient un objet d’histoire. Donc, il y avait une distance possible. Et c’est ça qui a fait de moi un médiéviste. Hop ! C’est à la suite d’un cours d’histoire du droit, que j’ai décidé de faire des lettres et de suivre le cours de Cohen. D’autre part, ce qui pesait très lourd, surtout depuis 1935, et jusqu’à la guerre, c’est qu’on sentait venir la guerre. On sentait venir une catastrophe. Et je m’en rappelle très bien : pour moi, un peu après cet épisode des Théophiliens, vers 38-39, j’en arrivais à souhaiter une catastrophe, tellement l’avenir individuel semblait bouché. J’avais à peine plus de vingt ans, et je pensais : « tout vaut mieux que ça ». Et d’autre part, la jeunesse était très fortement politisée et naturellement polarisée vers des extrêmes. Mais, autant que je me souvienne, à l’Université, à Paris, la polarisation était surtout faite sur ce qu’on appelle les Ligues, c’est-à-dire, les groupes d’extrême droite plus que d’autres. Et puis, il y avait les communistes.

H. S. : Et vous, comment vous êtes-vous situé ?

P. Z. : J’ai subi une forte tentation fascisante. Pendant deux années, entre 35 et 36, pour gagner l’argent de mes études – après la mort de mon père, j’en avais besoin – je me suis engagé l’été comme précepteur dans une famille, une noble famille italienne, en Italie. Et là, je me rappelle que j’étais enthousiasmé par les fascistes, enthousiasmé. Pourquoi ? Je ne sais pas, une idée d’ordre… Et puis, je devais être très sensible à la rhétorique fasciste. Je me rappelle que, une fois revenu, alors qu’à l’époque je flirtais avec une camarade, une très gentille jeune fille, la fille d’un architecte assez connu, je lui avais parlé de mes vacances et je lui avais parlé avec enthousiasme de Mussolini. Et je me rappelle qu’elle m’avait répondu avec mépris, mais alors, un mépris cinglant : « Ah, ce César de carnaval ! » C’était une fille dont j’appréciais l’intelligence ; cela a commencé à me donner des doutes.

H. S. : Son expression tout court ?

P. Z. : Oui, oui. Et puis, les doutes se sont accrus. C’était au début de la Guerre d’Espagne, tout à fait au début. Je me disais plutôt que Franco était bien là pour mettre les choses en ordre. Et j’en ai parlé avec quelqu’un qui est devenu mon ami et qui l’est encore, Jean Rousset, de Genève. J’étais déjà de retour à Genève, et je lui ai dit je ne sais quoi qui pouvait être interprété comme une louange de Franco. Et Rousset, je m’en souviens, a simplement dit « Ah ? ». Un « Ah ? » sur un tel ton que cela a été fini. Cela a été une coupure et, depuis ce jour-là, cela m’a rendu au contraire extrêmement sensible à toute cette espèce de fascisme latent qui saturait l’atmosphère jusqu’à la fin de la guerre. Mais je crois qu’il était impossible dans les années trente, y compris les années où j’étais chez les Théophiliens, de faire abstraction de tout cela. On ne pouvait pas être apolitique, ce n’était pas possible.

H. S. : Les autres Théophiliens ont-ils suivi à peu près cet itinéraire ? Cohen ?

P. Z. : Il m’est difficile de le dire, parce qu’il y en a peu que j’ai vus après. En ce qui concerne Cohen, il ne se permettait aucune espèce de discours politique en présence de ses étudiants. Mais il est certain que Cohen sentait venir le Nazisme et, comme juif, il réagissait avec violence. Et il a été persécuté. Je vous ai dit hier ce qui lui est arrivé. Cela dit, je n’ai pas l’impression qu’il était ce qu’on appellerait aujourd’hui un « homme de gauche ». Il était simplement un homme de tradition libérale, comme on l’était dans sa génération. Et parmi ceux que j’ai retrouvés, il y avait, par exemple, Jacques Chailley.

H. S. : Le musicologue ?

P. Z. : Jacques Chailley, je ne sais pas du tout de quel bord il est comme homme politique, mais ce qui est certain, c’est qu’il est devenu rapidement – parce ce qu’il y avait peu de musicologues médiévistes en France – très rapidement un mandarin. C’était le grand homme, avec tout ce que cela suppose à la fois de volonté, de puissance et cela, je pourrais dire que cela fait, au moins psychiquement, des hommes de droite. Dans le cas de Marcel Schneider, par exemple, je ne sais pas. Il est certain, autant que je m’en rappelle, qu’un homme comme Moussa Abadi devait être sans doute ce qu’on appellerait aujourd’hui un homme de gauche. Il y a Yette Jeandet ; j’ai l’impression qu’elle était complètement en dehors de cela, elle était vaguement socialisante, comme on l’était en général dans le milieu intellectuel.

H. S. : Dans les Lettres aux américains, un petit livre que Cohen a publié à New York pendant la guerre, il a parlé brièvement de l’invitation d’Hitler faite aux Théophiliens à faire une tournée en Allemagne. La date exacte de cette invitation m’échappe, mais ce qui me frappe, c’est justement cette problématique d’un fascisme latent dont vous venez de parler. Alors, la question qui se pose est la suivante : cette tentative de faire (re) vivre un certain passé médiéval répondait-elle à certaines aspirations ou bien à un désir chez les soi-disant fascistes ? Est-ce qu’on pourrait situer cette expérience théophilienne dans un tel contexte ?

P. Z. : Je ne crois pas qu’on peut dire cela ; mais qu’il y ait eu des possibilités de récupération, cela c’est possible. Car il est vrai que tous ces mouvements fascisants – et les nazis n’ont fait que prendre leur suite – exaltaient le passé national. Or, le passé national, dans la perspective hégélienne – il vaudrait la peine de relire le chapitre de Hegel sur la chevalerie ! – c’est cela. Ce Moyen Age de pacotille, mais qui est aussi le Moyen Age de la foi, de la guerre, de l’ordre, de la nation, du fait de vivre de l’épée. Je n’étais pas au courant de cette invitation, mais si le fait est vrai, il est tout à fait significatif.

H. S. : Dans quel sens à votre avis ?

P. Z. : Significatif justement, parce que si une invitation émane, disons de l’homme du gouvernement allemand, c’est qu’il avait été renseigné par son ambassade à Paris sur les éléments de la culture française de l’époque qui allaient dans ce sens-là ou qui pouvaient être poussés dans le sens de cette Neues Europa dont rêvait Hitler. Oui, une tentative de récupération comme celle-là me paraît tout à fait vraisemblable. Mais si Cohen s’y était opposé, je pense que Cohen sentait le danger.

H. S. : En était-il tout à fait conscient ?

P. Z. : Oui, je pense.

H. S. : Quant aux Théophiliens, bien sûr, ce n’est pas possible de tenir compte de tous les Théophiliens, mais d’après vos propres expériences, les étudiants étaient-ils sensibles à ces possibilités, à ces dangers de récupération ?

P. Z. : Je ne peux pas parler aux noms des autres, mais à supposer que la chose se soit produite quand j’étais dans la troupe, je n’y aurais certainement pas été sensible. Seulement, encore faudrait-il voir à quelle date cela se passait.

H. S. : Il faut vérifier [mai 33-juin 40].

P. Z. : Par exemple, moi, je suis allé en Allemagne indépendamment des Théophiliens. J’avais fait partie d’un groupe d’étudiants français invités par une corporation d’étudiants allemands. Comment dire ? une Zunft, à Cologne. En 1934, on savait que les nazis étaient au pouvoir. On voyait dans les rues des types en uniforme. Mais pour un étudiant – j’avais dix-neuf ans à cette époque – il m’était totalement impossible de présumer même ce qu’était ou, à plus forte raison, ce qu’allait devenir le régime. Je suppose que si, pour une raison quelconque, par une aberration, Cohen avait accepté une invitation comme celle-là, nous, les acteurs de la troupe, on y aurait vu la possibilité d’un voyage, on aurait interprété cela comme une preuve de rayonnement, et puis c’est tout, je pense. Mais peut-être que je me trompe. Il y avait peut-être dans la troupe des… je ne sais pas.

H. S. : Et vous, pendant les années de guerre, étiez-vous en Suisse ?

P. Z. : A ce moment là j’étais en Suisse. Mon père est mort pendant le cours de mes études et ma mère a décidé de se rapatrier, de rentrer à Genève en 1936. C’est l’année où j’ai terminé mes études. C’est-à-dire que j’ai fait ce qu’on appelait à l’époque le Diplôme d’Etudes Supérieures, l’équivalent de la maîtrise aujourd’hui. Comme j’étais resté suisse, je ne pouvais pas passer l’agrégation et, à l’époque, à cause de ma nationalité, je n’avais aucune possibilité de mener ma vie en France. C’est Cohen, que j’avais consulté, qui m’avait conseillé de rentrer en Suisse et de faire tout de suite une thèse de doctorat sous sa direction. Je m’en rappelle très bien, car cette direction a tenu en un mot. Je lui avais dit : « Mais, maître, trouvez-moi un sujet, et je l’emporterai. » Il a cherché dans un fichier et il m’a dit : « Voilà, il y a un très beau sujet : il faudrait étudier de près, sérieusement, la légende de Merlin. » Alors je lui ai dit : « D’accord. Qu’est-ce qu’il faut lire ? » Il m’a dit – c’est là le seul mot – cette syllabe : « Tout ». C’est la seule direction que j’en ai eu. Puis je suis parti en Suisse avec ce bagage ultraléger ; et j’ai commencé à travailler. J’ai travaillé pendant huit ans, absolument sans aucune direction. C’était un peu compliqué, enfin, je suis rentré en Suisse. C’était à la fin de 1936, puis il y a eu 37, 38, 39. Tout de suite là, il fallait que je gagne la vie : j’ai commencé à enseigner dans une école à Genève tout en consacrant la plus grande partie de mon temps à ma thèse. La guerre est arrivée vite. Et puis, pendant la guerre, j’étais en âge d’être mobilisé. J’ai été mobilisé dans la milice suisse, j’ai été soldat deux ans.

V. Après-coup

H. S. : J’aimerais bien qu’on revienne à cette question des rapports, qu’ils soient clairs ou ambigus, entre la littérature et une éventuelle récupération politique. Comment voyez-vous cette situation, que ce soit dans le contexte de cette période douloureuse ou, même, dans celui d’aujourd’hui. Car il me semble que le Moyen Age joue toujours ce rôle précaire de passé originaire, de point de repère de la critique d’une culture européenne.

P. Z. : Je répondrais sur deux plans. D’une part, je crois qu’aujourd’hui, et peut-être du fait de l’extrême sophistication des procédés publicitaires, aujourd’hui, tout est récupérable. Quoi que vous fassiez, que vous disiez, cela peut être l’objet d’une récupération, c’est-à-dire d’une interprétation qui vous échappe et qui, peut-être, sert les buts d’un autre. Est-ce que cela a toujours été comme ça ? Je ne pense pas. J’ai l’impression que cette espèce de récupération généralisée est liée au développement des techniques de la publicité, à son hégémonie, qui dure certainement depuis le début des années quarante jusqu’aux années quatre-vingts. Il y a eu un demi-siècle de règne des idéologies. Je pense que toute idéologie est comme une pieuvre qui essaie de… Il est possible que ça change, car il me semble – surtout avec les événements qui se sont produits dans le monde communiste et compte tenu de l’espèce de désaffection de la chose publique, qui se manifeste dans ce qu’on appelle conventionnellement les démocraties – je pense que, dans ces conditions, les idéologies sont en train de s’écrouler. Et cela rend pour ainsi dire les récupérations beaucoup plus aléatoires et, pour ainsi dire, beaucoup plus inutiles. Peut-être même impossibles. C’est une espèce de rêverie philosophique. En ce qui concerne le Moyen Age, la question pourrait se poser. Est-ce qu’il est plus facilement récupérable que d’autres choses ? Est-ce qu’il est davantage récupérable que la Renaissance ou que l’Antiquité ? A vrai dire, je ne sais pas. Je pense que ce qui fait que la référence au Moyen Age a une certaine force d’application pratique, c’est qu’il représente le passé tout en étant relativement proche de nous. Et en particulier, le Moyen Age est l’époque au cours de laquelle se sont formées les nations modernes ; et ça, c’est très important. Cela nous ramène au Nazisme. Eux, les nazis, récupéraient le Moyen Age. Et pourquoi ? Pourquoi Wagner, qui est un musicien très compliqué et au-dessus de la culture moyenne des gens, a-t-il été l’objet d’une véritable exploitation par les nazis ? Ce sont, par exemple, toutes les éditions qui ont été faites par les nazis des textes du Moyen Age. C’est un passé qui est assez lointain pour être noble, digne de toute estime et de toute vénération ; et en même temps, c’est notre passé, le passé de nos nations. A part les Grecs d’aujourd’hui, personne ne peut s’exciter sur Démosthènes, tandis qu’on peut s’exciter sur Perceval.

H. S. : Un petit exemple, si vous me le permettez : en revenant aux Etats Unis au mois de janvier dernier, j’ai vu à la télévision une publicité sur les militaires, les militaires en chevaliers médiévaux : montés sur leurs chevaux, brandissant leurs épées, d’innombrables Perceval qui se battent contre les païens et, donc, qui défendent à tout prix leur nation. Cela souligne votre idée d’une tentative de récupérer un certain Moyen Age. Ma mère, qui a poursuivi des études supérieures en Allemagne en 35-36, a sauvegardé une affiche d’Hitler en Parzifal. Lui aussi avec son épée, lui aussi en sauveur, en chevalier qui allait défendre jusqu’à la mort la pureté, l’unité de cette nation originaire, l’Allemagne, c’est-à-dire l’Allemagne médiévale.

P. Z. : Oui, oui, c’est ça. Ce qu’on peut encore ajouter, c’est que, si ces choses-là fonctionnent, c’est qu’il y a certains mythes ou une certaine interprétation mythique du Moyen Age qui est toujours vivante.

H. S. : Est-ce que c’est une mythologie encore vivante ici au Québec ?

P. Z. : Si j’en juge par les réactions des étudiants auxquels je faisais ce cours d’initiation et pour lesquels je parlais de « société médiévale », cela n’existe pas. La coupure est complète. Je me rappelle qu’une fois, un de mes très bons étudiants, qui avait suivi ce cours de façon attentive, me comparait à Christophe Colomb : « vous faîtes découvrir un nouveau continent ! » Au Canada, les canadiens français, c’est une souche de paysans, de soldats, de gens qui, au moment de leur implantation ici, représentaient la population analphabète des provinces françaises. Dans une certaine mesure, la culture américaine a recueilli davantage d’éléments mythiques européens. C’est paradoxal, mais finalement je me demande si la grande génération aux Etats-Unis, si ces gens-là n’étaient pas profondément imprégnés de culture européenne, beaucoup plus que les créateurs du Canada.

H. S. : A travers des stéréotypes ou lieux communs propres au Moyen Age qui subsistent même ici au Canada, ou bien aux Etats Unis, la question se repose. Comment faire revivre un passé ? A quel but ?

P. Z. : Quand on dit « faire revivre », le terme est double et comprend cette idée de réduplication et de recommencement, mais c’est surtout « vivre ». Or, je pense que rien ne vit que le présent. Le présent est vie, la vie est présent. La vie est présence. Faire revivre quelque chose qui n’est plus, cela signifie donc lui rendre sa présence, c’est-à-dire, le rendre présent. C’est une exigence qui est paradoxale. Mais je pense que la seule possibilité, c’est, à l’aide évidemment des connaissances, des savoirs nécessaires, que toute la phase d’accumulation d’un savoir érudit subsiste intégralement à travers tout cela, c’est de rendre possible, pour ainsi dire, une prise de possession par moi, ou par vous. C’est un être actuellement vivant qui prend possession, c’est-à-dire, qui s’assimile, qui s’intégre une certaine… Je dirais que ce morceau de passé prenne sa place dans mon univers intérieur actuel, compte tenu de toutes les différences dues à la chronologie, au passage du temps. Et c’est pourquoi je parlais hier d’une démarche d’intelligence poétique. Parce que je pense que, dans cette attitude que je propose, dans la réanimation du passé, les analogies jouent un rôle capital. Vous comprenez, par exemple, telle situation que l’histoire, les documents ou les archives, tel événement dont les documents m’apprennent qu’il s’est passé au treizième siècle, si je le rapproche de façon analogique, par une sorte de perception intuitive, par certains de ses aspects, d’un événement que moi, j’ai vécu de mon temps, alors aussitôt je projette, pour ainsi dire, sur cet événement ancien quelque chose. Certes, j’évite que cela soit une projection de sentiments naïfs et trop simples, mais du moins, j’y projette un certain engagement personnel. Et par là, je peux l’intégrer à ce qui est, pour moi, le monde que je vis. Naturellement, ce que je dis là s’oppose absolument, violemment, je dirais même de façon programmatique, à l’idée d’objectivité. Mais c’est une idée qui ne m’intéresse pas. On pourrait en faire la critique, en faire une analyse, mais pour moi, elle est purement et simplement dépourvue d’intérêt. Je ne vois pas ce que je peux en tirer. Alors que cela fait maintenant un demi-siècle et plus que, de façon plus ou moins claire, je n’ai jamais accepté de parler ou de consacrer le temps nécessaire à la recherche de quelque chose pour quoi je n’avais pas préalablement un attrait affectif.

H. S. : D’où l’importance du langage théâtral ?

P. Z. : Naturellement. Pour moi, depuis toujours, depuis l’époque où je préparais ma thèse, autant que je me rappelle, j’ai toujours eu ce désir de faire que mon objet m’importe, je veux dire, m’importe à moi, à quelque chose dans mon ego. Je m’en rappelle très bien, par exemple, à l’époque où j’écrivais mon mémoire de maîtrise sur le cycle du Lancelot-Graal. J’avais simultanément publié un recueil de poèmes, et ce recueil de poèmes, je l’avais intitulé Le Chevalier. Dans le poème central, je faisais parler Perceval. Il n’y avait pas de rapport absolument immédiat, enfin externe, entre ces deux choses, mais ce n’est pas un hasard que cela ait été simultané. Je me rappelle de quelques vers. Les poèmes de ce recueil étaient écrits en terzine à la manière de Dante. J’étais en train, à l’époque, d’apprendre l’italien et j’avais tout de suite commencé à l’apprendre avec Dante. Perceval disait : « car je suis nice et cher de fruits nouvels et suis de ceux qui partent sans savoir, dès qu’on leur a nommé Jérusalem ». Ce dont je me souviens me montre que j’avais besoin de cela, c’est-à-dire que mon travail sur le Lancelot-Graal y était intégré. Alors cela ressortait de façon un peu naïve, sous la forme de thèmes poétiques, mais des thèmes poétiques où je dis « je ». C’était un niveau tout à fait scolaire, le niveau d’un adolescent. Mais ensuite, quand j’ai fait ma thèse sur la légende de Merlin, je me souviens très bien que cela avait posé pour moi plusieurs problèmes, que j’ai résolus par rapport à ce que je vivais à l’époque. L’essentiel de ma thèse a été préparé et écrit au début de la guerre. Du reste le livre a été imprimé en 42 et j’ai soutenu en 43. Je me rappelle très bien que c’était les événements de l’Europe en guerre qui m’avaient inspiré, qui m’avaient donné l’idée de l’analyse que j’ai faite du cycle de Robert de Boron. J’avais transposé… Je crois que cette analyse est valable. Je n’ai pas pris des choses extérieures pour les plaquer, mais j’ai vécu, j’ai compris. C’est-à-dire que j’ai pratiqué une herméneutique de ces textes qui était éclairée, non pas de l’extérieur mais profondément, de l’intérieur, par un certain drame de l’époque. Je m’en suis rendu compte ultérieurement. A l’époque je fréquentais celle qui est devenue, peu après, en 41, ma première femme. Elle était beaucoup plus politisée que moi.

H. S. : Dans quel sens ?

P. Z. : C’est-à-dire qu’elle était beaucoup plus perspicace en ce qui concernait le drame de l’Europe, l’avenir du fascisme, les conséquences que pourrait avoir l’hitlérisme. Avec le recul du temps, il me semble que, dans cette analyse que j’ai faite, les conversations que j’ai eues avec elle ont pu jouer un rôle. Mais, encore une fois, pas de l’extérieur. Tout cela créait, pour ainsi dire, un milieu intérieur qui était le milieu des idées, des sentiments, des réactions qui m’étaient imposés par le monde où je vivais et qui étaient nécessaires à ma vie dans ce monde-là. Et, d’une certaine manière, l’objet de ma recherche s’y est trouvé intégré.

H. S. : On a parlé tout à l’heure de l’efficacité des analogies. Quelle était donc l’analogie que vous aviez établie entre le texte de Robert de Boron et l’époque ?

P. Z. : Cette analogie est difficile à définir. C’est moins une analogie formelle qu’une analogie, je dirais, dans les formes d’espoir. Il faut se mettre dans la perspective de ce qu’était l’Europe, disons, en 40-41. La situation était d’autant plus grave que j’étais mieux informé que les autres ; parce que, moi, j’ai passé un an en Allemagne pendant la guerre. J’étais en Allemagne, attendez, toute l’année 41 et le début de l’année 42. J’avais été nommé, enfin, on m’avait offert le poste de lecteur de français dans une université allemande.

H. S. : Quelle université ?

P. Z. : Halle, près de Leipzig. J’avais accepté parce que cela me permettait d’avancer dans ma thèse. Mais en Allemagne, sur place, on savait ce que c’était ; et quand je suis revenu en 42, là, il n’y avait plus de doute. Je suis revenu en Suisse, je ne voulais pas rester, cela devenait impossible.

H. S. : Comment avez-vous vécu cette année en Allemagne, c’était en 41 ?

P. Z. : Disons, c’était très dur, de toutes manières. Mais pour moi, je ne risquais rien. Le risque était celui que pouvait courir n’importe quel citoyen allemand. Mais surtout, on apprenait ce qu’était le régime. Et puis entre-temps, Dieu sait, j’avais complètement perdu mes anciennes sympathies fascistes d’adolescent. J’étais arrivé en Allemagne avec de forts préjugés et en me disant qu’il fallait absolument que je voies, que j’expérimente le plus de choses possible de ce régime. Et après quinze mois, c’était devenu intolérable. Je suis rentré en Suisse. Ce n’était plus possible. Donc, quand je suis rentré, je savais ce que c’était. Or, vous savez, au début de 42, non seulement on ne pouvait pas prévoir la fin, mais on avait l’impression que Hitler avait réussi son coup. C’est-à-dire que, véritablement, au printemps 42, c’était – attendez, l’attaque contre la Russie, contre l’Union Soviétique, c’était en 41, je crois, parce que je me rappelle encore le matin où ils ont attaqué. Et les Allemands eux-mêmes étaient très inquiets parce que : qu’est-ce qui allait se passer ? Mais en 42, c’était fait, ils avaient bouffé la Russie. Donc là, on avait l’impression que ce Tausendjähriges Reich, cela y était, c’était fait. C’est dans cette situation, avec cette conviction, que j’ai essayé de retrouver ce qu’avait pu être le plan de cette trilogie dans laquelle Robert de Boron raconte une histoire qui commence avec l’évangélisation, qui raconte l’avènement de la chevalerie, la découverte du Graal et la fin, virtuellement, la fin du monde. C’est-à-dire que c’est toute une vision de l’histoire. Je ne me rappelle plus de tous les détails de mes pensées de l’époque, mais ce qui est certain, c’est que tout ceci en était absolument indissociable. Et si on m’avait dit : « tu n’as pas à t’en préoccuper dans tes expériences », je me serais fâché. Ou je ne me serais pas fâché, parce que je ne suis pas d’un tempérament colérique, mais j’aurais considéré que l’objecteur était un imbécile.

H. S. : Vous avez profité de vos expériences en Allemagne de façon quasiment théâtrale.

P. Z. : Dans une certaine mesure, oui, on pourrait le dire. Il y a en effet une certaine façon d’entrer dans l’événement, de jouer l’événement. Voilà ce que l’on pourrait dire en allant le plus loin possible dans cette direction, c’est que l’attitude de l’historien envers son objet, telle que je la conçois, est semblable à celle de l’acteur envers le personnage. Seulement, c’est une similitude. Concrètement, il est difficile d’établir exactement les relations. Mais, sans doute, je pense qu’on pourrait dire cela. Le personnage est conçu par l’auteur de la pièce, donc l’acteur n’est pas responsable du personnage ; il est responsable de le faire vivre. Il en va de même de l’histoire, parce que vous avez tout un savoir érudit qui constitue l’événement, qui le constitue au sens de forme, et l’historien a à le faire vivre.

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1 « Quatre termes seulement, ici marqués d’un astérisque, sont des néologismes de ma part », affirme Paul Zumthor au seuil de l’index à son Essai de poétique médiévale (Paris, Seuil, 1972, p. 505) Il s’agit de « légende », « mouvance », « Rencontre » et « théâtralité » (cf. pp. 507-09). Près de vingt années plus tard, à l’occasion de la traduction américaine de son Essai, Zumthor est revenu sur le développement de sa propre terminologie : la thèse dans La lettre et la voix « hinges on philosophical and ethnohistorical conceptions, which, at the end of a long intellectual joumey, give unexpected meaning and weight to several notions put forward in the Essai to account for the mode of existence of old texts (mutability on the one hand ; theatricality on the other), notions that, together with that of writing, provide a tension that gives these studies a dramatic dimension » (Toward a Medieval Poetics, trad. américaine par Philip Bennett, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1992, P. xiv). Bennett estime que « théâtralité est l’un des termes dont l’emploi technique est au plus près de son emploi non technique et qu’il ne nécessite pas plus de commentaire » (ibid., p. 407).

2 Essai de poétique médiévale, op. cit., pp. 37, 38 et 39.

3 La lettre et la voix. De la ‘littérature’ médiévale, Paris, Seuil, 1987, p. 289.

4 Cf. Platon, Les lois, III, 70la.

5 « L’instinct de théâtralisation, que je revendique l’honneur d’avoir découvert, peut trouver sa meilleure définition dans le désir d’être ‘autre’, d’accomplir quelque chose de ‘différent’, de créer une ambiance qui ‘s’oppose’ à l’atmosphère de chaque jour. C’est là un des principaux ressorts de notre existence, et de ce que nous appelons progrès, changement, évolution, développement, dans tous les domaines de la vie » (Nicolaï Evreinov, Le Théâtre dans la vie, Paris, Stock, 1930, p. 23).

6 Cf. Edward Stark, Starinnyj teatr [Le théâtre ancien], Petrograd, Tret’ja straza, 1922 ; Nicolaï Evreinov, Histoire du théâtre russe, Paris, Editions du Chêne, 1947, pp. 373-89 ; et Nicolas Weisbein, « Le théâtre médiéval en Russie et en France », Revue des études slaves, 53/1, 1981, pp. 39-45.

7 Cf. Josette Féral, « La Théâtralité. Recherche sur la spécificité du langage théâtral », Poétique, 75, 1988, pp. 348 et 359.

8 Roland Barthes, « Le théâtre de Baudelaire » [1954], Essais critiques, Paris, Seuil, 1964, p. 41.

9 Jean-Pierre Sarrazac dit quelque chose d’analogue : « Barthes-Hermès s’empare de la ‘théâtralité’, cette épaisseur de signes, […] pour la mettre au service de son nouveau combat, […] une écriture polyphonique et illimitée » (« Le retour au théâtre », Communications, 63, 1996, p. 13). Voir également Bernard Comment, Roland Barthes, vers le neutre, Paris, Christian Bourgois, 1991, pp. 105-06.

10 Correspondance du 30 Mars 1991.

11 Gustave Cohen qui avait notamment édité en 1925 Le Livre de conduite du Régisseur et le Compte des dépenses pour le Mystère de la Passion joué à Mons en 1501 (Paris, Champion).

12 Parler du Moyen Age, Paris, Minuit, 1980, p. 59.

13 « Mes relations avec Cohen ont été déterminantes pendant mes dernières années d’étude » (« Points de repère. Réponse à un questionnaire de Jean-François Duval (1989) », Ecriture et nomadisme. Entretiens et essais, Montréal, l’Hexagone, 1990, p. 15).

14 Je suis reconnaissante à Marie-Louise Ollier pour son appui et son encouragement à publier cet interview, ainsi que pour sa généreuse hospitalité voici quelques années. Je voudrais remercier Jacqueline Cerquiglini-Toulet et Alain Monteagle qui m’aidèrent à percevoir la forme que pouvait prendre l’ensemble, de même que Christopher Lucken qui a traduit avec moi cette introduction. Alice Kaplan m’a également beaucoup donné, me faisant partager ses connaissances sur cette période. Merci à Cassie Briggs et Emilie Gonand, qui travaillèrent avec moi à la transcription.