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Richesse, commerce et corruption dans la pensée d’Adam Ferguson

Marco GEUNA

Université de Milan

La genèse de la société commerçante

Adam Ferguson pose sur le problème du commerce et de la corruption un regard de « philosophe ». Ce n’est pas un expert en sciences sociales qui travaille comme on le ferait aujourd’hui sur un objet de recherche limité, mais au contraire un penseur typique du XVIIIe siècle qui s’interroge sur les liens entre économie, morale et politique. Il étudie les transformations qui ont abouti aux « nations policées et commerçantes » dans une perspective unitaire. Il ne sépare pas un aspect de l’activité humaine de l’autre, mais il recherche les liens qui existent entre la manière dont les hommes résolvent le problème de la subsistance, leur conduite morale et la conservation ou la perte de la liberté. Il s’interroge, ainsi, sur les nouveaux rapports qui se sont établis entre le commerce, la vertu et la corruption politique.

Comprendre et évaluer les transformations qui ont engendré le monde moderne, mais aussi déterminer les évolutions possibles de ces transformations : tels est le noyau de la recherche menée par Ferguson dans l’Essai sur l’histoire de la société civile1.

Adam Ferguson2, comme d’autres penseurs de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, développe sa réflexion sur les problématiques des sociétés commerçantes dans le cadre d’une histoire raisonnée, d’une histoire conjecturale3. En exploitant le matériau ethnographique contenu dans les rapports de voyages, et en appliquant largement la méthode comparative, dont la validité cognitive avait été mise en relief surtout par Lafitau, Ferguson distingue et décrit trois phases successives que les sociétés traversent d’habitude dans leur développement. Dans les zones tempérées de la terre, où existent des conditions naturelles plus favorables à l’espèce humaine, les hommes forment tout d’abord ce qu’en anglais on appelle « rude nations » (« nations grossières »), qui ignorent l’institution de la propriété. Souvent, ces sociétés deviennent ensuite des « nations grossières sous l’influence de la propriété et de l’intérêt » ; ce n’est qu’après une longue période historique que celles-ci se transforment en nations policées et commerçantes, phase finale et plus complexe des sociétés humaines.

Les sociétés qui ne connaissent pas l’institution de la propriété sont formées par des familles qui résolvent le problème de leur subsistance grâce à la chasse, la pêche et la cueillette. Ces populations que Ferguson, en reprenant Montesquieu, qualifie de sauvages, ne connaissent ni institutions politiques ni inégalités4. Quand les moyens de subsistance ne sont pas procurés et possédés en commun, comme dans le cas des nations sauvages, on voit se constituer progressivement une nouvelle structure sociale. L’épanouissement de la propriété privée et la naissance de l’intérêt individuel caractérisent la vie des peuples qui se consacrent à l’élevage ou à l’agriculture. Ces sociétés, classées comme barbares, présentent les premières formes permanentes de subordination et d’inégalité parmi les hommes, mais pas encore d’institutions politiques, ni de systèmes législatifs durables5.

Les nations policées et commerçantes se distinguent des précédentes en raison du développement d’une multitude d’arts et de techniques et en raison de la formation d’institutions politiques permanentes. Ce qui différencie nettement les sociétés commerçantes des sociétés sauvages et barbares c’est l’ample division sociale du travail qui s’y est opérée. Le monde moderne est, en effet, un « age of separations », « une époque où tout est séparé » : il se caractérise par la multiplication incessante des activités spécifiques. Ferguson fait observer : « Qui aurait pu prévoir, ou seulement énumérer les différentes occupations et professions qui distinguent les membres d’un état commerçant ? »6

La distinction qu’il considère comme la première en ordre d’importance est celle entre « le soldat et le citoyen pacifique », distinction en vertu de laquelle « on met dans des mains différentes la jouissance et la sauvegarde de la liberté »7. La séparation « entre les professions militaires et les professions civiles » marque l’origine de la société commerçante. Ferguson voit en cette séparation le début d’une différenciation toujours plus profonde entre la sphère économique et la sphère étatique. Cette distinction entre le domaine des rapports de marché et le domaine des rapports politiques, entre société et Etat, qu’il perçoit dans les plis de l’histoire de son temps, a pour origine la pratique du remplacement blâmée il y a plus de cent ans par beaucoup de penseurs républicains. « Quand on en vient à une époque de plus grand raffinement (…) ceux qui possèdent la part la plus considérable des richesses et qui ont le plus grand intérêt à défendre leur pays, parce qu’ils ont renoncé aux armes doivent payer pour l’exemption du service. Dès lors il leur faut entretenir les armées, non seulement quand elles sont mobilisées au loin, mais encore lorsqu’elles demeurent à l’intérieur du pays. »8 L’auteur qui voulait intituler son œuvre A Treatise on Refinement, ne peut pas négliger les aspects du raffinement même qu’il aimait le moins. Le philosophe qui enregistre les changements historiques ne peut pas cacher les valeurs sur lesquelles il fonde son analyse et il poursuit en ces termes : « Quand nous considérons la brèche qu’un pareil établissement peut ouvrir dans le système des vertus nationales, il est affligeant de voir que la plupart des nations qui ont entrepris la voie des arts civils, ont adopté, dans une certaine mesure, ce principe. »9 Ferguson voit dans la figure du marchand qui recule face à ses devoirs militaires, le signe de la constitution d’un domaine économique doué d’une relative autonomie, et dans la formation d’une armée permanente, le premier pas vers la constitution du système politique caractérisant les nations modernes.

Ferguson, républicain

Avant d’aborder les considérations de Ferguson sur la nouvelle situation économique des sociétés commerçantes – les problèmes de la division du travail dans la manufacture, du commerce, des dettes publiques – il est utile de signaler que ses réflexions ont été parfois interprétées d’une manière discutable. D’une part, Ferguson a été considéré comme un penseur républicain refusant complètement les transformations économiques qui ont abouti aux « nations commerçantes » ; d’autre part, il a été considéré comme un théoricien qui dénonce les aspects injustes et déshumanisants du système de production moderne, un critique – ante litteram – de l’exploitation.

En partant de l’opposition entre commerce et vertu qui est à la base de sa reconstruction de la pensée des commonwealthmen de la première moitié du XVIIIe siècle, John Pocock a défini Ferguson comme un penseur républicain qui refuse les transformations productives de l’économie de marché et a soutenu qu’il était le défenseur d’un retour à des formes économiques pré-commerciales et pré-capitalistes. Dans son Machiavellian Moment, il a souligné que l’Essai représente « la réflexion la plus machiavellienne issue d’une plume écossaise »10. Dans un essai postérieur, en voulant expliquer les résistances que David Hume a toujours manifestées face à l’Essai, John Pocock a présenté Ferguson comme le défenseur d’un « primitivist romanticism » ou mieux d’un « agrarian privitivism », proche de celui de certains commonwealthmen anglais de la première moitié du XVIIIe siècle11.

Une autre interprétation forcée qu’il faudrait éviter est celle que certains penseurs ont proposée, sous l’influence des jugements de Karl Marx à propos de Ferguson dans La Misère de la philosophie et dans Le Capital12. Mais si Marx avait parlé de la « dénonciation » de la division du travail faite par Ferguson, ces penseurs ont soutenu que dans l’Essai il est possible de retrouver des anticipations très significatives des formulations contemporaines de la notion d’exploitation13.

A mon sens, ces interprétations sont critiquables, car d’une part elles privilégient certains aspects de l’œuvre de l’Ecossais sans considérer le cadre conceptuel général qui était le sien, et d’autre part, elles insèrent sa pensée dans un contexte conceptuel et culturel qui n’est pas celui où elle s’est formée et affirmée. Les deux perspectives retiennent surtout de son œuvre la critique qui y est faite des mécanismes économiques de la société commerçante. Ni l’une ni l’autre ne saisissent la dimension de l’acceptation fondamentale de ces mécanismes qui est pourtant bien présente dans l’œuvre de l’Ecossais. Ferguson se déclare totalement convaincu du caractère irréversible du développement productif et des relations sociales qui caractérisent les sociétés commerçantes. C’est sans aucun doute un penseur républicain, mais un penseur caractérisé par ses origines écossaises. Dès l’époque de Fletcher et Seton, c’est-à-dire dès les premières années du XVIIIe siècle, les écossais s’étaient interrogés sur les moyens de faire sortir leur pays de la situation de retard et de stagnation dans laquelle il était resté pendant tout le siècle précédent. D’ailleurs, avec l’Union, ils avaient même décidé de renoncer à leurs institutions parlementaires afin d’avoir libre accès au marché anglais14. Une analyse plus détaillée des élaborations de Ferguson permettra de mieux développer ce point.

La division du travail

Ferguson souligne la prolifération de nouveaux arts et de nouvelles professions caractérisant les nations commerçantes et qui a comme conséquence la spécialisation de chaque individu dans une activité particulière. Il observe : « Tout métier peut demander l’attention entière d’un homme ; il possède ses mystères qu’il faut étudier ou acquérir par un apprentissage régulier. Les nations commerçantes en viennent au point d’être composées de membres qui, en dehors de leur métier, sont de la plus grande ignorance sur toutes les affaires humaines. »15 Parmi les autres travaux particuliers, au sein des sociétés modernes de marché, il y a aussi celui de l’intellectuel de profession, du producteur de culture. Ferguson ne néglige pas de souligner, avec une pénétration semblable à celle d’Adam Smith, que « L’art de penser, dans une époque où tout est séparé, peut lui-même former un métier particulier. (…) Les produits de l’intelligence sont mis sur le marché ; et les hommes sont disposés à payer pour tout ce qui tend à instruire ou à amuser »16.

Son analyse ne se borne pas a ces considérations sur la division sociale du travail, mais elle examine aussi les conséquences de la division technique des tâches dans la manufacture. Ferguson enregistre d’une manière critique l’appauvrissement des facultés humaines des travailleurs subordonnés insérés dans la grande « machine » de la manufacture. Il écrit : « Plusieurs de ces arts mécaniques n’exigent aucune faculté particulière ; ils parviennent d’autant plus au succès qu’ils n’utilisent ni la raison ni le sentiment. Et l’ignorance est la mère de l’industrie, aussi bien que de la superstition. La réflexion et l’imagination sont sujettes à l’égarement, mais l’habitude de mouvoir le pied ou la main ne dépend ni de l’un ni de l’autre. (…) l’atelier peut être considéré, sans aucun effort d’imagination, comme une machine dont les parties sont des hommes. »17

Malgré cela, Ferguson dit clairement que la division du travail dans la sphère productive est à considérer comme une transformation positive, qu’il faut accepter pleinement, car elle ouvre aux nations les portes de la richesse. C’est-à-dire qu’elle amorce un processus de continuelle croissance économique : « La séparation des arts et des professions ouvre les sources de la richesse : toute espèce de matière est travaillée dans la plus grande perfection, toutes les denrées sont produites dans la plus grande abondance. »18 Contre ceux qui trop rapidement font de Ferguson un critique de l’aliénation et de l’exploitation, il faut rappeler qu’il ne se limite pas à considérer la division sociale du travail, toujours croissante, comme une transformation positive et irréversible, mais il considère aussi la division technique du travail dans les manufactures comme une innovation à laquelle ont ne peut renoncer. Dans la section cruciale consacrée à la « Séparation des arts et des professions » il souligne : « Tout entrepreneur de manufacture s’aperçoit que ses frais diminuent, que son profit augmente à mesure qu’il subdivise les tâches de ses ouvriers, et qu’il emploie un nombre plus grand de mains pour chacun des détails de l’ouvrage. Le consommateur, de son côté, exige dans les marchandises une exécution plus parfaite que celle obtenue de mains utilisées pour plusieurs sortes de travail. Et de cette manière, la progression du commerce n’est que le résultat d’une subdivision continuée des arts mécaniques. »19

L’Ecossais semble vouloir suggérer que le développement économique des sociétés qui lui étaient contemporaines, « the progress of commerce », trouve son centre propulsif exactement dans cette manufacture où les processus de division des tâches sont toujours plus poussés. Il semble vouloir défendre l’idée que la division technique du travail dans les manufactures est une innovation à accepter malgré le coût humain élevé. Dans les sociétés commerçantes, les hommes ont ainsi trouvé une solution au problème de la subsistance ; il faudra par la suite éviter les méfaits qui résultent malgré tout de ce type d’organisation ; il s’agira, en particulier, de renforcer la vertu politique et militaire des citoyens à travers la création d’institutions adéquates.

Le luxe

Le titre de la dernière partie de l’Essai est « De la corruption et de l’esclavage politique ». Dans une section consacrée au thème de « la corruption qui menace les nations policées », Ferguson met en évidence que « corruption » et « luxe » ne sont pas synonymes. Pour Ferguson, le terme « luxe » renvoie à « cette accumulation de richesses et ce raffinement dans les moyens d’en jouir, qui sont les objets de l’industrie ou les fruits des arts mécaniques et commerciaux » ; le terme « corruption » en revanche désigne « un affaiblissement réel ou une dépravation du caractère humain, qui peut se retrouver dans n’importe quelle période du développement de ces arts, dans tout état de choses et au milieu de toute espèce de circonstances extérieures »20. Il fait valoir cette distinction contre les penseurs qui considéraient le développement des arts et du commerce comme la cause première de la corruption des mœurs. Ferguson pense, par contre, qu’il n’existe pas de lien nécessaire entre le luxe et la corruption, entre l’accumulation des productions commerciales et la décadence des vertus, de la vertu civile en particulier. Il est convaincu que les hommes ne sont pas seulement exposés à la corruption dans les nations commerçantes mais dans toutes les sociétés et dans n’importe quelles conditions sociales. Par conséquent, dans les nations commerçantes aussi les citoyens peuvent faire preuve de vertu civile. Le luxe est entaché de corruption seulement si, pour des raisons politiques, le citoyen ne trouve plus l’espace institutionnel pour participer à la vie publique.

Ainsi, à mon sens, il est donc nécessaire de distinguer nettement le républicanisme de Ferguson de celui d’un commonwealthman écossais comme Andrew Fletcher of Saltoun, qui est désormais présenté par certains spécialistes comme « le père idéologique du siècle des Lumières écossais »21, ainsi que du républicanisme des penseurs « country », réunis par Bolingbroke autour de la revue The Craftsman et de celui de Rousseau. Selon Fletcher, Bolingbroke et Rousseau, en dépit de toutes leurs divergences de vues, il existe effectivement un lien nécessaire entre le développement du luxe et l’augmentation de la corruption. Leur critique du luxe se transforme souvent en un rejet du monde moderne et en une idéalisation d’un passé précommercial, d’un monde agricole doté d’une grande cohésion morale et sociale, où la division du travail et le commerce sont réduits au minimum, où l’individu peut vivre radicalement sa vertu politique et militaire.

La dette publique

Après celle du luxe, la question de la dette publique permet de comprendre l’attitude de Ferguson vis-à-vis du développement économique. La révolution financière de la fin du XVIIe siècle et du début du XVIIIe siècle déclenche un important débat sur la croissance de la corruption. La hausse de la dette publique est dénoncée par les écrivains républicains comme un facteur puissant de corruption. La dette publique offre au souverain les moyens de renforcer son pouvoir : d’un côté, elle lui permet de maintenir une armée permanente, de l’autre, à travers une politique attentive de patronage, elle lui permet de contrôler le Parlement. Du début au milieu XVIIIe siècle, la dénonciation du mécanisme de la dette publique et de la nouvelle « classe » de détenteurs de cette nouvelle forme mobile de richesse, représente un des thèmes privilégiés des auteurs républicains22.

Mais si on réfléchit sur ce que dit Ferguson à propos de la dette publique, il apparaît qu’il n’a nullement repris leurs arguments, à la différence de ce qu’a fait Hume sous certains aspects23. Ferguson ne pense pas que la dette publique soit nécessairement un facteur de corruption. Son augmentation ne semble endommager ni le développement des activités productives, ni altérer les rapports des divers sujets qui y sont engagés. Le mécanisme de la dette apparaît même comme un mécanisme autocompensatif, doué d’une autonomie propre. Si le processus d’endettement de l’Etat présente des risques, ceux-ci ne sont pas dus au mécanisme financier lui-même, mais à son utilisation politique de la part de l’exécutif24. La corruption ne se présente donc pas, selon Ferguson, comme le résultat nécessaire des transformations économiques qui ont caractérisé le monde moderne. Comme on le verra, elle est plutôt l’aboutissement des transformations concomitantes de la sphère politique et des idéologies politiques qui les ont accompagnées.

Le juste rôle de l’économie

Ferguson prend acte des transformations économiques qui se sont produites dans le monde moderne, et il les décrit en utilisant très souvent des éléments conceptuels élaborés par des auteurs qui sont loin de la tradition républicaine. De toute façon, il ne montre aucun intérêt pour une recherche systématique des mécanismes de développement de la nouvelle société commerçante, comme le font, par exemple, Sir James Stuart et Adam Smith. Il se préoccupe surtout de définir le domaine des rapports économiques à l’intérieur des rapports sociaux envisagés dans leur ensemble. Il veut donc déterminer le juste rôle de l’économie dans le cadre des sociétés modernes. Même si le domaine de la reproduction économique est important, en tout cas, il n’est pas tout. La sphère politique est beaucoup plus importante : c’est elle qui permet aux citoyens de participer aux affaires de la communauté, de déterminer le destin de la res publica. Ferguson est très clair, et à ce propos il écrit : « les écrivains les plus habiles ont traité pour l’essentiel de ce qui relève du commerce et de la richesse ; ce qu’ils ont dit de plus important dans cette matière, c’est qu’en général il faut bien se garder de les considérer comme les seuls facteurs du bonheur national ou comme l’objet principal de tout état. »25 La richesse et le commerce, donc, ne constituent pas les facteurs principaux du « bonheur national ». Il s’agit d’une thèse que l’Ecossais reprend dans d’autres passages de l’Essai. Il remarque par exemple : « La richesse, le commerce, l’étendue du territoire et la connaissance des arts, lorsqu’ils sont convenablement utilisés, sont les moyens de conservation et les fondements du pouvoir (…). Ils tendent au maintien du nombre des hommes, mais ils ne constituent pas le bonheur. Ils peuvent, par conséquent, maintenir un peuple malheureux aussi bien que heureux. Ils répondent à une des fins de la société, mais ils ne répondent pas à toutes, et leur mérite se réduit à bien peu de chose quand ils ne servent qu’à entretenir un peuple timide, faible et servile. »26

Une thèse d’origine marxiste, souvent répétée, soutient que les penseurs écossais ont découvert ce que plus tard on a appelé homo oeconomicus et qu’ils ont théorisé la complète autonomie de la sphère économique. Mais la recherche la plus récente a démontré que cette thèse ne peut même pas s’appliquer à Adam Smith27. Ce qui est sûr, c’est qu’elle n’est pas valable pour Adam Ferguson. Loin de théoriser le caractère autonome et déterminant de la sphère économique, il se propose plutôt d’en fixer rigoureusement les bornes. La corruption se développe quand on ne reconnaît pas que, au-delà de l’économique, existe, beaucoup plus important, le politique ; elle triomphe au moment où le citoyen se replie sur son intérêt privé et sur ses affaires personelles, n’accordant plus d’attention aux affaires publiques.

Commerce et liberté

On comprend mieux la distance qui sépare Ferguson de certains économistes classiques et, plus en général, des défenseurs enthousiastes des effets positifs du développement commercial, lorsque l’on examine avec attention le rapport qu’il envisage – du point de vue historique – entre le domaine économique et le domaine politique, ou, selon la terminologie du temps, entre commerce et liberté.

Sa position est extrêmement critique et logiquement articulée : le rapport entre économie et politique n’est pas un rapport de détermination causale, mais il s’agit d’une relation d’interdépendance. Dans une section de l’Essai, intitulée « De la corruption en tant qu’elle conduit à l’esclavage politique », il écrit : « Il a été montré qu’à l’exception d’un petit nombre de cas particuliers, les arts du commerce et ceux de la politique ont toujours marché ensemble et d’un pas égal. Ces arts, dans l’Europe moderne, ont été si reliés l’un avec l’autre, qu’on ne peut dire lequel fut le premier en date, lequel a retiré le plus d’avantages de l’influence réciproque qu’il exercent l’un sur l’autre. » Si, dans une première phase de l’histoire européenne, le développement économique a apporté un renouvellement politique, il est quand même dangereux de penser que la liberté est toujours assurée par l’accroissement progressif des productions et des commerces. « On a observé, que dans certaines nations, l’esprit de commerce, attentif à mettre ses profits sous garantie, a ouvert la voie à la sagesse politique. (…) Mais il serait vain d’attendre que la richesse produise, à une époque, les effets qu’elle à produits à l’époque précédente. Les grands accroissements de fortune, alors qu’ils sont récents et accompagnés de frugalité et d’un sentiment d’indépendance, peuvent rendre le propriétaire confiant en sa force, prompt à s’élever contre l’oppression. (…) Mais de cela, il ne s’ensuit pas que dans un temps de corruption, un degré égal ou supérieur de richesse doive produire le même effet. (…) Le fondement sur lequel fut élevé l’édifice de la liberté peut servir d’appui à la tyrannie. »28 D’après Ferguson, donc, l’« esprit du commerce » ne peut à lui seul encourager et assurer, dans toute situation historique, la liberté des citoyens.

Autrement dit, selon lui, l’économie ne détermine pas de façon univoque la politique : la « richesse des nations » peut s’associer à des institutions libres, mais elle peut aussi permettre la naissance du despotisme. Ferguson reprend les idées de Montesquieu sur « la douceur du commerce »29 et l’argumentation de Hume selon laquelle « a progress in the arts is rather favourable to liberty, and has a natural tendency to preserve, if not produce a free government », mais il s’empresse de souligner les limites de ces thèses. S’il est vrai que, dans l’histoire européenne, le développement des productions artisanales et du commerce a produit des transformations importantes dans le domaine politique, favorisant l’introduction d’un gouvernement libre, il est également vrai qu’il s’agit là d’un processus accompli. Il est dangereux de projeter sur le présent et sur le futur la lumière du passé : il n’est pas sûr que la liberté soit sauvegardée dans le futur par les héritiers de ceux qui ont combattu pour l’obtenir dans le passé. L’économie a eu un rôle déterminant par rapport à la politique dans un passé lointain, tandis que passé proche et présent montrent le caractère décisif acquis par la politique.

Liberté ou despotisme ?

Liberté ou despotisme sont les deux conséquences possibles des transformations qui ont marqué le monde moderne et qui sont à l’origine des nations commerçantes. Selon Ferguson il ne faut pas voir dans le despotisme seulement une forme de gouvernement propre aux peuples orientaux, mais aussi un régime qui dans le futur risque de s’implanter dans les pays occidentaux. Si les individus préfèrent poursuivre leurs intérêts économiques et s’ils abandonnent toute vertu civile, s’ils aiment le « retirement » et la « tranquillity » du privé plus que la participation conflictuelle aux événements politiques, alors le despotisme risque de surgir. L’armée permanente et une bureaucratie étatique, fruit d’une division du travail dans ce cas spécifique complètement ruineuse, peuvent être les instruments grâce auxquels il s’établira dans les nations commerçantes modernes.

Mais Ferguson a très bien lu Epictète et les stoïciens anciens. Il est convaincu que les Modernes aussi peuvent ne pas être dominés par les passions, ne pas être à la merci des forces qui semblent régir le monde qui nous entoure. Ils peuvent se soustraire à la tyrannie des intérêts et des forces sur lesquelles repose l’économie moderne de marché. Ferguson met l’accent sur le rôle de la volonté, il insiste sur les possibilités de choix de chaque homme, même de ceux que le sort a fait naître dans des « nations commerçantes et policées ». Cette faculté de choisir constitue leur force de résistance, la possibilité d’une conduite vertueuse.

La corruption n’est donc pas inévitable et la liberté est un futur possible pour les nations modernes30. La sphère économique, on l’a vu, ne doit pas déterminer les autres sphères de l’activité humaine. Elle ne doit pas être envahissante, elle doit au contraire avoir des limites bien fixées. Ferguson ne théorise pas du tout un homo oeconomicus, mais un homme non divisé. L’auteur de l’Essai pense que le commerçant moderne peut garder un esprit d’indépendance (« a sense of indipendence ») et être aussi un bon citoyen. Il envisage une conciliation possible entre l’activité économique et l’activité politique. S’il met en évidence une tension entre le développement des productions et des commerces, d’un côté, et les exigences du « bonheur public », de la « vie bonne », de l’autre, il souligne aussi que c’est la faculté de choisir de l’homme qui doit déterminer quelle perspective faire prévaloir. C’est aux habitants des nations modernes de choisir, en dernier ressort, entre liberté et despotisme.

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1 An Essay on the History of Civil Society est l’œuvre la plus importante et la plus connue d’Adam Ferguson. Ici, je la citerai en me référant d’abord à l’édition critique anglaise, An Essay on the History of Civil Society, edited by Duncan Forbes, Edimbourg, Edinburgh U.P., 1966, à l’aide de l’abréviation Essay ; ensuite à la traduction française, Essai sur l’histoire de la société civile, tradution révisée, annotée et introduite par Claude Gautier, Paris, PUF, 1992, à l’aide de l’abréviation Essai.

2 Les deux études les plus récentes consacrées à la pensée de Ferguson sont : David Kettler, The Social and Political Thought of Adam Ferguson, Columbus, Ohio State University, 1965 ; Pasquale Salvucci, Adam Ferguson. Sociologia e filosofia politica, Urbino, Argalia, 1972. Parmi les travaux récents de caractère général on peut signaler : Duncan Forbes, « Introduction », in : Adam Ferguson, An Essay on the History of Civil Society, op. cit., pp. XI-XLI ; David Kettler, « History and Theory in Ferguson’s Essay on the History of Civil Society. A Reconsideration », Political Theory, V, 1977, pp. 437-460 ; Sergio Bartolommei, « Forzadel ‘progetto’, potere delle ‘circostanze’ e teoria del ‘progresso’ in An Essay on the History of Civil Society », Il pensiero politico, XII, 1979, pp. 344-360 ; Hans Medick – Zwi Batscha, « Einleitung », in : Adam Ferguson, Versuch über die Geschichte der bürgerlichen Gesellschaft, Francfort, Suhrkamp, 1986, pp. 7-91 ; Claude Gautier, « Ferguson ou la modernité problématique », in : Adam Ferguson, Essai sur l’histoire de la société civile, op. cit., pp. 5-94.

3 Parmi les études récentes sur l’idée d’histoire conjecturale chez les penseurs écossais, voir : H.M. Höpfl, « From Savage to Scotsman : Conjectural History in the Scottish Enlightenment », The Journal of British Studies, XVII, 1978, pp. 19-40 ; Paulette Carrive, « L’idée d’histoire naturelle de l’humanité chez les philosophes écossais du XVIIIe siècle », in : Entre forme et histoire, sous la direction de O. Bloch, B. Balan, P. Carrive, Paris, Méridiens Klincksieck, 1988, pp. 215-228.

4 Essay, pp. 81-96 ; Essai, pp. 182-195.

5 Essay, pp. 96-107 ; Essai, pp. 195-206.

6 Essay, p. 182 ; Essai, p. 279.

7 Essay, p. 271 ; Essai, p. 336.

8 Essay, p. 151 ; Essai, p. 247.

9 Essay, p. 151 ; Essai, p. 247. La critique de l’armée permanente et de la professionalisation de la politique est une constante de la pensée de Ferguson. Elle a été formulée pour la première fois dans les Reflections Previous to the Establishment of a Militia (1756) ; on la retrouve dans The History of the Progress and Termination of the Roman Republic (1783) ; elle occupe aussi une place importante dans les leçons de philosophie morale données à l’Université d’Edimbourg dans les années 1770-1780. Pour mieux situer la réflexion de Ferguson dans le contexte des débats écossais sur le problème « militia / standing army », Cf. John Robertson, The Scottish Enlightenment and the Militia Issue, Edimbourg, John Donald, 1985, pp. 74-127 ; Richard B. Sher, Church and University in the Scottish Enlightenment, Edimbourg, Edinburgh U.P., 1985, pp. 213-241 ; Richard B. Scher, « Adam Ferguson, Adam Smith, and the Problem of National Defense », Journal of Modern History, XLI, 1989, pp. 240-268.

10 John G.A. Pocock, The Machiavellian Moment. Florentine Political Thought and the Atlantic Republican Tradition, Princeton, Princeton U.P., 1975, p. 499.

11 John G.A. Pocock, Virtue, Commerce and History. Essays on Political Thought and History. Chiefly in the Eighteenth Century, Cambridge, Cambridge U.P., 1985, p. 130.

12 Cf. Karl Marx, Misère de la philosophie. Réponse à la philosophie de la misère de M. Proudhon, in : Karl Marx – Friedrich Engels, Historisch-kritische Gesamtausgabe, I, 6, Berlin, Verlag G.M.B.H., 1932, pp. 194-195 ; Karl Marx, Das Kapital. Kritik der politischen Ökonomie, Band I, in : Karl Marx – Friedrich Engels, Werke, Berlin, Dietz Verlag, 1962, vol. 23, pp. 137, 375, 382-384. Sur la fortune des jugements de Marx sur Ferguson, voir Marco Geuna, « Adam Ferguson ed il problema della divisione del lavoro : l’analisi delle ‘nazioni commerciali’ nell’Essay on the History of Civil Society », Annali della Fondazione Luigi Einaudi, XVIII, 1984, pp. 243-271.

13 Cf. John D. Brewer, « Adam Ferguson and the Theme of Exploitation », The British Journal of Sociology, XXXVII, 1986, pp. 461-478 ; John D. Brewer, « The Scottish Enlightenment », in : Modern Theories of Exploitation, ed. by Andrew Reeve, Londres, Sage, 1987, pp. 6-29.

14 Sur la pensée politique écossaise de la première moitié du XVIIIe siècle, Cf. John Robertson, « The Scottish Enlightenment at the Limits of the Civic Tradition », in : Wealth and Virtue. The Shaping of Political Economy in the Scottish Enlightenment, éd. par Istvan Hont et Michael Ignatieff, Cambridge, Cambridge U.P., 1983, pp. 137-178 ; Nicholas Phillipson, « Politics, Politeness, and the Anglicisation of Early Eighteenth-Century Scottish Culture », in : Scotland and England. 1286-1815, éd. par Roger A. Mason, Edimbourg, John Donald, 1987, pp. 226-246 ; Nicholas Phillipson, « Commerce and Culture : Edinburgh, Edinburgh University, and the Scottish Enlightenment », in : The University and the City, éd. par T. Bender, Oxford, Oxford U.P., 1988, pp. 100-118 ; George E. Davie, The Scottish Enlightenment and Other Essays, Edinburgh, Polygon Press, 1991, pp. 1-50 ; John Robertson, « Universal Monarchy and the Liberties of Europe : David Hume’s Critique of an English Whig Doctrine », in : Political Discourse in Early Modern Britain, éd. par Nicholas Phillipson et Quentin Skinner, Cambridge, Cambridge U.P., 1993, pp. 349-373.

15 Essay, p. 181 ; Essai, p. 278. Au sujet de la réflexion de Ferguson sur les « nations commerçantes » et sur la « corruption » qui peut les affecter, voir : Gary L. McDowell, « Commerce, Virtue, and Politics : Adam Ferguson’s Constitutionalism », The Review of Politics, XLV, 1983, pp. 536-552 ; Ronald Hamowy, « Progress and Commerce in Anglo-American Thought : The Social Philosophy of Adam Ferguson », Interpretation. A Journal of Political Philosophy, XIV, 1986, pp. 61-87 ; Malcolm Jack, Corruption & Progress. The Eighteenth-Century Debate, New York, AMS Press, 1989, pp. 113-183 ; Claude Gautier, L’invention de la société civile. Lectures anglo-écossaises. Mandeville, Smith, Ferguson, Paris, PUF, 1993, pp. 271-320.

16 Essay, p. 183 ; Essai, p. 280.

17 Essay, pp. 182-183 ; Essai, p. 279.

18 Essay, p. 181 ; Essai, p. 278.

19 Essay, p. 181 ; Essai, pp. 277-278. Pour une analyse détaillée de cette section cruciale, dont sont extraites les citations précédentes, on peut consulter aujourd’hui Jean-Pierre Séris, Qu’est-ce que la division du travail ? Ferguson, Paris, Vrin, 1994.

20 Essay, pp. 248-249 ; Essai, pp. 346-347. Parmi les études récentes sur le problème du luxe, on peut voir Christopher J. Berry, The Idea of Luxury. A Conceptual and Historical Investigation, Cambridge, Cambridge U.P., 1994.

21 Nicholas Phillipson, « The Scottish Enlightenment », in : Roy Porter, Michulas Teich (éd.), The Enlightenment in National Context, Cambridge, Cambridge U.P., 1981, pp. 19-40 : p. 22. En ce qui concerne les caractères distinctifs du républicanisme de Ferguson, voir Marco Geuna, « Il linguaggio del repubblicanesimo in Adam Ferguson », in : I linguaggi politici delle rivoluzioni in Europa. XVII-XIX secolo, a cura di Eluggero Pii, Florence, Olschki, 1992, pp. 143-159.

22 Parmi les études récéntes, cf. Maria Luisa Pesante, « Il debito pubblico e le sue antinomie da Davenant a Smith » in : Passioni, interessi, convenzioni. Discussioni settecentesche su virtù e civiltà, pub. par Marco Geuna et Maria Luisa Pesante, Milan, Franco Angeli, 1992, pp. 371-417 ; Andrea Ginzburg, « Debito pubblico, teorie monetarie e tradizione civica nell’Inghilterra del Settecento », in : Passioni, interessi, convenzioni, op. cit., pp. 419-439.

23 Parmi les études récents, Cf. John G. A. Pocock, Virtue, Commerce and History, op. cit., « Hume and the American Revolution : The Dying Thoughts of a North Briton » pp. 125-141 ; Istvan Hont, « The Rhapsody of Public Debt : David Hume and Voluntary State Bankruptcy », in : Political Discourse in Early Modern Britain, op. cit., pp. 321-348.

24 Cf. Essay, pp. 234-235 ; Essai, pp. 330-331. Sur le problème de la dette publique, voir aussi Adam Ferguson, Principles of Moral and Political Science, Edimbourg, Creech, 1792, vol. 2, pp. 447-456.

25 Essay, p. 145 ; Essai, p. 241.

26 Essay, pp. 58-59 ; Essai, pp. 158-159.

27 Cf. Donald Winch, Adam Smith’s Politics. An Essay in Historiographic Revision, Cambridge, Cambridge U.P., 1978 ; Donald Winch, « Adam Smith’s ‘enduring particular result’ : a political and cosmopolitan perspective », in ; Wealth and Virtue. The Shaping of Political Economy in the Scottish Enlightenment, op. cit., pp. 253-269 ; Donald Winch, « Science and the Legislator ; Adam Smith and After », The Economic Journal, XCIII, 1983, pp. 501-520.

28 Essay, pp. 261-262 ; Essai, pp. 358-359.

29 A propos de Montesquieu et de la thèse du « doux commerce », cf. Albert O. Hirschman, The Passions and the Interests. Political Arguments for Capitalism before its Triumph, Princeton, Princeton U.P., 1977 ; trad. française Les passions et les intérêts : justifications politiques du capitalisme avant son apogée, Paris, PUF, 1980.

30 Parmi les études récentes, cf. Claude Gautier, « De la liberté chez les modernes : Ferguson, critique de la modernité », Droits. Revue française de théorie juridique, VIII, 1992, 15, pp. 125-140 ; Ernest Gellner, Conditions of Liberty. Civil Society and Its Rivals, Londres, Hamish Hamilton, 1994, « Adam Ferguson », pp. 61-80.