« Une façade peut en cacher une autre » : faire du neuf avec du vieux ou l’art de paraître riche au siècle de Voltaire
Le thème de la rénovation ou de la transformation est le parent pauvre de la théorie architecturale. Pourtant, sa pratique à travers l’histoire, pour des raisons de nécessité ou de goût, est courante1. Que la rénovation ait été si longtemps reléguée à l’arrière-banc de la création architecturale s’explique en partie parce qu’elle implique le compromis, chose peu souhaitable en matière artistique, et bat en brèche les principes de cet absolu dominant à l’âge classique qu’est le vrai beau.
La rénovation et la transformation semblent connaître cependant une nouvelle appréciation dans le courant du XVIIIe siècle, corollairement à l’élaboration de l’esthétique pittoresque. En 1786 le peintre anglais Joshua Reynolds dans son Treizième discours prononcé devant la Royal Academy fait allusion, vantant l’originalité de Joseph Vanbrugh, aux possibles modèles procurés par la pratique empirique des transformations : « Peut-être ne serait-il pas mauvais que l’architecte tirât quelquefois avantage de ce que le peintre ne doit jamais perdre de vue, savoir qu’il usât des accidents, qu’il les suivît quand ils peuvent servir, qu’il s’efforçât de les embellir plutôt que de chercher invariablement la sûreté d’un plan régulier. Il arrive souvent que des maisons ont reçu, pour le plaisir ou pour la commodité, des additions en des temps différents. L’effet de ces additions, qui choque la régularité, revêt parfois un aspect pittoresque que je ne croirais pas incapable d’inspirer un architecte même dans un plan original, à condition que la commodité et la symétrie n’en souffrent pas trop. La variété et l’intérêt sont une source de perfection pour tous les autres arts qui s’adressent à l’imagination ; pourquoi ne le seraient-elles pas pour l’architecture ? »2
La présente contribution propose une brève incursion dans l’univers des métamorphoses architecturales au siècle de Voltaire. L’historique et les circonstances de chacune d’entre elles mériteraient bien sûr d’être approfondis. Le but de l’étude ne sera pas tant d’en expliquer les causes que de les mettre en perspective, dans le cadre du présent colloque, relativement à l’ostentation, à l’effet de richesse et de puissance, mais aussi relativement à la théâtralité, à la mode et au statut de l’architecture.
Le cas de Versailles
En 1665 Colbert dit à propos des projets d’agrandissement de Versailles : « Tout ce que l’on projette de faire n’est que rapetasserie qui ne sera jamais bien (…) Tout homme qui aura du goût de l’architecture, et à présent, et à l’avenir, trouvera que ce château ressemblera à un petit homme qui aurait de grands bras, une grosse tête, c’est-à-dire un monstre en bastimens. Pour ces raisons il semble que l’on devrait conclure de raser et faire une grande maison. »3 Conscient de la valeur représentative et emblématique de l’architecture, Colbert craint à juste titre que l’on ne juge plus tard Louis XIV à l’aune d’un bâtiment ravaudé !
Piqué au vif par la splendide réalisation idéale que Fouquet, son surintendant des finances, venait d’achever à Vaux-le-Vicomte, Louis XIV décide sur-le-champ d’employer ses auteurs, l’architecte Louis Le Vau et le jardinier Le Nôtre, à Versailles. Le roi souhaite toutefois conserver ce chétif pavillon qu’est le petit château de chasse construit par Louis XIII ! la raison n’est pas économique, mais sentimentale et symbolique. Faute de pouvoir démolir ce château de cartes, Le Vau tente par tous les moyens de le camoufler : il l’enveloppe dans de nouveaux corps de bâtiments et s’ingénie, là où il apparaît encore, à le décorer d’ornements (consoles, bustes en marbre, ferronnerie dorée, cour avec dallages en marbre, fontaines, jets d’eau, volières…).
Le grand architecte anglais du temps, Sir Christopher Wren, en voyage en France en 1665, condamne la première transformation en ces termes : « Je suis allé deux fois voir Versailles, regarder sa riche livrée, ses bigarrures de brique et de pierre, d’ardoise bleue et de plomb doré. Il n’est pas un pouce à l’intérieur qui ne soit orné et couvert de petites curiosités. Ici les femmes régissent l’architecture, alors que celle-ci doit posséder les attributs de l’éternité et seule, de ce fait, échapper aux modes nouvelles. »4
A la mort de Le Vau (1670), Louis XIV mandate Jules Hardouin Mansart, pour poursuivre l’entreprise versaillaise, qui compte de nombreux chapitres. On lui doit, entre autres, la création de la grande galerie à la gloire du monarque célébré en tant qu’Apollon, et qui imprime à la façade-jardin un caractère nouveau, l’escalier des ambassadeurs, deux lieux créés autour de la célébration du cérémonial exigé par l’étiquette, et enfin la chapelle que Voltaire qualifie dans le Temple du goût (1732) de « colifichet fastueux », « aux défauts pompeux », « qui du peuple éblouit les yeux et dont le connaisseur se raille »5.
Pierre Le Grand qui visite Versailles après l’extension de Jules Hardouin Mansart le compare à une colombe qui aurait les ailes d’un aigle, une sorte de monstre ou de mutant, comme ceux que se plaisait à représenter Charles Le Brun, premier peintre du Roi ? Au service de l’ambition royale le génie baroque transmute le plomb en or ! Peu importe finalement si l’ancien petit château de chasse a été enchâssé dans les nouvelles constructions comme un joyau dans sa monture ou asservi aux bâtiments de Le Vau et pris en étau entre les extensions de Mansart. Seul comptera désormais l’influence de ce précédent génial. C’est à l’aune de ce prototype de toute-puissance que se mesureront tous les châteaux royaux d’Europe. Bâtisseuse ambitieuse, l’impératrice Marie-Thérèse, retenant la leçon de transformisme, fera refaire dans les années 1750-1760 par l’architecte de cour Niccolo Pacassi les châteaux royaux de Prague et de Vienne6.
Ainsi la conservation anecdotique du chétif premier château de Versailles, dépareillé, pour des raisons que l’on pourrait appeler le caprice du prince, s’apparente-t-elle en quelque chose à celle de la Maison de la Reine d’Inigo Jones à Greenwich (1616), bijou palladien, maintenu à la demande expresse de la reine Mary avec recommandation de sauvegarder aussi la vue sur la Tamise, enserrée dans la composition baroque triomphale des bâtiments jumeaux de l’Hôpital Royal conçus par Sir Christopher Wren au tournant du XVIIIe siècle. Caprice de femme à nouveau, aurait pu dire Wren, qui n’arriva jamais à admettre que la petite maison blanche servît de clef de voûte à sa si magistrale composition7 !
Instrument et signe de pouvoir par excellence, Versailles est le décor grandeur nature dans lequel évolue le monde fastueux de la cour. Louis XIV fera construire le Trianon de marbre (1687) pour y vivre, inspirant à Frédéric II de Prusse le pavillon domestique de Sanssouci où Voltaire séjournera entre 1750-1753.
Des façades pour paraître
Le développement des façades, reflet de la grandeur physique, est le plus incontestable moyen de signaler le pouvoir et l’opulence8. Versailles l’illustre de manière exemplaire avec ses quelques six cents mètres linéaires. Les monarques européens l’auront compris qui, au XVIIIe siècle, rivaliseront en gigantisme, des projets quasi-mégalomanes et jamais réalisés dans leur totalité de Fischer von Erlach pour Schönbrunn à ceux de Vanvitelli pour Caserta, mis en œuvre par Charles III.
Bien que l’architecture ne relève pas des arts d’imitation, la façade est au bâtiment, ce que le visage est à la personne. Elle révèle par son importance, la richesse de son ornementation et la qualité des matériaux, la nature du bâtiment mais aussi le rang de son propriétaire. L’apparence de la façade est donc au centre du débat architectural. La théorie artistique ne fait que redire son importance. Elle insiste particulièrement durant le XVIIIe siècle, comme le fait Jacques-François Blondel dans son traité intitulé De la distribution des maisons de plaisance et de la décoration des édifices en général (1737-1738), sur la nécessité de la convenance, précepte fondateur vitruvien selon lequel le luxe de l’architecture doit être en accord avec le rang du propriétaire.
L’histoire de l’architecture religieuse est pareillement émaillée, bien avant le XVIIIe siècle, de façades construites après coup sur des églises plus anciennes qui donnent visage, puissance et actualité à la foi. La création à Paris du portail de St-Gervais et St-Prothais (1616) par Salomon de Brosse et le retentissement qu’il occasionne exemplifie déjà le processus de mise à la mode qui sera si fréquent au XVIIIe siècle. Au siècle de Voltaire c’est le concours remporté par l’architecte-scénographe Servandoni (1736) pour le frontispice de St-Sulpice qui fait la une de l’actualité9, contrepoint des projets italiens contemporains.
La Rome pontificale en effet s’est déjà emparée de la thématique de la façade comme acte de propagande religieuse. Ces nouveaux morceaux10 d’architecture accolés à des bâtiments plus anciens viennent souvent s’inscrire dans une scénographie urbaine concertée. L’achèvement de Saint-Jean de Latran, qui dès le début du siècle devient sujet d’exercice à l’Académie Saint-Luc, suscite une vive émulation, jusqu’au choix discuté de la façade péremptoire d’Alessandro Galilei. Simultanément Fernando Fuga invente pour Ste-Marie Majeure (dès 1736) le subtil écran, manière façade de palais, qui à la fois protège et donne à entrevoir les belles mosaïques du XIIIe siècle11. Deux manières et deux styles pour redire la toute-puissance de l’Eglise.
Dans la Rome protestante la logique calviniste semble aller à fins contraires. Lorsqu’il s’agit de remplacer la façade croûlante de l’ancienne cathédrale Saint-Pierre (1751), les autorités affirment se soucier de ne pas paraître trop riches12. Mais le résultat est là et l’image du Panthéon plaquée devant l’édifice gothique résulte tout autant d’un désir de grande architecture et de modernité que d’une volonté religieuse de réaffirmer la primauté protestante à l’image de l’éternité antique.
Le miracle de la scénographie
Dans l’usage nouveau qui est fait des façades dès le milieu du XVIIe siècle, la composante scénographique joue un rôle de première importance. La maîtrise du système perspectif atteint son apogée dans le décor de théâtre et de fêtes au XVIIIe siècle avec des maîtres tels que les Galli-Bibiena, les Juvarra, les Panini en Italie ou les Slodtz, les Servandoni en France. Il est significatif que Jacques-François Blondel dans l’article qu’il consacre à la rubrique architecture de l’Encyclopédie inclue un paragraphe relatif à l’architecture feinte, comme sous-discipline de l’architecture et non pas de la peinture13.
Un facteur nouveau se produit contre lequel s’insurgeront dès la fin du XVIIIe siècle les architectes au nom de la défense de la corporation. Le rapport hiérarchique traditionnel entre architecture, scénographie et décoration14 s’inverse, tant est violent et général le désir de paraître, que l’architecture feinte et toute forme de fiction décorative comblent à si bon compte. Désormais les moyens de représentation de l’architecte semblent limités en regard de ceux du scénographe, un magicien de l’illusion. Faut-il rappeler ici – l’anecdote est significative – la déception d’Urbain VIII15 à la vue de la façade de Saint-Pierre, une fois cette dernière réalisée ? Ne reproche-t-il pas à Carlo Maderno de cacher la coupole de Michel-Ange, celle-là même que l’on voyait si bien en évidence sur l’élévation gravée ? L’architecte se défendra tant bien que mal, en invoquant que l’ortografia est dessin d’architecte, la scenografia est dessin de peintre16. Soufflot se souvient-il de cette expérience lorsqu’il décide de faire peindre par Machy, peintre des Menus Plaisirs une maquette grandeur nature de la façade de la Sainte-Geneviève de Paris à l’occasion de la pose de la première pierre par Louis XV (1764) ?
Désormais ce sont les architectes-scénographes qui ont la faveur. La carrière du Sicilien Filippo Juvarra en est l’exemple17. Grâce aux splendides dessins qu’il exhibe à Amédée II pour l’agrandissement du palais de Messine, il décroche le titre d’architecte du roi. Dès lors la tâche qui lui incombe consiste à transformer Turin, ville de l’ancien grand duché, en une capitale de royaume par tous les artifices à disposition. Maître de l’illusion, Juvarra transporte le théâtre dans la ville. Il met en pratique un urbanisme basé sur une scénographie exacte, exceptionnellemnt calculée et aucunement conventionnelle au cœur et aux environs de Turin (Superga, Stupinigi, Rivoli).
La transformation qu’il imprime au palazzo Madama18, un château fortement remodelé à travers les âges, pour la reine mère, est exemplaire de l’interdépendance qui règne désormais entre théâtre et architecture. Les festivités prévues à l’occasion des noces du Dauphin Charles Emmanuel avec la princesse Anna Christina de Sulzbach en 172219 préfigurent le projet architectural.
Juvarra, qui dessine l’illumination de toute la ville, la vastissime salle de bal dans le grand salon royal et l’ostentatoire ostensoir pour exposer le Saint-Suaire, déguise dans des façades en toiles peintes le vieux palais gothique des Acaïes. L’une d’entre elles ferme la perspective de la via Pô, l’autre anticipe la vraie façade sur la place du Castello, transformée en théâtre à ciel ouvert le temps que durent les cérémonies. La fiction permet de mettre à l’épreuve le projet ; le chantier s’ouvre peu après les festivités. La mort de la reine-mère interrompt la réalisation grandiose envisagée par Juvarra qui prévoyait d’enfermer complètement le bâtiment médiéval dans de nouvelles façades. Aujourd’hui on s’étonne de cette façade classicisante accolée au vieux château comme un postiche ou l’incarnation pétrifiée de tel caprice architectural inventé dans l’imaginaire d’un Marco Ricci ! Cette façade renferme cependant un escalier d’apparat qui donne accès au grand salon pris sur la cour intérieure du bâtiment du XVe siècle du temps d’Amedeo di Castellamonte.
En France les peintres et scénographes des Menus Plaisirs20, dressent des décors éphémères qui tantôt dissimulent le quotidien, tantôt anticipent l’avenir comme à la place Louis XV, qui est aussi une place royale21, où, à l’occasion de la fête de l’inauguration de la statue équestre de Louis XV par Bouchardon (1763), l’un des deux palais de Gabriel22 est suggéré par la lumière, ainsi que le relate le Mercure de France : « On avait profitté des échaffauds qui servent à la Construction et du milieu de ses charpentes informes On avoit vu naître un dessein régulier qui représentoit en lumière tous les ornements de la Riche Architecture dont les façades sont embellies. »23 Au jour de l’inauguration, le fond de scène illuminé remplit parfaitement son rôle de faire-valoir de la statue royale !
Les implications de cette primauté du paraître sur le développement de l’architecture sont nombreuses. La plus importante réside peut-être dans le divorce entre la façade et l’intérieur, l’apparence et l’essence, débat qui est au cœur de la création architecturale. Influencées par l’art des scénographes, les façades sont à leur tour traitées comme des décors urbains réels. C’est le cas des places royales parisiennes, dijonnaises ou nancéennes ; c’est le cas aussi des alignements homogènes de nouveaux quartiers tels que les cirques et les croissants réalisés à Bath par John Wood père et fils (1754-1775). Mais à l’arrière de ces façades rigoureusement identiques les propriétaires sont libres de construire à leur guise.
De la métamorphose à la mascarade
On retrouve la primauté des décorateurs sur les architectes dans ces travestissements merveilleux auxquels l’esprit rocaille, par son goût de l’orné et du paré, a donné naissance : le plus souvent des baroquisations, mais aussi des gothicisations voire même des classicisations si l’on ose employer ce barbarisme. L’art que l’on voit naître là réside essentiellement dans une transformation de surface, souvent née des circonstances économiques ; il procure un maximum d’effets au minimum de frais. Les exemples les plus frappants de baroquisations voient le jour au nord des Alpes durant le XVIIIe siècle. Les frères Cosmas Damian et Egid Quirin Asam, l’un architecte et l’autre peintre-stucateur, dont on reconnaît le caractère miraculeux (ad usque miraculum)24 du travail, reçoivent ainsi mandat de transformer la cathédrale Ste Marie de Freising à l’occasion de la célébration de son millénaire (1723-1724). Plus tard ils transformeront l’église bénédictine St Emmeram de Ratisbonne (1731-1733).
De même François Xavier Schmuzer25, stucateur de l’école de Wessobrunn, centre de décoration situé en Allemagne du Sud et tout à fait prépondérant dans la première moitié du XVIIIe siècle, reprenant la leçon des Asam, se fait une spécialité de ce genre de transformations. Il métamorphose plusieurs églises. L’abbé Hyacinthe Gassner décide de célébrer les 600 ans de la basilique romane de Steingaden26 par une transformation. De même l’église de Rottenbuch27 est aussi mise au goût du jour. Dans les deux cas l’extérieur des bâtiments reste pratiquement intact. C’est la façade intérieure qui est modifiée.
Ces interventions, dans l’esprit des commanditaires comme un hommage rendu au bâtiment d’origine, reposent sur quelques modifications architecturales comme l’agrandissement des fenêtres, l’ajout de pilastres sur les piliers, et sur l’invention d’un décor de peintures, de stucs et d’ors qui vient masquer la structure d’origine. A la fin du siècle, sous l’impulsion du changement de goût, mais surtout des valeurs architecturales, ce genre de décor facile ne trouve plus grâce aux yeux de personne. Son côté illusoire, factice, est vivement décrié. Des fards, un savant maquillage qui de toute façon ne parvient que très imparfaitement à dissimuler l’âge véritable de l’édifice repérable à mille choses, une mascarade diront certains, le règne de l’hybride !
L’anglais Augustus Welby Northmore Pugin critiquera, avec toute la violence propre à un architecte du XIXe siècle, les travaux analogues effectués par James Wyatt « le destructeur » sur le château de Windsor ; il jette l’anathème sur cette mérule qu’est devenu à ses yeux le décor : « Bien que les dorures et la pompe du nouveau châtelain de Windsor puissent éblouir le vulgaire et l’ignorant, l’homme de goût raffiné et de savoir ne peut qu’être écœuré par la pauvreté de l’idée et le peu de goût qui ont présidé à la décoration ; en outre il ne tarde guère à découvrir que les quadrilobes superposés ou alignés, l’interminable série de six rosettes dans les pièces dites gothiques et les arabesques vulgaires utilisées pour imiter le style riche du siècle de Louis XIV, trahissent l’œuvre d’un staffeur et d’un modeleur de mastic et non celle d’un sculpteur ou d’un artiste. »28.
La métamorphose au quotidien
Malgré les injonctions de Sir Christopher Wren relatives au caractère éternel de l’architecture, il faut admettre qu’au XVIIIe siècle la mode s’est emparée de l’art architectural. Tout bâtiment est susceptible de changement d’aspect. Les propriétaires, avec ou sans l’aide d’architecte, s’adonnent à l’art de la rapetasserie et du raccommodage, une manière économique de sauver les apparences ! Il est significatif qu’à la fin du siècle La Mésangère crée le Journal des dames et des modes (1797), journal de mode féminine qui répand le goût en matière d’habillement et de décoration intérieure, faisant dire à certains que l’art de la décoration s’est fourvoyé dans la pratique des chiffoniers !
Au siècle des dilettanti, l’art architectural est devenu l’apanage de l’amateur. Dans la seconde moitié du siècle se généralisent, en marge de la théorie architecturale de haut vol, les livres de modèles, véritables livres de recettes permettant à tout un chacun de faire son menu architectural. Nicolas Le Camus de Mézières rédige Le Guide de ceux qui veulent bâtir (1781) où il met toutefois en garde les amateurs et leur conseille de ne point faire l’économie du spécialiste.
Certains ont toutefois suffisamment de génie pour s’attaquer seuls, ou presque, à la transformation de leur bien. C’est le cas de l’écrivain anglais Horace Walpole, richissime esthète anglais qui dépense sans compter et qui métamorphose une petite maison à jouer, petite maison à trois fenêtres acquise en 1747 à Twickenham, au bord de la Tamise, en une fantastique demeure néo-gothique, la plus fameuse d’Angleterre en 1796. Il s’entoure de John Chute et Richard Bentley deux amis amateurs pour constituer le comité du goût qui présidera aux destinées de Strawberry Hill. Le processus créateur est lent et capricieux, entrecoupé de pauses, comme à Versailles ! Cette démarche empirique et irrationnelle, de l’ordre de la prolifération, n’a que peu à voir avec le processus réfléchi du projet architectural, tel que codifié dans les traités.
La demande de mise au goût du jour est telle que certains architectes bâtissent leur carrière sur ces transformations. C’est le cas des Adam qui passent en Angleterre pour les maîtres de ces interventions ambiguës. Ils transforment tour à tour Syon House, Osterley et Kenwood, reprenant non seulement les façades, mais aussi les intérieurs et leur imprimant ce fameux style Adam qui aura le retentissement que l’on sait, médiatisé au siècle suivant par Percier et Fontaine.
A Kenwood29 la maison d’origine, construite peu après 1616, consiste en un bloc symétrique de brique stuquée aux percements réguliers. En 1764 Lord Mansfield, propriétaire depuis une dizaine d’années, fait appel aux Adam pour agrandir son bien : la seule condition qu’il pose est de préserver la similitude entre la partie ancienne et les parties nouvelles. Sur la façade d’entrée il fait placer un porche d’accès ; latéralement il ajoute la grande bibliothèque et son antichambre qui font pendant à l’orangerie construite vers 1700. Les raccommodages sont estompés sous le revêtement stuqué. Kenwood subira entre 1793 et 1797 la réfection complète des bâtiments de service.
Enfant de son siècle, amateur éclairé, Voltaire se livre dans ses différentes demeures à d’importants remaniements. Il s’improvise architecte30, crée des théâtres et des appartements, modernise des façades et des intérieurs. Financier avisé, il espère à peu de frais jeter de la poudre aux yeux. Mais la bâtisse finit par coûter cher et Voltaire est prompt à clamer sa ruine. A propos des Délices, où il s’adonne à divers embellissements, faisant bâtir une aile pour loger ses amis et un « théâtre de marionnettes », il se lamente : « Notre établissement nous coûte beaucoup d’argent et beaucoup de peines… »31. A Tournay il s’acharne sans beaucoup de discernement mais avec la dernière énergie à ajuster le « vieux vilain château » en le rebâtissant « à la moderne »32 ; mais la bâtisse résiste à la métamorphose. Découragé Voltaire se tourne alors vers Ferney ; il intervient sur la demeure par étapes, ajoutant deux ailes, modifiant l’avant-corps central et usurpant la paternité du projet à l’excellent Jean-Michel Billon33.
Conclusion
Les rénovations au siècle de Voltaire reflètent tout autant que les constructions nouvelles une liberté créatrice et un sens de la métamorphose qui s’estomperont à la Révolution. La dissipation dès la fin du XVIIe siècle d’une forme de défiance à l’égard de l’imagination34, qui n’est plus forcément associée à la production de bizarreries, est sans doute à l’origine de cette libéralisation de la pratique architecturale. Les limites entre règles et déviance s’estompent, alors que se propage l’art du truquage. Dès lors la métamorphose et le faux semblant, pratiqués tant par les privés que par les souverains ou l’Eglise, au service de la richesse et de la puissance, connaissent un succès sans pareil.
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1 Cet article s’inscrit dans le cadre d’une recherche plus générale relative au patrimoine monumental, financée par le Fonds National de la recherche scientifique : Le patrimoine monumental entre rénovation et destruction. En marge d’une histoire de la restauration. Athena, nos 1217-032346 et 1217-040727.)
2 « Treizième discours. D’une raison infuse, opposée à l’esprit de système dans les arts » (1786) in : Discours sur la peinture, d’après Louis Dimier, Paris, ENSB-A, 1991, pp. 258-259.
3 Mémoire de Colbert du 18 août 1665 in : Alfred Marie, Naissance de Versailles. Le château, les jardins, vol. 1, Paris, 1968, p. 62. Sur la conservation du pavillon de Louis XIII, voir Jean-Claude Le Guillou, « Remarques sur le corps central du château de Versailles à partir du château de Louis XIII », in : Gazette des Beaux-Arts, fév. 1976, t. 87, pp. 49-60.
4 Pierre Bourget, Georges Cattaui, Jules Hardouin Mansart, Paris, 1956, p. 46.
5 Texte de Kehl, vv. 230-234.
6 Elle fera également mener à terme la reconstruction du château de Buda (1749-1770) sur les plans de Jean Nicolat Jadot, Franz Andon Hildebrandt et Ignac Oracsek.
7 Cf. R.L. Ormond, The Queen’s House. A royal Palace by the Thames, Londres (Centurion Press), s.d., p. 9.
8 La théorie architecturale française depuis Du Cerceau, Livre d’architecture (1559), puis Le Muet, Manière de bâtir pour toutes sortes de personnes (1623, suppl. 1647), s’attache en rupture avec la tradition humaniste à aborder l’architecture par le biais de cette systématique spatiale. A l’origine d’une telle approche le livre IV inédit de Sebastiano Serlio (c. 1550) embrassant le vaste champ compris entre la cabane de berger et le palais des rois.
9 La mise au point du projet ne se fera pas sans peine. Pierre Patte dans ses Mémoires sur les objets les plus importants de l’architecture (1769), chap. VIII. « Mémoire sur l’achèvement du grand portail de l’église Saint-Sulpie », revoit le projet non encore exécuté de Servandoni et propose des amendements.
10 A noter que la façade d’église, souvent apocryphe, pose l’intéressant problème du rapport de la partie au tout. Ces beaux « morceaux », ainsi qu’il est convenu de les appeler, sont généralement considérés comme une unité.
11 Le thème des interventions sur les basiliques paléochrétiennes romaines fera prochainement l’objet d’un article s’inscrivant dans le cadre de la recherche mentionnée en note 1.
12 Leïla El-Wakil, « Aspects of Genevois Architecture from the Reformation to the Nineteenth Century. The part played by foreigners between repression and status », in : 1000 Years of Swiss art, New York, 1992, pp. 220-241.
13 « On appelle architecture feinte celle qui a pour objet de représenter tous les plans, saillies & reliefs d’une architecture réelle par le seul secours du coloris, tel qu’on en voit dans quelques frontispices de l’Italie & aux douze pavillons de Marly, ou bien celle qui concerne les décorations des théâtres ou des arcs de triomphes peints sur toile ou sur bois, géométralement ou en perspective, à l’occasion des entrées ou fêtes publiques, ou bien pour les pompes funèbres, feux d’artifices, etc. »
14 Ce rapport domine traditionnellement la pyramide des arts d’accompagnements.
15 Cet ancien nonce de Paris (1568-1644), participe au conseil de fabrique de Saint-Pierre avant son accession au pontificat (1623-1644), en tant que cardinal Maffeo Barberini.
16 Cf. Howard Hibbard, Carlo Maderno and Roman architecture 1580-1630, Londres, 1971, pp. 69-70 : « Gli edifitij in tre modi si poseno rapresentare : uno dette inchinografia, chi si dice la pianta, la quale ci mostra le lungheze et larghezze del tutto et dele parti del edificio. L’altra è detta ortografia, che è l’alzato, e mostra l’altezza e larghezza de tutto l’edificio et de ciascuna parte de quello con suo membri ; questi doi ho fatto stanpare perche spetano al Architeto. L’altra si dice sciografia, ove prospetiva, che mostra per forza de onbre et resalti li rilevi esporti et le grosezze neli scurzi, si serve più de la ragione optica che dele misure ; questa apartiene più al pittore che al Architetto (Rome, 1613). »
17 Mercedes Viale Ferrero, Francesco Juvarra, scenografo et architetto teatrale, Turin, 1970.
18 Gianfranco Gritella, Juvarra. L’architettura, vol. I, pp. 428-451, Modena, 1992.
19 Luigi Malle, Palazzo Madama in Torino, Turin, 1970, pp. 205 ss.
20 Cf. Alain Charles Gruber, Les grandes fêtes et leurs décors à l’époque de Louis XVI, Genève, 1972, ainsi que Musée Carnavalet, De la place Louis XV à la place de la Concorde, Paris, 1982.
21 Elle sera nommée ensuite place de la Révolution (1792), puis place de la Concorde (1795).
22 Il s’agit du futur hôtel Crillon ; seul le Garde-Meubles était alors achevé.
23 Alain Charles Gruber, op. cit., p. 21, note 33 (citant le Mercure de France de juillet 1763).
24 Bernhard Rupprecht, Wolf-Christian von der Mülbe, Die Brüder Asam. Sinn und Sinnlichkeit im bayerischen Barock, Ratisbonne, 1980, p. 162.
25 Henry Russel Hitchcock, « The Schmuzers and the Rococo transformations of medieval churches in Bavaria » in : Art Bulletin, XLVIII, 1966, pp. 159-176.
26 Eva Christina Vollmer, Der Wessobrunner Stukkator Franz Xaver Schmuzer, ein Meister des süddeutschen Rokoko, Sigmaringen, 1979, pp. 36-39.
27 Ibid., pp. 16-21.
28 Traduction libre de Contrasts, Londres, 1836, p. 32.
29 Julius Bryant, Kenwood, Londres, 1990.
30 Selon une pratique courante, les propriétaires aiment à revendiquer ce rôle usurpant parfois le titre.
31 Selon Martine Koelliker, « Les Délices de Voltaire », in : Voltaire chez lui. Genève-Ferney, Genève, 1994, pp. 13-28, notamment p. 18.
32 Christine Amsler et Leïla El-Wakil, « Tournay, les ‘états’ de Voltaire », in : Voltaire chez lui, op. cit., pp. 29-46.
33 Monique Bory, « Le château de Ferney », in : Voltaire chez lui, op. cit., pp. 47-74, notamment pp. 56-57 et aussi l’article à paraître in : Mélanges Grandjean (1995), « Les avant-corps saillants du XVIIIe siècle ».
34 Cf. Werner Szambien, Symétrie, goût, caractère. Théorie et terminologie de l’architecture à l’âge classique, 1550-1800, Picard, 1986, chap. « Imagination », pp. 120-124.