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La richesse est un crime. (Im) Moralité de l’accumulation de John Locke à Isabelle de Charrière

Yves CITTON

Université de Pittsburgh, Pennsylvanie

Si la richesse a un statut aussi discuté et ambigu dans l’idéologie des Lumières, on pourrait dire, avec la contine, que dans une large mesure c’est la faute à Voltaire ; et si cette ambiguïté continue à hanter notre époque actuelle, on n’exagérerait guère en soutenant que c’est la faute à Rousseau. Derrière les inimitiés personnelles qui enveniment les rapports entre les deux hommes, on voit se définir deux courants de pensée dont le conflit va articuler la vie intellectuelle et la scène politique des deux siècles à venir. Leurs différends sur des questions telles que le luxe et l’égalité mettent déjà en place les coordonnées du grand clivage idéologique qui a traversé la modernité depuis l’époque de la Révolution Française jusqu’à celle de la Guerre Froide, qu’il s’agisse des conflits entre Girondins et Jacobins ou des débats entre Libéraux et Socialistes.

Pour les premiers, « il est impossible dans notre malheureux globe que les hommes vivant en société ne soient pas divisés en deux classes : l’une, de riches qui commandent ; l’autre, de pauvres qui servent » ; à partir du moment où « tout homme naît avec un penchant assez violent pour la domination, les richesses et les plaisirs, et avec beaucoup de goût pour la paresse »1, la différence entre riches et pauvres joue un rôle vital dans la dynamique sociale. Elle est la source de l’énergie grâce à laquelle la société peut assurer sa reproduction : « tous les paysans ne seront pas riches ; et il ne faut pas qu’ils le soient. On a besoin d’hommes qui n’aient que leurs bras et de la bonne volonté. Mais ces hommes mêmes, qui semblent le rebut de la fortune, participeront au bonheur des autres. Ils seront libres de vendre leur travail à qui voudra le mieux payer. Cette liberté leur tiendra lieu de propriété […] Ainsi, depuis le sceptre jusqu’à la faux et la houlette, tout s’anime, tout prospère, tout prend une nouvelle force par ce seul ressort. »2

Les seconds, au contraire, soulignent ce que l’inégalité de fortune a d’effets pernicieux, voire de fondamentalement immoral. Au lieu de justifier la richesse dont jouissent les privilégiés en la présentant comme nécessaire au bien-être général, ils les interpellent pour remettre en question la légitimité de leurs possessions : « ignorés-vous qu’une multitude de vos freres périt, ou souffre du besoin de ce que vous avés de trop, et qu’il vous faloit un consentement exprès et unanime du Genre-humain pour vous approprier sur la subsistance commune tout ce qui alloit au-delà du votre ? »3 Le luxe et la richesse sont le fruit d’une « usurpation », non seulement illicite, mais contre-productive puisqu’elle entraîne infiniment plus de maux chez les défavorisés qu’elle ne produit de jouissances chez les privilégiés. Contre tous ceux qui voudront enfermer dans une sphère purement privée le droit à la possession des biens matériels, ces penseurs affirmeront que « le droit de propriété est borné, comme tous les autres, par l’obligation de respecter les droits d’autrui », à commencer par son droit à l’existence : « toute possession, tout trafic qui viole ce principe est illicite et immoral. »4

Cette ambiguïté du statut moral de la richesse dans l’idéologie des Lumières rassemble, on le voit, toute une constellation de problèmes distincts quoique reliés entre eux. Tandis que la justification ou la condamnation de l’inégalité de fortune s’inscrit dans la continuité d’un débat bien établi, la question du luxe, longtemps accaparée par les moralistes, se voit redéfinie au XVIIIe siècle par l’émergence de la science économique5 ; d’autres problèmes, tel celui des limites du droit de propriété, font l’objet d’un remaniement profond, sous l’influence de la manière nouvelle dont on conçoit les rapports entre l’Etat et l’individu. Au sein de ce vaste chantier où se mettent en place les fondements de notre modernité, les pages qui suivent se concentreront sur la question de la moralité ou de l’immoralité du processus par lequel une fortune peut s’amasser. A l’aide de trois textes disséminés non seulement à travers les époques mais aussi bien à travers les genres (un traité de philosophie politique rédigé dans les années 1680, un article de dictionnaire paru dans les derniers tomes de l’Encyclopédie et un roman publié en 1798), on verra se définir, à propos de l’accumulation de richesses, une problématique commune qui ne produit des réponses contradictoires qu’en réponse à un questionnement unique.

Le premier texte est bien connu, mais son rôle fondateur en fait un passage obligé d’une enquête sur la légitimité de l’accumulation. Dans le Traité du gouvernement civil, publié en 1690, Locke consacre un long chapitre à « la propriété des choses ». De ces pages justement fameuses, je me contenterai de mettre en lumière le glissement qui s’opère en sous-main entre le début et la fin du chapitre6.

Le raisonnement proposé par Locke commence par décrire le processus grâce auquel un individu peut s’approprier un objet du monde. Imaginant un homme vivant encore à l’état sauvage et se nourrissant des divers fruits que lui offre l’environnement, il se demande : « quand est-ce que ces choses qu’il mange commencent à lui appartenir en propre ? Lorsqu’il les digère, ou lorsqu’il les mange, ou lorsqu’il les cuit, ou lorsqu’il les porte chez lui, ou lorsqu’il les cueille ? Il est visible qu’il n’y a rien qui puisse les rendre siennes, que le soin et la peine qu’il prend de les cueillir et de les amasser. Son travail distingue et sépare alors ces fruits des autres biens qui sont communs ; il y ajoute quelque chose de plus que la nature, la mère commune de tous n’y a mis ; et par ce moyen, ils deviennent son bien particulier. »7

Avant d’expliciter ainsi cette vertu appropriante conférée au travail, Locke avait exprimé la même idée en d’autres mots : « Le fruit ou le gibier qui nourrit un Sauvage des Indes, qui ne reconnaît point de bornes, qui possède les biens de la terre en commun, lui appartient en propre, et il en est si bien le propriétaire, qu’aucun autre n’y peut avoir de droit, à moins que ce fruit ou ce gibier ne soit absolument nécessaire pour la conservation de sa vie » (§ 26 ; je souligne). On le voit, même à l’état pré-social, la propriété a un fondement naturel dans l’effort dépensé pour l’utilisation des objets du monde – avec cette réserve pourtant que le besoin de l’autre, ce qui est « absolument nécessaire pour la conservation de sa vie », peut venir limiter le droit de chacun à se réserver l’usage des objets que son travail lui a appropriés.

Dans les pages qui suivent, Locke va revenir sur les limites du droit de propriété. « La même loi de la nature, qui donne à ceux qui cueillent et amassent des fruits communs, un droit particulier sur ces fruits-là, renferme en même temps ce droit dans de certaines bornes […]. La raison nous dit que la propriété des biens acquis par le travail, doit donc être réglée selon le bon usage qu’on en fait pour l’avantage et les commodités de la vie. Si l’on passe les bornes de la modération, et que l’on prenne plus de choses qu’on n’en a besoin, on prend, sans doute, ce qui appartient aux autres » (§ 31). Ici encore, mon droit de propriété est défini en termes de besoin et limité par ce qui, de droit naturel, appartient à autrui – en des termes que, soixante ans plus tard, un Rousseau pourra reprendre à son compte.

Au fur et à mesure que le chapitre progresse.cependant, cette problématique originale se voit emportée dans un glissement qu’autorise une double mystification. D’une part, la réflexion est inscrite sous les auspices d’une hypothèse d’abondance qui a pour effet pratique de couper tout lien entre mes besoins et ceux d’autrui. « En s’appropriant un certain coin de terre, par son travail et par son adresse, on ne fait tort à personne, puisqu’il en reste toujours assez et d’aussi bonne […]. Un homme a beau en prendre pour son usage et sa subsistance, il n’en reste pas moins pour tous les autres » (§ 33). L’univers dans lequel Locke inscrit originellement son argumentation est caractérisé par la disponibilité de ressources pratiquement illimitées : cela apparaît clairement lorsqu’il prend pour image une rivière à laquelle chacun peut boire tant qu’il lui plaît, sans risquer de « faire tort » à autrui, puisque ladite rivière « subsistant toujours tout entière, contient et présente infiniment plus d’eau qu’il ne lui en faut pour étancher sa soif » (§ 33). Même s’il est précisé ultérieurement que cette hypothèse d’abondance originelle doit être adaptée et révisée en fonction du développement des besoins et de l’invention de l’argent, tout le chapitre portera la marque d’un monde aux ressources suffisamment généreuses pour que mon appropriation ne menace jamais la satisfaction des besoins d’autrui8.

La seconde mystification tient à un changement du critère choisi pour établir les limites naturelles du droit de propriété. A la problématique originelle, selon laquelle c’était en termes de besoin (ce qui m’est nécessaire et ce qui est nécessaire à autrui) que devaient se définir les bornes de l’appropriation, s’en substitue progressivement une nouvelle, qui situe ces bornes dans le seul gaspillage des ressources. « Un homme qui amasse ou cueille cent boisseaux de glands, ou de pommes, a, par cette action, un droit de propriété sur ces fruits-là, aussitôt qu’il les a cueillis et amassés. Ce à quoi seulement il est obligé, c’est de prendre garde de s’en servir avant qu’ils se corrompent et se gâtent : car autrement ce serait une marque certaine qu’il en aurait pris plus que sa part, et qu’il aurait dérobé celle d’un autre » (§ 46). On voit ici clairement le glissement opéré durant le chapitre : au besoin d’autrui (« ce qui est absolument nécessaire pour la conservation de sa vie ») s’est substitué un droit (« sa part »), défini selon un critère qui exclut en fait la prise en compte dudit besoin. Peu importe que mon voisin crève de faim pendant que je m’empiffre dans la surabondance : il ne saurait rien me reprocher pourvu que je finisse mon dessert9.

Sur ces nouvelles bases, le raisonnement se poursuit avec une parfaite logique : si l’homme qui a amassé ses cent boisseaux de fruits « troque des prunes, par exemple, qui ne manqueraient point de se pourrir en une semaine, avec des noix qui sont capables de se conserver et seront propres pour sa nourriture durant toute une année, il ne fait nul tort à qui que ce soit [—] s’il veut donner ses noix pour une pièce de métal qui lui plaît, ou échanger sa brebis pour des coquilles, ou sa laine pour des pierres brillantes, pour un diamant : il n’envahit point le droit d’autrui : il peut ramasser, autant qu’il veut, de ces sortes de choses durables ; l’excès d’une propriété ne consistant point dans l’étendue d’une possession, mais dans la pourriture et dans l’inutilité des fruits qui en proviennent » (§ 46 ; je souligne). On comprend comment, dans le cadre ainsi défini, l’instauration de la monnaie légitimise non seulement « les possessions inégales et disproportionnées » (§ 50), mais plus fondamentalement l’accumulation illimitée de richesses : « dans les gouvernements où les lois règlent tout, lorsqu’on y a proposé et approuvé un moyen de posséder justement, et sans que personne puisse se plaindre qu’on lui fait tort, plus de choses qu’on en peut consumer pour sa subsistance propre, et que ce moyen c’est l’or et l’argent, lesquels peuvent demeurer éternellement entre les mains d’un homme, sans que ce qu’il en a, au-delà de ce qui lui est nécessaire, soit en danger de se pourrir et de déchoir, le consentement mutuel et unanime rend justes les démarches d’une personne qui, avec des espèces d’argent, agrandit, étend, augmente ses possessions, autant qu’il lui plaît » (§ 50).

C’est directement contre le raisonnement issu de Locke que Robespierre rédigera son projet de nouvelle déclaration des droits de l’homme en 1793. A travers une demi-douzaine d’articles, il rétablit le lien, posé puis effacé par le philosophe anglais, entre la légitimité de mes possessions et « ce qui est nécessaire pour la conservation de la vie d’autrui ». Pour ce faire, il commence par mettre au premier rang des droits de l’homme « celui de pourvoir à la conservation de son existence » (art. II). C’est ensuite une série d’articles directement consacrés à la propriété qui lui imposent de strictes limites (contrairement à ce que faisait la Déclaration de 1789) : « Le droit de propriété est borné, comme tous les autres, par l’obligation de respecter les droits d’autrui » (art. VII) ; « Il ne peut préjudicier ni à la sûreté ni à la liberté, ni à l’existence, ni à la propriété de nos semblables » (art. VIII) ; « Tout trafic qui viole ce principe, est essentiellement illicite et immoral » (art. IX). Plus précisément encore : « Les secours indispensables à celui qui manque du nécessaire sont une dette de celui qui possède le superflu : il appartient à la loi de déterminer la manière dont cette dette doit être acquittée » (art. XI). A l’aune de tels principes, il ne suffit pas de finir son assiette pour légitimer un banquet au milieu de la famine. En même temps qu’elle instaure et garantit le droit de propriété, la société en limite strictement l’étendue en inscrivant le droit de chacun dans un champ informé par les besoins d’autrui. La possession de richesses s’inverse en une dette lorsqu’elle côtoie le dénuement. L’extrême disproportion des fortunes et l’accumulation illimitée ne sont acceptables que dans un monde où tous les besoins essentiels de tous les individus seraient satisfaits. Partout ailleurs, elles peuvent bien être licites sans cesser d’être fondamentalement immorales.

Car, malgré ses implications politiques et économiques, c’est bien dans le domaine de la morale que se situe la question de la disproportion et de l’accumulation des richesses. La conclusion sur laquelle débouchait le raisonnement de Locke conduisait à « rendre justes les démarches d’une personne qui, avec des espèces d’argent, agrandit, étend, augmente ses possessions, autant qu’il lui plaît ». Robespierre accuse les auteurs de la Déclaration des droits de l’homme de 1789 d’avoir rédigé un texte fait « non pour les hommes, mais pour les riches, pour les accapareurs, pour les agioteurs et les tyrans », aux yeux desquels « la propriété ne porte sur aucun principe de morale [et] exclut toutes les notions du juste et de l’injuste » (p. 246). Ce que son projet s’efforce d’établir en termes politiques, c’est une définition de ce que serait une jouissance morale de la richesse.

Ce même problème donne sens à un texte moins connu, mais non moins passionnant, rédigé quelques décennies plus tôt par Jacques-André Naigeon, le jeune ami de Diderot et d’Holbach. Au moment où la science économique est sur le point de prendre son essor, une décennie à peine avant la publication de la Richesse des Nations, l’article « Richesse » figurant dans un des derniers volumes de l’Encyclopédie ne mentionne que très sommairement l’acception selon laquelle ce terme représente « le produit de l’industrie, du commerce, tant intérieur qu’extérieur, des différents corps politiques, de l’administration interne & externe des principaux membres qui le constituent ». Dans dix-huit des dix-neuf colonnes qui forment ce long article, l’auteur ignore toute composante économique de la question pour se borner « à envisager ici les richesses en moraliste »10. A partir de plusieurs citations de Sénèque qu’il commente en contredisant une remarque de Barbeyrac et en s’appuyant en sous-main sur Rousseau, Naigeon démontre que la richesse est pratiquement incompatible avec la moralité.

Cela s’observe d’abord dans la difficulté, voire l’impossibilité, qu’il y a à jouir salubrement de ses biens. En un retournement devenu depuis longtemps un lieu commun du discours moraliste, ces richesses que l’on croit posséder finissent par vous posséder à leur tour, emportant le meilleur des hommes dans un mouvement aliénant, fatal à ses plus vertueuses intentions. « Un homme riche, quelque penchant naturel qu’il ait à la vertu, ne peut faire un bon usage de ses biens qu’à quelques égards : il y aura toujours par l’effet d’un vice inhérent aux richesses, une infinité de circonstances où, comme je l’insinue plus haut, il s’éloignera de l’ordre & de la rectitude morale sans s’en apercevoir, & où cette déviation devenant de jour en jour plus sensible, il s’écartera enfin de la sphère étroite de la vertu, emporté successivement malgré lui par mille petites passions, comme par une espèce de force centrifuge, déterminée par ce que les anciens appelloient immutabilis causarum inter se cohaerentium series » (p. 275). De même que le pouvoir corrompt, la richesse pervertit. L’argent accumulé ne se laisse pas dépenser sans écorner la moralité de celui qui en jouit, en dépit même de sa plus honnête vigilance. C’est bien d’un « vice inhérent aux richesses » qu’il s’agit ici, d’une loi immuable structurant les rapports entre humains.

Après avoir montré que la jouissance de la richesse est forcément fatale à la vertu, il continue en suggérant – toujours à partir d’une citation de Sénèque et toujours en continuité avec la pensée de Rousseau – que la constitution de toute fortune est basée sur une usurpation primitive. Au fur et à mesure que l’on avance dans la lecture de l’article, on voit en effet Naigeon prendre un parti de plus en plus radical : s’il ne saurait y avoir de bon usage de la richesse, c’est que la source de toute accumulation est toujours entachée de quelque crime. Si les grands biens brûlent les mains de leurs propriétaires, c’est qu’ils sont les produits de quelque péché originel qui a irrémédiablement vicié leur nature.

Ce à quoi Naigeon va s’en prendre désormais, c’est non seulement à la vertu des possédants, mais à la légitimité de leurs possessions : « il ne suffit pas qu’un homme ait hérité de ses pères de grands biens, pour qu’il soit censé les posséder légitimement, & en droit d’en faire tel usage qu’il lui plaira » (p. 276). Celui qui hérite d’une fortune est moralement obligé « de faire tous ses efforts pour remonter à la source d’où ses ancêtres ont tiré leurs richesses, & si, en suivant les différens canaux par lesquels elles ont passé pour arriver jusqu’à lui, il en découvre la source impure & corrompue, il est incontestable qu’il ne peut s’approprier ces biens sans se charger d’une partie de l’iniquité de ceux qui les lui ont laissés » (p. 277). Or personne, ou presque, ne cherche sérieusement à identifier l’origine des richesses dont il jouit : « sur vingt mille personnes riches de patrimoine, il n’y en a peut-être pas dix qui se soient jamais avisées de faire un pareil examen, & encore moins d’agir en conséquence après l’avoir fait, quoiqu’ils y soient engagés par tout ce qu’il y a de plus sacré parmi les hommes » (ibid.). De cette source impure et corrompue de leur fortune, la plupart ne veulent rien savoir, et le « vice inhérent aux richesses » évoqué plus haut par Naigeon pourrait bien n’être que le prix à payer en retour de ce refoulé originel.

Contre un tel refoulement, contre le commode oubli dans lequel les riches laissent baigner l’origine des biens dont ils disposent, Naigeon affirme leur obligation morale de se sentir « responsables des voies obliques & des moyens injustes & criminels dont leurs pères peuvent s’être servis pour acquérir ces biens », responsabilité qui implique leur obligation « de les restituer à ceux à qui ils appartiennent de droit » (ibid.). L’argent a beau ne pas avoir d’odeur, il n’en rend pas moins son possesseur complice des crimes dont a été entachée son accumulation : on ne peut en disposer sans se souiller les mains du sang dans lequel il a trempé.

Quant à ceux qui se targuent d’être eux-mêmes à la source de leur fortune, la légalité de leur enrichissement ne suffit nullement à en garantir la moralité : « il y a sans doute des moyens légitimes d’acquérir, mais il y en a peu de bons » (p. 280). Les voies selon lesquelles une fortune peut être accumulée sans enfreindre les exigences de la morale sont particulièrement étroites et impraticables. Il n’est qu’« un très petit nombre d’hommes qui sachent acquérir la richesse sans bassesse & sans injustice » (p. 281). Si l’« honnête épargne », l’« agriculture » et le « profit des métiers » sont tous légitimes en ce qu’ils « découlent principalement de l’industrie, de la diligence & d’une bonne foi reconnue », ils sont le fait d’individus aussi méritants qu’exceptionnels : « où sont les commerçans qui ne doivent la fortune qu’à ces seules qualités ? » (p. 280). Les vrais profits sont à chercher ailleurs, du côté par exemple des « gains exorbitans de la finance » qui ne sont « que le plus pur sang des peuples exprimés par la vexation » (ibid.).

Que l’on hérite de ses biens ou qu’on les accumule soi-même, le crime semble bien être le corrollaire universel de la richesse. Tout le raisonnement de Naigeon conduit à prouver « la vérité de cette pensée de saint Jérome : ‘Tout homme riche, dit ce père, est ou injuste lui-même, ou héritier de l’injustice d’autrui’« (p. 277).

Le développement d’une telle argumentation dans les années 1760 et dans le cadre de l’Encyclopédie ne prend son véritable relief qu’une fois resitué dans le mouvement des idées qui circulent à l’époque. D’une part, la position de Naigeon frappe par son passéisme. La forme même de son article structuré comme un commentaire de Sénèque appartient plutôt à l’esprit de la Renaissance qu’à celui des Lumières. Sa réflexion participe d’un discours moraliste qui a eu son moment de gloire dans la seconde moitié du XVIIe siècle et dont les accents sont depuis devenus obsolètes. Même si le stoïcisme a gardé ses partisans tout au long du siècle, avec un regain d’intérêt au moment de la vogue rousseauiste (dont participe cet article) et, plus tard, de la Révolution, Naigeon détonne clairement par rapport à l’air du temps lorsqu’il invite son lecteur à « renoncer à ces possessions dangereuses, qui, multipliant sans cesse les occasions de chute, par la facilité qu’elles donnent de satisfaire une multitude de passions déréglées, détournent enfin ceux qui y sont attachés de la route du bien & du désir de connoître la vérité » (p. 272). Tout, à commencer par le vocabulaire de la « chute » et des « passions déréglées », fait plutôt penser aux ressassements rigoristes des anti-philosophes qu’à un écrit émanant du clan d’Holbach11— lequel, d’ailleurs, aurait pu se sentir le premier visé par la dénonciation des « gains exorbitans de la finance » tirés du « plus pur sang des peuples »…

Plus précisément : une ambiguïté essentielle de l’article de Naigeon tient en ce qu’il applique une vision de moraliste à une notion que la mentalité du temps était en train de soustraire au domaine des mœurs. Il suffit de lire les Réflexions sur la formation et la distribution des richesses qu’un autre collaborateur de l’Encyclopédie, Turgot, rédige à peu près au même moment pour mesurer à quel point la richesse, mise au pluriel et redéfinie comme capital, était devenue une donnée technique dans la description de la mécanique économique. Originellement produite par la terre elle-même ; accumulée par « l’activité, l’intelligence, le souci de l’avenir et l’économie des uns » ; répartie inégalement du fait « de l’indolence, de l’inaction et de la dissipation des autres » ; productrice de profit lorsqu’elle permet de lancer des « entreprises de culture, de fabrique ou de commerce »12 : la richesse circule si bien dans les modèles macro-économiques nouvellement mis à jour qu’elle s’en trouve lavée de toute coloration morale et de toute épaisseur existentielle. Les riches stigmatisés par le discours moraliste – épinglés par un mot qui évoque un mode de vie et ne va jamais sans faire apparaître le fantôme des « pauvres » en opposition auxquels il se définit – se voient rebaptisés propriétaires, entrepreneurs ou prêteurs de capital.

Le remarquable tour de force idéologique qu’accomplit la nouvelle science consiste à redéfinir la richesse en des termes qui ne laissent plus aucune place à un questionnement d’ordre moral. En se donnant pour objet de décrire le fonctionnement de la grande « machine de la société » (§ XVII), le discours économique va raisonner en terme de moteur, de force, d’équilibre, d’efficacité et de rentabilité – non de justice ou de légitimité. Tout se passera désormais comme si les agents économiques évoluaient dans un espace privé de toute dimension éthique. Leurs comportements seront analysés et gérés de la même manière que celui des objets observés par la mécanique : on pourra en calculer les trajectoires et les impacts, les inerties et les résistances, mais on accusera d’impertinence quiconque oserait les appréhender en termes de devoir et de responsabilité. Dans le chapitre qu’il consacre au prêt à intérêt, le texte de Turgot illustre bien ce moment où la problématique économique est sur le point de s’émanciper de toute trace et de toute emprise du discours moraliste : « c’est faute d’avoir envisagé le prêt à intérêt sous son véritable point de vue, que des moralistes plus rigides qu’éclairés, ont voulu le faire regarder comme un crime » et ont conclu qu’« il était injuste d’exiger l’intérêt de l’argent prêté » (§ LXXIII). Le vrai ridicule des scolastiques ne vient pas de leur incompréhension des mécanismes financiers, mais de leur ambition de soumettre ces mécanismes nécessaires, naturels, à un jugement d’ordre moral : recevoir un intérêt sur de l’argent prêté n’est ni plus « criminel » ni plus « injuste » que de saisir au vol la pomme que la gravitation attire vers le sol.

Comme l’ont bien montré plusieurs études devenues classiques13, si l’économie politique évacue ainsi la problématique mise en place par les moralistes, c’est qu’elle se conçoit elle-même comme une réponse au questionnement central de la morale : comment contrôler et neutraliser les passions humaines ? L’élaboration du concept de marché comme instance régulatrice des rapports sociaux relève davantage d’une réflexion sur la nature de l’homme et des sociétés que d’un développement technique de la théorie économique. Dans la lignée du private vices, public benefits de Mandeville, le marché est investi de la vertu magique qui consiste à harmoniser et à diriger vers le bien commun les intérêts égoïstes et les passions potentiellement nuisibles de chacun. En principe, il doit aboutir à réparer le glissement observé plus haut dans le texte de Locke : sa fonction est d’intégrer tous les besoins, les miens et ceux d’autrui, dans un champ unifié, censé assurer, à terme, un maximum de satisfaction générale.

L’élégance de la solution proposée par le discours économique tient en ce qu’elle permet, en théorie du moins, d’intégrer ce qui est « absolument nécessaire pour la conservation de la vie d’autrui », sans pour autant imposer de limite à l’accumulation de biens et de richesses. Mieux : loin d’être présentée comme la résultante d’une injustice faite à autrui, l’accumulation est devenue elle-même une condition nécessaire à la conservation de la vie de chacun. Ces « valeurs accumulées […] qu’on appelle un capital »14 fournissent les « avances » indispensables à la production des biens destinés à satisfaire nos besoins, y compris les plus essentiels. Sans l’accumulation de capital dans les mains du riche, le pauvre manquerait du pain qui le nourrit. Le même raisonnement dépasse d’ailleurs le cadre du seul investissement productif pour s’étendre jusqu’à la sphère de la consommation : là encore, sans les désirs de luxe qui hantent le nanti, l’artisan manquerait du revenu nécessaire à assurer sa subsistance. Qu’il utilise sa fortune pour l’investir dans la production ou pour offrir un débouché aux produits qui en sortent, le profit et la jouissance du riche sont condamnés à contribuer au bien public : « dans nos grands états où il faut des richesses pour maintenir leur grandeur & leur puissance, il semble que quiconque travaille à s’enrichir soit un homme utile à l’état, & que quiconque étant riche veut jouir soit un homme raisonnable. »15 Non seulement l’accumulation de richesses et la dépense égocentrée ne sont plus des crimes, mais elles apparaissent comme des devoirs de tout bon citoyen.

Face à une nouvelle mentalité qui achève ainsi de blanchir, de légitimer, de dé-criminaliser aussi bien l’acquisition égoïste du superflu que les opérations d’où émanent les « gains exorbitans de la finance », on comprend mieux à la fois l’anachronisme et le mérite de la position défendue par l’article de Naigeon. En présentant la richesse en termes de « chute », de « route du bien » et de « désir de connaître la vérité », il parle certes le langage d’une époque révolue. En rappelant les riches à l’ordre d’une morale articulée en termes de comportements et de responsabilités personnelles, il formule cependant une exigence éthique qui renviendra continuellement hanter l’idéologie des deux siècles ultérieurs – à travers ces grandes entreprises de refoulement de la vérité sociologique que seront la morale puritaine de l’époque victorienne et l’hédonisme consumériste du XXe siècle.

Quelques décennies après Naigeon, les romans d’Isabelle de Charrière mettent plusieurs fois en scène des personnages ou des situations questionnant la moralité de l’accumulation de richesses. Si ce thème apparaît en filigrane, quoique avec une remarquable obstination, dans les Lettres de Mistriss Henley publiées par son amie (1784), il est pleinement développé dix ans plus tard dans Trois femmes, rédigé vers 1795 et publié en 1798. Le personnage de Constance y est l’héritière d’une « très-grande fortune » accumulée par son père et son mari, morts tous deux, dont on nous raconte l’histoire dans une suite restée à l’état de manuscrit. C’est donc à la fois la question de l’héritage et de la constitution de la fortune qui est couverte par le roman. Dans les deux cas, les conclusions auxquelles nous porte le récit sont remarquablement similaires à celles sur lesquelles débouchent les thèses de Naigeon.

A son amie Emilie qui, conformément à l’obligation morale exprimée dans l’article de l’Encyclopédie, lui demande ce qu’elle sait de l’origine de la fortune dont elle jouit, Constance avoue « croire qu’elle ne fut jamais devenue si considérable, si ceux qui l’ont acquise eussent été extrêmement scrupuleux ». N’hésitant pas elle non plus à généraliser ses soupçons sur la source de tout enrichissement, elle diminue la faute de son père et de son mari en se déclarant persuadée « qu’on a blâmé en eux ce que mille autres ont fait sans en être blâmés, uniquement parce qu’ils ont eu autant de bonheur que d’adresse »16. Ici comme dans les Lettres de Mistriss Henley et comme dans bien d’autres textes des Lumières, ce sont les colonies qui servent de décor aux crimes originels d’où coulent la fortune et le luxe dont jouissent les élites européennes. Le père de Constance, parti s’établir aux Indes après avoir été forcé de quitter Bordeaux, tire tout le profit espéré de « ces climats où l’on ne va bruler et suffoquer que pour gagner de l’argent, où l’on n’en peut gagner qu’à force de ruses et de rapines » (p. 161).

Bien loin des pommes de l’état de nature et des remarques poussiéreuses de Sénèque, la richesse a chez Isabelle de Charrière une forme étonnament moderne, qui nous invite à remettre la notion de « globalisation », si à la mode aujourd’hui, dans sa juste perspective historique : « je possède, explique Constance, sous des noms différens, des terres en Amérique et aux Isles ; de l’argent en Angleterre et en Hollande ; des maisons à Paris, à Lisbonne, à St. Petersbourg ; et j’ai une part à plusieurs branches du commerce qui se fait aux grandes Indes » (p. 63). Ce nouveau mode d’existence de la richesse n’est pas sans conséquence sur la problématique morale mise en place par le roman. Lorsque la même Emilie invite Constance à « restituer ce qui avoit été illégitimement possédé », elle révèle clairement à la fois tout ce qui rapproche et tout ce qui distingue Trois femmes de l’article « Richesse ». Constance a beau savoir, selon les mots de Naigeon, qu’elle « ne peut s’approprier ces biens sans se charger d’une partie de l’iniquité de ceux qui les lui ont laissés », elle a beau se sentir « obligée de les restituer à ceux à qui ils appartiennent de droit », la complexité et l’intrication des nouvelles formes financières où est investie sa fortune rendent impossible tout dédommagement direct de ceux auxquels on a soustrait ce qui leur était dû : « comment le restituer ? […] les lésés sont éparpillés sur toute la surface du globe » (p. 64). L’attitude que choisit Constance pour légitimer la possession de son argent sale consiste à racheter les crimes qui en souillent la source par la générosité avec laquelle elle en fait usage. Faute de pouvoir identifier les individus particuliers qui ont été spoliés par l’accumulation de sa fortune, elle se sent redevable envers un Autre universel, s’incarnant dans toutes les victimes de toute forme d’injustice : supposant, chaque fois qu’elle rencontre des malheureux, « que [s]es parents leur aient pris quelque chose, [elle a] soin de leur en payer continuellement la rente » (ibid.).

Les différentes intrigues dont se compose Trois femmes se recoupent toutes autour de cette conscience d’une culpabilité pour un crime que je n’ai pas commis moi-même, mais dont je suis néanmoins responsable envers autrui, du simple fait que je profite de ses conséquences17. L’histoire particulière de Constance représente en fait la situation dans laquelle se trouve tout détenteur de fortune ; les biens accumulés, les sommes amassées sont le fruit de méfaits dont il faut se faire pardonner (à force de bienfaisance et de bienfaits) : « riches, si vous voulez qu’on vous pardonne vos richesses, ne vous contentez pas d’être charitables : soyez généreux » (p. 109). Conformément à une introduction qui place le récit à l’enseigne de la philosophie morale kantienne, Trois femmes, de même d’ailleurs que les autres romans de Charrière, propose une réflexion d’ordre éthique sur les rapports entre intérêt et devoir. Et quoique la problématique mise en place par l’économie politique n’y soit jamais directement évoquée, ce sont bien les termes de l’opposition entre Naigeon et Turgot que l’on retrouve ici. Comment ne pas reconnaître le discours économique derrière les « gens dont l’intérêt seul fait la morale » (p. 64) ou derrière l’affirmation que « la connaissance de nos intérêts particuliers et de ceux de la société, qui sont les nôtres aussi, suffit pour nous imposer des devoirs et nous donner d’abord la volonté, puis l’habitude de les remplir » ?

« Tout cela n’est que calcul et prudence […] et je ne vois rien dans la prospérité de la société, ni dans la mienne propre, qui me fasse un devoir de mes devoirs », réplique un interlocuteur (p. 41). Telle est bien la question sur laquelle débouche le texte : le calcul et la prudence d’intérêts égoïstes bien entendus peuvent-ils nous tenir lieu de conscience morale ? A-t-on encore besoin d’évaluer le comportement des individus en termes de responsabilité envers autrui, ou suffit-il de laisser chacun poursuivre ses intérêts propres pour que tout le monde y trouve son compte à travers l’auto-régulation d’une main invisible ? Faut-il se sentir coupable des privilèges injustes dont on profite ou faut-il les considérer comme un moment nécessaire au bon fonctionnement de la dynamique sociale ? L’essence de la richesse est-elle spoliation ou constitution de capital ?

Dans un monde dont Constance est bien placée pour connaître la complexité économique, elle dont les investissements sont répandus sur toute la surface de la planète, il est remarquable que le seul « bon usage » qu’elle puisse faire de sa fortune réside dans la générosité immédiate du don. Face à l’infinie et impénétrable intrication des médiations financières grâce auxquelles son père a amassé et sécurisé ses « gains exorbitans », elle ne peut apaiser sa conscience qu’en redistribuant son bien à quiconque semble en avoir plus besoin qu’elle. De manière significative, jamais elle ne songe à utiliser sa fortune comme un capital. Le crime qui a entaché l’accumulation ne se paie que par la plus pure dépense, par une dilapidation sans retour, aussi désintéressée que possible. Dépensant pour autrui, Constance évite aussi soigneusement le luxe pour elle-même que l’espoir de tout retour des sommes qu’elles répand autour d’elle : « je vis sans profusion, et cela par principe encore plus que par prudence. Je donne partout où je vais, je fais donner partout où j’ai du bien » (p. 64). On n’a de chance de se faire « pardonner sa richesse » qu’en se montrant « généreux ». Contre ceux qui veulent nous persuader que l’argent se blanchit lorsqu’on l’investit sous forme de capital, on cherche à dépenser en pure perte : les seules dividendes qu’on se croit en droit de recevoir ne se monnaient qu’en terme d’« estime »18. Comme si c’étaient les mécanismes financiers eux-mêmes, et la logique d’une morale basée sur le seul intérêt, qui étaient les vrais auteurs du crime que l’on doit expier, on ne peut que rejeter en bloc toute la nouvelle « prudence » économique pour lui substituer les vraies valeurs dictées par des « principes » moraux.

Dire avec Naigeon et Charrière que la richesse est (le fruit d’) un crime n’équivaut nullement à affirmer que « la propriété, c’est le vol ». Aucun des deux ne songe à remettre en cause le principe de l’appropriation des biens matériels, telle que l’a décrite Locke. Ce qu’ils refusent, c’est spécifiquement la légitimité d’une accumulation illimitée de richesses. L’argent, nous disent-ils, ne saurait s’amasser au-delà d’un certain point sans devenir, ou se révéler, sale. Ou bien les sommes empilées sont trop énormes pour résulter d’une appropriation honnête, c’est-à-dire basée sur le travail, au point de ne pouvoir relever que de « gains exorbitants » toujours tirés, en dernière instance, du « sang des peuples » ; ou bien le manque dont souffre autrui de ce qui est « absolument nécessaire pour la conservation de sa vie » rend honteux et injustifiable le superflu dont je jouis : dans les deux cas, mon avoir financier prend la forme d’une dette morale m’obligeant à restituer ma fortune à qui elle appartient de droit.

Derrière cette conscience morale d’une faute associée à l’accumulation de richesses et transmise avec elles, et malgré les formes parfois passéistes qui servent à l’exprimer, on a vu que la question fondamentale portait sur l’articulation entre rationalité économique et impératifs éthiques. Tel est bien le ressort de l’opposition entre Voltaire et Rousseau. En faisant l’apologie d’un luxe censé contribuer à la circulation des valeurs et à la prospérité générale, le premier base son raisonnement sur les nécessités systémiques dont dépend le fonctionnement de la machine sociale ; en condamnant toute richesse contiguë au dénuement d’autrui, le second fait appel à une nécessité morale qui met en lumière la responsabilité de chacun dans la reproduction des aberrations qui caractérisent le fonctionnement de ladite machine. A la foi en des médiations économiques censées déployer une harmonie d’intérêts dont l’éclosion est toujours repoussée dans le futur, s’oppose l’exigence immédiate de ne pas tolérer les injustices du présent.

Face au scandale de l’absolu dénuement dans lequel vit plus d’un cinquième de la population mondiale, face à des inégalités qui augmentent de façon dramatique aussi bien entre pays riches et pays pauvres qu’à l’intérieur de chaque société, la question de la moralité de l’accumulation de richesses reste cruellement d’actualité. Il n’en est que plus frappant de la voir si absente de la rhétorique politique contemporaine. Le blanchiment des richesses en capital, opéré dans la lancée de Turgot, ne change rien au problème de base : décider si la libre disposition de mon bien doit ou ne doit pas être bornée par la prise en compte des besoins d’autrui. C’est une telle question que doivent trancher dans leurs choix quotidiens tous ceux, individus ou nations, que l’Occident n’a pas exclus de sa prospérité. En deçà des rationalités économiques convoquées pour expliquer (ou fournir une excuse commode à) nos comportements, en dépit des voix qui s’obstinent à promettre que « ces hommes mêmes, qui semblent le rebut de la fortune, participeront au bonheur des autres », comment ne pas sentir peser sur quiconque profite de la prospérité occidentale une responsabilité, une dette qui reste orpheline de toute prise en charge dans le discours contemporain ? A l’heure où les « droits de l’homme » sont agités au premier plan de la scène politique, comment ne pas attribuer à une extraordinaire entreprise de refoulement collectif l’oubli général recouvrant l’article selon lequel « les secours indispensables à celui qui manque du nécessaire sont une dette de celui qui possède le superflu » ? S’il est difficile de savoir ce que voulait dire être riche au siècle de Voltaire, il n’est guère plus aisé, mais bien plus urgent, de nous demander ce que signifie et ce qu’implique le fait d’être riche dans le monde d’aujourd’hui.

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1 Voltaire, Dictionnaire philosophique (1764), article « Egalité », Paris, GF, 1964, p. 172.

2 Voltaire, Questions sur l’Encyclopédie (1771), article « Propriété », Œuvres Complètes, Paris, Garnier, 1879, vol. 20, p. 293.

3 Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondemens de l’inégalité parmi les hommes (1754), éd. Starobinski, Paris, Folio, 1985, pp. 106-107.

4 Maximilien Robespierre, « Sur la propriété, suivi du projet complet de déclaration des droits de l’homme et du citoyen » (1793), in : Robespierre. Ecrits, présentés par Claude Mazauric, Paris, Messidor / Editions Sociales, 1989, p. 246.

5 Sur cette question du luxe, on lira avec profit les articles de Pierre Rétat, « Luxe », Dix-huitième siècle, 26, 1994, pp. 79-88 et de R. Galliani, « Le débat en France sur le luxe : Voltaire ou Rousseau ? », Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, 161, 1976, pp. 205-217.

6 Je me bornerai dans les pages qui suivent à analyser la progression de la pensée de Locke dans les limites du chapitre (V) qu’il consacre à la propriété. Certaines de mes conclusions sont sans doute à nuancer lorsque l’on prend en considération l’ensemble de la réflexion du philosophe – comme essaie le de faire, de manière plus ou moins convaincante, James Tully dans A Discourse on Property. John Locke and his adversaries, Cambridge University Press, 1980. Ce qui m’intéresse, c’est d’observer comment, sur la question précise de la légitimité de l’accumulation, le raisonnement déployé dans ce chapitre dérape vers des conclusions qui deviendront des piliers de l’idéologie libérale. Pour des analyses plus poussées et aboutissant à des résultats en accord avec ceux que j’esquisse ici, cf. C.B. Macpherson, The Political Theory of Possessive Individualism. Hobbes to Locke, Oxford, Clarendon Press, 1962, pp. 194-221 et David C. Snyder, « Locke on Natural Law and Property Rights », in : Essays on Early Modern Philosophers. Vol. 9 : John Locke Political Philosophy, New York-London, Garland, 1992, pp. 207-234.

7 John Locke, Traité du gouvernement civil (1690), § 28, Paris, GF, 1984, p. 195.

8 On sait comment Locke évite d’avoir à raisonner dans le cadre d’un monde aux ressources limitées : en s’appropriant et en cultivant un lopin de terre, l’individu ne soustrait rien à la communauté ; au contraire, il augmente les ressources communes, puisque son travail produit plus que ne l’aurait fait le même lopin abandonné à sa friche originelle. Selon ce raisonnement, plus la surface de la terre se couvre de clôtures, moins l’humanité risque d’y être à l’étroit…

9 Tully montre bien que cette conclusion extrémiste n’est nullement en accord avec la philosophie morale de Locke prise dans son ensemble (cf. en particulier A Discourse on Property, op. cit., pp. 131-132). En essayant de reconstruire la signification du chapitre sur la propriété à la lumière de principes généraux énoncés ailleurs, Tully tend cependant à diluer le mouvement propre de ce chapitre et à oblitérer des affirmations qui, quoiqu’en contradiction avec d’autres aspects de la pensée de Locke, n’en sont pas moins bel et bien présentes dans le texte.

10 Article « Richesse » de l’Encyclopédie, Neuchâtel, 1765, tome XIV, p. 272 (Reprint Pergamon Press, 1969). Jacques-André Naigeon (1738-1810), outre deux autres articles de l’Encyclopédie et des textes publiés dans la mouvance de d’Holbach (Le militaire philosophe (1767), L’intolérance convaincue de crime et de folie (1769), le Recueil philosophique ou Mélange de pièces sur la religion et la morale (1770)), est l’auteur d’une Vie de Sénèque (1779) ainsi que d’une grande Histoire de la philosophie antique et moderne (1791) parue dans L’Encyclopédie méthodique. Il a par ailleurs été l’éditeur de Diderot – dont il a aussi laissé une biographie –, de Rousseau et de Montaigne.

11 Pour un ancrage sommaire mais utile de ce discours moraliste dans le paysage sociologique de l’époque, cf. R. Galliani, « Le rôle de Voltaire et de Rousseau dans le débat sur le luxe (1772-1778) », in : Rousseau et Voltaire en 1978. Actes du colloque international de Nice, Genève, Slatkine, 1981, pp. 107-117.

12 Anne-Robert Jacques Turgot, Réflexions sur la formation et la distribution des richesses (1766), in : Œuvres économiques, Paris, Calmann-Lévy, 1970, voir surtout §§ VII, XIII & XXIII.

13 Cf. en particulier Albert O. Hirschman, The Passions and the Interests. Political Arguments for Capitalism before Its Triumph, Princeton University Press, 1977 ; Louis Dumont, Homo aequalis : genèse et épanouissement de l’idéologie économique, Paris, Gallimard, 1977 ; Pierre Rosanvallon, Le libéralisme économique. Histoire de l’idée de marché, Paris, Seuil, « Points », 1989. (Le même texte avait été publié sous le titre Le capitalisme utopique en 1979.)

14 Turgot, Réflexions sur la formation et la distribution des richesses, op. cit., § LVIII, p. 155.

15 Article « Luxe » de l’Encyclopédie, éd. cit., tome IX, p. 766. L’article semble être dû à (ou fortement inspiré par) Saint-Lambert, auteur en 1764 d’un Essai sur le luxe.

16 Isabelle de Charrière, Trois femmes (1795), in : Œuvres complètes, éd. Candaux et al., Amsterdam, Van Oorschot, 1979-1984, vol. IX, p. 64.

17 En un mouvement parallèle au passage que l’on vient de citer, quoique situé sur un autre pan de l’histoire, Emilie dit à Joséphine, la troisième femme du roman : « je me sens obligée de réparer envers toi les crimes de mes parens » (p. 48). Pour une étude plus détaillée du roman, cf. Alix Deguise, Trois femmes : Le monde de Madame de Charrière, Genève, Slatkine, 1981.

18 Ce n’est sans doute pas un hasard si Trois femmes est dû à la plume d’une auteur, issue elle-même de la plus haute aristocratie hollandaise, qui a consacré une bonne partie de son œuvre à réfléchir sur la place que peut occuper la noblesse dans la nouvelle société en train de se former : la critique de l’accumulation rapide de richesses, la quête d’estime, l’idéal de dépense désintéressée et de générosité sont des traits caractéristiques de la conscience nobiliaire. Lorsque, dans les Lettres écrites de Lausanne, Isabelle de Charrière redéfinit la noblesse non plus comme un groupe social, mais comme une exigence morale, elle esquisse une voie sur laquelle vont s’engager, vingt ans plus tard ceux qui, autour de Stendhal, entreprendront une critique radicale de l’industrialisme » à travers les angoisses et les soucis d’estime de jeunes nobles désemparés. Sur ce point, cf. Yves Citton, Impuissances. Défaillances masculines et pouvoir politique de Montaigne à Stendhal, Paris, Aubier, 1994, pp. 351-366.