Le trésor du libertin
Certes vous êtes riche en bonne opinion de vous-même (La marquise de Merteuil au vicomte de Valmont)
Il y a, dans Les Infortunes de la vertu, un épisode curieux qui se réfère évidemment à une scène célèbre du Nouveau Testament : libérée du funeste couvent de Sainte-Marie-des-Bois, Justine marche dans la campagne du Dauphiné où le destin lui fournit l’occasion de porter secours à un malheureux qui vient d’être battu par deux cavaliers. Justine panse les plaies de la victime, lui donne à boire et se réjouit bientôt de le voir recouvrer ses esprits. Une fois remis, l’homme propose à Justine de partir avec lui et d’accepter un emploi dans sa maison. La bonne fille n’hésite pas, car elle est sans ressources, mais elle ne tardera pas à regretter sa décision, puisque la maison promise s’avère être un sinistre château perdu dans la montagne, repaire d’une bande de faux-monnayeurs dirigée par Dalville, celui-là même qui avait bénéficié de la sollicitude de Justine. La récompense offerte à la bonne Samaritaine est à la mesure de la philosophie du dédommagement cultivée par Dalville : Justine est aussitôt enchaînée à la roue d’un puits et elle devra essuyer chaque nuit les assauts virulents de Dalville.
Si les pères récollets de Sainte-Marie-des-Bois profanaient les signes du culte qu’ils étaient censés servir, Dalville, lui, innonde la France, l’Espagne et l’Italie de ses fausses pièces, fallacieuses garantes d’une richesse pourtant bien réelle. La richesse, en effet, ne saurait être fausse, puisque c’est sur elle que reposent les rapports sociaux définis strictement par Dalville en termes de rapports de forces : « apprends que la civilisation, en bouleversant les institutions de la nature, ne lui enleva pourtant point ses droits ; elle créa dans l’origine des êtres forts et des êtres faibles (…). L’homme le plus riche devint l’homme le plus fort, le plus pauvre devint le plus faible, mais à cela près des motifs qui fondaient la puissance, la priorité du fort sur le faible fut toujours dans les lois de la nature. »1
L’empire de Dalville sur le corps de Justine s’exprimera donc naturellement dans les termes usités d’ordinaire par les financiers et les juristes : « l’outrage qu’on fait à une femme, ce peut être un titre pour lui en faire un second, mais jamais une raison suffisante pour lui accorder des dédommagements. »2
De ce point de vue lexical, Valmont ne s’écarte guère de Dalville lorsqu’il raconte à Madame de Merteuil le succès de son entreprise auprès de Cécile de Volanges : « Celle-ci, tout en se désolant, sentait qu’il fallait prendre un parti, et entrer en composition. Les prières me trouvant inexorable, il a fallu passer aux offres. Vous croyez que j’ai vendu bien cher ce poste important : non, j’ai tout promis pour un baiser. Il est vrai que, le baiser pris, je n’ai pas tenu ma promesse : mais j’avais de bonnes raisons. Etions-nous convenus qu’il serait pris ou donné ? A force de marchander, nous sommes tombés d’accord pour un second (…). Tant de bonne foi méritait récompense, aussi ai-je aussitôt accordé la demande (…). »3 Voilà ce qu’on appelait le commerce des femmes qui n’était certes pas aussi doux que l’eussent pu souhaiter Montesquieu ou Jean-Jacques Rousseau.
Entre Valmont et Dalville, entre l’univers de Sade et celui de Laclos, il y a cependant une différence essentielle. Dans les propos de Valmont, le vocabulaire du commerce est manifestement affecté d’une valeur métaphorique, alors que Dalville l’utilise au sens propre. Il est vrai qu’en dernier ressort, l’un et l’autre personnages sont engagés dans une même entreprise d’affirmation du pouvoir (« Conquérir est notre destin ; il faut le suivre »4 proclame Valmont au début du roman), mais les univers respectifs des deux personnages ne reposent pas sur les mêmes critères de définition. Le signe et la légitimation du pouvoir, pour Dalville, c’est la richesse et peu importe qu’elle repose sur de la vraie ou de la fausse monnaie ; Valmont, lui, c’est en réussissant dans ses entreprises de séduction et surtout, en soutenant sa réputation de premier séducteur, qu’il assurera son règne parmi les libertins. Les deux mondes se ressemblent en ce sens qu’ils se définissent par l’efficacité de réseaux de circulation ; dans l’un, ce sont les richesses qui circulent par le truchement de leurs symboles que sont les pièces et les billets (Voltaire : « l’argent et les billets ne sont que des gages d’échange5) » ; dans l’autre, ce sont les réputations, par le biais des discours et des signes dont ces derniers se constituent.
Certes, la richesse est une donnée fondamentale du roman libertin6. « Il n’y a qui que ce soit, ma chère fille, s’entend dire Margot la Ravaudeuse, qui ne convienne qu’on fait une fort triste figure en ce monde lorsqu’on n’est pas riche. Point d’argent, dit le proverbe, point de Suisse. On peut bien dire aussi, point d’argent, point de plaisir. »7 Donnée comme vérité générale, cette affirmation concerne tout le monde, mais elle ne sera jamais formulée ainsi dans l’univers des maîtres titrés. Parmi eux, la richesse va de soi, elle est évidente, tellement évidente qu’elle n’est le plus souvent qu’à peine évoquée dans des incipits qui ressemblent tous à celui des Mémoires pour servir à l’histoire des mœurs du XVIIIe siècle de Duclos : « Une naissance illustre, une fortune considérable, un rang distingué, une figure aimable et peut-être de l’esprit, voilà la source de mes travers »8 ; ou à celui des Egarements du cœur et de l’esprit de Crébillon : « J’entrai dans le monde à dix-sept ans, et avec tous les avantages qui peuvent y faire remarquer. Mon père m’avait laissé un grand nom, dont il avait lui-même augmenté l’éclat, et j’attendais de ma mère des biens considérables. »9 Valmont est aussi bien nanti ; c’est Mme de Merteuil qui nous l’apprend au passage lorsqu’elle adresse des reproches à son complice-rival : « Revenez, mon cher Vicomte, revenez : que faites-vous, que pouvez-vous faire chez une vieille tante dont tous les biens vous sont substitués ? »10 Ainsi commence la première lettre de la marquise.
Mais Valmont, de même que le Meilcour des Egarements et le héros anonyme des Mémoires, dispose d’un capital qui n’est pas seulement chiffré. Dans leur société, la richesse est constituée autant par le rang, le prestige du nom et la figure que par les biens. Nous sommes là évidemment dans l’univers du roman libertin aristocratique, « microcosme de la mondanité »11 où le commerce est rendu très complexe par la multiplicité des valeurs sur lesquelles il repose comme des intérêts qu’il met en jeu. Les sexes bien sûr, mais aussi les générations, les familles, les pôles d’influence politique et philosophique, sans parler de la particularité des individus, toutes les catégories de cette mince frange de la société se lient autant qu’elles s’affrontent à l’enseigne de l’amour, lequel n’est évidemment qu’un terme générique englobant la multitude de sentiments et pulsions les plus contradictoires qu’implique nécessairement la relation entre les humains (désir, vanité, volonté de puissance, liberté, etc.).
Toutefois, quelle que soit cette complexité, ce sont toujours des affaires qui sont traitées par des hommes à bonnes fortunes. Chez Crébillon, Dorat, Duclos, Vivant Denon et même chez Laclos, les partenaires sont éclairés sur leur valeur ; ils veulent bien faire les frais de la conversation ou même tirer de leurs propres fonds lorsque les conquêtes sont d’un grand prix ; une fois que l’on aura assez payé de ses soins, on croira avoir acquis des droits sur un cœur et si la passion n’est pas payée de rigueurs, on espère ne pas perdre le fruit de l’entreprise et obtenir bientôt les gages du triomphe ; on pourra alors envisager de renouveler son bail mais en cas d’échec, on en sera quitte à bon marché. On ne sera plus amant, seulement ami et l’on offrira sa discrétion malgré la sécheresse du rôle et la différence des honoraires.
Les leçons qui sont immanquablement données aux novices (« il est naturel qu’en pareil cas le plus expérimenté se charge de la conduite des affaires »12) sont remplies de préceptes formulés en termes de maximes (pour Crébillon, former est un terme à la mode ; il désigne une action consistant à faire acquérir ce qui lui manque à quelqu’un qui ignore encore ce qu’il vaut13). On lit par exemple ceci, chez Dorat : « il y a toujours à profiter beaucoup dans leur commerce [celui des femmes] (…). Tout consiste à ne leur pas demander plus qu’elles ne peuvent. »14 Crébillon fait dire à Versac qu’il faut adopter les ridicules « qui sont en crédit » et « ne s’occuper jamais que du soin de se faire valoir »15 et Vivant Denon écrit : « si d’un côté, on veut donner ce qu’on a laissé prendre, on veut, de l’autre, recevoir ce qui fut dérobé. »16
On pourrait accumuler les preuves de la présence obstinée du vocabulaire de la finance et du commerce dans des énoncés relatifs aux relations amoureuses. Et cependant, il n’est presque jamais question d’argent dans ce monde qui n’a pas besoin d’en parler puisqu’il en dispose en suffisance. Au contraire, les personnages trop intéressés par le gain sont mal vus de la société. Tel Monsieur de Pranzi, véritable parasite dans l’univers des Egarements du cœur et de l’esprit : « Né sans esprit comme sans agréments, sans figure, sans bien, le caprice des femmes et la protection de Versac en avaient fait un homme à bonnes fortunes, quoiqu’il joignît à ses autres défauts le vice bas de dépouiller celles à qui il inspirait du goût. »17 Crébillon, toujours lui, fera dire au Sylphe d’un de ses contes : « les gnomes (…) ne sont pas d’une figure avantageuse, mais ils ne laissent pas de nous dérober bien des conquêtes. Ils sont parmi nous ce que les financiers sont parmi les hommes. »18 Dans Thérèse philosophe, c’est aussi un financier, « d’une figure assez passable, richement habillé, affectant de montrer tour à tour ses bagues, ses tabatières, ses étuis, jouant à l’homme d’importance »19 qui tente le plus grossièrement de violer Thérèse.
Le Comte de *** inventé par Duclos affecte, lui, de la sympathie pour le monde de la finance. « Pour me guérir radicalement et me dégager la tête de toutes les vapeurs du bel esprit, je résolus de vivre quelque temps dans la finance. »20 Mais une fois Mme Ponchard vaincue – sans la moindre résistance d’ailleurs, aveu de suprême médiocrité — il se lassera bien vite de la fadeur bourgeoise21, non sans avoir pris une leçon qui nous laisse bien perplexes : « Chaque chose a sa langue ; dit le Comte, celle de l’opulence m’était inconnue, et j’eus le temps de l’étudier sous M. Ponchard. »22 C’est un peu comme si Valmont se vantait d’avoir enfin appris le vocabulaire de la stratégie militaire !
Chaque chose a sa langue, dit le Comte ; et le commerce entre les sexes n’aurait-il pas la sienne, puisqu’il ne cesse d’emprunter au registre du commerce tout court ? Il n’y a pas besoin de lire Nerciat ou Mirabeau pour documenter une réponse ; Valmont se charge de nous informer sur la chose : « J’occupe mon loisir (…) à composer une espèce de catéchisme de débauche à l’usage de ma jeune écolière. Je m’amuse à n’y rien nommer que par le mot technique ; et je ris d’avance de l’intéressante conversation que cela doit fournir entre elle et Gercourt la première nuit de leur mariage. »23
En fait, si chaque chose a sa langue, le code libertin, lui, est à double entrée : il y a la langue du boudoir, celle que Valmont apprend à Cécile et il y a la langue d’une société où les rapports se définissent par deux attitudes apparemment contradictoires, la discrétion et la célébration qui prolongent deux valeurs essentielles de l’Ancien Régime en voie d’épuisement : l’honneur et la gloire24. La langue de la société a pour mission d’évoquer sans désigner, comme ce déshabillé de Mme de Merteuil qui « ne laisse rien voir et pourtant fait tout deviner »25. C’est une langue qui ne donne sa pleine mesure, selon Mme de Merteuil, que dans l’échange vécu, la langue parlée qui permet le mieux de faire entendre ce que l’on ne peut pas dire ou ce que l’on veut exprimer sans le dire : « L’habitude de travailler son organe y donne de la sensibilité ; la facilité des larmes y ajoute encore : l’expression du désir se confond dans les yeux avec celle de la tendresse ; enfin le discours moins suivi amène plus aisément cet air de trouble et de désordre, qui est la véritable éloquence de l’amour. »26
C’est donc une double suspicion qui plane sur la langue des libertins de romans : c’est une langue de substitution qui permet à une société restreinte de se définir en tant que champ d’intégration des individus (lequel est aussi, il est vrai, un champ de bataille) et c’est une langue écrite où, les mots sont arrangés, où « règne un ordre qui vous décèle à chaque phrase »27. Une langue contrainte, très fortement codée et stéréotypée, qui vise moins à exprimer, ni même à désigner des sentiments, qu’à agir sur un destinataire et sur une situation donnés. « Ce qui charge ce langage, disait Michel Foucault, ce n’est pas ce qu’il veut dire, mais faire (…). Cette parole bavarde, incessante, diffuse, a toujours une visée économique : un certain effet sur la valeur des choses et des gens. »28 Ce n’est donc pas le langage en soi qu’il faut interroger ; les mots, les phrases ne font pas sens dans l’hypothétique rapport qu’ils entretiendraient avec une réalité ; d’ailleurs, si l’on en croit le Versac de Crébillon, c’est un langage totalement creux : « on n’y a pas de fonds à épuiser. Vous avez remarqué qu’on ne tarissait point dans le monde : ne vous seriez-vous pas aperçu aussi qu’on s’y parle sans se rien dire ? Que quelques mots favoris, quelques tours précieux, quelques exclamations, de fades sourires, de petits airs fins y tiennent lieu de tout ? »29 A vrai dire, c’est un langage qui ressemble beaucoup à la fausse monnaie de Dalville : elle trompe sur sa valeur réelle, mais elle n’en continue pas moins de circuler, tant qu’aucun Versac n’aura révélé la supercherie (mais Versac, justement, prend soin de placer ses révélations sous le sceau du secret, car il s’agit de préserver, dans sa fausseté même, l’univers sur lequel s’est établi son empire : « Je me flatte, au reste, que vous saurez me garder le secret le plus inviolable sur ce que je vous dis et sur ce que je vais vous dire. »)30 La fausse monnaie assure la richesse de Dalville, de même que le langage creux fonde et assure en la répandant la réputation du libertin.
Il n’en va pas de même lorsqu’il s’agit d’un autre système de signes désignant, par leur combinaison, des valeurs comptables : les cartes du jeu. Le jeu est omniprésent, dans le roman libertin ; il peut ériger ou engloutir des fortunes brillantes, mais il ne fait pourtant pas le meilleur ménage avec le jeu des bonnes fortunes. Car dans les cartes, les signes sont toujours pertinents, les sentences irréfragables, pour autant, bien sûr, que les joueurs ne trichent pas comme des faux-monnayeurs. Dans les affaires dites de cœur, les gains et les pertes sont toujours remis sur le tapis et la valeur des dames et des valets est variable puisqu’elle dépend de cette véritable bourse que constitue l’opinion publique. On peut ainsi mesurer l’importance du motif du jeu dans Les Egarements du cœur et de l’esprit où se déploie une sorte de contrepoint engageant le jeu de cartes et le dialogue amoureux. La table vient au secours de ceux qui n’ont plus rien à se dire sur le sopha ; ils y rejoignent Madame de Théville « qui aimait le jeu comme une femme qui n’aime point autre chose »31.
Ainsi, comme le commerce des marchandises, le jeu, avec sa réalité comptable, se distingue des bonnes affaires du libertin dont les possessions sont placées sous l’hypothèque de la concurrence et de l’inconstance et dont les revenus – le plaisir et la gloire – ne se traduisent pas en chiffres. Les stratégies d’approche et d’engagement se ressemblent néanmoins ; c’est pourquoi, à l’instar du commerce, le jeu prête volontiers son vocabulaire à des entreprises qui ne peuvent qu’emprunter le leur. C’est l’exemple de ce passage éloquent des Bijoux indiscrets : « ‘Pour le coup, je suis repic et capot.’ Le sultan sourit de ce que chez Manille tout parlait jeu jusqu’à son bijou. ‘Non, continua le bijou, je ne jouerai jamais contre Abidul ; il ne sait que tricher. Qu’on ne me parle plus de Darès ; on risque avec lui des coups de malheur. Ismal est assez beau joueur ; mais ne l’a pas qui veut. C’était un trésor que Mazulim, avant que d’avoir passé par les mains de Crissa. Je ne connais point de joueur plus capricieux que Zulmis. Rica l’est moins ; mais le brave garçon est à sec. Que faire de Lazuli ? La plus jolie femme de Banza ne lui ferait pas jouer gros. Le mince joueur que Molli ! En vérité, la désolation s’est mise parmi les joueurs ; et bientôt l’on ne saura plus avec qui faire sa partie.’« 32 Certes, nous sommes ici dans le domaine de la fantaisie ou du conte, mais les jeux sur le langage n’en sont point l’apanage. C’est même, pourrait-on dire avec Philip Stewart33, l’instrument privilégié d’un roman qui cesse d’être lui-même lorsque « l’écrivain appelle les choses par leur nom »34.
En commentant le récit de Valmont rapportant les appréhensions de la Présidente de Tourvel qui craignait de sauter le fossé, l’éditeur fictif de la correspondance affirme : « On reconnaît ici le mauvais goût des calembours, qui commençait à prendre, et qui depuis a fait beaucoup de progrès. »35 On peut dès lors apprécier à sa juste valeur la confidence de Madame de Merteuil qui écrit à Cécile : « Nous attaquerons, elle et moi, le chevalier de Belleroche au piquet ; et en lui gagnant son argent, nous aurons pour surcroît de plaisir, celui de vous entendre chanter avec votre aimable Maître, à qui je le proposerai. »36 Laclos pouvait évidemment se flatter d’écrire pour des lecteurs moins niais que la jeune écolière de Valmont.
Dans les romans de « basse libertinie » situés, selon l’expression de Raymond Trousson, « hors de la mondanité », les romans galants ou érotiques qui ne se cantonnent pas dans l’ordre de la noblesse, dont les scènes culminantes se déroulent dans des cabarets plutôt que dans des boudoirs, dans ces romans donc, le jeu s’accorde le mieux du monde avec la licence. C’est que là, les codes sont compatibles, puisque le langage y est un système directement signifiant. Point d’écrans, point de métaphores, point de stratégies. Les mots y valent leur pesant de sens, comme les pièces de monnaie dont la cruelle absence motive le plus souvent l’entrée des filles dans la « carrière ». Ainsi, dans leur version plébéienne, les « romans-listes » (désignés ainsi par Laurent Versini37, inspiré sans doute par cette phrase du Comte de *** : « On en prend de nouvelles, et on tâche de conserver les anciennes, mais on doit surtout songer à augmenter la liste »38) doublent le répertoire des conquêtes d’une liste des gains. Margot la Ravaudeuse est, à cet égard, un exemple probant. Quand les filles envahissent le beau domaine des libertins perruqués, elles y introduisent toujours, avec leur parfum de scandale, l’indécence de l’argent. Et si les libertins les sollicitent parfois, c’est justement parce qu’elles se satisfont d’écus et de Louis qu’on a vite fait de glisser sous le jupon. Ce ne sont pas ces femmes du monde qui fatiguent le Comte de *** de Duclos, parce qu’elles « exigent des soins et des attentions »39. Ce sont, selon Dorat, « ces beautés faciles qu’on paie, qu’on idolâtre et qu’on méprise, citoyennes précieuses et utiles qui vont de mains en mains, amusent la tête, n’entreprennent point sur les cœurs et reçoivent dans leurs bras complaisants les jeunes gens oisifs, les époux transfuges et les étrangers crédules qu’elles sont en conscience obligées de ruiner pour se faire un nom et encourager leurs successeurs »40. Le monde des filles est donc lui aussi régi par la logique du palmarès ; mais là, c’est le contenu de la bourse et non point l’éclat du tableau de chasse qui fait sonner les trompettes de la renommée et justifie l’ordre du classement. Dans les fines observations qu’il attribue au Comte de ***, Duclos confirme la comparaison, tout en sauvegardant les motifs de la différenciation : « Les filles qui vivent de leurs attraits ont la même ambition que les femmes du monde ; non seulement la conquête d’un homme célèbre met un plus haut prix à leurs charmes ; mais cela les élève encore à une sorte de rivalité avec certaines femmes de condition qui n’ont que trop de ressemblance avec elles. »41
Pour leur part, les financiers évoqués par le même Duclos pourraient aussi rivaliser avec les filles, puisqu’ils jugent de leur mérite respectif à l’aune indiscutable des chiffres : « Le nouveau riche, en conservant ses premières mœurs, y ajoutait un orgueil féroce dont ses trésors étaient la mesure ; il était humble ou insolent suivant ses pertes et ses gains, et son mérite était à ses propres yeux, comme l’argent dont il était idolâtre, sujet à l’augmentation ou au décri. »42 Même course aux honneurs, même précarité, même langage ; le libertin et le financier diffèrent cependant en ceci que les signes de ce langage pratiqué par le premier s’avèrent privés de couverture.
Qu’il se réfère au domaine de la finance ou à celui de l’art militaire, ce ne sont jamais que des stratégies et des modes d’action que ce langage désigne directement, non pas l’action elle-même et encore moins les actes. « Cette femme, confie Valmont, vaut bien sans doute que je me donne tant de soins ; ils seront un jour mes titres auprès d’elle ; et l’ayant ainsi en quelque sorte payée d’avance, j’aurai le droit d’en disposer à ma fantaisie, sans avoir de reproche à me faire »43 ; ou encore, toujours sous la plume de Valmont : « Cela me fait songer que vous m’avez promis une infidélité en ma faveur, j’en ai votre promesse par écrit et je ne veux pas en faire un billet de la Châtre. Je conviens que l’échéance n’est pas encore arrivée ; mais il serait généreux à vous de ne pas l’attendre ; et de mon côté, je vous tiendrai compte des intérêts »44. Au fond, c’est à partir du moment où Mme de Merteuil cessera d’accorder au vocabulaire militaire une valeur métaphorique, lorsqu’elle aura formulé une véritable déclaration de guerre (« Hé bien ! la guerre »)45, que la catastrophe se précipitera ; et c’est aussi dès lors que ses affaires financières se dégradent, la fin du roman célébrant la ruine totale de son capital : son procès est perdu et ses biens engloutis, la petite vérole a fait un sort irréversible à sa beauté, sa réputation est effondrée, sa gloire éteinte. Elle qui, connaissant aussi ses évangiles, plaignait Madame de Tourvel de n’avoir à manger que les miettes à la table du riche46, finit sur les routes de l’exil en arborant son âme sur sa figure47.
Cette clôture désastreuse n’était pourtant pas imposée par le genre ; car le roman libertin sait aussi prendre fin dans la légèreté d’une suspension, dans des adieux qui ne sont peut-être qu’un au-revoir, comme celui de Point de lendemain : « Adieu, Monsieur ; je vous dois bien des plaisirs ; mais je vous ai payé d’un beau rêve. Dans ce moment, votre amour vous appelle ; celle qui en est l’objet en est digne. Si je lui ai dérobé quelques transports, je vous rends à elle, plus tendre, plus délicat et plus sensible. »48
Dans les Mémoires pour servir à l’histoire des mœurs du XVIIIe siècle, les aventures amoureuses du héros se terminent sur un curieux mariage arrangé par Mme de Canaples ; cette femme admirable et aimée, aimant en retour, offrait ses biens à une épouse de substitution, renonçant ainsi à se donner elle-même à l’époux. La fortune est en somme passée du registre de l’allusif ou même du domaine du symbolique à la réalité représentée dans le roman. Monsieur de *** est peut-être le seul libertin de roman qui ait finalement acquis un trésor garanti et non pas seulement un bijou découvert.
____________
1 Œuvres complètes du Marquis de Sade, Paris, Pauvert, t. II, 1986, p. 352.
2 Ibid., p. 357.
3 Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, Lettre 96, Paris, Gallimard, 1972, p. 271.
4 Ibid., L. 4, p. 39.
5 L’Homme aux quarante ecus, in : Romans et contes, Paris, Gallimard, 1972, p. 314.
6 Il n’est pas possible d’entrer ici dans la discussion complexe où sont débattues les notions de « libertinage » et de « roman libertin ». Il est vrai que l’un des objectifs de cette étude consiste dans la proposition d’un critère particulier de différenciation, mais c’est évidemment peu de chose face à l’étendue du problème. Raymond Trousson en a donné une synthèse complète et très éclairante dans la Préface à son édition de Romans libertins du XVIIIe siècle, Paris, Laffont, 1993.
7 Fougeret de Monbron, Margot la Ravaudeuse, in : Romans libertins du XVIIIe siècle, op. cit., p. 686.
8 Paris, Desjonquères, 1986, p. 9.
9 In : Romanciers du XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t. 2, 1965, p. 13.
10 Les Liaisons…, op. cit., L. 2, p. 35
11 C’est l’expression proposée par R. Trousson, Romans libertins…, op. cit., p. XXXIV. Sur la relation entre libertinage et mondanité, cf. en particulier Andrzej Siemek, La Recherche morale et esthétique dans le roman de Crébillon fils, Oxford, The Voltaire Foundation, 1981, pp. 29-68 et Claude Reichler, L’Age libertin, Paris, Minuit, 1987.
12 Les Egarements…, op. cit., p. 62.
13 Crébillon écrit exactement ceci : « je paraissais ignorer ce que je valais, mais en sentant tout ce qui me manquait, elle fut flattée de la gloire de me le faire acquérir », ibid., p. 88.
14 Les Malheurs de l’inconstance, Paris, Desjonquères, 1983, p. 36.
15 Les Egarements…, op. cit., pp. 152 et 154.
16 Point de lendemain, in : Romanciers du XVIIIe siècle, op. cit., p. 392.
17 Les Egarements…, op. cit., p. 91.
18 Le Sylphe, Paris, Alfil, 1993, p. 40.
19 Boyer d’Argens (attribué à), in : Romans libertins…, p. 627.
20 Les Confessions du Comte de ***, in : Romanciers…, op. cit., p. 253.
21 La lucidité de Duclos est à la fois légère et féroce dans son expression. En observant les efforts que font les bourgeois pour imiter les usages de la noblesse, il dit, par la bouche du Comte de *** : « Je l’ai [la bourgeoisie] toujours comparée à une excellente parodie qui jette un ridicule sur une pièce qui a séduit par un faux brillant », ibid., p. 237.
22 Ibid., p. 255.
23 Les Liaisons…, L. 110, p. 322.
24 Il n’est pas possible de développer ici des considérations sur la dimension historique du libertinage. Cf. C. Reichler, op. cit., pp. 55-65.
25 Les Liaisons…, op. cit., note à la L. 6, p. 45
26 Ibid., L. 33, pp. 100-101.
27 Ibid., L. 33, p. 100.
28 « Un cruel savoir », Critique, 1962, 182, pp. 599-600.
29 Les Egarements…, op. cit., p. 162.
30 Ibid., p. 151.
31 Ibid., p. 102.
32 Denis Diderot, Œuvres romanesques, Paris, Garnier, 1962, p. 31.
33 Le Masque et la parole : le langage de l’amour au XVIIIe siècle, Paris, José Corti, 1973.
34 Henri Coulet, Le Roman jusqu’à la révolution, Paris, Armand Colin, 1967, p. 386.
35 Les Liaisons…, op. cit., L. 6, p. 45.
36 Ibid., L. 13, p. 60.
37 Dans son introduction aux Confessions du Comte de ***, Paris, Didier, 1969, pp. XIII-XIV.
38 Les Confessions…, op. cit., pp. 239-240.
39 Ibid., p. 206.
40 Les Malheurs…, op. cit., p. 39.
41 Les Confessions…, op. cit., p. 268.
42 Les Confessions…, op. cit., p. 253.
43 Les Liaisons…, op. cit., L. 21, p. 75.
44 Ibid., L. 57, p. 157.
45 Ibid., L. 153, p. 432.
46 « (…) son unique consolation, son seul plaisir, doivent être à présent de parler de vous, de savoir ce que vous faites, et jusqu’à la moindre des choses qui vous intéressent. Ces misères-là prennent du prix, en raison des privations qu’on éprouve. Ce sont les miettes de pain tombantes de la table du riche : celui-ci les dédaigne, mais le pauvre les recueille avidement et s’en nourrit », L. 113, p. 327.
47 « Le Marquis de ***, qui ne perd pas une occasion de dire une méchanceté, disait hier, en parlant d’elle, que la maladie l’avait retournée, et qu’à présent son âme était sur sa figure », L. 175, p. 472.
48 In : Romanciers…, op. cit., p. 402.