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Aumône et dédommagement chez Sade

Guy POITRY

Université de Genève

Jean Starobinski l’a rappelé récemment1 : il y a de bons riches et de mauvais riches ; de bons pauvres et de mauvais pauvres. Cette distinction est essentielle quand il s’agit de charité ; il ne suffit pas qu’un pauvre demande l’aumône et qu’un plus heureux que lui, ému par son sort, la lui accorde ; il faut, tout d’abord, que le pauvre soit digne de cette charité, qu’il puisse être à sa manière une figure vivante du Christ – qu’il ait subi malgré lui des infortunes qu’il ne méritait pas, mais qu’il accepte d’assumer, si possible sans se plaindre : il faut, en bref, qu’il endure, à son échelle, une Passion. Le donateur doit prendre garde alors d’offrir à qui le mérite ; il doit savoir distinguer les « pauvres du Christ » et les « pauvres du démon », selon les termes du père Guevarre2, faute de quoi son don aura été fait en vain, ou pire : risque d’être perverti, ne témoignant de toute façon que d’une seule chose : de ce qu’il n’était pas éclairé par la lumière divine. Car la charité exige plus qu’un cœur sensible : en tant que vertu théologale, elle se définit, selon l’abbé Mallet, auteur de l’article Charité dans l’Encyclopédie, comme celle « par laquelle nous aimons Dieu de tout notre cœur, et notre prochain comme nous-mêmes » ; la suite de l’article montre bien que l’accent doit être mis sur la première proposition : si le bienfaiteur n’est pas animé par l’amour de Dieu et par le désir de faire son salut dans l’au-delà, il n’y aura dans son acte que de la commisération, non de la charité ; elle lui vaudra, comme d’ailleurs à tout païen miséricordieux, une récompense « dans ce monde, parce qu’il est de la justice de Dieu de ne laisser aucun bien sans récompense » ; mais il n’a rien à espérer pour l’autre monde : Dieu absent, pas de charité.

On s’imagine aisément que si la question de la charité revient souvent dans l’œuvre de Sade, les conditions qui président à sa réalisation ont peu de chance d’être réunies. Certes, l’on rencontre parfois d’authentiques personnes charitables (assez rarement, à vrai dire) et, plus souvent, de vertueux malheureux, bien dignes d’être gratifiés d’une aumône. Mais le texte sadien prend soin d’éviter de les mettre en présence : le bon pauvre n’aura affaire qu’au mauvais riche ; l’être sensible (qui d’ailleurs n’est jamais riche) n’exercera qu’en vain sa bienfaisance, si même elle ne se retournera pas contre lui. Dans tous les cas, l’acteur essentiel fera défaut d’un côté ou de l’autre : Dieu sera toujours récusé par l’une des parties.

S’il est une figure, dans l’œuvre du « divin » marquis, qui soit associée de près à la notion de charité, c’est bien évidemment celle de Justine. D’emblée, elle se trouve acculée à la nécessité de demander l’aumône ; et sa situation la rend tout à fait digne de la recevoir. Elle n’a que quatorze ans, au moment où le récit débute ; elle est innocente, ignorant tout du monde et de ses dangers – ignorant jusqu’aux vices qui règnent dans le couvent d’où elle vient de sortir. Elle est de bonne famille, son père était « un très gros commerçant de la rue Saint-Honoré » (IV, 78)3 ou « un très riche banquier de Paris » (NJ, t. VI, 27) ; si elle se retrouve sur le pavé, c’est qu’il a fait banqueroute, qu’il en est mort ou qu’il a fui, et qu’elle se retrouve sans nul appui ; en bref, Justine est la victime d’un de ces revers de fortune dans lesquels tout bon chrétien doit voir une épreuve quand il la subit, et un avertissement du Ciel, quand il la contemple chez autrui : il faut savoir ici reconnaître la main de Dieu, et agir en conséquence – se montrer charitable.

Justine elle-même saura donner l’exemple, dans la suite de ses « infortunes » : confrontée à plus misérable qu’elle, elle ne manquera pas de mettre en pratique ce qui lui fut sans doute enseigné au couvent. Ainsi, dans la petite-fille de dix-huit mois qu’elle retire de l’étang où Bandole l’avait jetée, elle reconnaît aussitôt un « présent » du Ciel, un « objet sacré » envoyé par « la main de l’Eternel » (NJ, t. VI, 282), selon ses propres termes. Nous avons là l’illustration parfaite de la charité, celle qui s’exerce d’un malheureux à un autre malheureux, entre deux êtres qui n’ont rien et qui sont l’un et l’autre des figures du Christ, que ce soit en position de donateur ou d’objet du don.

Il est vrai que ce don n’est pas désintéressé. A un premier niveau, Justine introduit l’idée d’un échange à plus ou moins long terme avec l’enfant ; elle donne, et elle est prête à donner encore, mais avec l’espoir d’un retour : « Assez heureuse pour lui avoir sauvé la vie, je prendrai soin de ses jours, de son éducation, de ses mœurs ; elle ne me quittera plus ; je travaillerai pour la nourrir : plus jeune que moi, elle me le rendra dans la vieillesse ; c’est une amie, c’est un secours que la main de l’Eternel m’envoie. » Dieu, pourrait-on croire, n’est ici que la cause première, celui qui permet l’œuvre de charité, mais non celui pour l’amour duquel elle est accomplie. Toutefois, Justine ne se contente pas de lui rendre grâces ; en voyant dans l’enfant un « objet sacré », elle montre bien qu’elle envisage une autre relation, avec Dieu cette fois. Et la petite fille ne joue plus alors qu’un rôle de médiation : elle n’est qu’un objet, le lieu où peuvent s’appliquer certains actes qui visent beaucoup plus loin : c’est dans l’au-delà que Dieu saura récompenser la vertu charitable, comme il sait punir la dureté de qui refuse l’aumône (IV, 94). Telle est de fait la conviction foncière de Justine : tout trouve son salaire dans l’autre monde ; « si la providence me rend pénible la carrière de la vie, c’est pour m’en dédommager plus amplement dans un monde meilleur » (IV, 105). Relevons le « plus amplement » : le troc est tout à fait avantageux, pour le bon chrétien ; les peines et les récompenses distribuées par Dieu amplifient, en positif ou en négatif, la valeur des actes accomplis sur la Terre.

On pourrait ironiser sur cette conception mercantile, rappeler que Justine n’est peut-être pas pour rien la fille d’un « très gros commerçant ». En réalité, elle se situe simplement dans la ligne qui a triomphé lors de la querelle du quiétisme : comme l’auteur de l’article Charité, elle défend les thèses de Bossuet. Omnes homines beati esse volunt, écrit saint Augustin – « Nous cherchons tous naturellement à nous rendre heureux », traduit l’abbé Mallet. Il faut donc admettre, contre Fénelon et les quiétistes, qu’il entre de l’intérêt dans l’acte d’amour fait à Dieu. Celui qui prétend le nier devient suspect d’une « espèce d’athéisme » : car « se détacher de toute espérance » dans la charité, c’est vouloir se rendre « indépendant » de Dieu, c’est rompre le lien qui unit la créature au Créateur ; et ce lien repose sur « la vue du bonheur », sur « un penchant à la jouissance » – une jouissance que l’on est en droit d’escompter aussi bien dans ce monde-ci que dans l’au-delà.

On devine alors le parti que Sade peut tirer d’une telle conception, et la nature de la « jouissance » exigée par la personne « charitable » à laquelle la « vertu » s’est adressée. Le face à face entre Justine et Dubourg est exemplaire à cet égard. Fraîche émoulue du couvent, la malheureuse est encore naïve ; en s’adressant à ce richissime financier, il semble bien qu’elle veuille faire vibrer deux cordes, faire jouer deux liens : celui qui devrait unir des gens de même classe, et celui qui passe par Dieu et à travers Lui unit deux chrétiens. Pour ce qui est du premier, on remarquera que Dubourg exerce la même profession que le père de Justine, ce qui explique sans doute l’aveu que celle-ci commence par lui faire de la répugnance qu’elle éprouve à prendre une place (de domestique), « n’étant pas née pour cet état ». Mais en demandant à Dubourg de lui accorder « les moyens d’exister » (NJ, t. VI, 96), la jeune fille compte bien que le financier n’attendra que du Très-Haut les intérêts de la somme octroyée : on sent un « Dieu vous le rendra » déjà prêt dans sa bouche, pour le cas où Dubourg délierait les cordons de sa bourse.

C’est ignorer que le propre du débauché sadien est de refuser toute idée de lien, quelle qu’en soit la nature. Dieu n’étant pour lui qu’une chimère, il est exclu d’en espérer quoi que ce soit, outre-tombe ou ici-bas. Nulle providence, donc. Mais l’idée d’un système de peines et de récompenses n’a pas disparu pour autant : elle obéit simplement à une logique qui prend le contre-pied de la morale chrétienne – à chaque forfait sa récompense, à chaque vertu sa punition. Nul besoin d’un Juge suprême pour cela : tout se passe mécaniquement et de manière immédiate dans une nature soucieuse d’équilibre : l’abaissement de l’un entraîne aussitôt l’élévation de l’autre, comme par un système de leviers – les malheurs d’autrui impliquent le bonheur de celui qui en est la cause.

Mais ce bonheur peut être exactement calculé : quand Dubourg et Delmonse réussissent à faire arrêter Justine pour le vol d’une montre qu’elle n’a pas commis, ce forfait « vaut » pour la seconde un héritage de cinquante mille livres de rente, pour le premier l’obtention, de la part du gouvernement, d’« une régie générale qui, dans le même mois, augmenta son revenu de quatre cent mille francs annuels ». Si Justine, en quittant le couvent, croyait encore à la solidarité entre gens de même classe, elle avait tort : la position d’un individu dans l’échelle sociale comme dans l’économie de la nature, pour Sade, ne dépend pas de la naissance, d’un être hypothétique, mais d’un avoir, concrétisé par l’argent. Toutefois, cet avoir même est déterminé par un être, mais un être qui ignore les groupes sociaux, les classes, les familles : il n’y a pas plus dissemblables, dans leurs réactions, que les deux sœurs Justine et Juliette ; la seconde est suffisamment vicieuse pour attirer l’argent : l’autre est trop vertueuse pour ne pas tomber d’infortune en infortune. A cette différence, une même cause : la nature a pourvu Juliette d’une « bonne tête » ; son humeur facétieuse a voulu en revanche que Justine soit moins bien dotée. C’est qu’en un sens l’inégalité est constitutive de l’ordre de la nature : il faut des forts et des faibles. Et si la civilisation a « boulevers[é] les institutions de la nature », elle ne lui a pourtant pas enlevé ses droits, ainsi qu’il est dit dans La Nouvelle Justine (t. VII, 301) :

[…] l’adresse, l’intelligence de l’homme varièrent la position des individus ; ce ne fut plus la force physique qui détermina les rangs : ce fut l’or. L’homme le plus riche devint le plus fort, le plus pauvre devint le plus faible. A cela près des motifs qui fondaient la puissance, la priorité du fort fut toujours dans les lois de la nature, à qui il devenait égal que la chaîne qui captivait le faible fût tenue par le plus riche ou par le plus vigoureux, et qu’elle écrasât le plus faible ou bien le plus pauvre.

L’Histoire de Juliette, quant à elle, établira un parallèle entre l’inégalité des constitutions physiques et celle des sorts et des fortunes, toutes voulues par la nature. Dans ces conditions, augmenter l’écart entre riches et pauvres revient à surenchérir sur la nature ; réduire ce même écart, au contraire, aussi peu que ce soit, fût-ce par l’aumône la plus dérisoire, c’est aller à l’encontre de la nature, c’est troubler sa « sage économie », c’est « outrager la nature en dérangeant ses vues » (HJ, t. VIII, 103 et 272).

Voilà qui peut expliquer le mélange d’avarice et de prodigalité que l’on peut observer chez les débauchés sadiens : le même Dubourg qui refuse le moindre secours à Justine a dépensé cent mille francs en trois mois pour jouir de huit cents filles que lui a fournies la Desroches. Les deux attitudes sont gouvernées par le même motif : c’est que le libertin a deux trésors à sa disposition, et qu’il est en quelque sorte condamné à la dépense s’il veut se conserver. Sa fortune, en or ou en argent, est inépuisable (surtout d’ailleurs quand il contrôle les richesses de l’Etat, comme Saint-Fond) ; et la prodiguer pour ses plaisirs, c’est simultanément l’alimenter : les sommes ainsi dépensées font retour, multipliées, dans les caisses du débauché. Parallèlement, la nature lui a légué un autre trésor, inextinguible lui aussi : les pauvres, qui prolifèrent. Et l’on sait que plus ils sont pauvres, plus ils sont prolifiques ; ainsi se vérifie au niveau de la société humaine, cette loi de la nature, mise en évidence par Buffon ou par Charles Bonnet, qui veut que les prédateurs soient en petit nombre, mais dotés d’un gigantesque appétit, d’une réelle puissance dévoratrice, tandis que les proies, inférieures en force, sont supérieures en nombre, aptes à se reproduire sans cesse de manière à ce que l’espèce ne soit jamais menacée, malgré les coupes sombres que les prédateurs peuvent y opérer4.

Bien plus : ces coupes sont nécessaires, il importe au plus haut point que le débauché joue son rôle de prédateur, si l’on veut que l’équilibre ne soit pas rompu. L’excès numérique des faibles, des pauvres ne peut qu’affaiblir l’ensemble de la société, faire languir le gouvernement : « Ces êtres surnuméraires sont comme des branches parasites qui, ne vivant qu’aux dépens du tronc, finissent toujours par l’exténuer » (PhB 77). L’Eglise, puis l’Etat ont institué des maisons de charité, des hôpitaux ; c’est une grave erreur, on s’en doute : cela ne fait qu’encourager la surpopulation des miséreux, qu’augmenter le risque de déséquilibre ; une petite phrase de La Philosophie dans le boudoir (78) désigne là l’origine de ce « bouleversement horrible dans lequel nous voici maintenant » : les institutions charitables sont les causes premières de la Révolution.

Toutefois, il n’est pas impossible d’en faire un meilleur usage. Quand la Desroches menace Justine de l’envoyer à l’hôpital, elle prend soin de préciser que la jeune fille n’y échappera pas à ce Dubourg auquel elle cherche à se soustraire : il en est l’un des administrateurs (NJ, t. VI, 102). Le libertin a donc pris le contrôle de ces établissements ; bien plus : il les a mis à son service, il peut y trouver toute la marchandise dont il a besoin pour ses plaisirs. De refuge pour les abandonnés, la maison de charité est devenue un fonds où le débauché peut puiser à volonté. Elle n’y perd pas pour autant son nom : la Delmonse, faisant l’éloge des maquerelles, n’hésite pas à les qualifier de « charitables gens » (NJ, t. VI, 106). Mais cette charité-là, on l’imagine, ne prétend plus s’exercer au bénéfice du pauvre : celui-ci n’est plus censé être l’objet du don, celui qui le reçoit – il est désormais le don lui-même, offert au riche. Ce n’est plus Dieu qui l’a envoyé sur terre pour permettre aux plus heureux de faire leur salut ; mais c’est la nature qui, en généreuse maquerelle, s’est montrée prodigue en miséreux. Dès lors, refuser, comme Justine, de faire « l’abandon entier de son corps » au débauché, c’est entraver le mouvement charitable de la nature, paralyser son action, et par là même mettre en danger son équilibre.

Le pauvre pèse à la société, il est une charge. La première personne à laquelle Justine s’adresse, au sortir du couvent, le lui dit explicitement ; le curé en question, qui prêche doublement pour sa paroisse, se plaint en effet que celle-ci soit « bien chargée » (NJ, t. VI, 94). Le terme est en italiques dans le texte, à l’instar de quelques autres qui tous sont délibérément équivoques. Il faut comprendre alors que le curé attend de Justine qu’elle l’aide à décharger. Tel est en quelque sorte le mécanisme qui assure l’équilibre ; les enfants nécessiteux sont « les fruits honteux de [la] débauche » du pauvre (PhB, 77) : ce qui signifie que ses décharges répétées entraînent une charge pour le riche ; il appartient alors à sa progéniture (à cette charge même)5 de dédommager le riche en assurant sa décharge. Ce serait là, peut-être, une forme assez particulière de ce remède dans le mal qu’a étudié Jean Starobinski…

Dédommager le riche… C’est ce qu’exige Dubourg dans les Infortunes de la vertu (94) : « Des gens comme nous qui faisons tant que de faire l’aumône, c’est-à-dire une des choses où nous nous livrons le moins et qui nous répugne le plus, veulent être dédommagés de l’argent qu’ils sortent de leur poche. » Ici, le dommage est la perte d’argent, que seule une autre perte peut réparer : celle de la semence. Mais le dommage est encore à situer à un autre niveau ; voir un pauvre n’est pas chose agréable : c’est éprouver de la pitié. Or la pitié est « une commotion purement passive, imprimée sur le genre nerveux, en raison ou en proportion du malheur arrivé à notre semblable » ; et cette commotion est fort douloureuse pour qui en est ébranlé. Elle nous ramène au malheur, à la faiblesse : ce faisant, elle nous affaiblit nous-mêmes, elle nous amollit – elle va à l’encontre de l’insensibilité philosophique, de l’apathie stoïque (HJ, t. VIII, 271-272).

Mais cette perte d’énergie liée à la pitié atteint aussi celui qui en est l’objet. Donner l’aumône, c’est « accoutum[er] le pauvre à des secours qui détériorent son énergie » (PhB, 76 ; HJ, t. VIII, 273) ; par la même occasion, être réduit à l’aumône, c’est se trouver aliéné. Quand elle se présente pour la première fois devant Dubourg, Justine possède encore quelque argent, en réalité : c’est un embryon de force qui lui permet de résister au débauché. Dubourg en a bien conscience, qui s’écrie : « Elle est infailliblement à nous, si nous lui enlevons toutes ses ressources […] ; or, ce que je veux c’est qu’elle soit à nous : donc il faut la réduire à l’aumône » (NJ, t. VI, 113). Mais il en va de même avec toute personne charitable : on ne sera jamais que le « jouet de son amour-propre » (PhB, 175 et passim).

Toutefois, il n’est pas question de supprimer les demandes de charité : il faut simplement en modifier les données, que l’un refuse d’accorder l’aumône et que l’autre essuie ce refus. Chacun y gagnera. Le libertin y trouvera des plaisirs : celui de braver le Ciel, de transgresser ses intentions (IV, 95), tout d’abord ; celui qu’apporte la cruauté, également, par un ébranlement des nerfs qui, loin d’être débilitant comme celui qui les affecte dans la pitié, peut être qualifié de dynamisant. Mais le seul « spectacle de la douleur abandonnée à elle-même » contribue à ce bonheur dont les théologiens eux-mêmes reconnaissent qu’on est en droit de l’avoir en vue ; nul besoin de le remettre à plus tard : il suffit de comparer, de constater tout ce qui sépare le malheureux et le spectateur heureux – et plus heureux encore de pouvoir creuser cet écart selon son bon plaisir. Clairwil en tire la conséquence quand elle recommande à Juliette : « Vois souvent des infortunés » (HJ, t. VIII, 273) ; le rappel fréquent de sa bonne fortune favorisera l’endurcissement de ses nerfs et sa progression dans la carrière du vice.

En revanche, on voit mal, a priori, le profit que celui qui sollicite l’aumône pourrait tirer d’une rebuffade, voire d’un viol : si recevoir la charité est censé être humiliant, subir la dureté du libertin (sous toutes ses formes) l’est assurément bien davantage : c’est devenir le jouet, non plus de son amour-propre, mais de ses désirs les plus luxurieux. Les dissertations sadiennes, pourtant, n’hésitent pas à présenter la cruauté comme positive : le refus oblige le pauvre à quitter sa passivité, à passer à l’acte – au vol, par exemple. Les violences physiques mêmes qui lui sont imposées, telle la flagellation, devraient vivifier son organisme, lui rendre la vigueur qui lui manque : et s’il dispose de la constitution adéquate, d’une « bonne tête », ces procédés sauront l’aider à gravir à la fois les échelons du vice et ceux de la société : Juliette est là, contre sa sœur Justine, pour le prouver.

Mais surtout, il n’a qu’à se dédommager. Le terme mérite qu’on s’y arrête. Le dédommagement, ce n’est ni la restitution ni la compensation de ce qu’on a perdu : il n’y a ni identité ni analogie entre le dommage et ce qui vise à le réparer, comme l’écrit Jean Svagelski : « on dédommage ce qui ne peut pas ou ne peut plus être compensé. Dédommager, c’est accorder à quelqu’un quelque chose qui vaut pour ce qui a été perdu ou qui manque, mais arbitrairement et qui ne saurait le remplacer. »6 Ainsi, Buffon parlera de compensation dans le cas où une espèce pallie sa faiblesse ou sa petitesse par sa prolificité ; en revanche, c’est en dédommagement de sa quasi-cécité que la taupe se voit dotée de ce que Buffon appelle un « sixième sens », à savoir une dotation sexuelle considérable : « une quantité prodigieuse de liqueur séminale, des testicules énormes, le membre génital excessivement long ; tout cela secrètement caché à l’intérieur, et par conséquent plus actif et plus chaud. »7

Quand Dubourg demande à Justine de lui livrer son corps en dédommagement de la somme qu’il débourserait, on voit bien que dommage et dédommagement ne se situent pas sur le même plan, et que, dans le discours du libertin, le paiement en nature est présenté comme s’il ne pouvait en aucune façon compenser la perte, fût-elle infime, de cette puissance que représente l’argent. Mais dans ce cas, le dédommagement pourrait jouer dans les deux sens : le débauché n’est pas seul à se dédommager ; l’objet de la débauche doit lui aussi considérer qu’il se dédommage du plaisir qu’il n’éprouve pas par l’intérêt, par l’avantage financier qu’il en retire (cf. HJ, t. VIII, 71).

Mais le véritable dédommagement est à chercher ailleurs, pour tout individu qui subit une violence : il lui faut la rendre. Non pas à celui qui la lui a infligée, mais à un tiers : A se dédommagera sur B de ce que C lui a fait. Cette « logique »-là, on la rencontre à différents niveaux chez Sade : le sodomisé se dédommage en sodomisant un autre, en lui rendant ce qu’il a reçu. La femme mariée, pour sa part, se dédommage des caprices parfois répugnants de son époux en se livrant à son tour à toutes sortes de débauches, mais hors mariage, dans l’adultère. Si en l’occurrence la nature du dommage et du dédommagement est la même, le second n’annule pas le premier8 ; tout au contraire, ce que postule Sade dans le dédommagement, c’est une extension du dommage, par une sorte de contagion où le « mal » se répéterait, se propagerait en une chaîne quasiment infinie – ceux qui refuseraient de contaminer à leur tour (les vertueux) étant impitoyablement éliminés par ce mouvement même qui s’exercerait sur eux, de manière répétée, sans qu’ils osent se dédommager pour leur compte. Le chirurgien Rodin énonce clairement ce principe à Justine lorsqu’il s’en prend aux lois qui condamnent les actions criminelles : si l’on permet celles-ci, déclare-t-il, « personne ne se plaint : car celui qui aime cette chose quelconque s’y livre en paix ; et celui qui ne s’en soucie pas, ou reste dans une sorte d’indifférence qui n’est nullement douloureuse, ou se dédommage de la lésion qu’il a pu recevoir par une foule d’autres lésions dont il grève à son tour ceux qu’il n’aime pas » (NJ, t. VI, 250).

En substituant l’exigence de dédommagement à la pratique de la charité, Sade introduit donc l’image de la chaîne sans fin à la place de l’idée de circularité qui sous-tendait le don de l’aumône où tout, à chaque fois, passait par Dieu, venait de Lui et retournait à Lui. Mais par la même occasion, il supprime tout espoir de compensation pour le pauvre. Justine espérait, par ses peines, par ses actes de charité, une récompense dans le Ciel. Mais pour le libertin qui revendique ce type de dédommagement, la lésion ne peut être infligée qu’à un plus faible que lui. En sorte que l’écart ne peut que se creuser entre l’extrême de la richesse et l’extrême de la pauvreté, les uns, par leur position, restant à l’abri de toute lésion, et s’élevant même sans cesse par celles qu’ils infligent aux autres ; les plus pauvres, au contraire, voyant toujours leur condition s’aggraver sans jamais pouvoir se dédommager, faute de trouver (ou de vouloir agir sur) plus faible qu’eux.

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1 Jean Starobinski, Largesse, Paris, Réunion des Musées nationaux, 1994.

2 Cité par Jean Starobinski, Largesse, op. cit., p. 100.

3 Nos abréviations renvoient aux textes et aux éditions suivants : IV : Les Infortunes de la vertu, Paris, Gallimard, Folio, 1977. PhB : La Philosophie dans le boudoir, Paris, Gallimard, Folio, 1976. NJ et HJ : La Nouvelle Justine, suivie de l’Histoire de Juliette, sa sœur, ou les Prospérités du vice, in Œuvres complètes, Paris, Au Cercle du livre précieux, 1966.

4 Voir Jean Svagelski, L’Idée de compensation en France, 1750-1850, Lyon, L’Hermès, 1981, pp. 25-26.

5 On remarquera que ce sont presque exclusivement des personnes du sexe féminin qui demandent l’aumône, dans l’œuvre de Sade ; ce qui s’accorde avec la manière dont la femme est envisagée par lui : celle-ci est en effet un être faible, qui reçoit, dans le coït, et que la nature a dotée d’un vase où l’homme est en droit de satisfaire ses besoins, de se libérer de ce qu’il a en surcharge (l’emploi du mot vase, pour désigner la matrice, ne peut évidemment qu’entrer en résonance avec l’idée du vase de nuit).

6 J. Svagelski, op. cit., p. 7.

7 Cité par Svagelski, p. 8.

8 Dans cette sorte de programme révolutionnaire que propose le libelle Français, encore un effort si vous voulez être républicains, après avoir planifié la prostitution obligatoire des femmes jusqu’au péril de leur santé, voire de leur vie, l’auteur propose de les dédommager, non en leur accordant par exemple un temps de repos qui permettrait de leur restituer la santé ou de compenser ces excès, mais en les invitant à se livrer à de nouvelles débauches, dans lesquelles elles pourraient jouer à leur tour aux despotes (PhB 224).