Richesse et vertu dans les Lettres persanes
Les richesses sont un tort que l’on a à réparer et l’on pourrait dire « Excusez-moi si je suis riche »1.
Depuis la Renaissance, époque à laquelle les frontières du monde connu sont repoussées grâce aux découvertes des grands voyageurs, l’Orient apparaît comme une source privilégiée de richesses. Les pierres précieuses rapportées en Europe deviennent tout à la fois un objet de commerce et de connaissance. On trouve des échos de cet intérêt dans la littérature contemporaine, par exemple chez Rabelais. Conformément au modèle d’une éducation humaniste, Gargantua exhorte son fils à explorer tous les domaines du savoir : « tous les oyseaulx de l’air, tous les arbres, arbustes, et fructices des foretz, toutes les herbes de la terre, tous les metaulx cachez au ventre des abysmes, les pierreries de tout Orient et Midy, rien ne te soit incogneu. »2 D’objet lointain encore entouré des prestiges du merveilleux, les richesses de l’Orient vont devenir un topos littéraire.
Le siècle de Louis XIV est celui des contacts entre la France et le monde oriental, notamment l’empire ottoman et la Perse. De part et d’autre, on envoie des ambassades3. Certains voyageurs français apparaissent comme des intermédiaires privilégiés. Ainsi Chardin et Tavernier, dont les relations vont constituer une source importante du savoir de Montesquieu sur l’Orient4, allient tous deux missions diplomatiques et activités commerciales. Jean-Baptiste Tavernier, issu d’une famille protestante d’Anvers réfugiée en France, accomplit de nombreux voyages en Turquie, en Perse et aux Indes, d’où il ramène des pierreries qui l’enrichissent rapidement5. La promesse contenue dans le signifiant Or-ient semble se réaliser avec cette destinée brillante qui entre aussitôt dans la légende. Boileau écrit d’ailleurs des vers « Pour mettre au bas du portrait de Tavernier, le célèbre voyageur » :
De Paris à Delhi, du couchant à l’aurore,
Ce fameux voyageur courut plus d’une fois ;
De l’Inde et de l’Hydaspe il fréquenta les rois
Et sur les bords du Gange on le révère encore.
En tous lieux sa vertu fut son plus sûr appui ;
Et bien qu’en nos climats de retour aujourd’hui
En foule à nos yeux il présente
Les plus rares trésors que le soleil enfante
Il n’a rien rapporté de si rare que lui6.
Depuis Marco Polo, le Levant est associé à un imaginaire de la surabondance. S’il est un endroit de la terre où les produits sont plus nombreux, plus beaux, plus précieux, ce ne peut être qu’en Orient. L’image de Tavernier ramenant glorieusement en France les « trésors » amassés au cours de ses périples correspond à la fois au désir d’enrichissement de la bourgeoisie contemporaine et à un fantasme exotique qui fait de l’Ailleurs un contre-monde euphorique. On notera en outre que cette richesse apparaît non seulement comme un signe positif en soi, mais qu’elle n’est nullement, pour Boileau, incompatible avec la « vertu » du voyageur. Pourtant, à la même époque, l’enrichissement fait déjà l’objet d’une critique sévère de la part de La Bruyère : « Faire fortune est une si belle phrase […] : il n’y a point de lieux sacrés où elle n’ait pénétré, point de désert ni de solitude où elle soit inconnue », note-t-il ironiquement dans Les Caractères (1688)7. Le soupçon est jeté. Ce discours dépréciatif ne fera que s’intensifier au cours du XVIIIe siècle, notamment avec la critique du luxe chez Rousseau8, et la dénonciation des effets corrupteurs des richesses deviendra un véritable lieu commun des Philosophes9.
L’un des premiers auteurs des Lumières à examiner de manière à la fois lucide et sévère les rouages économiques de la société française est incontestablement Montesquieu10. Les Lettres persanes (1721) sont remplies de personnages qui ont besoin d’argent, qui empruntent de l’argent, qui dépensent de l’argent, – bref qui illustrent les nouvelles formes de dépendance émergeant dans une société pré-capitaliste11. Cette œuvre opère, selon la formule célèbre de Roger Caillois, une « révolution sociologique » : à travers les yeux de deux voyageurs persans, Rica et Usbek, Montesquieu veut porter un regard libre et neuf sur son propre pays ; la prétendue naïveté de ces étrangers séjournant à Paris entre 1712 et 1720 permet ainsi d’exercer impunément une critique qui passe en revue tous les aspects de la société.
La capitale française est tout d’abord présentée comme « une ville enchanteresse », qui semble l’exact contrepoint de l’Orient de Tavernier : « A Paris, mon cher Rhédi, il y a bien des métiers. Là un homme obligeant vient, pour un peu d’argent, vous offrir le secret de faire de l’or », écrit Rica12. Mais cette alchimie merveilleuse est en même temps démasquée comme une forme de charlatanisme. Les deux Persans ne se contentent pas de jauger les richesses de Paris, ils veulent juger la manière dont elles sont acquises. Si la France constitue le pôle d’attraction des voyageurs orientaux, le règne finissant du Roi Soleil semble briller d’un éclat trompeur. Dans sa première lettre datée de Paris, Rica dénonce le caractère fictif de cette opulence : « ce roi est un grand magicien : il exerce son empire sur l’esprit même de ses sujets ; il les fait penser comme il veut. S’il n’a qu’un million d’écus dans son trésor, et qu’il en ait besoin de deux, il n’a qu’à leur persuader qu’un écu en vaut deux, et ils le croient. »13 Montesquieu dénonce bien sûr les excès du Monarque absolu, qui n’hésite pas à dérégler le système monétaire en provoquant une réévaluation à son avantage. Mais il fait plus que cela : en mettant en évidence les nouveaux rapports qui s’établissent entre l’Etat et une économie pré-capitaliste, il souligne du même coup la valeur relative de la monnaie, – simple convention qu’on peut à tout moment modifier. Le pouvoir arbitraire est ici accusé d’être à l’origine de l’arbitraire du signe, lequel conduit à des « manipulations » qui inspirent à Montesquieu une grande méfiance14.
Il importe ici de rappeler brièvement le contexte économique des années qui précèdent directement la publication des Lettres persanes. Dès 1710, le financier écossais John Law se fixe à Paris. Il y crée en 1716 une banque privée, devenue banque d’Etat en 1718, où il tente d’introduire le système du papier monnaie. Le succès des actions qu’il vend encourage une spéculation effrénée, et Law est obligé d’émettre une quantité énorme de billets sans rapport avec les réserves monétaires réelles dont sa banque dispose. Nommé en janvier 1720 Contrôleur général des finances, Law devra s’enfuir à Bruxelles à la fin de la même année, à la suite du désastre de son système15. Montesquieu le rencontrera d’ailleurs à Venise, en 172816, mais il en fait déjà une critique sévère dans les Lettres persanes, où il l’appelle simplement « l’Etranger ». Le mouvement d’euphorie financière qui marque la fin de la deuxième décennie est donc évoqué du point de vue rétrospectif de la crise qui en a résulté.
Pourtant, la richesse n’est pas pour Montesquieu un mal en soi. Si l’empire ottoman est décrit par Usbek (plus d’un siècle avant que cette expression ne devienne un cliché des discussions politiques sur la question d’Orient) comme « un corps malade », Smyrne, au contraire, est célébrée comme « une ville riche et puissante » grâce au commerce qu’y font les Occidentaux17. A l’enrichissement personnel des pachas s’oppose ainsi l’abondance générale d’une cité portuaire jouant le rôle d’intermédiaire entre l’Asie et l’Europe. Dans un premier temps, on peut donc distinguer entre une richesse négative, profitant à un petit nombre, et une richesse positive, dont bénéficierait l’ensemble de la communauté18.
Si le despotisme oriental, systématiquement accusé par les Philosophes de causer la ruine et la dépopulation des territoires asiatiques, apparaît dans les Lettres persanes comme un spectre qui menace aussi la monarchie française19, la « passion de s’enrichir » qu’observent les voyageurs persans chez les Parisiens20 ne saurait en aucun cas jouer le rôle de modèle. Car pour Montesquieu, l’excès de richesses conduit à la ruine aussi sûrement que l’appauvrissement généralisé. D’abord parce que le système de la vie de cour repose sur un gaspillage extraordinaire : « Un grand seigneur est un homme qui voit le roi, qui parle aux ministres, qui a des ancêtres, des dettes et des pensions », note Usbek avec ironie21. La juxtaposition des deux derniers termes est révélatrice, et suppose un lien secret : recevoir une pension, loin de constituer un gain, conduit fatalement à dépenser plus que de raison ; quant à l’expression « avoir des dettes », elle désigne, sous une forme paradoxalement positive (avoir), ce qui est en fait une perte. D’autre part, la spéculation consécutive à la réforme de Law engendre une grande instabilité sociale : si le pauvre peut devenir riche du jour au lendemain, l’inverse est également vrai22 ; enrichissement trop rapide et ruine soudaine ne sont que les deux faces d’un même excès favorisant les inégalités. Enfin, les « nouveaux riches » décrits par Rica23 sont des êtres littéralement immoraux, pour qui l’honnêteté est devenue une aberration condamnable : « Je tournai par hasard la tête d’un autre côté, et je vis un autre homme qui faisait des grimaces de possédé. ‘A qui se fier désormais ? s’écriait-il. Il y a un traître que je croyais si fort de mes amis que je lui avais prêté mon argent ; et il me l’a rendu. Quelle perfidie horrible ! Il a beau faire : dans mon esprit, il sera toujours déshonoré’. »24
Le cynisme des « nouveaux riches » contribue à façonner une image généralement négative des richesses dans les Lettres persanes. Toutefois, Montesquieu ne condamne pas l’« opulence » en tant que telle, c’est-à-dire l’abondance de biens, qu’il associe à la liberté politique25 et à l’accroissement de la population26, lesquels sont pour lui des facteurs positifs témoignant de la bonne santé d’une économie. Inversement, Montesquieu reproche à l’Eglise de faire tomber « en paralysie » les richesses à force d’accumuler des revenus27 : la métaphore précédemment évoquée du « corps malade », on le voit, n’est pas toujours le privilège de l’empire ottoman… Le commerce apparaît ici dans toute son ambiguïté : excitant les rivalités et suscitant le désir du luxe, que l’Esprit des lois condamnera comme facteur d’inégalité28, il est pourtant indispensable au développement des Etats29.
Ce qui fait problème, pour Montesquieu, c’est premièrement la concentration des richesses dans un petit nombre de mains, deuxièmement l’accumulation excessive de ces richesses sous forme de capital, et troisièmement l’injustice qui résulte nécessairement de ce processus. Sa critique porte en outre sur ce que l’on appellerait aujourd’hui une « fétichisation » de la monnaie. L’argent est utile comme un moyen pour acquérir des biens, non comme une chose qui aurait de la valeur en soi. Or, « l’avare aime l’argent par lui-même, non pas à cause des utilités qu’il en retire », lit-on dans Mes pensées30. A l’opposé de cette attitude de rétention obsessionnelle, Montesquieu accepte le libre jeu des dépenses et des investissements (nécessaires au développement du commerce), pour autant qu’il ne conduise pas à la ruine et qu’il ne repose pas sur une exploitation indigne. Il adopte à cet égard un pragmatisme moral (plutôt qu’une morale pragmatique), qui s’applique d’ailleurs aux relations entre individus aussi bien qu’entre nations. A travers Usbek, le narrateur des Lettres persanes dénonce, en même temps que l’injustice, le coût humain de cet appât du gain : « Il n’y a rien de si extravagant que de faire périr un nombre innombrable d’hommes pour tirer du fond de la terre l’or et l’argent : ces métaux d’eux-mêmes absolument inutiles, et qui ne sont des richesses que parce qu’on les a choisis pour en être les signes. »31 Dans ses ouvrages ultérieurs, Montesquieu poussera cette critique jusqu’au, paradoxe, pour tenter de démontrer que plus un pays accumule de richesses monétaires, plus celles-ci se dévaluent, – et plus il s’appauvrit. C’est ainsi une logique du « qui gagne perd » que l’opuscule intitulé Sur les richesses de l’Espagne (1725) tente de mettre en œuvre : « Les Espagnols fouillèrent les mines, creusèrent les montagnes, inventèrent des machines pour tirer les eaux, broyer le minerai et le séparer, et comme ils se jouaient de la vie des Indiens, ils les firent travailler sans ménagement. L’argent doubla bientôt encore en Europe, et le profit diminuoit toujours de moitié pour l’Espagne qui ne recevoit des Indes chaque année que la même quantité d’un métal qui étoit devenu de moitié précieux. […]. Si l’on suit la chose de doublement en doublement, on trouvera aisément la progression de la misère en Espagne. »32 Ce pays n’est pour Montesquieu qu’un cas parmi d’autres, destiné à illustrer une règle générale, comme le montre la fin du texte33.
Plus il avance dans sa réflexion, plus il tend à adopter une attitude critique à l’égard des richesses dès lors que celles-ci sont considérées comme un simple « moment » d’un processus historique. Les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence (1734) avancent ainsi l’idée d’un cycle nécessaire, dont seul le rythme pourrait varier, et qui conduirait fatalement à une forme d’autodestruction : « S’ils [les Romains] avoient rapidement conquis toutes les villes voisines, ils se seroient trouvés dans la décadence à l’arrivée de Pyrrhus, des Gaulois et d’Annibal ; et, par la destinée de presque tous les Etats du monde, ils auroient passé trop vite de la pauvreté aux richesses, et des richesses à la corruption. »34
Arsace et Isménie, histoire orientale rédigée en 1742, mais publiée posthumement, illustre ainsi par la fiction la tentation néfaste des richesses. Etre riche, c’est donc être potentiellement pauvre. Ce paradoxe traverse toute l’œuvre de Montesquieu, qui souligne les processus de transformation, voire les renversements de situation, au détriment des formes stables. Arsace, jeune homme de 17 ans, quitte le palais du roi des Mèdes, dont il a refusé d’épouser la fille, en emmenant avec lui Ardasire qu’il aime. Les deux proscrits vivent comme des sauvages dans la nature, pauvres et heureux, jusqu’au jour où ils reçoivent un panier dont le fond est rempli de dariques35. La tentation, ici, n’est pas seulement celle de l’enrichissement, mais plus généralement celle des vains prestiges. Arsace, attiré par l’éclat de la cour, ne peut s’empêcher de délaisser celle qu’il aime pour rechercher la gloire des armes. Les amants ne se retrouvent que lorsque le jeune Mède renonce à ses plaisirs égoïstes au profit d’un bonheur partagé : « Le cœur n’est jamais le cœur que quand il se donne, parce que ses jouissances sont hors de lui », conclut Montesquieu36. Tout se passe comme si le véritable gain (le triomphe de l’amour) ne s’obtenait qu’au prix d’une perte matérielle (le renoncement aux emblèmes du pouvoir). Cette logique de la dépossession, qui apparaît comme une forme laïcisée d’un discours mystique, trouve sa contrepartie dans un surplus de bonheur terrestre.
Une telle morale se trouvait déjà à l’œuvre dans les Lettres persanes, avec l’histoire bien connue des Troglodytes (lettres XI à XIV). Soit un peuple de l’Arabie ancienne, composé d’individus qui n’obéissent qu’à leur intérêt personnel. Chacun pratique sans scrupule la spéculation (lettre XI), jusqu’à ce qu’une maladie mortelle ravage le pays ; seules deux familles en réchappent. S’opère alors une renaissance miraculeuse, où toutes les valeurs sont inversées : le souci de « l’intérêt commun » remplace l’égoïsme individuel, et une nouvelle génération prospère, respectueuse des dieux et de la justice37. Les Troglodytes comprennent que l’accumulation des biens ne peut que causer leur malheur38. Chez ce peuple obéissant aux lois de la Nature, la vraie richesse réside dans le don : « Dans ce pays heureux, la cupidité était étrangère : ils se faisaient des présents où celui qui donnait croyait toujours avoir l’avantage. »39 La leçon est évidente : la « vertu des Troglodytes »40 consiste à faire se rejoindre bonheur individuel et bonheur collectif. On est ici proche d’une pensée que Rousseau systématisera dans le Contrat social.
Pourtant, la fable de Montesquieu se termine mal. Les Troglodytes, qui se sont multipliés, veulent un roi. Mais le sage vieillard choisi pour sa vertu fait tout pour éviter d’assumer cette fonction. Rétablir une hiérarchie signifierait en effet avouer que le peuple a renoncé à pratiquer la vertu de lui-même. Les derniers mots du vieillard, qui semblent annoncer la mort prochaine de toute la communauté, résonnent à la fois comme un avertissement moral et comme un constat désespéré : « Vous savez que, pour lors, vous pourrez contenter votre ambition, acquérir des richesses et languir dans une lâche volupté […]. O Troglodytes ! je suis à la fin de mes jours ; mon sang est glacé dans mes veines ; je vais bientôt revoir vos sacrés aïeux. Pourquoi voulez-vous que je les afflige, et que je sois obligé de leur dire que je vous ai laissés sous un autre joug que celui de la Vertu ? »41 A l’accumulation des richesses, dont le pluriel semble, à lui seul, signe d’une inflation suspecte, s’oppose le singulier triomphant de la Vertu, principe indiscutable hérité des Anciens, et dont la valeur, contrairement à celle de la monnaie, n’est censée être soumise à aucune fluctuation42. Montesquieu se situe ici dans une tradition stoïcienne qu’on retrouvera tout au long du XVIIIe siècle (jusqu’aux références des révolutionnaires au modèle Spartiate ou à celui de la Rome républicaine), et qui pointe sur l’enrichissement personnel un index accusateur. Le sage Troglodyte, en décrivant la paralysie qui le gagne, n’a même pas la consolation de jouer un rôle sacrificiel qui sauverait son peuple de la corruption : son dépérissement annonce bien plutôt l’anéantissement général qui menace les autres Troglodytes, et qui constitue le prix qu’ils ont à payer pour avoir renoncé à une égalité de droits et de devoirs.
En terminant ainsi cette histoire, l’auteur des Lettres persanes propose une vision pessimiste de l’Histoire qui conduira, chez Rousseau, à une critique généralisée de la « civilisation » : le progrès des sociétés humaines s’inscrit dans une logique de l’accroissement (de la population, des richesses, des lois, etc.), mais cette logique contiendrait en germe l’effondrement de l’unité sociale fondée sur une pauvreté vertueuse. Ce paradoxe a visiblement préoccupé Montesquieu, puisqu’il a rédigé une deuxième fin, plus optimiste, à la fable des Troglodytes. Certains d’entre eux souhaitant établir le commerce et les arts, le roi s’y résigne en se laissant convaincre par un Troglodyte de la valeur de l’exemple : « Ce sera vous seul qui déciderez si les richesses sont pernicieuses à votre peuple, ou non. S’ils voient que vous les préférez à la vertu, ils s’accoutumeront bientôt à en faire de même, et, en cela, votre goût réglera le leur. […]. Vous connoissez, Seigneur, la base sur quoi est fondée la vertu de votre peuple : c’est sur l’éducation. »43 Si l’amour de la patrie n’est pas inné, il peut au moinsêtre inculqué. Mais le roi n’accepte pas d’assumer seul cette responsabilité et insiste sur le rapport d’interdépendance qui doit s’établir entre lui et son peuple – non sans avoir renversé au passage la hiérarchie causale de son interlocuteur : « Si vous êtes vertueux, je le serai ; si je suis vertueux, vous le serez », conclut-il44.
Le terme de vertu45, leitmotiv des Lettres persanes, apparaît comme un frein à toute forme d’excès. Dans quelque domaine que ce soit, Montesquieu condamne la dépense sans mesure. Usbek, qui apprend, impuissant, le suicide de Roxane46, est ainsi puni pour avoir trompé sa favorite tout en continuant de peupler son harem de nouvelles esclaves, mises en réserve comme de simples marchandises, en attendant son retour à Ispahan47. Mais du point de vue de Montesquieu, la retenue excessive qu’Usbek impose à ses femmes est tout aussi condamnable. Précisément à cause des frustrations qu’il suscite, le « sérail » (c’est-à-dire le harem) est pour ses habitantes un espace où celles-ci peuvent parfois renverser les rapports de pouvoir qui les lient à leurs gardiens. Un attouchement interdit est soigneusement négocié. Toute faveur accordée est marchandée. Chaque faute est comptabilisée. « Je me souviens », raconte le premier eunuque, « qu’un jour que je mettais une femme dans le bain, je me sentis si transporté que je perdis entièrement la raison, et que j’osai porter ma main dans un lieu redoutable. […] la beauté que j’avais fait confidente de ma faiblesse me vendit bien cher son silence »48. La métaphore est révélatrice d’une contamination discursive : les relations amoureuses elles-mêmes sont conçues comme une transaction. Le harem est, au sens propre, l’aboutissement d’un commerce humain : telle esclave circassienne est ainsi amenée, examinée, puis achetée pour Usbek. Comble d’humiliation : l’élue elle-même doit payer pour le viol symbolique auquel elle est soumise : « Je vis tout ce qu’il lui en coûtait pour obéir : elle rougissait de se voir nue, même devant moi… », écrit le grand eunuque noir à son maître49.
Mais finalement, les rapports entre les sexes sont-ils régis par des lois si différentes en Europe ? La question de la dot, évoquée par Zélis à la lettre LXX, est tout aussi déterminante à Paris qu’à Ispahan pour la conclusion d’un contrat de mariage. Montesquieu observe avec une grande perspicacité le jeu des calculs et des intérêts individuels, où le vocabulaire économique est bien souvent transféré tel quel dans le registre affectif. L’Orient de la polygamie ne lui sert que de miroir grossissant pour dénoncer une société qui se consume elle-même dans sa « soif insatiable de richesses »50. Certains termes facilitent du reste le passage d’un espace géographique à l’autre, au prix d’un simple changement de genre : aux courtisanes des harems orientaux répondent ainsi les courtisans français51, ces flatteurs qui doivent se prostituer moralement pour obtenir des pensions, et dont Usbek remarque qu’ils dilapident en outre les richesses de l’Etat. Toutefois, il faut noter que les protagonistes des Lettres persanes ne sont pas toujours aptes à faire ce rapprochement, que seule la lecture de l’ensemble de leur correspondance autorise. Pour Usbek, encore tout imprégné de sa culture musulmane au début de son séjour parisien, la rigueur du harem s’oppose au libertinage comme le « soleil » de sa terre natale au « noir Occident »52. Mais pour lui comme pour le lecteur, Paris apparaît de toute façon comme une capitale brillant d’un sombre éclat. Tout s’y achète, même la vertu. Dès lors, comment s’étonner que, aux yeux de certains, le prix à payer pour vivre dans un monde injuste soit jugé excessif : « lorsqu’elle [la société] me devient onéreuse, qui m’empêche de renoncer », dit Usbek dans sa lettre apologétique sur le suicide53. L’abondance elle-même peut coûter plus qu’elle ne rapporte, dans la mesure où tous n’en profitent pas équitablement : c’était déjà la leçon des Troglodytes.
Dans la table des matières de l’édition de 1758 des Lettres persanes, on trouve au mot Or : « Signe des valeurs : il ne doit pas être trop abondant. »54 Montesquieu cherche à agir aussi bien sur les mots que sur les choses. Il rappelle le caractère arbitraire de la valeur attribuée au métal précieux. A défaut de pouvoir modifier la valeur de l’or, il conseille d’en diminuer la masse, contrairement à ce que préconisait Law. Une bonne économie devrait être gérée de façon économique. (On notera au passage que l’allemand dissocie Wirtschaft de Sparsamkeit, là où le français emploie un seul terme pour exprimer ces deux notions, comme si celles-ci étaient intrinsèquement liées l’une à l’autre.) D’autre part, Montesquieu sait qu’il n’est pas possible de revenir à un monde primitif où l’argent et le commerce n’avaient pas encore cours. L’accroissement des échanges est incontestablement le signe d’une économie florissante, si bien qu’il serait illusoire de songer à un « degré zéro » de la circulation monétaire. En ce sens, on peut dire que les Lettres persanes trahissent une double peur : à la hantise de la perte financière des sociétés contemporaines55, qui conduit à défendre une morale de l’épargne, répond en symétrie inversée la hantise de l’accumulation des richesses, – d’où l’insistance sur la vertu du don dans la fable des Troglodytes. Ce sont là deux formes condamnables de l’excès, qu’on trouvait déjà incarnées, aux livres II et III du Télémaque (1699) de Fénelon, sous les traits des mauvais rois Bocchoris et Pygmalion56.
Devant ce double écueil, Montesquieu adopte alors volontiers l’attitude du sage qui, face à l’instabilité du monde, relativise tout attachement aux biens matériels. « Il n’y a point de pays au monde où la fortune soit si inconstante que dans celui-ci », écrit Usbek de Paris. « Il arrive tous les dix ans des révolutions qui précipitent le riche dans la misère et enlèvent le pauvre avec des ailes rapides, au comble des richesses. »57 La roue de la fortune tourne. La sagesse sceptique revendiquée par Usbek, et qui le conduit à « mépriser les richesses »58, trouve incontestablement un écho chez Montesquieu lui-même59.
Pourtant, on sait que ce dernier n’était nullement indifférent à l’argent60. Mais sa richesse, Montesquieu se faisait un point d’honneur de l’acquérir honnêtement, par la mise en valeur de ses terres – et non par la spéculation ou par les pensions des Parisiens rencontrés par Usbek et Rica. Sa devise était Fortuna virtutem secundat61. On se permettra d’entendre dans le terme de « fortune », outre le sens latin de « bonne fortune » auquel Montesquieu devait penser, le sens moderne de « richesses » – lesquelles sont acceptables pour lui dans la mesure où elles s’allient à la « vertu ». Ainsi, la critique de l’enrichissement qui traverse toutes les Lettres persanes ne serait pas à comprendre comme une attitude passéiste d’un noble refusant la nouvelle donne d’une société pré-capitaliste, mais plutôt comme une tentative particulièrement clairvoyante de décrire un système économique et d’en dégager les faiblesses.
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1 Mes pensées, in : Montesquieu, Œuvres complètes, t. I, éd. Roger Caillois, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1949, p. 1290 (n° 1130).
2 Pantagruel (1532), chapitre VIII, in : Œuvres de François Rabelais, Paris, Bonnot, 1973, t. I, p. 40.
3 Cf. Pierre Martino, L’Orient dans la littérature française au XVIIe siècle et au XVIIIe siècle, Paris, Hachette, 1906.
4 Cf. Muriel Dodds, Les récits de voyage, sources de « L’Esprit des lois » de Montesquieu (1929), Genève, reprint Slatkine, 1980. Tavernier et Chardin sont cités à la lettre LXXII des Lettres persanes.
5 Cf. Charles Joret, Jean-Baptiste Tavernier, Paris, Plon, 1886. Les Six voyages de Jean-Baptiste Tavernier en Turquie, en Perse et aux Indes paraissent en 1676 (2 vol.) et en 1679 (3 vol.) ; ils ont été partiellement réédités par Stéphane Yerasimos (Paris, Maspéro, 1981, 2 vol.).
6 Œuvres complètes de Boileau, Paris, Garnier-Flammarion, 1969, p. 146.
7 « Des biens de fortune », 36 (Paris, Garnier-Flammarion, 1965, p. 177).
8 Les références concernant la critique des richesses comme source de corruption sont innombrables chez Rousseau. Mentionnons ici simplement le Contrat social (1762), où Montesquieu est indirectement cité à propos de la nécessité de la « vertu » (associée à la « simplicité de mœurs », à l’« égalité dans les rangs et dans les fortunes » et à l’absence de « luxe ») comme principe de base pour la république (livre III, chapitre IV, in t. III des Œuvres complètes de Rousseau, Paris, Gallimard, Pléiade, 1964, p. 405).
9 Cf. l’article Richesse, rédigé par Naigeon, au t. XIV (1765) de l’Encyclopédie : « … il s’agit de savoir 1°. si un des effets nécessaires des richesses n’est pas de détourner ceux qui les possèdent de la recherche de la vérité. 2°. si elles n’entraînent pas infailliblement après elles la corruption des mœurs… » (p. 272).
10 Il faut consulter les différents travaux que Georges Benrekassa a consacrés à Montesquieu, notamment, sur le « parcours idéologique des Lettres persanes » (voir Le concentrique et l’excentrique, Paris, Payot, 1980, pp. 305 et ss.). On trouvera d’autre part une bonne bibliographie critique dans le précieux Montesquieu de Jean Starobinski, Paris, Seuil, rééd. 1994.
11 Cf. Anette Höfer, « Financier, Banquier, Capitaliste », Handbuch politischsozialer Grundbegriffe des Ancien Régime (1620-1820), Heft 5, München-Oldenburg, 1986, pp. 28 et ss.
12 Je cite les Lettres persanes dans l’édition établie par Jacques Roger, Paris, Garnier-Flammarion, 1964, pp. 103 et 102 (lettre LVIII).
13 Ibid., p. 56 (lettre XXIV).
14 14 Montesquieu affirmera avec force, dans l’Esprit des lois (1748), le lien existant entre les registres politique et sémiologique : « L’Etat est dans la prospérité, selon que, d’un côté, l’argent représente bien toutes choses, et que, d’un autre, toutes choses représentent bien l’argent, et qu’ils sont signes les uns des autres. […]. A l’égard du gouvernement despotique, ce seroit un prodige si les choses y représentoient leur signe : la tyrannie et la méfiance font que tout le monde y enterre son argent : les choses n’y représentent donc point l’argent » (Œuvres complètes de Montesquieu, Pléiade, op. cit., t. II, 1951, pp. 651-652).
15 Ce bref rappel de la carrière française de John Law (1671-1729) est fait d’après le Dictionnaire encyclopédique d’histoire de Michel Mourre. En 1720 paraissent en traduction française les Considérations sur le commerce et le numéraire, où Law défend sa conviction qu’il faut augmenter la masse monétaire d’une nation pour que celle-ci s’enrichisse.
16 On peut lire le récit de cette rencontre, datant du 19 août 1728, dans les Voyages de Montesquieu (Œuvres complètes, Pléiade, op. cit., t. I, pp. 571-574). Montesquieu évoque également cette rencontre tardive dans une lettre à Berwick datée du septembre 1728 (la correspondance de Montesquieu est publiée au t. III de ses Œuvres complètes éditées sous la direction d’André Masson, Paris, Nagel, 1950-1955, ici p. 913).
17 Lettres persanes, op. cit., p. 50 (lettre XIX).
18 Ces idées seront du reste systématisées dans l’Esprit des lois : « Le commerce a du rapport avec la constitution. Dans le gouvernement d’un seul, il est ordinairement fondé sur le luxe […]. Dans le gouvernement de plusieurs, il est plus souvent fondé sur l’économie. Les négociants, ayant l’œil sur toutes les nations de la terre, portent à l’une ce qu’ils tirent de l’autre » (Œuvres complètes, Pléiade, op. cit., t. II, p. 587).
19 Cf. Alain Grosrichard, Structure du sérail, Paris, Seuil, 1979, pp. 35 et ss, ainsi que l’importante préface de Jean Starobinski à son édition des Lettres persanes (Paris, Folio / Gallimard, 1973).
20 Lettres persanes, op. cit., p. 171 (lettre CVI).
21 Ibid., p. 147 (lettre LXXXVIII)
22 « Tous ceux qui étaient riches il y a six mois sont à présent dans la pauvreté, et ceux qui n’avaient pas de pain regorgent de richesses », écrit Rica à Ibben (ibid., pp. 219-220 ; lettre CXXXVIII).
23 Ibid., p. 211 (lettre CXXXII).
24 Ibid.
25 Comme le montre la lettre CXXII, où la Suisse et la Hollande sont citées en exemple.
26 Cf. lettre CXV sur l’emploi du pécule des esclaves chez les Romains.
27 « Les dervis [i.e. les prêtres] ont en leurs mains presque toutes les richesses de l’Etat ; c’est une société de gens avares qui prennent toujours et ne rendent jamais ; ils accumulent sans cesse des revenus pour acquérir des capitaux. Tant de richesses tombent, pour ainsi dire, en paralysie ; plus de circulation, plus de commerce, plus d’arts, plus de manufactures » (Lettres persanes, op. cit., p. 189 ; lettre CXVII).
28 Sur le rôle du luxe dans les différents types de société, cf. l’Esprit des lois, livre VII, chapitres I et ss.
29 Sur ce point, cf. Jean Starobinski, Montesquieu, op. cit., p. 119.
30 Œuvres complètes, Pléiade, op. cit., t. I, p. 1288 (N°. 1116).
31 Lettres persanes, op. cit., pp. 189-190 (lettre CXVIII).
32 Œuvres complètes, Pléiade, op. cit., t. II, p. 12.
33 « On n’a qu’à faire attention à ce qui s’est de tout temps passé dans le monde, on verra que la plupart des Etats qui ont été subjugués ou détruits ne manquoient ni d’or ni d’argent et que les plus faibles étoient ceux où il y en avoit une plus grande quantité » (ibid., pp. 17-18).
34 Ibid., p. 74.
35 Œuvres complètes, Pléiade, op. cit., t. I, p. 473.
36 Ibid., p. 483.
37 Lettres persanes, op. cit., p. 40 (lettre XII).
38 « On allait au Temple pour demander les faveurs des Dieux ; ce n’était pas les richesses et une onéreuse abondance : de pareils souhaits étaient indignes des heureux Troglodytes » (ibid., p. 41).
39 Ibid., pp. 41-42.
40 Ibid., p. 42 (lettre XIII).
41 Ibid., p. 44 (lettre XIV).
42 Rappelons que la vertu, qui est pour Montesquieu au fondement même de la république, est directement associée dans l’Esprit des lois à l’amour de l’« égalité » et de la « frugalité » (cf. livre V, chapitres I et ss.).
43 Dossier des Lettres persanes, in : Œuvres complètes de Montesquieu, Pléiade, op. cit., t. I, p. 378.
44 Ibid., p. 379. Pour un commentaire de cette fable, cf. Allessandro S. Crisafulli, « Montesquieu’s story of the Troglodytes : its background, meaning, and significance », P.M.L.A., 58, mars 1943.
45 Cf. Henri Drei, « Eléments pour une analyse du mot et du concept de vertu chez Machiavel et Montesquieu », Revista di Letterature moderne e comparate, 41, 1988.
46 Cf. la lettre CLXI.
47 « Tandis que tu veilles sur ce dépôt précieux de mon cœur, il se repose et jouit d’une sécurité entière », écrit Usbek au premier eunuque noir de son sérail (Lettres persanes, op. cit., p. 26 ; lettre II ; c’est moi qui souligne).
48 Ibid., p. 34 (lettre IX) ; c’est moi qui souligne.
49 Ibid., p. 136 (lettre LXXIX) ; c’est moi qui souligne. Sur le marchandage dont font l’objet les esclaves, cf. également la lettre XCVI (p. 156).
50 Cf. la lettre CXLVI, où Usbek raconte à Rhédi son voyage dans les « Indes » (i.e. en France) : « J’ai vu naître soudain dans tous les cœurs, une soif insatiable de richesses. J’ai vu se former en un moment une détestable conjuration de s’enrichir, non par un honnête travail et une généreuse industrie, mais par la ruine du prince, de l’Etat et des concitoyens » (ibid., p. 242).
51 Ibid., p. 197 (lettre CXXIV).
52 Ibid., p. 89 (lettre XLVIII).
53 Ibid., p. 131 (lettre LXXVI) ; c’est moi qui souligne.
54 Cette table des matières est reproduite dans l’édition des Lettres persanes éditée par Jean Starobinski, op. cit., ici p. 370.
55 « Tous les Etats de l’Europe dépensent leur capital ; les revenus ne suffisent point… » (Mes pensées, N°. 2017, in : t. I des Œuvres complètes, Pléiade, op. cit., p. 1508).
56 Bocchoris, roi d’Egypte, « ne songeait qu’à contenter ses passions, qu’à dissiper les trésors immenses que son père avoit ménagés avec tant de soin […]. C’étoit un monstre, et non pas un roi ». Quant à cet autre « monstre » qu’est Pygmalion, roi des Phéniciens, il incarne une avarice maladive qui le conduit à une véritable paranoïa : « tourmenté par une soif insatiable de richesses […], tout l’agite, l’inquiète, le ronge, il a peur de son ombre » (Les Aventures de Télémaque, éd. Jeanne-Lydie Gore, Paris, Garnier, 1987, pp. 150 et 160).
57 Lettres persanes, éd. J. Roger, op. cit., p. 159 (lettre XCVIII).
58 Ibid., p. 160.
59 « L’argent est très estimable quand on le méprise » (Mes pensées, in : Œuvres complètes, Pléiade, op. cit., t. I, p. 1290).
60 Son biographe, Robert Shakleton, le dépeint comme un être exigeant systématiquement le remboursement de ses dettes, fussent-elles minimes, et maintenant énergiquement « ses droits féodaux et ses privilèges » (Montesquieu. Une Biographie Critique, version française de Jean Loiseau, Presses Universitaires de Grenoble, 1977, pp. 156 et ss.).
61 Ibid., p. 156.