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Le pinson du riche, le moineau du pauvre : itinéraires de la chanson française au XVIIIe siècle

Annette KEILHAUER

Université de Saarbrücken

Dans la recherche historique sur la France du XVIIIe siècle, le rôle important de la chanson populaire comme mode de communication dans les couches inférieures de la société est souvent souligné. Ainsi, la chanson trouve sa place comme genre essentiellement populaire dans le livre de base de Pierre Goubert et Daniel Roche Les Français et l’Ancien Régime1, autant que dans l’étude de Daniel Roche sur le peuple de Paris2. Mais les riches comme les méchants du proverbe allemand n’ont-t-ils pas de chanson ? Le dictionnaire de musique de Jean-Jacques Rousseau démentit cette impression en proposant la définition suivante :

Chanson. Espèce de petit Poëme lyrique fort court, qui roule ordinairement sur des sujets agréables, auquel on ajoute un Air pour être chanté dans des occasions familières, comme à table, avec ses amis, avec sa maîtresse, & même seul, pour éloigner, quelques instans, l’ennui si l’on est riche ; & pour supporter plus doucement la misère & le travail, si l’on est pauvre3.

En attribuant ainsi le phénomène de la chanson à la société entière, Rousseau distingue en même temps deux champs de production et de réception qui opposent riches et pauvres, de par la différente fonction psychosociale de la chanson. Existe-t-il donc deux cultures de la chanson au XVIIIe siècle ?

Pour éclairer un peu cette question, je proposerai ici une comparaison entre deux sources imprimées qui opposent la « richesse » et la « pauvreté ». Cette comparaison peut nous aider à mieux comprendre le rôle important et les divers aspects matériels ou culturels que revêt la chanson dans la société d’Ancien Régime. Elle ne veut pas reprendre la vieille opposition entre peuple et élite, mais plutôt comprendre le sujet du colloque comme une occasion de mettre en question deux sources opposées par leur aspect matériel, et à partir de là de retracer les contextes de production et de réception de leurs chansons.

Je propose donc une analyse comparative du recueil Choix de Chansons du riche financier Jean Benjamin de Laborde (1773)4 avec un corpus de cahiers de colportage comportant des chansons de la même époque (de 1750 à 1789)5. Après une brève description de l’aspect matériel des sources et un survol sur leurs auteurs, les textes des chansons seront au centre de cette l’étude, pour enchaîner avec une réflexion sur les différents contextes de la réception / représentation de la chanson dans la société d’Ancien Régime.

Si le Choix de Chansons, recueil de format grand in-8° en quatre tomes, est généralement oublié par les historiens de la littérature, il constitue par contre un objet bien connu par les bibliophiles. Il s’agit d’un des recueils les plus précieux du XVIIIe siècle, qui déjà à l’époque coûtait 48 livres en souscription (72 livres après sa parution)6. Dans les catalogues récents de ventes publiques, il est inventorié au prix de 170 000 Francs français7. Le recueil est un vrai bijou d’édition, avec musique, texte et images gravés. Dans ses quatre tomes on trouve cent-cinquante-huit chansons et cent images gravées, dont vingt-quatre sont réalisées d’après le fameux dessinateur Jean-Michel Moreau le jeune. Ce sont ces gravures qui sont avant tout responsables de la préciosité du recueil.

Qui est donc l’auteur du recueil ? Financier de deuxième génération et, comme son père, fermier général, Jean Benjamin de Laborde est dans les années de la parution du recueil favori de Louis XV. En 1762 il avait reçu le titre de premier valet de chambre ordinaire du Roi, titre qui souligne moins les tâches pratiques à réaliser dans le service du roi que le degré de confiance dont le financier jouissait de la part du souverain. Le moment de la parution du recueil correspond au sommet de la carrière de son auteur à la cour puisqu’après la mort de Louis XV en 1774 Laborde tombe en défaveur auprès du nouveau souverain. Cette perte d’influence directe ne diminue pourtant pas l’importance de Laborde dans le système financier de l’Ancien Régime. Il est un des 223 fermiers généraux du XVIIIe siècle, qui jouissent en moyenne d’une possession de 3,5 millions de livres8. En 1789, en dépit de la perte de sa fonction, il estime sa fortune à 300 000 Livres, laquelle sera réduite à néant lors des événements du 10 août 17929. En 1794, il sera l’un des 32 fermiers généraux guillotinés pendant la Révolution. Laborde appartient donc à la deuxième génération de fermiers généraux10, qui non seulement héritent de la richesse et du poste de leurs pères, mais qui jouissent en même temps d’une éducation de première qualité. Il étudia avec les meilleurs professeurs de musique de son temps et il est considéré comme l’un des compositeurs dilettantes les plus fameux de son époque11. Il ne compose pas seulement des chansons, mais également un nombre considérable d’opéras et d’opéras comiques qui, malgré des librettistes en partie assez connus, n’ont pas eu beaucoup de succès à cause de leur composition plutôt faible. Ainsi une œuvre en collaboration avec Voltaire, l’opéra La boîte de Pandore, n’a jamais été représenté hors de Ferney, malgré l’engagement du Roi. Laborde a souvent financé des mises en scène fastueuses de ses pièces, et des mauvaises langues de l’époque présument qu’il a même occasionellement engagé des claqueurs pour les représentations12. Ceci permet de poser l’hypothèse qu’il a également subventionné le recueil de chansons, puisqu’un biographe anonyme affirme en 1802 que celui-ci a été produit « à grands frais » sans pourtant indiquer sa source13.

Dans ce recueil on peut observer une dissociation fréquente entre l’auteur de la musique qui pour toutes les chansons sauf une exception est Laborde et les 23 autres auteurs responsables de la plupart des textes. Ce sont pour une grande partie ou des poètes morts, comme Clement Marot ou Panard, ou vivants comme Moncrif, ou enfin des aristocrates et courtisans de la Cour de Louis XV qui fréquentaient les salons de l’époque, comme c’est le cas pour le chevalier d’Orléans ou le Comte de Bissy. Laborde n’appose sa signature que sur vingt-huit textes. Cette pratique correspond au partage fréquent des tâches entre l’auteur du livret et le compositeur de la musique pour les opéras et les opéras comiques de l’époque. Elle nous rappelle aussi le recueil de chansons composé par Jean-Jacques Rousseau et publié après sa mort, ou celui-ci utilise en grande partie des textes écrits par d’autres auteurs comme Moncrif ou Caillot14. L’invention musicale semble donc avoir une importance plus grande que la création des textes. Et la chanson est ici œuvre de collaboration explicite15. L’indication des noms peut pourtant acquérir une fonction d’identification sociale et de justification du recueil, et cela d’autant plus que le recueil est dédié à la dauphine Marie Antoinette, à laquelle tout un groupe de courtisans et de littérateurs pouvait rendre hommage par ce geste. Dans la société de l’Ancien Régime, les financiers étaient méprisés dans l’opinion publique par le peuple autant que par l’aristocratie ancienne, qui les regardait comme des parvenus bourgeois et des sangsues16. Une telle combinaison de dédicace et de mécénat pouvait donc bien exprimer le désir de l’auteur de se faire accepter comme un des leurs par le milieu aristocrate, à travers son engagement culturel17. L’insertion d’un texte de Voltaire est certainement destinée à soutenir cette fonction en affichant l’amitié entre les deux hommes et en mettant en scène leur travail de collaboration. Dans un cadre allégorique le moi du texte Le dernier parti à prendre regrette la perte de sa jeunesse qui entraîne la privation de l’amour. Ne lui reste finalement que l’amitié qui le console mais qui ne peut pas vraiment remplacer les amours de la jeunesse : « Du ciel alors daignant descendre l’amitié vint à mon secours, elle était peut-être aussi tendre mais moins vive que les amours (…). »18 Dans l’illustration gravée par Barbier le moi désolé devient le philosophe Voltaire lui-même qu’on peut reconnaître par ses vêtements et son visage caractéristiques. Se retournant vers ses amours passés illustrés dans des petites scènes de tête à tête à droite et à gauche au fond de l’image, il est pourtant guidé vers une figure allégorique descendant du ciel, mise en scène qui illustre donc directement la fin de la chanson. Cette observation ouvre une piste de recherche qui permettrait peut-être de reconnaître d’autres personnages dans les illustrations du recueil, piste que nous laissons de côté. Cette présence presque « corporelle » de Voltaire dans le recueil renforce davantage son rôle de légitimation du financier Labarde et rend en même temps hommage au philosophe à l’apogée de son succès (voir Illustration I).

Illustration I. Jean Benjamin de Laborde, Choix de Chansons, Paris, Lormel, 1773, t. IV, p. 116. L’image illustre une chanson, dont le texte est écrit par Voltaire. Elle place l’auteur en personne dans un cadre allégorique opposant ses amours passés à l’amitié présente, seule jouissance qui reste au vieux philosophe.

Rien de plus opposé, en ce qui concerne la qualité d’imprimé, que les cahiers de colportage si nombreux dans les archives et extrêmement répandus au XVIIIe siècle. Il s’agit de petits livrets en format in-16 de 12 ou (plus rarement) 24 pages, d’un papier médiocre, sans notation musicale ni image. Tous les textes comportent un titre, et parfois une indication du timbre en forme d’un syntagme. Le prix de ces imprimés, destinés au large public, est très bas, généralement de 6 deniers à un sol19. Sauf rare exception, on ne trouve pas de trace des auteurs de ces chansons, et cela ne changera qu’avec le début de la Révolution française. Pourtant, on peut observer un même écart entre les auteurs des mélodies et les auteurs des textes, par l’utilisation fréquente de timbres, c’est-à-dire de mélodies qui sont déjà connues et largement répandues dans le public et auxquelles un nouveau texte est superposé.

Laborde, de son côté, écrit ses mélodies avec un accompagnement de harpe, instrument à la mode comme l’indique déjà le prospectus de 1772 annonçant le recueil. Elles rappellent de par leur structure souvent des ariettes d’opéra et sont fréquemment assez longues et compliquées20. Dans les textes du recueil Laborde on trouve des allusions à la mythologie grecque et latine, et à l’histoire littéraire. Ils sont souvent écrits dans un style assez élaboré, riches en métaphores, ce qui est plutôt rare dans les cahiers de colportage où, d’ailleurs, toute indication de pratique musicale – hors du timbre – manque. Est-il donc injustifié de rapprocher ces deux corpus apparemment si différents ?

D’abord un constat simple : dans les deux corpus la grande majorité des chansons traitent d’une façon ou d’une autre des situations et des histoires d’amour heureux ou malheureux, souvent liées à une situation bucolique. Berger et Bergère, Colin et Colinette ou Annette et Lubin discutent leur amour : elle résiste, il insiste et la fin consiste en un baiser furtif ou une séparation abrubte. Cas d’exception ensuite : une chanson se trouve dans une forme identique dans les deux corpus : il s’agit de la chanson Le Loup garou, Ariette du Loup ou La Veillée avec cinq strophes (texte de Le Prieur)21. La situation paisible d’une veillée villageoise évoquée dans la première strophe est interrompue par l’entrée brusque d’un loup qui embrasse la jeune fille Babet. Elle seule sait qu’il s’agit en fait de son amant Lucas déguisé en loup, et elle l’embrasse avec joie. Dans l’un des cahiers de colportage, seule la mention « Air nouveau », sans notes, tient lieu d’information concernant la mélodie ; ailleurs, même cette convention est absente. Cette indication évoque la vente de ces cahiers, où le colporteur-chansonnier présente la nouvelle chanson à son public. Ce dernier entend et apprend ainsi les mélodies, puis réclame le livret pour pouvoir retenir les paroles.

Qui a donc copié qui ? Une réponse définitive semble impossible, puisqu’un des cahiers de colportage en question n’est pas daté et peut bien être antérieur au recueil de Laborde. Le sujet rappelle des motifs du conte du chaperon rouge, et est mis en scène dans le contexte de la veillée paysanne, mais est-ce que cela signifie qu’il s’agit d’un texte populaire ? La deuxième source colportée qui cite la chanson porte pourtant la date 1780. Le texte est donc bien emprunté à Laborde, ce qui est souligné par l’indication de son nom – fait exceptionnel pour les cahiers de colportage qui normalement sont anonymes22. Il est pourtant intéressant de tenir en compte la gravure illustrant cette chanson dans le recueil de Laborde. Tout évoque de façon explicite le contexte paysan de l’histoire. L’intérieur de la chambre est simple, une chaise tombée témoigne de la fuite subite du groupe assemblé pour la veillée, situation évoquée de façon stéréotypée par le tricot tramant par terre. Cette rusticité propagée par l’image laisse donc supposer que la source de la chanson est populaire (voir Illustration II).

Un autre parallèle thématique réside en l’histoire de la cruche cassée, évoquée avec des variations significatives dans les deux corpus. Dans le recueil de Laborde23 une jeune fille sort de chez sa mère, avec une cruche pleine de lait qu’elle doit apporter auprès du seigneur pour lui rendre hommage. Elle rencontre sur le chemin un jeune homme qui lui fait la cour. Il la distrait en demandant un baiser, si bien qu’elle se retrouve dans un dilemme moral : soit de laisser tomber le pot, soit de se faire voler un baiser. Elle se décide pour le baiser, ce qui entraîne des reproches de sa mère, témoin de la scène. Dans ce cas la version

Illustration II. Jean Benjamin de Laborde, Choix de Chansons, Paris, Lormel, 1773, t. II, p. 74.

colportée antérieure de seize ans au recueil de Laborde, varie considérablement24. Dans un contexte paysan réaliste, la fille rentre de la traite des vaches et le pot de lait est renversé. Celui-ci devient (sixième strophe) la métaphore de sa virginité perdue : « J’ai gardé mon pot dix-sept ans, / Ce meuble si fragile / sans le casser j’allois aux champs, / Et souvent dans la Ville ; / Mais pour mon malheur, / Un Amant flatteur / M’a fait tomber par terre : / Adieu mon pot,  /  Il a fait capot / cela me désespère. » La dernière strophe de la chanson consiste en une leçon morale pour les jeunes filles qui sont invitées à se méfier du sexe masculin en général. Leçon morale et contexte sexuel sont chez Laborde remplacés par un cadre léger et badin, qui met en scène le motif du baiser volé, si répandu à l’époque, en transposant le récit de la première à la troisième personne.

Un autre sujet, présent dans les deux cas, concerne directement l’argent. Il thématise le choix que doit faire une jeune fille, démunie et belle, entre son amant jeune et pauvre et un vieillard riche lui offrant argent et mariage. Laborde met en musique ce sujet dans la chanson L’heureux mariage25, où l’union des deux amants, Lacidas et Lucile, est empêchée par la mère qui incite la jeune fille à se marier au vieux riche Cidaman, et qui prêche « c’est l’argent qui fait le bonheur, sans lui la vie est un malheur »26. C’est le père qui a le plus de compréhension pour les deux amants. Attendri par leurs larmes, il accepte le mariage qui leur promet une vie pauvre mais heureuse. L’idéal de la richesse est ici mis en question par le vrai sentiment, et la leçon finale conseille de suivre ses inclinations naturelles au lieu d’obéir à des considérations rationnelles en vue d’assurer le futur.

On rencontre dix fois ce motif dans les cahiers de colportage que j’ai dépouillés27. On peut distinguer deux variantes thématiques principales :

D’une part, il s’agit de la confrontation entre un jeune homme pauvre et un vieillard riche ; c’est alors la jeune fille elle-même qui, préférant d’un air ironique et fripon son jeune amant au vieillard, le décrit, par exemple, ainsi : « La barbe grise / & les cheveux blancs / il n’a plus de dents, / quelle sottise ! »28. Il n’y a donc ici point d’opposition entre raison et sentiment, mais plutôt entre bon sens et folie, amour et ridicule. Croyant que tout s’achète et peut s’obtenir avec de l’argent, le seigneur (ou le courtisan) est associé à des mœurs corrompues. La fille du peuple a même le droit de tromper et de voler son interlocuteur comme par exemple, dans la Chanson nouvelle sur le tour qu’une Bergère a joué à un courtisan29, où elle s’enfuit avec un sac d’argent abandonnant le vieux courtisan, qui craint de retourner dans son village couvert de honte et ridicule. Le ton de ces chansons peut être assez ironique, ce qui est encore renforcé par la rime et par la forme dialoguée souvent utilisée. Je ne donne que l’exemple d’un argument entre la Bergère Climene et un Seigneur :

Je n’aime pas les jeunes Demoiselles

Ni moi, monsieur, le fils d’un gros Seigneur,

j’aimerois mieux une jeune pucelle

& moi, Monsieur, le fils d’un Laboureur.

A tes genoux je me meurs, ma Bergere,

mourez, mourez, Monsieur, si vous voulez :

je sens approcher mon heure dernière

mourez, Monsieur, mourez, si vous voulez30.

L’autre variation prend un développement différent et est racontée par la jeune fille elle-même, paysanne qui se décide d’aller en ville et d’accepter l’offre d’un Seigneur. Elle est contente de sa décision pour une vie plus agréable, décrite jusqu’au point de mentionner la somme qu’elle touche une fois sa carrière accomplie :

Par cette aventure, je suis, je vous jure,

à présent riche plus de vingt mille francs

la belle figure souvent nous procure,

l’argent donne de l’esprit & du talent31.

Succès de l’ascension sociale, moyen pour les jeunes femmes pauvres de l’Ancien Régime d’améliorer leur situation, ce cas reste, dans la réalité, assez rare et représente plutôt un rêve, un phantasme collectif précurseur du riche millionnaire du XXe siècle. Le rôle important de l’argent dans la société est souligné dans une autre chanson des cahiers de colportage avec le sous-titre : Sans argent point d’amis. Elle commence ainsi :

L’argent est un Dieu sur terre / je le vois bien à présent ;

Me voilà dans la misere, / ayant mangé mon argent ;

Quand j’arrivai de Province, / J’avois bien des louis d’or

A présent ma bourse est mince, / L’indigence est mon trésor32.

Dans les strophes qui suivent, le protagoniste raconte où il a laissé tout cet argent et se plaint du fait que maintenant son Perruquier, son aubergiste et même un ami Gentilhomme ne veulent plus lui donner du crédit. Dans sa détresse il demande conseil à son décrotteur. Celui-ci lui donne un peu d’argent avec lequel il achète un lot à la loterie et gagne le gros lot. La chanson finit par l’éloge du décrotteur :

Souvent celui qu’on méprise / Mérite d’être prisé, / 

On connoit la marchandise / Après l’avoir éprouvée33.

Cette morale évoque le bon sens de l’homme du peuple et souligne en même temps la mobilité sociale rendue possible par l’institution de la loterie, autre rêve de l’ascension sociale de l’époque. Et de nouveau nous pouvons trouver le motif du gros lot dans le recueil de Jean Benjamin de Laborde dans une chanson intitulée L’heureuse lotterie34 remis pourtant dans un contexte déjà familier pour ce recueil. Le problème évoqué est encore une fois celui de l’amour entre deux jeunes, Annette et Colin, qui ne peuvent pas se marier, car le garçon ne possède pas la dot de 2 000 Francs demandée par le père de la fille. Dans sa détresse, la jeune femme achète un lot et apprend le jour suivant qu’elle a gagné 3 000 francs. Le père doit donc accepter le mariage des deux et le gain aide une fois de plus à accomplir le bonheur de deux amants destinés l’un à l’autre.

Donc, dans le recueil de Laborde, les différences ne sont qu’apparentes. Nous assistons dans le Choix de chansons à une recontextualisation et à une réécriture des chansons de colportage. Les passages ironiques faisant tous allusion à des contextes réalistes et à une éventuelle mobilité sociale, sont supprimés. En outre le récit met à distance le déroulement des histoires par le changement du mode déictique : la forme du dialogue ou du monologue devient une narration à la troisième personne. Ces narrations et ces motifs sont transposés dans un contexte toujours semblable d’utopie sensible et d’idylle bucolique dont le pendant dans nombre d’images sont le mouton ou la vache. Les chansons baignent dans une naïveté et une simplicité « populaires » construites. Les éléments populaires comme la villageoise, le mouton, le laboureur ou le berger acquièrent ainsi un statut comparable aux protagonistes de la mythologie grecque ou aux motifs intertextuels utilisés dans d’autres chansons du recueil.

Mais que devient alors l’idée selon laquelle la chanson aurait dépassé les limites sociales de la société d’Ancien Régime, qu’exprime R. Davenson : « La chanson et le cantique (…) confirment encore qu’il n’y a pas de fossé entre l’élite et le populaire »35 ?

Cet aspect nous mène à notre dernière question sur la situation de réception / représentation possible des deux différents corpus. Comme le recueil de Laborde est destiné à un public riche muni d’une culture musicale et littéraire approfondies, on peut supposer une pratique chansonnière dans le salon mondain, le livre sur le pupitre du clavecin et la chanson comme moyen de distraction. En effet le recueil de Laborde semble avoir eu du succès dans les plus hauts rangs de la cour, si l’on en croit le jugement de son biographe Jacques de Visme, qui constate :

Les chansons ne sont pas toutes des chefs-d’œuvre, mais la plupart ont du naturel et elles obtinrent la faveur du public. Il n’y eut pas une femme alors, qui ne voulut connaître ces petits poèmes rustiques, et les tablettes du temps rapportent que Marie Antoinette les apprécia tellement qu’elle les chantait dans les jardins de Trianon36.

Pour la diffusion des cahiers de colportage dans les milieux populaires, nous avons maints témoignages dont deux images citées par Pierre Goubert, Daniel Roche ou encore Roger Chartier (L’Histoire de l’Edition française)37 dans le contexte de la vente de chansons populaires. Sur une tribune on voit un chansonnier qui est muni d’un violon pour accompagner son chant et d’un sac attaché à son ventre où se trouvent les cahiers de colportage. Le tableau derrière le chanteur aide à illustrer et en même temps à mémoriser les histoires évoquées par les chansons. Cette transmission de la chanson, qu’on pourrait appeler « multimédiate », facilite la participation d’un public qui n’est pas nécessairement lettré. Ceci explique en même temps le caractère fragmentaire et la pauvre présentation des cahiers de colportage, qui ne semblent guère être que des aides-mémoire. Ce qui surprend dans une des deux images, c’est le caractère plutôt hétérogène du public assemblé devant le chansonnier dans la foire, visible par les vêtements de qualité très différente (voir Illustration III).

Illustration III. Jean Benjamin de Laborde, Choix de Chansons, Paris, Lormel, 1773, t. I, p. 128. Un public de foire, réunissant riches et pauvres, écoute la prestation d’un chansonnier.

Si l’on regarde la source de cette image, ce mélange peut trouver une explication surprenante : il s’agit en effet d’une illustration de la Chanson La foire de Gonesse qui se trouve dans le premier tome du Choix de chansons de Jean Benjamin de Laborde. La chanson loue d’une façon gaie et joyeuse les distractions de la foire, qui donnent bien sûr surtout la possibilité de rencontrer son amant ; elle finit par le refrain :

Chantons sans cesse, vive la foire de Gonesse, goûtés,

Belle jeunesse une douce volupté38.

Quel est donc le statut de cette image ? D’abord on peut la comparer avec d’autres gravures du même recueil. Ainsi l’illustration de la chanson La fête du Seigneur dépeint une situation de fête où les habitants d’un village appartenant au seigneur se rassemblent et dansent en son honneur. Ici l’on perçoit une séparation nette entre les deux groupes sociaux, manifeste par un axe qui sépare le côté droit de l’image du côté gauche (voir Illustration IV).

Toutes les belles dames munies de parasols, rencontrées aussi dans la scène de foire, se trouvent du côté du seigneur pendant que les gens du peuple, en hommage, se situent plutôt du côté droit. A bien considérer ce modèle, la scène de foire devient un entremêlement plutôt ostentatoire que naturel. La comparaison avec une troisième image d’une scène de foire semblable réalisée par Cochin39, également reprise par Goubert, souligne cette observation et pointe également sur d’autres différences. La gravure, d’après Moreau le jeune, montre un public très jeune qui se groupe en couples et ou rien ne rappelle le travail, ni le mélange (prévalant habituellement dans les foires) avec d’autres divertissements. Dans le dessin de Cochin, le contexte laborieux est incarné par une vendeuse de poires au devant de l’image et toutes les figures représentées portent des vêtements assez simples. Cela va jusqu’aux patines de bois, décor qui illustre le contexte populaire de cette scène, annonçant par son pêle-mêle les descriptions de scènes de rue de Louis Sébastien Mercier40. Enfin, alors que dans l’image de Cochin tout le monde se tait en écoutant avec stupéfaction, Moreau introduit une différenciation entre les aristocrates qui se taisent et les couples populaires qui semblent reconnaître la chanson et chantent à pleine voix.

S’agissant de la reconstruction de pratiques culturelles, le recours à l’iconographie implique certaines précautions méthodologiques, puisqu’il s’agit de considérer la dimension symbolique des représentations. Dans le recueil de Laborde, nous assistons à une construction du « populaire » qui attribue à celui-ci l’idéal d’une vie naïve et d’une jeunesse gaie et paisible. On pourrait interpréter cette scène comme

Illustration IV. La fête du Seigneur. Jean Benjamin de Laborde, Choix de chansons, Paris, Lormel, 1773, t. I, p. 36.

un refoulement de la situation réelle de la fin de l’Ancien Régime, où les différences sociales deviennent de plus en plus marquées et où la relation féodale entre le peuple et les puissants est de plus en plus remise en question. La chanson devient dans ce contexte le symbole de la participation active de l’aristocratie à une culture populaire nationale, qui n’est pas moins fictive que les scènes bucoliques évoquées ailleurs dans le recueil.

Concluons avec quelques remarques plus générales. La mise en question de l’opposition entre culture d’élite et culture populaire dans la recherche historique a réouvert des possiblités de recherche pour les imprimés de large diffusion. Elle semble pourtant comporter le danger d’identifier certains genres comme transgresseurs des limites sociales. Que ces genres comme le conte et la chanson soient diffusés dans toutes les couches sociales ne veut pourtant pas dire qu’il ne serait pas nécessaire de distinguer entre leurs contextes de production et de réception, qui peuvent diverger considérablement et entraîner des effets de sens importants. Considérer la chanson comme un genre transgresseur par excellence me semble porter le danger de tomber dans le piège posé par les contemporains de Voltaire. La récupération et le remaniement de cette culture populaire par les milieux lettrés peuvent bien être liés à la revendication de la culture populaire comme fond de culture nationale par les folkloristes du XIXe siècle41. Nous assisterions donc dans le recueil de Laborde à l’invention d’une tradition populaire française42. Une recherche orientée vers ces processus de migration des chansons et des motifs devrait également prendre en compte leur fonction idéologique ; cela permettrait peut-être une meilleure compréhension de ce phénomène fascinant de la culture française du XVIIIe siècle.

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1 Vol. II : Culture et société, Paris, Colin, 1984, pp. 283-285. Je tiens à remercier Catherine Velay-Vallantin de ses précieuses suggestions et Anne-Marie Louis des corrections apportées à ce texte.

2 Le Peuple de Paris, Paris, Aubier-Montaigne, 1981, pp. 225-227.

3 Jean Jacques Rousseau, Dictionnaire de Musique, Paris, Veuve Duchesne, 1768, p. 78.

4 Choix de chansons mises en musique par M. de la Borde, Premier Valet-de-Chambre ordinaire du Roi, Gouverneur du Louvre, Paris, de Lormel Imprimeur de l’Académie Royale de Musique, 1773, 4 tomes.

5 Sont pris en compte essentiellement le grand nombre de Cahiers de Colportage, qui se trouve dans les collection Coirault et Weckerlin du département de musique de la Bibliothèque Nationale. Les références qui suivent, donnent les côtes des cahiers dans ces collections.

6 Choix de chansons, tirés des recueils de chansons de M. de la Borde, Prospectus. Paris, Imprimerie de Prault, 1772, p. *1 [BN Rés Ye 4211], Le salaire moyen du travailleur de l’époque était de 10 à 20 sols et un livre « philosophique » pouvait déjà s’acheter à partir de 1 ou 2 livres. Voir Ernest Labrousse et al., Histoire économique et sociale de la France, Paris, PUF, 1970, t. II (1660-1789) et Robert Darnton, Edition et sédition. L’univers de la littérature clandestine au XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 1991.

7 L’Argus du livre de collection, Ventes publiques juillet 1991-juillet 1992, Nancy, Editions du cercle de la librairie, 1993, p. 352.

8 Christian Bouyer, Les hommes d’argent, Olivier Orban, 1990, p. 121.

9 Jacques de Visme, Un favori des dieux. Jean Benjamin de la Borde (1734-1794), Paris, Figuière, 1935, pp. 147ss.

10 Bouyer (1991), pp. 23ss.

11 Voir Yves Durand, Les fermier généraux au XVIIIe siècle, Paris, PUF, 1971, p. 521 : « Mais, avec Jean-Benjamin de Laborde, on atteint le financier-musicien chez qui la musique devint rapidement la principale activité. »

12 Voir R. Pichard du Page, « Un financier dilettante au XVIIIe siècle. Jean Benjamin de La Borde (1734-1794) », Revue de l’histoire de Versailles et de Seine-et-Oise, n° 28, 1926. Jusqu’à la Révolution l’engagement du financier pour la musique semble être en effet un des symboles privilégiés pour le luxe et la prodigalité de sa caste comme en témoigne Marmontel en vantant les dépenses minimes que coûte le Dictionnaire de l’Académie : « Wohlfeiler kann man doch wahrhaftig, wie ich glaube, keine unsterbliche Akademie, und kein sterbliches Wörterbuch haben. Sahen wir doch, in den guten Zeiten, Finanziers, denen ihre Musik theurer zu stehen kam, und man erzählt von einem, der seinem Gaertner sagte : daß man um 10 000 Thaler jährlich holländische Zwiebeln genug haben könnte », Jean-François Marmontel, « Vertheidigung der Akademie zur Aufrechterhaltung der Reinigkeit der französischen Sprache. Geschrieben im Jahre 1790 », Neue Bibliothek der schönen Wissenschaften und der Freyen Künste, Leipzig, t. 51, 1793, p. 7.

13 Préface dans Jean Benjamin de la Borde, Pensées et Maximes, Paris, 1802, p. XXXVIII.

14 Les Consolations des misères de ma vie ou Recueil d’airs romances et Duos par J.J. Rousseau, Paris, chez de Roullede de la Chevardiere, rue de Roule, 1781.

15 Pour 23 chansons le nom d’auteur n’est indiqué que par deux étoiles.

16 Bouyer (1990) pp. 124 ss., Anette Höfer, « Financier, Banquier, Capitaliste », Handbuch politisch-sozialer Grundbegriffe des Ancien Régime (1680-1820), Munich, Oldenburg, Heft 5, 1986, pp. 7ss.

17 Höfer souligne à la page 10 de son article que les financiers de l’Ancien Régime cherchaient à compenser leur humiliation par les aristocrates avec un luxe excessif et une activité de mécénat, ce qui en fait fut pour Laborde pendant longtemps un rôle important lorsqu’il subventionnait des théâtres de société et des artistes. (Voir de Visme (1935) pp. 59-78.)

18 Laborde (1773), t. IV, pp. 117-120.

19 Roger Chartier, « Les livres bleus », in : Histoire de l’Edition française, Paris, Fayard, t. II, 1990, p. 667.

20 Herbert Schneider observe dans le recueil de Laborde une prédominance de chansons du type ’ariette’ ou ’romance’ venant de l’opéra comique. Voir Herbert Schneider, « Der Formen-und Funktionswandel in den Chansons und Hymnen der Französischen Revolution », Die Französische Revolution als Bruch des gesellschaftlichen Bewußtseins : Vorlagen und Diskussionen der internationalen Arbeitstagung am Zentrum für interdisziplinäre Forschung der Universität Bielefeld, sous la direction de R. Koselleck et R. Reichardt, Munich, Oldenburg, 1988, pp. 421-478, ici p. 436.

21 Laborde (1773), t. II, pp. 74-77 ; Cahiers de colportage, Rés Vm CRLT 270, s.d., S. 180-182 ; Vm WECK A 36, VII, 13, pp. 3-4.

22 Cahiers de Colportage, Vm WECK A 36, VII, 13, pp. 3-4.

23 Laborde (1773), t. II, p. 28-29.

24 Cahiers de colportage, Rés Vm CRLT 271, XVIII, p. 21 (1757).

25 Laborde (1773), t. II, pp. 80-84.

26 Ibid., p. 81.

27 Cahiers de Colportage, Rés Vm CRLT 267, XIII (1749) pp. 1-4 ; 268, IX (1778) pp. 9-10, XII (s.d.) pp. 9, 10-11 ; 270 (s.d.) pp. 164, 166, 303 ; 271, II (1769) p. 7 ; III (1768) p. 4 ; XII (1768) p. 6.

28 Cahiers de Colportage, Rés Vm CRLT 271, II (1769), p. 7.

29 Cahiers de Colportage, Rés Vm CRLT 267, XIII (1749), pp. 1-4.

30 Cahiers de Colportage, Rés Vm CRLT 271, II (1769), p. 4.

31 Cahiers de Colportage, Rés Vm CRLT 268, XII (s.d.), pp. 10-11.

32 Cahiers de Colportage, Rés Vm CRLT 270 (s.d.), p. 164.

33 Ibid.

34 Laborde (1773), t. IV, pp. 140-144.

35 Cité par Pierre Goubert et Daniel Roche, Les Français et l’Ancien Régime, vol. II, Culture et société, Paris, Colin, 1984, p. 283.

36 De Visme (1935), p. 27.

37 Goubert / Roche (1984) p. 285 ; Roche (1983), Illustration n° 32 ; Chartier / Roche (1984), p. 423.

38 Laborde (1773), t. I, p. 128.

39 Voir Goubert / Roche (1984), p. 285.

40 Louis Sébastien Mercier, Tableau de Paris, Amsterdam, 1781-1788.

41 A partir de cette perspective, l’assertion d’Edouard Boulard, pour qui Jean-Benjamin La Borde aurait manifesté un intérêt de folkloriste avec son recueil de chansons, peut être reconsidéré. Voir Edouard Boulard, « Chanson », Dictionnaire des lettres françaises, publ. sous la direction de Cardinal Georges Grente, Paris, Fayard, 1960, p. 295.

42 Voir The invention of tradition, sous la dir. de Eric Hobsbawn et Terence Ranger, Cambridge, 1983.