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Figures du riche et du pauvre dans L’Indigent philosophe de Marivaux (1727)1

Sylvie DERVAUX

Paris

En donnant la parole à un gueux, dans L’Indigent philosophe, Marivaux joue la provocation : non seulement, en effet, le philosophe, en écho à d’autres narrateurs marivaudiens, exprime son indignation face à l’étalage immodéré des richesses, mais il exalte même sa pauvreté – et sa voix alors, quoique redoublée par celle du camarade comédien, se fait plus singulière. Cependant, ne nous y trompons pas. Sur le plan économique, social et politique, il n’y a pas trace dans ces feuilles de 1727 d’une pensée réellement neuve ou originale sur les questions de la richesse et de la pauvreté : Marivaux se place sur un autre terrain, comme le signale, dès l’ouverture du texte, ce rapide autoportrait du philosophe :

Je suis pauvre au souverain degré, et même un pauvre à peindre, car mon habit est en loques, et le reste de mon équipage est à l’avenant (275, je souligne).

Si la pauvreté donne au philosophe l’insolence qui lui a valu d’être tenu pour l’ancêtre du Neveu de Rameau, c’est qu’elle s’offre apparemment sans ombre à une joyeuse peinture. Et il semblerait, à lire les feuilles de « ces espèces de Mémoires » (275), que cette peinture du pauvre soit d’autant plus animée et joyeuse qu’elle se dessine précisément en contraste avec le portrait figé du riche. Ce qui est en jeu, ici, est affaire de représentations. Du reste, ce qui fondamentalement intéresse le philosophe, c’est l’homme2. Aussi, entreprend-il, en jouant des figures contrastées du riche et du pauvre, de mettre en question les représentations que l’homme se fait de la richesse et de la pauvreté. Dans la perspective qui est la sienne, richesse et pauvreté ne sont plus que des masques qu’il s’agit de peindre et de lever au nom d’une morale qui en fait fi, ou qui du moins voudrait en faire fi, car son discours n’est pas sans ambivalences. En effet, s’il se détourne de la réalité économique et sociale, il ne peut cependant jamais l’oublier totalement, sans se donner pour autant les moyens de la penser autrement. Il s’ensuit une série de tensions qui finissent par frapper le discours lui-même et par mettre en cause son propos. Aussi, plutôt que de s’étendre sur les significations difficilement mesurables d’un impossible renouvellement de la pensée politique en matière d’ordre économique et social, la présente étude s’attachera-t-elle à voir comment la question de la richesse, telle qu’elle est abordée (ou « sabordée ») à travers la figuration du riche et du pauvre dans L’Indigent philosophe, donne l’indice d’une crise que seul, semble-t-il, un pari joué sur la fiction pourrait sinon résoudre du moins compenser.

La représentation du riche : la mascarade du tigre

Marivaux ne cherche absolument pas, dans L’Indigent philosophe, à composer une image du riche ; il l’emprunte toute faite à un répertoire classique qui existe déjà dans l’imaginaire du lecteur. Dans cet imaginaire, l’appellation de « riche » ne relève pas tant d’une détermination d’ordre économique ou sociale que d’une caractérisation morale aux connotations défavorables. D’entrée de jeu, une forte présomption porte sur le terme. Du reste, quand l’Indigent veut désigner des personnes riches sans la moindre nuance péjorative, il n’emploie pas ce mot : l’homme qui « assemble quelquefois des pauvres pour leur distribuer de l’argent, et d’autres charités » est dit « charitable » et non riche (281). Même esquive au sujet de la femme qui donna au camarade du philosophe « de quoi faire un bon repas » : elle est désignée comme une « honnête dame » (282). Discrètement, se trouve éludée – non contestée –, la réalité économique d’une inégalité des fortunes. En revanche, à côté de ces évocations peu appuyées, le riche, celui qui est nommé comme tel, est invariablement assorti d’une série de traits qui figent sa figure en lieu commun et le rattachent à une tradition littéraire qui va de la satire à la comédie en passant par la fable et le caractère. On le reconnaît immédiatement et on peut l’assimiler – sans autre écart a priori que l’hommage rendu par le pastiche – à un type déjà littérairement élaboré.

En effet, le riche, tel qu’il apparaît dans ce texte de Marivaux, c’est d’abord l’homme au bel habit, celui qui fait étalage de ses décorations et de ses broderies ; c’est le Philémon de La Bruyère avec « l’or [qui] éclate sur [ses] habits »3, c’est le financier « tout cousu d’or » de La Fontaine4 ; c’est cet homme qui passe sous les fenêtres de l’Indigent, celui qu’on « prendrait pour une mine du Pérou » et « dont l’habit, si on le vendait, pourrait marier une demi-douzaine d’orphelines » (307)5. C’est celui, en d’autres termes, qui n’a rien d’autre à donner que le spectacle de sa richesse. Car le riche, ensuite, c’est celui qui possède une immensité de biens, celui qui a une table garnie, une cave de qualité, un équipage somptueux, des maisons à la ville et à la campagne, des valets pour le servir, mais en contrepartie peu de qualités d’âme : « il n’est rien, lui, quant à son esprit, son cœur, et ses vertus ; mais il a bon équipage, un bon cuisinier », etc. (302). Faute de ne régir jamais le verbe être, le riche, chez Marivaux, comme chez La Bruyère, ne gouverne que son avoir6. Ainsi doté, le riche c’est encore celui vers qui tous les yeux se tournent, celui, enfin, si âgé soit-il, que les femmes préférent à tout rival : « quand [un vieillard] est riche, lui passent-elles qu’il est jeune » (320)7. Plutôt qu’à l’élaboration d’une figure, on assiste donc, en ce qui concerne le riche, à un travail de réécriture dont il convient ici d’interroger les motivations. Pourquoi Marivaux importe-t-il ainsi dans le discours de son philosophe une figure toute faite dont il ne fait que varier quelques traits ?

D’abord, il est clair que Marivaux, dans ce texte, comme dans d’autres, ne va pas plus loin – idéologiquement parlant – que les moralistes classiques, que La Bruyère en particulier (dont l’influence est sans doute la plus présente ici, comme on l’a souligné). Si l’inégale répartition des richesses suscite chez l’écrivain incompréhension et indignation, jamais cet élan réprobateur ne conduit à l’idée d’une réforme sociale ou politique. La Providence divine, ordre mystérieux mais supérieur, impose une limite au discours, le retenant dans une perspective morale où, faute de repenser le partage des richesses, il s’agira d’en discuter l’usage ou plus exactement d’en dénoncer le mésusage8. En ce sens, on comprend la restriction d’emploi du mot « riche » signalée plus haut. Prise en compte à travers le seul jeu de ses connotations morales, la question de la richesse n’a pas à être repensée en fonction d’un contexte historique dont les évolutions ne changent en rien le type moral permanent et universel du riche que Marivaux convoque seul ici. Dans la mesure où la représentation du social n’intéresse le philosophe qu’en ce qu’elle lui permet d’engager une activité critique de décryptage qui se rattache à une ambition morale, il n’y a pas lieu de transformer ce type préexistant. Au contraire : en empruntant à la tradition du discours satirique et moral les traits caractéristiques de la figure du riche, il s’agit dans le même mouvement, de soutenir le bien fondé de ce discours et de le poursuivre.

Une telle perspective installe d’emblée la question des richesses dans la problématique de l’être et du paraître : « Attendez-un moment [dit le philosophe à l’homme riche] que ma raison vous regarde : c’est une excellente lunette pour connaître la valeur des choses » (307). La métaphore illustre la démarche du philosophe : il s’agit, à l’instar de ceux dont il s’inspire, de donner à voir la vraie valeur des choses, c’est-à-dire de lever le masque, de dénoncer l’éclat illusoire des richesses et de briser l’écran des apparences qu’instaure, à cause d’elles, le jeu social. Une anecdote rapportée dans la septième feuille en témoigne de façon exemplaire. Un « honnête homme » (318), ami de l’Indigent, « prit de l’amour pour une très jolie demoiselle » (319) ; n’étant pas riche, il conservait le peu d’argent qu’il avait pour un procès dont sa fortune dépendait et il ne pouvait donc se vêtir que fort simplement : « la demoiselle ne fit que jeter les yeux sur sa figure si peu décorée, et voilà qui fut fait, elle ne le regarda plus », « son misérable habit était une nuée qui le couvrait » (319). L’homme ensuite gagne son procès, et décide d’user du masque du riche, c’est-à-dire d’un habit somptueux, afin de mettre à l’épreuve la jeune fille et de dénoncer le ridicule de sa fascination aveuglée pour une simple apparence, une « décoration » (le terme emprunté au lexique du théâtre souligne bien l’intention autant ludique que pédagogique qui préside au travestissement du jeune homme et, par un effet de réflexivité, à l’écriture du philosophe) :

Deux jours après [il] retourne chez la demoiselle, brillant comme un soleil. Oh ! le soleil éblouit, échauffa, pour le coup. Ce n’était plus le même homme ; on n’avait plus des yeux que pour lui, on lui répondait avant qu’il eût parlé ; tout ce qu’on lui disait était un compliment : Que vous êtes bien habillé ! que cet habit est galant ! qu’il est de bon goût ! et puis, laissez-moi, car je vous crains, ne revenez plus ; et puis, quand vous reverra-t-on ? Jamais, ma belle demoiselle, répondit à la fin notre homme, jamais ; mais je vous enverrai la belle décoration où je me suis mis, puisque vous en êtes si touchée (319).

Nouveau clin d’œil à La Bruyère9, et véritable petite scène de satire féminine, cette anecdote souligne nettement l’articulation de la question des richesses et de la problématique morale. S’il s’agit fondamentalement de mettre à mal la vanité humaine, cet objectif passe nécessairement par la dénonciation des richesses, parce que celles-ci constituent le principal facteur de perversion des valeurs. La richesse est perçue comme ce qui brouille les sens, ce qui obnubile la raison ; elle est, à terme, ce qui nuit au bonheur de tous. En outre, cette anecdote centre à nouveau l’enjeu du discours : ce n’est pas tant la richesse elle-même qui est en question (celle, recouvrée, du jeune homme n’est en aucune façon mise en cause) que l’espace de représentation qu’elle ouvre dans l’imaginaire social. Marqué ici fictivement par le biais du jeune homme qui l’organise en empruntant à la figure du riche son « costume », cet espace de représentation est à chaque instant signalé – cadré – par le jeu de la réécriture qui est représentation au second degré. En reprenant la figure du riche, comme on reprend un type à la commedia dell’arte, le philosophe se fait bateleur : son discours est une invite au spectacle de la comédie humaine dont il affiche les masques.

En ce sens, son discours est ludique : figure sans fond, marionnette sur un théâtre de foire, le riche peut être abattu sans vergogne. Selon le mot de Frédéric Deloffre, la critique tourne au « jeu de massacre »10 :

Voilà un vrai gibier pour un chasseur de mon espèce : ah ! que j’aurai de plaisir à tirer dessus, du grenier où je suis ! (307).

Mais cette jubilation de tireur d’élite, si elle marque l’origine cynique du philosophe, ne doit pas masquer pour autant son origine chrétienne. Sur le théâtre de l’Indigent, le masque sans visage du riche est aussi la révélation violente de son absence d’humanité : « Non, je dis mal, ce n’est pas un homme, c’est un riche » (302-303). Opérée ici par la figure de correction (ou épanorthose), cette « déshumanisation » de la figure du riche se poursuit et trouve son aboutissement dans la métamorphose finale du riche en tigre, félin féroce qui symbolise tout à la fois une force et une cruauté impitoyables :

Retirez-vous ; je ne suis point un barbare : je vois des gens qui souffrent, je vois le bien que vous pourriez leur faire, et votre vue m’afflige. Allez, vous dis-je, vous n’êtes point un homme, et j’en cherche un. Si je voulais un tigre, je vous donnerais la préférence sur tous les tigres à quatre pattes ; car ils ne sont pas si tigres que vous, puisqu’ils ne savent point qu’ils le sont, et qu’il ne tient qu’à vous de connaître que vous l’êtes (308).

A terme donc, le riche apparaît comme ce contre quoi se pense l’homme11 et la triste mascarade du riche va ainsi servir de repoussoir à l’élaboration de la figure du gueux, figure autrement plus humaine, dont les traits se dessinent à travers le discours sur la pauvreté que tient le philosophe.

La représentation du pauvre : la convivialité des gueux

Ce n’est pas sans esprit de provocation, nous l’avons dit, que Marivaux, dans L’Indigent philosophe, donne la parole à un exclu. La marginalité de son personnage confère à ces feuilles une dimension de défi. Il s’agit d’affirmer sans ambages, et avec une insolence certaine, une forme de bonheur qui échappe aux règles du jeu social.

L’affirmation de ce savoir-vivre joyeux passe par un jeu d’inversion, figure caractéristique du discours utopique, qui sert ici à la mise en place d’une forme réussie de sociabilité. Face à la figure terne, inquiète et cupide du riche, se dresse celle de L’Indigent, de « l’homme sans souci » (281, 309, 312) qui aime à rire malgré ses haillons et qui sait jouir, en toute liberté, du peu qu’il a. Fondamentalement, c’est autour de cette idée de jouissance que s’organise l’inversion : « ce n’est pas assez de porter des haillons, il faut savoir en faire son profit », écrit l’Indigent (276, je souligne). Or, en terme de profit précisément, le pauvre, dans le discours du philosophe, l’emporte sur le riche.

En effet, si le riche est celui qui possède une abondance de biens, celui qui peut boire les meilleurs vins et faire la meilleure chère (l’isotopie des plaisirs de la bouche est fortement appuyée dans l’ensemble des feuilles), c’est pourtant le pauvre qui sait le mieux goûter le plaisir du boire et du manger. En témoignent les glissements entre les plans matériel et spirituel qu’opère le discours du philosophe. L’abondance de biens matériels dont dispose le riche se traduit sur le plan spirituel par les images de jeûne et d’abstinence :

Il est riche, il pourrait faire bonne chère, il a des maisons de campagne, il peut s’y aller promener, il a des amis qui valent mieux que lui, et qu’il pourrait avoir chez lui quand il voudrait, il est logé comme un roi dans son Louvre, il a du vin de Champagne et de Bourgogne dans ses caves ; et tout cela ne lui sert de rien, son âme jeûne de tout au milieu de cette abondance de douceurs, dont elle peut jouir ; savez-vous bien pourquoi ? C’est que la folle fait pénitence des excès de cupidité où elle s’est jetée (277-278).

Inversement, les seuls médiocres biens dont le gueux peut disposer sont l’occasion d’un véritable plaisir :

Je ne fais pas bonne chère, mais j’ai bon appétit ; je ne bois pas du bon vin, mais comme je n’en bois guère en tout temps le mauvais me paraît du nectar ; et quand je n’ai que de l’eau, je ne la bois qu’à ma soif, cela la rend délicieuse (278).

C’est qu’un excès de possibilités prive le bien de sa valeur : qui peut tout avoir, jouit peu car, d’une part, il ne saurait épuiser ses possibles, et d’autre part, la valeur d’usage lui paraît faible. Le riche, s’il multiplie les possibles, en dévalue la réalisation ; le pauvre, en revanche, peut jouir d’une seule représentation qu’il gonfle de possibles. Le discours du camarade de l’indigent pousse encore plus loin ce type d’analyse où stoïcisme et épicurisme font bon ménage pour valoriser la pauvreté contre la richesse :

Vive la pauvreté, mon camarade ; les gueux sont les enfants gâtés de la nature : elle n’est que la marâtre des riches, elle ne produit presque rien qui les accommode. Les deux tiers de ses vignes ne leur conviennent pas : quelle perte pour eux, mon cher confrère, et quel plaisir pour nous ! Nous buvons tout son vin, de quelque côté qu’il vienne, quelle bénédiction ! (282).

A terme, c’est l’idée de liberté qui est en jeu ; si la richesse semble a priori conférer tous les pouvoirs, ce n’est qu’au prix d’une aliénation de l’individu. Le riche n’est donc libre qu’en apparence puisqu’il est prisonnier de son état, alors que le pauvre, lui, l’est en effet, puisqu’il est maître de sa pauvreté : il mène sa vie à loisir, n’ayant de compte à rendre à personne :

De la joie ! De la joie ! Notre bien n’est nulle part, et il est partout ; quand un pays est grêlé, nous n’y avons rien, n’est-il pas vrai ? (282-283).

Ainsi, quand le philosophe parle de lui, emploie-t-il constamment des expressions témoignant d’une grande liberté d’action : « il m’a pris envie de », « je me suis fait un plaisir de ». En revanche, quand il parle du riche, ce sont les expressions marquant l’obligation, la nécessité ou l’impossibilité qui reviennent le plus souvent (en particulier l’impersonnel « il faut »)12.

Si l’inversion peut, comme dans les exemples précédents, être présentée de façon théorique, elle peut aussi trouver des développements anecdotiques qui ont le mérite de l’inscrire dans le temps et de renforcer ainsi l’idée du bonheur du pauvre par le rappel de la précarité des richesses. Il apparaît alors que la pauvreté est un état en quelque sorte plus « naturel » que l’état de richesse :

Un homme était riche, il devient pauvre : laissez-le faire, la nature en lui a pourvu à tout ; c’est un soldat qui a armes et bagages : quand il était riche, il était délicat ; à présent qu’il n’a plus rien, la friandise le quitte, l’amour des commodités le laisse là, son goût baisse, et devient ce qu’il faut qu’il soit pour s’ajuster à son état : il aimera le pain comme il aimait la perdrix, l’eau fraîche comme il aimait le bon vin, et le vin comme il aimait la plus exquise des liqueurs ; en un mot ses besoins s’humanisent, ils demandent peu, parce qu’ils ne peuvent avoir beaucoup, et le peu qu’ils ont les satisfait mieux cent fois, que le beaucoup quand ils l’avaient (278).

Ce qui frappe dans l’ensemble de ces développements, c’est peut-être moins la portée directe de l’argumentation – qui n’est pas exempte de contradictions et semble reprendre un certain nombre de lieux communs philosophiques pour « sauvegarder à tout prix la croyance au bonheur frugal » comme le note Jean Ehrard13 – que l’idée de convivialité qui en ressort indirectement. L’Indigent et son comparse n’ont de cesse en effet d’évoquer le plaisir du partage, qu’il s’agisse d’un repas, d’une bouteille ou d’une conversation. Dans la parole de ces joyeux bons vivants, tout misérables qu’ils soient, c’est tout un lexique de la convivialité (plaisir, partage et tolérance) qui se décline – au sens propre, et même, remarquons-le, au sens métaphorique comme dans ce saugrenu mais attrayant « qu’on trouve de belles choses à table ! » (299) que prononce le camarade comédien en évoquant la variété de son discours.

Cette philosophie de la convivialité se pose comme ligne de force du texte, en inversant complètement, à terme, la logique de l’exclusion. Le gueux, celui que la société telle qu’elle est exclut de son ordre14, incarne ici une forme de sociabilité réussie qui s’oppose à la solitude des riches qui ne savent être ensemble. Le texte, du reste, prend fin sur l’évocation d’un repas de gueux à venir, dont le récit est à l’avance annoncé comme une « leçon de joie » (322) et qui s’oppose au souper de personnes de considération dont il est alors question et dont l’idée qu’en donne le philosophe à un gentilhomme provincial le dissuade de s’y rendre (le passage est trop savoureux pour ne pas le citer intégralement) :

Eh ! monsieur, où allez-vous vous fourrer ? Vous êtes bien hardi de vouloir vous présenter tout de go à pareille fête, vous qui ne savez tout simplement manger, et couper vos morceaux, qu’à la manière de votre pays. Croyez-vous qu’il suffise d’avoir bon appétit ? vraiment vous n’y êtes pas : c’est même le père des incongruités que l’appétit dans un homme qui ne sait pas le conduire en ce pays-ci. Comment remercierez-vous ceux qui boiront à votre santé ? je vous vois d’ici, vous pencherez civilement la tête, et vous serez un joli garçon avec cette contorsion-là. Dites-moi, aurez-vous en mangeant cet air libre et aisé qu’il convient d’avoir avec sa fourchette, son assiette, son verre et son couteau ? Savez-vous le nom des plats qu’on vous servira ? Avez-vous étudié votre dictionnaire de friandise et de gourmandise ? il faut qu’un galant homme le sache, sous peine de ne paraître qu’un manant. Comment serez-vous assis ? Vous tiendrez-vous bien droit à table ? vous ne serez qu’un échalas. Y serez-vous sans façon ? ah ! le paysan ! Le gentilhomme, épouvanté de ce que je lui disais, prit la chose très sérieusement, et aima mieux être malade que d’aller à son repas : il m’avoua même, six mois après, que j’avais raison et qu’il voyait bien qu’il m’avait eu obligation (323).

L’argumentation montre que l’usage des biens dépend des représentations qu’on s’en fait. Celles du riche, par leur cérémonial excessif, l’isolent, voire l’excluent, de la société des hommes. Celles du pauvre, en revanche, parce qu’elles ne sont jamais guindées, l’amènent à un sens du partage où la joie supplante toute autre forme de cérémonie. Contrairement au riche, en effet, qui est prisonnier de ses représentations – parce qu’il « il [a] pris goût à figurer comme cela dans le monde » (279, je souligne) –, le pauvre sait régler les siennes et en jouer :

La pauvreté est une cérémonie qu’on peut retrancher, ce n’est pas elle qui m’a rendu joyeux et content comme je le suis (280, je souligne).

Le récit du camarade du philosophe présente de ce jeu un remarquable exemple : on y voit en effet l’ivrogne comédien compléter sa dénonciation toute pascalienne des pouvoirs trompeurs de l’imagination par une parodie de la parade du riche dans laquelle on observe un jeu très poussé sur les sens figurés de différents termes appartenant au champ lexical de l’argent15 :

Si je suis mal chaussé et mal peigné, ce n’est pas à moi qu’il faut s’en prendre, c’est à ces hommes qui vous font perdre ou gagner votre procès sur la mine que vous portez. S’ils étaient aveugles, ils n’auraient fait que m’entendre, et ils m’auraient admiré, car je parlais d’or ; mais ils ont des yeux, ils m’ont vu, et ma mine a tout perdu : ergo, si leurs yeux n’y voyaient goutte, leur jugement y verrait clair. Races de dupes, je vous le pardonne et à ma face aussi. Je lui en veux si peu de mal que vous voyez tous les rubis dont je l’ai ornée, et j’espère qu’elle n’en manquera jamais. Savez-vous qu’elle me vaut une pièce de crédit au cabaret ? tous les jours on me prête hardiment dessus, parce qu’on voit bien que celui à qui elle appartient ne manquera jamais de revenir dès qu’il aura de l’argent : il faut que ce drôle-là boive ou qu’il crève ; et on voit que je me porte bien (294-295).

On voit bien, au terme de cette analyse, comment l’opposition des figures du riche et du pauvre, telle qu’elle se présente dans le discours du philosophe, recouvre en fait une double configuration métaphorique de l’homme – qui se résorbe même finalement en une unique conclusion : face à la figure du riche qui s’affirme de plus en plus en plus nettement comme figure de l’inhumain, seule la figure du gueux porte les traits de l’homme. Et l’on voit aussi, au passage, combien cette éthique de l’homme est en accord avec l’esthétique mise en place dans L’Indigent philosophe. Genre sans dignité aux yeux des doctes du temps, genre pauvre en quelque sorte, la « feuille » est l’occasion d’une écriture « sans cérémonie », qui échappe aux formes codifiées de représentation :

Pour moi, je ne sais pas comment j’écrirai : ce qui me viendra, nous l’aurons sans autre cérémonie ; car je n’en sais pas d’autre que d’écrire tout couramment mes pensées (276).

Il reste que le propos du philosophe n’est jamais stable et que l’euphorie qui porte cet accord entre une vision de l’homme et un choix d’écriture est minée par les contradictions internes du discours : échappe-t-on autrement qu’idéalement à ses propres représentations ?

Les représentations en jeu : fausses figures et vraie fiction

Dans son propos, L’Indigent philosophe semble constamment osciller entre le discours critique et la rêverie utopique. Si l’heureuse philosophie de l’indigence s’énonce au mépris des richesses, c’est qu’elle se situe métaphoriquement dans un ailleurs, dans un espace, peu défini, où l’humanité est imaginairement repensée sans que l’ordre du monde ne s’en trouve transformé. Le propos du philosophe, en effet, se tient dans un cadre politique qu’il laisse intact ; au fond, la dimension utopique de son discours, loin d’en renforcer la portée critique, la modère presque en la maintenant toujours dans une perspective individuelle. Le contrepoint utopique libère certes des cibles qui ne sont pas épargnées, mais la diatribe contre les riches reste inscrite dans un cadre non contesté. La question sociale, dans cette perspective, est interprétée en termes de sociabilité. Il ne s’agit pas de changer la société, mais de trouver pour chaque homme un modus vivendi qui la rendrait supportable telle qu’elle est. Mais comment s’y prendre pour changer l’homme ? Il semble qu’ici le discours hésite entre la forme sérieuse de la réflexion philosophique et une forme ludique qui relèverait de la saturnale, il semble même qu’il hésite à afficher son impuissance dans le silence de ses marges.

Ces glissements, ces hésitations, si caractéristiques du discours du philosophe peuvent en effet se lire comme les indices d’un malaise. La jubilation vengeresse contre le riche qu’autorise la figure de l’Indigent n’est pas dépourvue d’amertume, même si elle suscite le rire ; elle s’éteint du reste dans le silence de l’inachèvement du texte. La tonalité des dernières lignes témoignent d’un sentiment douloureux que ne laissaient pas attendre les joyeuses promesses du philosophe :

Je suis bon, disait un ancien, dont le nom ne me revient pas, je suis généreux ; mon bien, ma vie, tout ce que je possède est à mes amis, aux indifférents même : me trahit-on ? je l’oublie ; me nuit-on ? me fait-on du mal ? je le pardonne ; mais ne m’humiliez pas (323).

Le discours de l’Indigent rejoint ici celui du jeune inconnu dont le récit achevait Le Spectateur français ainsi que celui du narrateur du Cabinet du philosophe pour lequel l’humiliation du pauvre est ce qu’il y a de plus « affreux » dans la pauvreté16. De semblables développements mettent en évidence l’impasse dans laquelle échoue la réflexion sur la richesse et la pauvreté. La présence latente de la réalité immédiate de l’inégalité des biens se fait sentir dans les détours et les silences du texte. En témoigne encore la forme déceptive que prend le plus souvent sous la plume du philosophe la discontinuité du discours. Pour ne prendre qu’un exemple, nous pouvons citer les lignes qui suivent l’anecdote de la jeune femme, ridicule dupe de l’éclat d’un bel habit, que nous avons citée plus haut :

Qu’il y a de femmes dans le monde comme cette fille-là ! Etes-vous laid et mal fait ? allez chez le marchand, sa boutique est un magasin de belles tailles et de jolis visages ; les pierreries rendent encore un homme bien redoutable, on ne saurait croire le bon air qu’elles donnent (319).

Ces lignes reprennent la leçon de l’anecdote, mais elles substituent à la dynamique joyeuse de la satire le silence douloureux de la prétérition. Derrière cette oscillation constante entre la provocation bruyante et le repli silencieux, se fait jour, au-delà même des contradictions de fond, la remise en cause de toute forme de discours. En ne se donnant pas la possibilité d’admettre une réforme en profondeur de la société, le philosophe ne peut que s’enfermer dans un discours dont les finalités, toutes bien fondées qu’elles soient, lui paraissent finalement toujours incertaines. Que la satire soit rieuse ou indignée, le philosophe la sait toujours précaire :

Dire du mal de quelqu’un n’est le plus souvent qu’une manière de se plaindre de son indifférence pour nous (322).

Et il n’est pas de discours au fond qui échappe à cette précarité comme en témoigne encore cette anecdote de la cinquième feuille : un homme de peu de fortune s’était promis de ne jamais imiter l’orgueil des grands seigneurs ; devenu riche, le changement est immédiat, comme le remarque amèrement le narrateur :

Je n’ai jamais rien vu de si sot et de si superbe que lui alors. Et d’où vient qu’il avait paru si différent ? C’est que quand un homme est dans une condition médiocre, il n’ose pas donner l’essor à son orgueil : il faut qu’il lui retienne la bride, il faut que notre homme file doux, en bon Français ; car s’il s’émancipe, on l’humilie ; et cela est mortifiant ; de sorte que par orgueil prudent il s’humilie lui-même afin que personne ne s’en mêle (308).

Est-il un seul discours qui puisse être assez détaché d’une situation pour ne pas recouvrir des motivations qui mettraient en doute son autorité ? Fondamentalement, il semble que le philosophe en doute et dès lors que le vertige du doute emporte ainsi toute parole, celle-ci n’a plus de lieu où se fixer et son ambivalence constitutive « charge la réflexion – et cette réflexion sur la réflexion qu’est l’ironie – d’une force inemployée, force condamnée à tourner sur son orbite, à osciller entre l’illusion d’une liberté imaginaire et la conscience d’être prisonnière d’un piège »17. Cette remarque que Jack Undank formule en conclusion de son article sur L’Indigent philosophe nous aide à mesurer les limites du discours du philosophe, mais il demeure que ce discours est pris dans une trame fictive et que c’est à ce niveau peut-être que la force inemployée de la réflexion trouve son emploi, au sens théâtral du terme, à travers la présence presque physique du narrateur et de son comparse et la vivacité étonnante de leur voix.

Ici, il convient de revenir et de s’attarder sur les modalités de représentation du riche et du pauvre dans L’Indigent philosophe. Comme on l’a dit, la figure du riche est une figure toute faite, d’emblée reconnaissable, et non une figure en élaboration ; sa représentation est ici une représentation au second degré. Il n’en est pas de même pour le pauvre. Si l’Indigent trouve des ancêtres dans le roman picaresque ou le roman comique, voire dans une certaine tradition philosophique, il échappe, par sa désinvolture et ses contradictions, à toute réduction spécifique. Le pauvre n’est donc pas un contrepoint abstrait et générique, il n’est pas non plus un type issu du petit peuple : il s’incarne, avec l’Indigent et son comparse, dans des individualités plus complexes. Avec la fiction du gueux, Marivaux donne une forme nouvelle à l’opposition du riche et du pauvre. L’essentiel réside surtout dans le fait que le pauvre est ici le sujet de son propre discours : l’Indigent, de même que son camarade, parle à la première personne et revendique constamment la liberté de sa parole :

Enfin arrive ce qui pourra, je me suis fait un plaisir d’écrire, et je n’irai pas m’en abstenir dans la crainte que ce que j’écrirai ne vaille rien (276).

Le riche, lui, n’est qu’objet de discours, et comme tel, il ne prend place que dans de courtes réflexions ou de brèves remarques, alors que les deux mendiants ont droit à un développement narratif. L’histoire de l’Indigent n’est certes évoquée que par « lambeaux », mais il demeure qu’avec un nom – même fantaisiste –, quelques éléments biographiques et une voix qui lui est propre, « l’homme sans souci » est bien plus individualisé que les quelques riches qu’il évoque. En outre, le récit de l’Indigent est complété par l’histoire, continue cette fois, bien qu’inachevée, de son camarade ivrogne (feuilles 2 à 4). En d’autres termes, on passe, avec ces deux personnages, du Marivaux « Théophraste moderne »18, au Marivaux du Paysan parvenu : la fiction narrative prend le pas sur le discours figuratif.

Ce décalage ne fait que s’amplifier si l’on examine dans le texte tout ce qui a trait au corps. A force d’être réduit à un stéréotype, le riche, en effet, ne trouve pas corps dans le texte ; et c’est là ce qui l’oppose le plus fondamentalement à l’Indigent et à son comparse, qui, eux, apparaissent bel et bien comme des êtres de chair, tout fictifs qu’ils soient. A la démarche figée du riche qui se pavane ou à celle, mécaniquement agitée, du riche qui s’inquiète, s’opposent les gambades des deux miséreux qui se mettent à sauter de joie quand ils se rencontrent :

Ami, vous êtes bien gaillard, me dit-il. Vraiment oui, répondis-je, je viens de voir un homme qui ne doit rien, et qui n’a rien à perdre. Pardi, je vaux bien cet homme-là, me dit-il ; ainsi vous n’avez qu’à faire une gambade en me voyant ; sautez, sautez, je le mérite. Et pour m’en donner l’exemple, il sauta lui-même ; et puis je sautai. Il me le rendit, je le rendis : je crois que nous sauterions encore, si nous n’avions pas entendu ouvrir la porte de l’appartement (281).

Quant à l’appétit des deux « gaillards », et à leur intarissable plaisir de boire, il en dit long aussi sur la vie qui les anime. Chez eux, corps et âme sont à l’unisson, harmonie que ne saurait réaliser la figure factice du riche, et qui donne au texte une étonnante force de vie. L’écriture quitte alors le registre du pastiche : Marivaux remplace les marionnettes des Caractères par des acteurs « réels » qui tout en jouant de leur masque de pauvres hères, en imposent au lecteur par l’heureuse vivacité de leur présence.

A terme donc, ce que révèle la fiction du gueux, c’est la mise en place d’une esthétique autre. Il s’agirait, semble-t-il, de fonder une écriture de la présence capable de supplanter les incertitudes et les impuissances du discours en les refoulant en marge d’un espace de jeu où seule la fiction, sur le plan symbolique, pourrait établir une communication vraie. La recherche de celle-ci passe, à travers l’écriture fictive de l’Indigent, à la fois par l’élaboration d’un rythme où se confondent, dans une stylisation théâtrale efficace, la temporalité de l’écriture et celle de la lecture et par par la création d’un langage qui joue de son imprévisibilité et de sa chaleur pour emporter l’adhésion du lecteur. L’ailleurs utopique trouverait ainsi sa définition, voire sa potentielle réalisation, dans une forme renouvellée de communication littéraire. Face à l’impasse du discours moral, Marivaux, par le biais de son narrateur Indigent, fait ainsi, à travers l’immédiateté de la fiction, le pari compensatoire d’une morale par provision.

L’année même de la publication de L’Indigent philosophe, le sujet de concours de prose proposé par l’Académie était le suivant (il fut annoncé dans le Mercure de France de janvier 1727) : « Que le bon usage des richesses fait la gloire du sage ? ». Il serait étonnant que Marivaux n’en ait pas eu connaissance. L’existence de ce sujet vient renforcer de l’extérieur l’extrême ironie qui est à l’œuvre à l’intérieur même du texte, et ce faisant, elle nous met davantage en garde encore contre une lecture qui refermerait trop vite cet ensemble de feuilles sur une vision conservatrice de la société. S’il est vrai que Marivaux place le discours de son philosophe dans une tradition qui ne sait évoquer la richesse que comme paradigme moral, il demeure que le choix de la figure de l’Indigent – qui plus est dans le contexte précis que l’on vient d’évoquer – témoigne d’une position peut-être plus subversive qu’il n’y pourrait paraître.

L’Indigent reconnaît que sa grande folie est d’avoir « mangé son bien », mais il affirme « [aimer] mieux avoir le plaisir d’être fou que d’avoir la douleur de faire le sage » (280). Cette exaltation de la pauvreté, redoublée d’une violente diatribe contre les riches pourrait relever de la simple saturnale. Cependant, l’espace de représentation qu’ouvre, au fil des feuilles, le choix assumé de la fiction situe L’Indigent philosophe dans une perspective symbolique qui démultiplie les enjeux et en rend plus complexe l’appréciation en termes politiques. Le jeu sur les modalités de représentations qui vient creuser l’écart entre la figure imposée et figée du riche et la figure libre et vivante du pauvre engage symboliquement une réflexion sur le discours où l’on voit en quelque sorte l’esthétique supplanter la rhétorique. Si l’habit en or du riche est une « preuve », celui en loques du pauvre est une « pein[ture] »19 ; le premier ne saurait vêtir la fiction que d’un masque d’emprunt tandis que le second lui donne un visage et un corps. Outre qu’elle en appelle alors à une nouvelle forme de relation entre le lecteur et le texte, la fiction du gueux, en faisant le pari, dans sa précarité même, de sa vivacité et de son immédiateté, n’engage-t-elle pas aussi une réflexion renouvelée sur la question des biens et de la richesse ?

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1 L’Indigent philosophe, in : Journaux et Œuvres diverses, éd. de F. Deloffre et M. Gilot, Paris, Classiques Garnier, 1988, pp. 275 à 323. Nos citations renvoient à cette édition.

2 Ce projet s’affiche de plus en plus clairement au fil de ses remarques. Voir par exemple, p. 303 : « car qu’est-ce qu’un homme ? », ou encore p. 309 : « Or qu’est-ce donc encore une fois qu’un homme ? »

3 Les Caractères, remarque 27 du chapitre « Du mérite personnel », éd. de R. Garapon, Paris, Classiques Garnier, 1962, p. 104.

4 Fables, VIII, 2, éd. de G. Couton, Paris, Classiques Garnier, 1962, p. 207.

5 Les contrastes hyperboliques de ce genre sont fréquents chez La Bruyère ; qu’on songe à ce passage de la remarque 47 du chapitre « Des biens de fortune », auquel L’Indigent philosophe fait souvent écho : « de simples bourgeois, seulement à cause qu’ils étaient riches, ont eu l’audace d’avaler en un seul morceau la nourriture de cent familles » (op. cit., p. 193).

6 En témoigne chez La Bruyère la remarque suivante qui ouvre le chapitre « Des biens de fortune » ; « Un homme fort riche peut manger des entremets, faire peindre ses lambris et ses alcôves, jouir d’un palais à la campagne et d’un autre à la ville, avoir un grand équipage, mettre un duc dans sa famille, et faire de son fils un grand seigneur : cela est juste et de son ressort ; mais il appartient peut-être à d’autres de vivre contents » (op. cit., p. 180).

7 Ce thème qui ajoute la satire féminine à la critique des richesses relève aussi du lieu commun. On pourrait citer de nombreux exemples ; je ne proposerai ici encore qu’un passage de La Bruyère afin de poursuivre le parallèle qui semble s’imposer le plus nettement : « Pendant qu’Oronte augmente, avec ses années, son fonds et ses revenus, une fille naît dans quelque famille, s’élève, croit, s’embellit, et entre dans sa seizième année. Il se fait prier à cinquante ans pour l’épouser, jeune, belle, spirituelle : cet homme sans naissance, sans esprit et sans le moindre mérite, est préféré à tous ses rivaux » (remarque 60, op. cit., p. 197).

8 Tout au plus l’écrivain interroge les desseins de la Providence (ainsi cette exclamation du Spectateur français : « Juste Ciel ! quels sont donc les desseins de la Providence dans le partage mystérieux qu’elle fait des richesses ? Pourquoi les prodigue-t-elle à des hommes sans sentiment, nés durs et impitoyables, pendant qu’elle en est avare pour les hommes généreux et compatissants, et qu’à peine leur a-t-elle accordé le nécessaire ? Que peuvent, après cela, devenir les malheureux qui par là n’ont de ressource ni dans l’abondance des uns ni dans la compassion des autres ? », Le Spectateur Français, in : Journaux et Œuvres diverses, éd. citée, p. 129), mais jamais il ne remet en cause l’idée même de ces desseins. « Dieu, [Marivaux fait-il écrire à l’Indigent philosophe] est plus fort que l’homme » (305).

9 Qu’on songe à cette réplique du philosophe dans le portrait de Philémon : « Envoyez-moi cet habit et ces bijoux de Philémon ; je vous quitte de la personne » (op. cit., p. 104).

10 Notice d’introduction à L’Indigent philosophe, p. 274.

11 On voit alors que le riche est compris parmi ces « méchants » que le philosophe évoque de la façon suivante dans la cinquième feuille du journal : « Je demandais l’autre jour ce que c’était qu’un homme, j’en cherchais un ; mais je ne mettais pas le méchant au nombre de ces créatures appelées hommes, et parmi lesquelles on peut trouver ce que je cherche. Je ne sais où mettre le méchant : il ne serait bon qu’au néant, mais il ne mérite pas d’y être. Oui, le néant serait une faveur pour ce monstre qui est d’une espèce si singulière, qui sait le mal qu’il fait, qui goûte avec réflexion le plaisir de le faire, et qui, sentant les peines qui l’affligeraient le plus, apprend par là à vous frapper des coups qui vous seront les plus sensibles, enfin qui ne voit le mal qu’il peut vous faire, que parce qu’il voit le bien qu’il vous faut : lumière affreuse, si elle ne doit lui servir qu’à cela, ou bien l’emploi qu’il en fait est bien criminel ; c’est à lui à vider la question, cela le regarde de plus près qu’un autre » (304-305).

12 Cette forme d’inversion est explicitement formulée dans une parenthèse de la sixième feuille du journal où le philosophe commente ainsi l’emploi qui vient d’être fait du mot « domestique » : « Si j’étais dans le monde, je dirai un valet ou un laquais, parce que ma vanité serait en haleine, et que le langage des honnêtes gens du monde me serait apparemment familier ; mais aujourd’hui, je vois les choses tout simplement : dans un domestique, je vois un homme ; dans son maître, je ne vois que cela non plus, chacun a son métier ; l’un sert à table, l’autre au barreau, l’autre ailleurs : tous les hommes servent, et peut-être que celui qu’on appelle valet est le moins valet de la bande ; c’est là tout ce que le bon sens peut voir là-dedans, le reste n’est pas de sa connaissance, et dans l’état où je suis, on n’a que du bon sens, on perd de vue les arrangements de la vanité humaine » (313, je souligne). Rappelons que dans le lexique du XVIIIe siècle, les mots « valet » ou « laquais » ont des connotations beaucoup plus péjoratives que le mot « domestique » parce qu’ils mettent l’accent sur l’idée d’infériorité et de soumission.

13 Voici en effet comment Jean Ehrard commente ces passages de L’Indigent philosophe : « Si la nature humaine s’adapte avec tant de facilité à toutes les circonstances, pourquoi la vie de cour et la richesse feraient-elles exception ? En réalité la souplesse de la nature n’est invoquée que pour sauvegarder à tout prix la croyance au bonheur frugal » (Jean Ehrard, L’Idée de nature en France dans la première moitié du XVIIIe siècle, Chambéry, Imprimeries réunies, 1963, p. 584).

14 Michel Gilot rappelle, dans sa thèse sur les Journaux de Marivaux, qu’en novembre 1726 avait été décrétée une sentence de police visant à renforcer la répression de la mendicité (Les Journaux de Marivaux. Itinéraire moral et accomplissement poétique, Lille, Atelier de reproductions des thèses, et Paris, Champion, 1974, p. 463).

15 On reconnaît ici l’exemple développé par Pascal : « Ne diriez-vous pas que ce magistrat, dont la vieillesse impose le respect à tout un peuple, se gouverne par une raison pure et sublime, et qu’il juge des choses dans leur nature sans s’arrêter à ces vaines circonstances qui ne blessent que l’imagination des faibles ? Voyez-le entrer dans un sermon où il apporte un zèle tout dévot, renforçant la solidité de sa raison par l’ardeur de sa charité. Le voilà prêt à l’ouïr avec un respect exemplaire. Que le prédicateur vienne à paraître, que la nature lui ait donné une voix enrouée et un tour de visage bizarre, que son barbier l’ait mal rasé, si le hasard l’a encore barbouillé de surcroît, quelques grandes vérités qu’il annonce, je parie la perte de la gravité de notre sénateur » (Pensées, B. 82, L. 44).

16 Voir Le Spectateur français, vingt-cinquième feuille, pp. 264 et sq. et Le Cabinet du philosophe, quatrième feuille, pp. 361 et sq. (Journaux et Œuvres diverses, éd. citée).

17 Jack Undank, « Philosophe sans domicile fixe », De la Littérature française, Paris, Bordas, 1993, p. 411.

18 C’est le nom qui a été attribué à Marivaux lors de la parution dans le Mercure des Lettres sur les habitants de Paris, en 1717.

19 Voir p. 307 : « Ne leur donnez rien, si vous voulez, gardez tout pour vous ; mais ne leur prouvez pas qu’il ne tient qu’à vous de leur racheter la vie : n’en voient-ils pas la preuve sur votre habit ? » et p. 277 : « Je suis pauvre au souverain degré, et même un pauvre à peindre, car mon habit est en loques, et le reste de mon équipage à l’avenant. »