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De la thésaurisation à la mise en circulation 

Les usages du « trésor du brigand » dans la littérature narrative des XVIIe et XVIIIe siècles

Jacques BERCHTOLD

Université de Genève

J’ai perdu vingt pièces d’or, j’en ai perdu deux cents, cinq cents… Qu’as-tu perdu ? (…) C’est un autre qui les a perdues, ce n’est pas toi : la terre est commune ; vous êtes dans la même maison ; les uns et les autres, voyageurs dans le monde, vous êtes entrés dans cette vie, comme dans une hôtellerie commune. L’un a placé quelque chose là ; il l’a oublié, il l’a laissé tomber et, de ton côté, tu l’avais trouvé1.

Nous examinerons certains aspects de la relation unissant le brigand de basse extraction à la richesse, à partir de quelques textes littéraires des XVIIe et XVIIIe siècles. Bien que notre perspective ne soit pas évolutionniste, c’est pourtant en suivant la progression chronologique que nous observerons certains changements qui nous paraissent significatifs, notamment en convergeant vers la figure de Mandrin, le grand brigand des années 1750, auquel nous reviendrons en fin d’exposé.

Pour évoquer Mandrin nous nous appuierons sur des textes d’un sous-genre littéraire très particulier, les vies de brigands, genre qui s’affirme en France et en Angleterre au XVIIe siècle, et que les historiens associent au succès des traductions des romans picaresques espagnols à la même époque2. En France, les deux plus importantes biographies antérieures à celle de Mandrin, celle de Guilleri au XVIIe siècle, et celle de Cartouche dans les années 17203, n’insistent pas sur la richesse. La problématique sera par contre au centre de la carrière de Mandrin. Mais commençons par mettre en place quelques repères à propos de voleurs et de brigands plus anciens, et plus particulièrement dans le genre du roman picaresque.

Dans cette tradition, d’origine espagnole, le pίcaro, dépourvu de toute dimension héroïque, ne connaît jamais de progression décisive, ni donc d’enrichissement. Au terme de son parcours on le retrouve aussi vil et misérable qu’il était au départ. De façon générale, dans cette littérature, et surtout dans les nombreux textes qui privilégient la dimension comique, l’anti-héros est bien plus dans son élément lorsqu’il est représenté dans des situations, très fréquentes, où il est en contact avec la matière fécale. En particulier ce voleur virtuel est « à sa place » lorsqu’il est emprisonné dans des cachots communautaires sordides, dans des cloaques épouvantablement sales parce que jamais nettoyés, séjours qui sont décrits avec complaisance et où le personnage macère et mijote dans une sorte de bain excrémentiel4 (tandis que d’autres, évoluant sur d’autres registres radicalement hors de portée, baignent dans l’or), dans une situation emblématique qui renvoie une image de sa propre condition d’infamie.

Une première remarque que nous voudrions formuler, c’est qu’à côté de l’ordure, attribut naturel du pίcaro, l’or, qui est à l’opposé radical de ses attributs naturels, n’a au fond pas un statut très différent, puisque le pίcaro ne pourrait rien en faire, sinon le cacher, l’enterrer, afin de le soustraire à la connaissance des autres, comme on le fait d’un objet honteux. L’or que détiendrait en secret un tel personnage serait voué à être dissimulé ; dans tous les cas il serait inutilisable.

Sur un plan général prévaut dans la tradition picaresque une distance infranchissable entre ces gueux et voleurs et l’accès aux richesses. Au contraire de ce qu’on pourra trouver lorsque, au XVIIIe siècle, le roman d’un humble pourra se faire roman d’ascension sociale, la condition de gueux reste alors irrémédiable et non modifiable. C’est toujours par extraordinaire que le miséreux se trouve confronté à la richesse. La détention de biens précieux est toujours très provisoire, sauf si ceux-ci sont conservés en cachette. Dans tous les cas où le secret d’une telle détention serait divulgué, soit le gueux se ferait très vite dépouiller par ses pareils et retournerait donc à son point de départ de misère, soit il serait capturé et convaincu d’être un voleur, et rapidement pendu ; de toutes les manières il n’y a aucun moyen pour le gueux accidentellement argenté de faire état de sa richesse et d’en profiter.

Nous évoquerons à cet égard un cas exceptionnel. Dans une histoire apparue au XVIIe siècle en France et en Allemagne, et qui devait devenir un best-seller de la « Bibliothèque bleue » de Troyes au XVIIIe siècle, L’Histoire de Fortunatus, une bourse magique continue, à mesure que Fortunatus revient y puiser, à contenir toujours quatre pièces d’or5. Dans le cas de cette légende populaire, où la magie ou le diable interviennent pour offrir à un gueux une richesse inespérée, d’origine surnaturelle, il faut bien noter que le protagoniste peut utiliser sa richesse parce que sa bourse magique ne contient jamais que quatre écus d’or à la fois. Même si cette bourse magique est inépuisable, elle ne contredit pas ce que nous essayons de souligner, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de relation publique possible entre un personnage de gueux, de pίcaro ou de petit voleur, à un trésor, à une richesse qui serait, elle, donnée d’un seul coup, dont il aurait pu tirer profit de façon ostensible et dont il aurait ensuite fait usage dans des échanges en société.

On rencontre pourtant des trésors de voleurs, mais nous voudrions insister qu’il s’agit alors toujours de richesses immobiles, inutiles et stériles pour celui qui les détient.

Un exemple d’un trésor invraisemblable rassemblé par un mendiant apparaît dans le grand récit picaresque espagnol Guzmán de Alfarache (1599-1604), très bien connu en France aux XVIIe et XVIIIe siècles par des traductions6. Alors qu’il fréquente la société très bien organisée des mendiants et escrocs de Florence, Guzman rapporte l’histoire d’un gueux, dont le corps avait été enlaidi artificiellement par des bourreaux d’enfants qui l’avaient affreusement mutilé, estropié et modelé au couteau afin qu’il apitoye mieux les passants7. Ce misérable infirme, parangon de la misère et de la déchéance physique et sociale, incapable de marcher, passe toute son existence dans une petite cage sur le dos d’un âne qui le promène à travers la ville. Il meurt à l’âge de soixante-douze ans en léguant par testament le bât de son âne au Grand Duc de Florence. Or le Grand Duc découvre dans le legs villonesque dérisoire, dans ce bât une fois décousu, un véritable trésor, « trois mille six cents écus d’or » dont le miséreux n’avait bien sûr pas pu profiter lui-même8. La leçon de cet or amassé sur l’âne par un gueux revêt une valeur symbolique. Dans son avertissement liminaire, Guzman, qui se préparait à raconter son anti-épopée mineure de voleur misérable, avait rendu son lecteur attentif au fait que de l’or peut se cacher là où on l’y attend le moins ; l’auteur peut lui-même être rapproché des bourreaux-souteneurs, dans la mesure où il a lui aussi défiguré des récits de parcours glorieux d’errances (tel celui d’Ulysse, etc.), pour apitoyer son lecteur sur l’histoire d’un simple pίcaro :

Lis de ton mieux ce que tu liras, lecteur,. (…) Ne rejette point mes conseils, comme s’ils n’étaient qu’ordure, au fumier de l’oubli. Songes-y : il se pourrait que ce fût limaille précieuse. Ramasse et rassemble cette poussière (…) ; ainsi je t’assure que tu y trouveras un peu d’or, dont tu seras plus riche9.

Sur un plan métaphorique, le prologue avait donc déjà introduit l’opposition thématique entre le fumier et l’or. Le problème était de convaincre le lecteur, au seuil de sa lecture, de surmonter sa première réaction qui risquait de le faire mépriser ce « roman d’un gueux » en l’associant à de l’ordure. La métaphore du profit aurifère, se rapportant au profit que doit trouver le lecteur dans sa lecture, s’articulait sur les leçons paradoxales de réhabilitation du pauvre, telles qu’on les trouve dans l’enseignement christique10. Le lien métaphorique établi ici entre deux termes antithétiques, l’or et l’ordure, introduit à propos du bon profit de la lecture d’un destin de vaurien, trouve donc une sorte de prolongement concret avec un épisode où le mendiant le plus pitoyable se trouvait secrètement assis sur un trésor de pièces d’or à l’insu des passants de Florence méprisants.

Dans la tradition picaresque, les nombreuses descriptions des sociétés de « cours des Miracles » ne donnent bien évidemment pas toutes lieu à l’évocation de tels trésors11. Ce qui reste caractéristique de la tradition du roman picaresque est le respect de l’étanchéité radicale entre les classes sociales, même si, pour le pίcaro irrémédiablement prisonnier de sa condition vile, la frontière est souvent imprécise entre l’état de gueux, de vagabond, de mendiant, de voleur d’occasion : seul l’état du brigand proprement dit, appartenant à une bande, relève généralement d’un statut catégoriel plus sûr et plus stable. Le pίcaro ne cesse de parasiter avec plus ou moins de succès ceux qui ont des richesses, et de soustraire au jour le jour des miettes à la classe des nantis. En s’avérant très réglementée, la sous-réalité économique des voleurs est par ailleurs à l’image, dans un rapport parodique, de la réalité économique qu’elle gangrène. Simplement cette contre-économie de l’ombre, qui s’articule à la vie économique officielle, est en général une économie sans surplus (sans accumulation de trésor), qui ne se préoccupe que des besoins urgents et quotidiens des membres de la communauté.

Par contre l’évocation de brigands ayant réussi à rassembler un trésor secret se rencontre plus fréquemment et manifeste la seule forme d’enrichissement imaginable pour un personnage de vile condition. Par rapport aux gueux, les brigands proprement dits, radicalement séparés de la société, ont un statut hors-la-loi univoque et bien tranché. Ils n’ont plus rien à voir avec le pauvre que les valeurs chrétiennes pouvaient réhabiliter. Le fantasme du trésor du brigand représente un rêve qui est un avatar très particulier de l’accès à la richesse, et ce statut imaginaire l’apparente à ces rêves de pays de cocagne légendaires qui hantent la culture carnavalesque populaire12.

La grande richesse inutilisée des brigands apparaissait déjà dans L’Ane d’or, un texte du IIe siècle qui servit de modèle savant à la veine picaresque moderne13. Lucius, l’ancêtre antique de tous les narrateurs autodiégétiques des romans picaresques, se trouvait métamorphosé en âne au moment où des brigands pillèrent la demeure du riche Milon d’Hypata. Emmené de force dans leur repaire, il assiste au versement communautaire des fruits du brigandage (« … ils apportaient un butin composé de pièces d’or et d’argent, de vases, d’étoffes de soie tissées de fil d’or… »)14, ainsi qu’à la réunion solennelle au cours de laquelle le chef-délégué de l’expédition fructueuse doit rendre compte, devant le reste de la bande, de ses succès, en s’empressant de déposer fièrement dans la bourse commune les « mille pièces d’or » que lui a valu la totalité de ses rapines personnelles (VII, 4 ; vol. 3, p. 9). Ce même chef d’expédition se vante d’avoir recruté un aspirant de premier choix, qu’il sut séduire en faisant miroiter devant lui la perspective d’un enrichissement rapide et communautaire15. L’âne Lucius raconte comment le « candidat au brigandage » introduit par son parrain est adopté comme chef par la bande, après qu’il eut prononcé son étonnant (anti-)curriculum vitae de prouesses en brigandage et qu’il eut apporté à la bande sa « dot » de bienvenue jusqu’alors dissimulée dans son vêtement (deux mille pièces d’or !), promettant à tous de « transformer sous peu, sous sa direction, leur maison de pierre en une maison en or » (VII, 8 ; vol. 3, p. 13). Mais dans la logique et l’ordre des valeurs des brigands, l’accent n’est jamais mis sur la perspective des plaisirs que pourrait occasionner la dépense – ni a fortiori la dépense individuelle – de l’or volé et thésaurisé. Même l’argument attractif propre à éveiller quelqu’un à la vocation de brigand reste l’appât d’une vision fantasmatique, la perspective jouissive de contribuer à amasser « collégialement », rapidement et facilement, des quantités d’or, dont seul miroite le « tas » étincelant, imaginaire et inaccessible. Si l’avantage du brigandage est de récolter beaucoup d’or sans « travail » et de façon malhonnête, il s’agit donc aussi pour le brigand de ne rien garder pour lui.

Au seuil du XVIIIe siècle, dans l’histoire d’Ali Baba et des quarante voleurs des Mille et une nuits, adaptés en français par Antoine Galland entre 1704 et 1713, l’accumulation d’un trésor constitue de même pour les voleurs une fin en soi. Dans une terrible caverne secrète cachée au fond des forêts, très loin de tous les circuits d’échanges marchands, les voleurs amassent un trésor fabuleux qui ne cesse d’augmenter, sans qu’il soit jamais question pour ce trésor d’une finalité autre que celle, éminemment stérile, d’une éternelle conservation16.

On retrouve encore cette logique de stérilité dans l’amassement d’un magnifique trésor voué, semble-t-il, à être toujours augmenté et jamais utilisé, dans l’épisode du souterrain des brigands qui occupe une part importante du premier Livre de l’Histoire de Gil Blas de Lesage (1715), le plus important des romans picaresques rédigés en français17.

Il y a donc une façon d’être brigand, qui est celle des quarante voleurs du conte oriental, qui, pourrait-on dire, ne nuit à la société qu’une seule fois, c’est-à-dire au moment du forfait et de la prise, en occasionnant une soustraction de richesses désormais retirées de toute circulation sociale et marchande, et ensuite thésaurisées d’une façon inutile et cachée.

Comme le soulignait déjà au XVIe siècle un Thomas More, le fait que des trésors cachés existent ou non n’a plus de pertinence du point de vue de l’économie18. Le voleur accumulateur et idolâtre de sontrésor caché ne nuit à la santé de l’économie qu’au même titre que l’avare ; ses richesses soustraites aux circuits de l’échange sont stériles et leur disparition leur confère un statut de non-existence. Ces richesses n’ont plus ensuite d’autre réalité que celle, imaginaire et fantasmatique, qu’on veut bien leur prêter.

Avant de parler de Mandrin, qui sera en rupture par rapport à cette logique de l’accumulation d’un trésor stérile, nous voudrions dire quelques mots d’un texte qui nous paraît à cet égard précurseur : il s’agit du chapitre « Le Brigand » du Zadig de Voltaire (1747).

A la frontière syrienne, Zadig, attaqué par un brigand, est entraîné dans un somptueux château. L’épisode a certainement une dimension parodique en reprenant l’épisode important du début du Gil Bias19. Mais Zadig capturé n’est précisément plus emmené par les brigands au fond d’une caverne souterraine au fond d’une forêt, comme l’avait été Gil Bias ; il est conduit dans un château. Dans Zadig, non seulement le brigand est immensément riche, mais encore, et surtout, il ne cache plus ses richesses, il ne vit plus dans la clandestinité, il a, si l’on peut dire, pignon sur rue : son activité de brigand n’est pas contradictoire avec une respectabilité seigneuriale. Lorsque le brigand de Zadig fait le récit de son histoire passée, ce court récit n’est pas dépourvu de certaines revendications sociales sur le partage des richesses qui semblent offrir quelques échos aux théories de Hobbes. C’est parce qu’il n’y a pas de juste répartition des biens, ici plus particulièrement de ces richesses terriennes qu’un théoricien comme Hobbes voudrait voir partagées équitablement entre tous les hommes, c’est en partant du constat d’une injustice avérée, que le misérable décida de tenter une ascension sociale (telle qu’elle était précisément absente et inimaginable dans le roman picaresque du XVIIe siècle), par les seuls moyens qu’il sut apercevoir à sa disposition, c’est-à-dire par la voie du banditisme, en se faisant voleur de chevaux et détrousseur de caravanes.

Je commençai par voler deux chevaux ; je m’associai des camarades ; (…) J’eus ma part aux biens de ce monde (…) on me considéra beaucoup ; je devins Seigneur Brigand ; j’acquis ce château par voie de fait. Le Satrape de Syrie voulut m’en déposséder ; mais j’étais déjà trop riche pour avoir rien à craindre : je donnai de l’argent au Satrape, moyennant quoi je conservai ce château, et j’agrandis mes domaines ; il me nomma même Trésorier… 20

Zadig se résigne à tirer une conclusion scandaleuse, puisqu’il doit admettre qu’il se trouve dans un monde où un brigand voleur et meurtrier accède à la puissance et à la respectabilité, qu’il vit impunément dans l’opulence, et, pire, qu’il s’agit du seul homme heureux qu’il ait jamais rencontré. Les richesses, de surcroît mal acquises, ne sont pas incompatibles avec le bonheur. Dans le conte de Voltaire, le voleur devenu riche et puissant n’a plus à paraître autre chose qu’il n’est, il n’a plus besoin de dissimuler ni lui-même ni sa richesse : le brigand qui a réussi rejoint le statut de seigneur-châtelain et peut jouir de ses biens mal acquis, alors qu’aucune autre voie d’ascension sociale ne lui aurait permis d’atteindre un tel succès.

Le « bonheur du brigand parvenu », ce scandale, représente une réalité irréductible qui est bien évidemment totalement insatisfaisante sur le plan éthique. La leçon à laquelle invite Voltaire procède d’une réflexion a contrario, puisque se laisse lire en creux de la narration de cet épisode un appel au lecteur afin qu’il se représente par lui-même un roi juste, vertueux et puissant, à Babylone -mais évidemment bien plus encore en France-, sous le règne duquel il serait impossible de prendre pour modèle de bonheur l’exemple d’un brigand parvenu, récompensé par la jouissance tranquille de ses richesses à la suite de ses vols et de ses meurtres21.

Lorsqu’on cache un trésor après l’avoir volé, ce prélèvement, cette amputation faite à la masse des richesses visibles circulant dans la société, aussi grave soit-elle, ne représente qu’une nuisance circonscrite. Au milieu du XVIIIe siècle, l’action du chef de brigands Mandrin est perçue à cet égard de manière radicalement nouvelle. D’une part son mode d’enrichissement ne consiste plus seulement à soustraire des richesses au circuit des échanges, il interfère de façon active dans ce dernier, y réinvestissant ses fonds à travers l’activité de contrebande. D’autre part, loin d’amasser un trésor stérilement immobile, il redistribue ses richesses à des disciples dévoués dont le nombre ne cesse de croître.

Ce changement très important de la fonction du brigand dans la société rurale, qui passe d’un rôle de simple soustracteur à un rôle de négociant-partenaire agressif et omniprésent, s’articule à sa relation aux richesses.

Sur l’estime accordée à cette nouvelle image dans les récits directement contemporains, tout dépend évidemment des textes que l’on prend en considération. L’Histoire de Louis Mandrin, depuis sa naissance jusqu’à sa mort (1755)22, un occasionnel rédigé en prise directe sur l’événement de l’exécution du 26 mai 1755, est une biographie de brigand classique qui « diabolise » Mandrin. Ce texte édifiant se montre conformiste dans son contenu idéologique, réussissant d’ailleurs facilement à être agréé par la censure.

Même dans ce texte, ce qui frappe est le fait que le brigand ne se cantonne pas à une seule activité, mais instaure un véritable circuit économique complet, depuis sa source vive, la frappe ininterrompue de fausses monnaies, jusqu’au commerce de marchandises de contrebande. Mandrin remet en jeu en permanence son trésor et ne limite pas son influence à un sous-circuit économique parallèle : avec Mandrin le scénario du gueux scandaleusement enrichi se rapporte au registre d’une activité clandestine conduite de manière systématique et le changement d’échelle – par exemple par rapport à la bourse de Fortunatus – fait évidemment apparaître le caractère maléfique de cette abondance de richesses qui font courir un danger à toute l’économie du Royaume français. A partir du repaire de son château, c’est un véritable flot monétaire maléfique – au regard du bon fonctionnement de l’économie – qui se déverse sans discontinuer comme d’une corne d’abondance inépuisable mais diabolique. On échange de la fausse monnaie contre de la vraie monnaie, on achète des biens ordinairement lourdement taxés, principalement du sel et du tabac, et on revend à des prix hors-taxe ces produits clandestins en faisant un bénéfice considérable23.

Contrairement à l’anti-roi urbain des Cours des Miracles qui réglementait les richesses soustraites par les voleurs aux classes nanties, dans un circuit parallèle lui-même étanche et fermé, le brigand rural Mandrin, qui insuffle activement à la fois de la valeur fausse et des marchandises de contrebande, risque donc de détraquer le bon déroulement des échanges marchands. Mandrin excède la dimension carnavalesque tolérable et fait concurrence aux représentants du roi sur leur propre terrain. Ses faux louis d’or se mêlent aux véritables louis, et la séduction de son propre statut exercée sur tous les pauvres et tous les opprimés est bien près de concurrencer sur pied d’égalité la fonction du véritable roi de France, qui, prisonnier du système des Fermes détesté par tous, se trouve pour sa part incapable de remédier aux problèmes posés par le paupérisme.

Dans cet occasionnel agréé par la censure, le rapport de désir qu’entretient Mandrin avec la richesse est stigmatisé comme démoniaque, mais aussi récupéré de façon éminemment romanesque24. Mandrin qui s’auto-proclame roi brandit plein d’orgueil ses instruments de richesse et sa masse monétaire devant une femme capturée à qui il propose de devenir sa reine :

… jetez les yeux sur cet or et sur cet argent, c’est le trésor de l’Etat ; je suis Roi, voilà mes sujets. (…) vous avez vû mes richesses ; voulez-vous être Reine, et les partager avec moi ? (p. 185)

Mais puisque la démarche est vaine, la haine des femmes et la haine de la Ferme sont désormais indéfectiblement liées. Mandrin n’avait été d’abord qu’un faux-monnayeur excessivement doué qui avait réussi à bâtir un réseau complet de contre-commerce. Econduit en amour, Mandrin exercera ensuite une vengeance implacable à l’égard de toutes les femmes. L’action du brigand s’articule ici avec une condition de mâle frustré dans son orgueil qui dispose de richesses inutiles qu’il lui est impossible de monnayer contre une réciprocité amoureuse recherchée. Mais le brigand réussit par contre – et avec quel éclat compensatoire ! – à ne plus être stérile dans le domaine du brigandage : il se fait activement nuisible vis-à-vis de la vie économique du royaume qu’il met tout entière en péril. C’est en effet à ce point du récit qu’apparaissent les premiers signes d’une haine profonde pour les Employés des Fermes (p. 192). Radicalisé dans son identité de hors-la-loi, Mandrin se pose dans un rapport haineux contre le genre féminin et contre les représentants des Fermes générales, contre lesquels il mène une guerre sans merci.

« Ne croyez point, chers Compagnons, que je porte mes regrets sur cette abondance d’or qui aurait pû éblouir mes yeux. (…) je jure à [la] race odieuse [des Employés des Fermes] une haine implacable, je veux leur porter une guerre qui ne s’étendra que dans leur sang ou dans le mien. » (…) il jura à la Femme et aux Employés [des Fermes] toute la haine qu’Annibal avoit jurée aux Romains (pp. 198-199).

Ce Mandrin de l’occasionnel est très loin d’épouser les traits positifs d’un bandit social aimé par les classes pauvres. Plus encore qu’une figure d’avare, Mandrin apparaît comme un asocial caractériel qui poursuit de façon obsessionnelle le double objectif de nuire aux femmes et aux employés des Fermes. Le désir d’amasser des richesses est précédé par la motivation négative que constitue la volonté de nuire. Mandrin n’est pas ici un idéologue des réformes sociales, et il n’est fait aucune allusion à un quelconque souci de soulager la misère en redistribuant les richesses à l’occasion des activités de contrebande25.

La harangue de Mandrin au peuple, du haut de l’échafaud, le jour de son exécution à Valence (26 mai 1755), est conforme au discours de repentir que l’on s’attend à trouver dans un texte édifiant. Le brigand se renie, se confesse, regrette toutes ses mauvaises actions et se repent, reconnaissant notamment qu’il fut coupable d’avoir trop aimé les richesses :

Voilà donc la fin que tu me préparois, malheureuse passion des richesses ! (…) Je rentre dans la nuit, puisse mon nom être oublié avec mes crimes ! (p. 220)

S’il y a un « bon » usage didactique et édifiant de la biographie de criminel, qui diabolise le brigand, certaines démarches discursives ont refusé d’emprunter cette voie. C’est en effet à ce point que l’analyse diffère de façon radicale si l’on se tourne vers un auteur provocateur comme Ange Goudar26, qui rédige la plus importante des apologies du brigand, un Testament politique de Louis Mandrin, Généralissime des Troupes des Contrebandiers, écrit par lui-même dans sa prison (1755), texte anonyme que de nombreux lecteurs attribuèrent à Voltaire27.

Ce discours très étonnant, présenté comme s’il s’agissait d’un écrit authentique du brigand, paraît curieusement réfuter les ultima verba auto-flagellateurs que reproduisait la version de l’occasionnel L’Histoire de Mandrin, qui se contentait d’expliquer ce destin de pécheur en l’attribuant aux « vices » personnels (la haine et l’avidité). Le texte de Goudar (67 pages dans l’édition de Genève de 1755) est de son côté un violent réquisitoire contre le système des Fermes. Avec ce « testament politique », il s’agit d’un propos analytique où le rapport de Mandrin à la richesse est traité de façon non plus passionnelle mais rationnelle, par un Mandrin qui n’a plus rien d’un monstre cupide. Ses actions hors-la-loi découlèrent tout naturellement d’un examen critique extraordinairement cohérent du système économique. En prenant le masque de Mandrin, Goudar choisit quelqu’un qui privilégia l’action par rapport au discours mais qui, à la veille de monter sur l’échafaud, passe à la théorisation et à la justification de l’action, en démontrant par écrit pourquoi il eut raison. Il se présente comme un martyr de la cause des réformes économiques qu’il défendait et dont il propose ici la théorie.

Mandrin tire un bilan très flatteur des effets de son action, non pas pour son propre profit, mais pour l’économie en général, en ayant fait baisser les prix des marchandises et en ayant permis au peuple de contourner de lourds impôts injustes. Jetant un regard en arrière, il souligne que son action manqua de très peu d’entraîner derrière elle toute la population convertie à sa juste cause28. Dans ce pamphlet protestataire, emprunter sa voix au brigand obéit à l’intention de rendre plus fortes encore des thèses qui concernent en réalité des idées de réformes en économie politique, et qui s’en prennent à « la tirannie des Fermiers » (p. 10), qui « jette toutes les richesses d’un [seul] côté » (p. 12). Dans un renversement singulier, ce sont ces Fermiers mandatés par le roi que le prophète et libérateur Mandrin peut vilipender et dénoncer comme étant les véritables brigands29.

La partie théorique, très proche des idées bientôt naissantes des physiocrates30, est complétée par un dossier de dix-neuf lettres adressées jadis à Mandrin par des postulants qui se portaient candidats au brigandage, expliquant leurs misères et lui témoignant d’ores et déjà leur reconnaissance enthousiaste pour son action (cf. pp. 28-57)31. Mais c’est à nouveau la voix de Mandrin qui intervient à la fin du texte, pour résumer le contenu des attaques réfutant le système des Fermes et faire rêver le lecteur d’une économie qui serait libérée de ce contrat néfaste, soupirant après une sorte d’âge d’or de solidarité économique retrouvée entre le roi et son peuple que son propre martyre pourrait contribuer à faire advenir :

Pour jetter les fondemens de la grandeur de la France, il faudroit commencer par la remettre dans la même position où elle étoit avant le sistême des Fermes. (…) Pour remettre les sujets en haleine, et les porter au travail, il faut d’abord les laisser respirer. Depuis soixante ans ils sont accablés sous le poids de leur misere. L’augmentation continuelle du Bail des Fermes en retirant tout l’argent de la Nation, a jetté la consternation par tout. (…) La diminution des droits d’entrée, du Tabac, etc., en laissant plus d’argent dans les Provinces, rendroit l’agriculture plus florissante, et le peuple plus industrieux, ce qui formerait des nouvelles valeurs qui produiraient des richesses réelles à l’Etat. (…) Il est (…) dans tout le système que la richesse du Prince n’a d’autre fondement que celle de ses peuples, et que lors qu’il se glisse un vice dans l’administration qui les apauvrit, il faut nécessairement à la fin, que leur ruine entraîne la sienne. (…) L’unique maxime pour rendre un Souverain opulant est, que le Peuple le soit. Un Roi qui a des Sujets riches, est toujours puissant. Les taxes ne coute[nt] rien au Peuple, il s’y prête toujours volontiers lors que ses richesses prennent leur source dans les systèmes du Gouvernement. (…) Il faut que les richesses avant que d’entrer dans le coffre du Prince, ayent contribué elles-memes à enrichir les Peuples. Voilà le premier de tous les systêmes des Finances. Une administration qui tend à diminuer les classes des premiers besoins, qui contribue à augmenter le nombre des professions inutile [s], qui jette l’argent de l’Etat tout d’un côté, qui fomente le luxe, etc., doit en détruisant les fortunes des particuliers, renverser avec le tems celle du Souverain (sic ; pp. 59 et 62-64).

Mandrin voudrait que le double événement de la parution de son livre (son Testament) et de son supplice suscite une véritable réflexion quant à l’urgence de réformes économiques à entreprendre32. Au lendemain de son martyre imminent, il en appelle à une amnistie générale à l’égard de tous les autres contrebandiers (p. 66) et demande au roi un sursaut de lucidité.

Goudar s’est ainsi inspiré du (sous-)genre littéraire des « biographies de brigands » pour user d’un « jeu de rôle » et convertir le destin d’un contrebandier exceptionnel en une revendication rigoureuse, assise sur une leçon d’économie politique cohérente, produisant un pamphlet très provocateur dans lequel, très proche des idées qui seront celles des physiocrates, il dénonce une réalité économique aberrante et réfute le système des Fermes, à ses yeux cause unique du déclin programmé de toute l’économie. Ce Testament politique de Mandrin est bien sûr condamné par la censure dès sa sortie en 1755 ; mais il sera réédité en 1789 sous un titre nouveau saluant rétrospectivement son caractère prophétique et précurseur dans les luttes qui trouvent leur achèvement dans la Révolution33.

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1 Saint Augustin, Les plus beaux sermons, trad. G. Humeau, Paris, Etudes augustiniennes, 1986, vol. 3, sermon 178, p. 34.

2 Voir, plus particulièrement pour le domaine anglais, Françoise Du Sorbier, Récits de gueuserie et biographies criminelles de Head à Defoe, Paris, Didier, 1984, 2 vol.

3 Deux précieuses anthologies de textes ont été publiées dans la collection « Bibliothèque bleue » chez Montalba, Figures de la gueuserie, éd. R. Chartier (1982) et Histoires curieuses et véritables de Cartouche et de Mandrin, éd. H.J. Lüsebrink (1984) ; voir dans le premier ouvrage la longue introduction de Roger Chartier, spécialement « Vers une nouvelle figure : le brigand au grand cœur », pp. 83-96 ; et, dans le second, spécialement les pages de Hans Jürgen Lüsebrink, « Cartouche le bandit au grand cœur », pp. 21-30.

4 Nous avons étudié de telles scènes où miroite l’or inaccessible et où prévaut la matière ordurière, en particulier à propos des aventures pitoyables de Pablos au sein du « colegio buscόn » madrilène (Quevedo, Vie de l’aventurier don Pablos de Ségovie) ou encore du Gascon extravagant, dans les chapitres III et IV de notre thèse de doctorat consacrée aux représentations de séjours en prison (à paraître). Sur les représentations du bandit dans la littérature espagnole des XVIe et XVIIe siècles, voir l’ouvrage collectif Le Bandit et son image au siècle d’Or (Congrès de Madrid 1989), éd. J.A. Martίnez Comeche, Madrid, ed. Univ. autόnoma de Madrid, 1991.

5 Voir Histoire des aventures heureuses et malheureuses de Fortunatus, avec sa bourse et son chapeau…, in : Les Contes bleus, éd. G. Bollème et L. Andriès, Paris, Montalba, 1983, pp. 127-223.

6 Voir Roger Chartier, Figures de la gueuserie, op. cit., p. 48 ; Alexandre Cioranescu, Le Masque et le visage. Du baroque espagnol au clacissisme français, Genève, Droz, 1983, p. 486 ; Bronislaw Geremek, Les Fils de Caïn. L’image des pauvres et des vagabonds dans la littérature du XVe au XVIIe siècle, Paris, Flammarion, 1988, p. 189.

7 Mateo Alemán, Le Gueux ou la Vie de Guzman d’Alfarache, guette-chemin de vie humaine, I, III, ch. 5 ; trad. M. Molho et J.-F. Reille, in : Romans picaresques espagnols, éd. M. Molho et J.-F. Reille, Paris, Nrf-Gallimard (Pléiade), 1968, pp. 299-300.

8 « … on décousit [le bât] pièce à pièce, et de différentes cachettes on tira des monnaies qui s’y trouvaient, toutes d’or, et dont la somme montait à trois mille six cents de nos écus de Castille, de quatre cents maravédis chacun. [Son confesseur] avait fait remontrance au pauvre, dont c’était aussi l’avis, que son bien n’était pas à lui, qu’il ne le pouvait restituer qu’en le léguant à son naturel seigneur, lequel a la charge de tous les pauvres, et qu’il déchargerait ainsi sa conscience. Le Grand Duc, en puissant prince et généreux seigneur, fit fonder avec cet argent des services à perpétuité pour le salut et repos de son âme, montrant par là qu’il était un exécuteur fidèle et plus encore un noble cœur » (I, III, ch. 5, pp. 299-300). Le confesseur de ce mendiant difforme avait su le convaincre que cette richesse cachée était usurpée et qu’il convenait, pour soulager sa conscience, de la léguer au seigneur de Florence, c’est-à-dire de la lui restituer, puisque seul ce seigneur a charge de tous les pauvres. En fait Alemán transmet ici une conviction personnelle très représentative selon laquelle les pauvres doivent être assistés d’en-haut, par une charité nobiliaire organisée. Mais le corrolaire est ici important : le pauvre qui s’enrichirait en secret, par ses propres moyens, doit être considéré comme spoliant son Prince. Ce pauvre apparent était coupable de dissimuler un véritable trésor de richesses patiemment accumulées à l’insu de tous.

9 « Au prudent lecteur » ; éd. citée, p. 62.

10 Cf. « Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’il ne l’est au riche d’entrer dans le Royaume de Dieu » (Matth. 19, 24 ; Marc 10, 25 ; Luc 18, 25). L’épisode du mendiant florentin difforme – et en réalité immensément riche en secret – illustre ainsi, au niveau de l’histoire, la leçon du prologue. L’avertissement donné veut qu’il y ait matière à trouver un enrichissement (ici métaphorique) à s’attarder à l’histoire d’un petit voleur. Le registre du trésor métaphorique supérieur et incorruptible est aussi présent dans l’enseignement du Christ : « Ne vous amassez pas des trésors sur la terre, où les vers et la rouille rongent, et où les voleurs percent et dérobent ; mais amassez-vous des trésors dans le Ciel, où ni les vers ni la rouille ne rongent, et où les voleurs ne percent ni ne dérobent. Car où est ton trésor, là aussi sera ton cœur. (…) Le Royaume des Cieux est semblable à un trésor caché dans un champ, qu’un homme a trouvé et qu’il cache ; puis, rempli de joie, il va vendre tout ce qu’il possède et il achète le champ » (Matth. 6, 19-21 et 13, 44) ; « Il en est ainsi [d’agir en insensé] de celui qui amasse des trésors pour lui-même, et qui n’est pas riche en Dieu. (…) Vendez ce que vous possédez et donnez-le en aumônes. Faites-vous des bourses qui ne s’usent pas : un trésor dans les Cieux, dont le voleur n’approche pas, et que les vers ne détruisent point. Car où est votre trésor, là aussi sera votre cœur » (Luc,  12, 21 et 33-34) ; voir aussi les Lettres de Paul : « En Christ sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la science » (Colossiens, 2, 3 ; cf. Hébreux, 11, 26).

11 Dans sa nouvelle picaresque comique Rinconete et Cortadillo (1613) qui fait pénétrer ses lecteurs au cœur de la contre-société des voleurs de Séville, Cervantès montre que ceux qui vivent en marginaux, à l’écart du circuit des échanges marchands, obéissent à des règles et à des lois d’une véritable contre-société organisée, dont le fonctionnement strictement hiérarchisé offre un reflet à la fois fidèle et caricatural de la bonne société. Un anti-roi (Monipodio) établit les tarifs des tueurs à gages et des passes des prostituées, veille à ce qu’il n’y ait jamais trop de voleurs dans tel ou tel quartier, prélève une taxe sur tous les bénéfices, etc. De nouveaux arrivants s’aperçoivent vite qu’ils ne peuvent pas agir en francs-tireurs et qu’ils doivent rendre des comptes à cette société, dans laquelle ils s’inscrivent de facto. On pourrait dire que deux circuits économiques en lesquels circulent biens et marchandises coexistent ainsi dans la cité. Les biens nécessaires à la vie des voleurs sont des miettes soustraites aux richesses de la bonne société. Le pseudo-roi des voleurs Monipodio n’est pas un monarque opulent et n’a pas à gérer un éventuel excès de richesses (un trésor). Cervantès est très loin de faire ici une critique sociale favorable aux miséreux. Il se livre bien plutôt à un exercice de style, à un pastiche d’une certaine tradition picaresque qui connaît un très grand succès en se complaisant à présenter les contre-sociétés crapuleuses, pour le plus grand plaisir du lecteur bien né, délicieusement dépaysé.

12 Dès l’Antiquité il s’agit d’un topos du discours des moralistes et des satiristes que de dénoncer le désir d’enrichissement que traduit le souhait de découvrir, « fortuna ducente », un trésor. Voir ainsi Horace : « Oh ! si quelque hasard me faisait découvrir une urne pleine d’argent, comme à cet homme qui, travaillant un champ pour un salaire, y trouva un trésor, acheta la terre et la laboura désormais pour lui, devenu riche par l’amitié d’Hercule » (Satires, VI, 10-13 ; éd. Fr. Villeneuve, Paris, Belles Lettres, 1969, p. 191) ; Pétrone introduit une allusion semblable dans une déploration du matérialisme croissant, du désintérêt pour l’art et de la décadence des mœurs : « Qui voit-on, dites-moi, entrer dans un temple, et offrir des vœux (…) ? On n’y demande même plus la santé du corps ou de l’esprit ; mais (…) l’un promet une offrande s’il enterre un parent riche ; l’autre, s’il déterre un trésor ; un troisième, s’il arrive sans encombre jusqu’à son trentième million » (Le Satiricon, 88 ; éd. A. Ernout, Paris, Belles Lettres, 1967, p. 91). A noter que dans Les Brigands de Schiller, ce sera Franz von Moor, le mauvais fils, qui souhaitera ainsi simultanément la mort de son père et l’acquisition de trésors (cf. début du monologue de la 1re scène du IIe acte), tandis que son frère Karl, le « bon fils » victime d’un complot, se retrouvera paradoxalement chef d’une bande de brigands.

13 Voir Jean Molino, « Lazarillo de Termes et les Métamorphoses d’Apulée », Bulletin Hispanique, 66, 1965, pp. 322-333 et Joseph V. Ricapito, « The Golden Ass of Apuleius and the Spanish Picaresque Novel », Revista Hispânica moderna, 40, 3-4, 1978-1979, pp. 77-85.

14 Apulée, Les Métamorphoses, IV, 7 ; éd. D.S. Robertson et P. Vallette, Paris, Belles Lettres, 1969, 3 vol. ; 2, p. 13.

15 « [Il raconta comment,] à force de conseils, il avait réussi à le persuader de consacrer enfin à un métier plus profitable des forces émoussées par une longue inaction, de profiter, pendant qu’il le pouvait, du bienfait d’une heureuse santé, et, au lieu de tendre une main robuste pour demander l’aumône, de l’employer plutôt à récolter de l’or » (VII, 4 ; vol. 3, p. 9). Celui qu’il introduit l’a en réalité trompé sur son identité et sur ses intentions. Sur le personnage du brigand dans l’Antiquité, voir l’excellente synthèse de Brent D. Shaw, « Il bandito », in : L’Uomo romano, éd. A. Giadina, Rome-Bari, Laterza, 1993, pp. 335-384 ; sur le stéréotype littéraire, voir J. Winkler, « Lollianos and the Desperados », Journal of Hellenic Studies, 100, 1980, pp. 155-181 ; sur l’identification entre brigands et puissances diaboliques dans l’Antiquité tardive et chrétienne, voir G.J.M. Bartelink, « Les démons comme brigands », Vigiliae Christianae, 21, 1967, pp. 12-24 ; A. Giardina, « Banditi e santi : un aspetto del folklore gallico tra tarda antichità e medioevo », Athenaeum, 61, 1983, pp. 374-389.

16 Histoire d’Ali Baba et de quarante voleurs exterminés par une esclave, in : Les Mille et une nuits, trad. A. Galland, éd. J. Gaulmier, Paris, GF-Flammarion, 1985, vol. 3, pp. 241-276.

17 « [Un brigand] me mena dans une cave, où je vis une infinité de bouteilles et de pots de terre bien bouchés, qui étaient pleins, disait-il, d’un vin excellent. Ensuite il me fit traverser plusieurs chambres. Dans les unes, il y avait des pièces de toile ; dans les autres des étoffes de laine et de soie. J’aperçus dans une autre de l’or et de l’argent, et beaucoup de vaisselle à diverses armoiries » (Alain-René Lesage, Histoire de Gil Bias de Santillane, I, ch. 4 ; éd. R. Laufer, Paris, GF-Flammarion, 1977, p. 33). Dans l’un de ses romans picaresques plus tardifs, Le Bachelier de Salamanque (1736), Lesage figurera un nouvel épisode de déception à propos de l’(impossible) usage des richesses. Tandis que le protagoniste Cherubin chemine sur les routes du Mexique à la recherche de l’or, son compagnon Tobie lui raconte le rêve étonnant d’un bourgeois de Vera-Cruz, Zador, ruiné par le jeu : le diable boiteux Asmodée lui rendit visite et lui promit de lui échanger sa femme contre le trésor souterrain le plus riche, où il pourrait désormais venir puiser sans limite pour couvrir toutes les pertes, présentes ou futures, occasionnées par sa passion onéreuse. Ayant accepté le marché et ébloui par la vision de ces richesses superlatives, Zador ne voit pas de meilleur moyen pour marquer le lieu secret que de déféquer au-dessus de l’entrée (« … il fit un [caca] assez considérable pour reconnoître son trésor. Il s’applaudissoit déjà de sa fortune… »). Zador est alors brutalement réveillé par sa femme qui, offusquée par la puanteur, le tire de son songe en le jetant au bas du lit conjugal. Zador, fouillant avec fébrilité les poches qu’il venait (en rêve) de bourrer de pièces d’or destinées à alimenter le circuit du jeu, ne trouve plus que son ordure (« Mais tiens, dit Zador à sa femme, regarde dans mes poches tout l’argent que je possède, et que j’ai pris dans mon trésor. (…) Sa surprise fut extrême, en voyant que ce qu’il avoit fait dans un pré pour reconnoître son trésor, il venoit de le faire dans son lit », Alain-René Lesage, Le Bachelier de Salamanque, ch. 44, in : Œuvres, Paris, Ledoux, 1828, vol. VI, pp. 226-231).

18 « [Certains] mettent sous clef des richesses inutiles dont l’entassement ne leur est de nul usage, mais dont la contemplation les enchante : en ont-ils un plaisir véritable ou sont-ils le jouet d’une illusion ? D’autres (…) ont caché leur or qui jamais ne leur servira, [et le] perdent par terreur de le perdre. Car soustraire de l’or à soi-même et à tous les mortels, n’est-ce pas le rendre à la terre ? (…) on est en joie pour un trésor enfoui, mais si quelqu’un l’enlevait à l’insu de son propriétaire, quelle différence y aurait-il pour celui-ci entre l’or intact et l’or disparu ? » (Thomas More, L’Utopie, trad. M. Delcourt, Paris, Flammarion, 1987, p. 178). Voir une réflexion comparable chez Diderot, à propos de l’illusion de quelqu’un qui, croyant posséder le plus précieux des bijoux, ignore heureusement qu’il n’a en réalité qu’une verroterie de toc (Lettres à Sophie Volland, 17 octobre 1762 ; éd. J. Varloot, Paris, Gallimard, 1984, p. 234).

19 Selon Georges Ascoli, Voltaire utilise l’épisode lesagien lorsqu’il compose ce chapitre (cf. Voltaire, Zadig ou la destinée, histoire orientale, Paris, Hachette, 1929, vol. 2, pp. 115-116).

20 Voltaire, Zadig ou la destinée, ch. 14 ; éd. V.L. Saulnier, Genève, Droz – Paris, Minard, 1965, pp. 59-60.

21 Voltaire se plaira plus tard à dénigrer Frédéric II, après que celui-ci l’eut déçu, en l’identifiant à un Mandrin malfaisant (voir les lettres du 9 novembre 1756, du 5 février 1758, du 25 février 1758, etc. ; Correspondance, éd. Th. Besterman, Paris, Gallimard (Pléiade), 1977-1993, IV, p. 882, V, pp. 57 et 79). La démonstration de la stricte équivalence entre le monarque avide, injuste et indigne de sa charge et le brigand trouve son modèle notamment chez Sénèque et dans La Cité de Dieu de saint Augustin (I, ch. IV : « Sans la justice, les royaumes sont des sociétés de brigands »).

22 Nous citons l’édition de H.J. Lüsebrink, in Histoires curieuses et véritables…, op. cit., pp. 157-221. Sur les brigands en France au XVIIIe siècle, voir aussi Frantz Funck-Brentano, Les Brigands, Paris, Tallandier, 1978, et Eric John Hobsbawn, Les Bandits, Paris, Maspero, 1972.

23 Le récit prétend que Mandrin, né en 1724 d’un père faux-monnayeur, commence sa carrière en reprenant l’activité paternelle. Il prospère, augmente sans cesse sa bande, fabrique les fausses espèces et envoie des convoyeurs pour l’écouler dans toute la France, et même à l’étranger. L’auteur souligne le caractère extraordinairement organisé de cette bande très disciplinée, où la répartition des tâches est toujours plus complexe et les activités toujours mieux diversifiées : « Une partie de l’équipage étoit destiné a la garde du Trésor, une autre étoit en sentinelle sur les murs du Château. (…) Mandrin commandoit tout à la fois à des faux monnayeurs, à des maquignons et à des contrebandiers. La fausse monnoie servoit à l’Achat de la contrebande et des chevaux, et le produit de la vente apportoit des especes d’une valeur réele dont on faisoit la répartition selon les conventions établies » (p. 170). Un aspect qu’il convient de souligner est précisément cette redistribution rationnelle des richesses. D’autre part le récit insiste sur le « château formidable » en lequel Mandrin amasse et renferme un trésor, « … il renferma ses richesses dans son souterrain, et songea à les y conserver, ou à prolonger la défense, pour les transporter ailleurs » (p. 175).

24 La disparition d’un trésor enterré le met dans une fureur démoniaque : « Il se rappella qu’il avoit caché quelqu’argent au pied d’un arbre ; il y fit creuser, cet argent avoit été enlevé. Il blasphéma, il souhaita la perte de l’univers entier, et jura une haine implacable contre tout le genre humain » (p. 183).

25 « Mandrin devint un objet d’exécration et d’horreur (…). Il vit que le peuple fuyoit, et tourna ses vues d’un autre côté » (p. 205). Dans ce récit, la population est donc hostile à Mandrin, et le brigand doit forcer les gens à acheter ses marchandises clandestines et à participer à son commerce illégal de contrebande. « Il fit arrêter tous ceux qui tomberent sous sa main, et les contraignit d’acheter ses marchandises en leur montrant les profits qu’il y avoit à faire dessus. En vain lui représentoit-on le danger de ce commerce, bon gré, mal gré, il falloit plier sous cette loi ; mais ces violences ralentissoient le commerce » (p. 204). Dépité de ne vendre ses marchandises de contrebande que sous la contrainte, Mandrin décide de s’en prendre directement aux distributeurs, c’est-à-dire aux « Entreposeurs » travaillant pour la Ferme, qu’il contraint à leur tour à accepter ses marchandises dans leur monopole et à se charger de leur revente. Les héros ne sont pas du côté de Mandrin, mais du côté de ceux qui s’opposent à lui, tel ce maire de Beaune incorruptible prêt à mourir plutôt que d’obtempérer aux exigences du brigand : « Arrête, lui dit le Maire, arrête, s’il ne faut que de l’argent pour écarter les horreurs dont tu nous présentes l’image, je trouverai de quoi satisfaire ton avarice (…) ; prends l’or que je possede, enleve mes richesses, mais ne vole que moi seul et épargne ce peuple que tu vois » (p. 214).

26 Sur la personnalité d’Ange Goudar, voir Francis L. Mars, « Ange Goudar, cet inconnu (1708-1791). Essai bio-bibliographique sur un aventurier polygraphe du XVIIIe siècle », Casanova Gleanings, 9, 1966, pp. 1-64 ; Gianfranco Dioguardi, Un aventurier à Naples au XVIIIe siècle, Montpellier, Climats, 1993, et Ange Goudar contre l’Ancien Régime, Montpellier, Climats, 1994. Sur les rapports entre les théories économiques de Goudar et les idées de Diderot, voir Jacque Proust, Diderot et l’Encyclopédie, Genève-Paris, Slatkine, 1982, pp. 453-474 (« L’initiation à l’économie politique »).

27 Le Testament politique parut anonymement à Genève en 1755 (reprint Paris, Editions d’histoire sociale, 1976 ; c’est l’édition que nous citons) ; voir aussi éd. G. Dioguardi, Montpellier, Climats, 1994. Mirabeau avait réutilisé la forme du « Testament politique » à des fins pamphlétaires (1747) ; Voltaire fait allusion au Testament politique (de Mandrin) dans l’article « Etats, gouvernements » (ajouts de 1765) de son Dictionnaire philosophique (éd. B. Didier, Paris, Imprimerie nationale, 1994, p. 244) ; également dans une lettre du 2 mai 1776 (Correspondance, éd. citée, XII, p. 527). D’autre part une lettre, que Voltaire écrivit à la duchesse de Saxe-Gotha alors que Mandrin était encore libre et actif (14 janvier 1755), témoigne de son inquiétude (toutefois mêlée d’admiration) devant le phénomène du brigand : « Ces Mandrins qui font tant de bruit en France ont été quelque temps dans une petite ville qui est au pied du château que nous habitons. (…) Mais on prétend maintenant qu’ils n’ont plus besoin d’asile, et que Mandrin leur chef est dans le cœur du royaume à la tête de six mille hommes déterminés, que les soldats désertent par troupes pour se ranger sous ses drapeaux, et que s’il a encore quelque succès il se verra bientôt à la tête d’une grande armée. Il y a trois mois que ce n’était qu’un voleur c’est à présent un conquérant. Il fait contribuer les villes du roi de France, et donne de son butin une paie plus forte à ses soldats que le roi n’en donne aux siens. Les peuples sont pour lui parce qu’ils sont las du repos et des fermiers généraux. (…) ce brigandage peut devenir illustre et avoir de grandes suites. Les révolutions de la Perse n’ont pas commencé autrement » (idem, V, pp. 339-340).

28 « … et la révolution alors devenoit génerale. Quand le peuple commence une fois d’aller, il ne sçait jamais lui-même où il ira » (p. 5).

29 « Par les Fermes la Majesté du Trône est avilie, il n’y a plus de proportion de la puissance du Souverain à celle des Sujets. Il faut nécessairement à la fin que les Maltotiers deviennent les maitres de l’Etat ; car de la possession générale des richesses, à l’autorité entiere, il n’y a point d’intervalle. (…) Par les Fermes, la maniere de percevoir les revenus de l’Etat devient une profession particuliere. Il n’y a qu’une classe d’hommes qui ayent la clef de la levée des Droits du Prince » (pp. 17-18) ; « Le Ministere est surpris de cette foule de Contrebandiers dont la France est remplie ; il s’en demande la raison ; mais ne voit-on pas que ce sont les Fermes elles-mêmes qui en sont la cause. La partie des sujets qui a été retirée de la Campagne pour servir dans les emplois subalternes des Fermes, a formé (…) ces troupes de Contrebandiers » (pp. 25-26). Dans Jacques le fataliste Diderot exprimera une critique d’économie sociale analogue, impliquant de même la remise en question de la juste attribution de la qualité de « brigand », à travers une mise en évidence d’analogie de comportements entre « une douzaine de brigands qui (…) s’étaient emparés de toutes les provisions », dans la modeste « auberge sinistre » de la deuxième nuitée du voyage de Jacques et son maître, et « une vingtaine de vauriens qui s’étaient emparés des plus somptueux appartements (…) qui prétendaient, contre le droit commun et le vrai sens de l’inscription, que le château leur avait été légué en toute propriété, et qui, à l’aide d’un certain nombre de coglions à leurs gages l’avaient persuadé à un grand nombre d’autres coglions à leur[s] gages… » (« château allégorique » de la troisième nuitée ; éd. S. Lecointre et al., Genève, Droz, 1977, pp. 11 et 30). On sait la fin ambiguë que Diderot donna à son roman, où des « mandrins » délivreront Jacques d’une prison injuste, en même temps qu’une douzaine d’autres brigands, pour l’embrigader dans leur bande (pp. 377-378).

30 « Toute la gestion du Fermier est fondée sur la richesse générale de l’Etat. (…)… il n’est pas à son pouvoir de mettre dans l’Etat une richesse qui n’y existe point, et qu’il n’a point lui-même » (p. 14) ; « Les véritables richesses d’une Nation ne peuvent venir que de la terre, toutes les autres sont chimeriques ou précaires. L’agriculture produit seule dans l’Etat une valeur qui n’existoit pas » (p. 20) ; « C’est précisément [la Ferme] qui ruine la France en diminuant continuellement ses richesses naturelles. (…) Depuis la création du Contract la France a perdu une valeur immense que lui auroit produit son agriculture, outre un Capital de richesses en fonds de terre défrichées de dix huit milliars qui lui porterait annuellement au-dela de neuf cens millions, valeur d’autant plus réelle qu’échangée contre l’industrie et l’or des autres Nations, aurait donné à l’Etat une richesse effective, au lieu que la somme du produit des Fermes, étant prise dans les richesses de la Nation n’en augmente point la masse » (pp. 23-24).

31 « [Un bandit social] est un paysan hors-la-loi que le seigneur et l’Etat considèrent comme un criminel, mais qui demeure à l’intérieur de la société paysanne, laquelle voit en lui un héros, un vengeur, un justicier, peut-être un libérateur et, en tout cas, un homme qu’il convient d’admirer, d’aider et de soutenir. Ce sont ces liens entre le paysan ordinaire et le rebelle, hors-la-loi et brigand, qui constituent l’intérêt et la signification du banditisme social » (Eric Hobsbawn, Les bandits, op. cit., p. 8).

32 « A quoi peuvent servir les punitions exercé[e]s sur ceux de mes pareils ? Ils ne feront que diminuer le nombre des sujets de l’Etat, sans diminuer celui des Mandrins. (…) On dépeuple insensiblement la Monarchie par les suplices, et toujours à pure perte ; car les vices étant dans l’administration, on n’y remédiera qu’en corrigeant celle-ci » (pp. 64-65).

33 Analyse du Testament politique de Mandrin. Ouvrage dans lequel cet homme extraordinaire a prédit et prouvé que le système de la Ferme-Générale finiroit par appauvrir et ruiner l’Etat et le Souverain. Dédié aux Représentants de la Nation. A l’Assemblée des Etats Généraux, [1789].